La Chine en folie/Le festin ou l’éloge de l’anarchie

Albin Michel (p. 143-154).

LE FESTIN OU L’ÉLOGE DE L’ANARCHIE

Ce soir, quatorze Messieurs m’invitaient à un festin. Les journalistes chinois, séduits par l’air sérieux que j’apportais dans mon travail, avaient décidé de m’avoir, aux lumières, autour d’une table de premier choix.

Une heure avant le rendez-vous, je fis monter au 518, des œufs, du jambon, un demi-kilo de filet de bœuf, quelques desserts, et je me mis à manger. Ainsi doit procéder tout bon Européen avant de se rendre à un grand dîner du cru. Après cela, je gagnai le restaurant.

C’était derrière la porte de Chien-Men. Vous la connaissez. Vous n’êtes jamais venu à Pékin, mais il n’est pas nécessaire d’avoir été à Londres pour se faire une idée de Westminster, ni à Paris pour se représenter la forme de la tour Eiffel. Chien-Men est cette porte… mais ne la décrivons pas. Passons à côté. Je suis en retard, cela me fera gagner du temps.

Je marchais rapidement à la recherche de la ville chinoise. J’allais comme je le pouvais de houtongs en houtongs. Un peuple sans nombre grouillait sous les lumières, comme les microbes sous le microscope. Avisant un Européen :

— Pardon, monsieur, lui dis-je, est-ce ici la ville chinoise ?

— Comment ? me répondit-il, ne le sentez-vous pas ?

— C’est vrai, fis-je, portant subitement mon mouchoir à mon nez. Merci !

Pour voir plus clair, je pris par la rue des lanternes. Ici, tous les individus du monde, race jaune et race blanche, achètent des lampions, avec leur nom, en caractères chinois, soigneusement peint sur le papier. Cela, paraît-il, fait très bien dans son antichambre. Mais, puisque pour acheter des lampions, il faut avoir une antichambre, je n’achetai pas de lampions, vu que n’ayant pas de chambre dans mon pays, je ne puis avoir d’antichambre.

Voici plus de lumière et davantage de bruit. Je dois arriver quartier des restaurants. J’y étais : en effet, sous les relents, mon doux cœur montait à mes lèvres !

Mes éminents confrères m’attendaient devant l’établissement. Je commençai par leur dire que, dans le cours de ma vie, je n’avais jamais éprouvé un semblable appétit. Ils parurent enchantés de cette politesse. Et nous entrâmes.

— Messieurs, c’est avec une impatience lancinante que j’attendais ce beau soir. L’honneur de me trouver en la compagnie de tels lettrés est si grand pour moi qu’il m’en a, je le sens bien, coupé complètement l’appétit. D’ailleurs ne serait-il pas impie de préférer vos mets à vos propos. Je mangerai peu pour mieux vous écouter.

Là-dessus, un serviteur emplit ma soucoupe de je ne sais quelles renommées et précieuses épluchures.

— Messieurs, leur dis-je, tout en tâchant de faire adroitement disparaître dans mes poches ces légumes inédits, Messieurs, la Chine trouble en ce moment toutes les solides idées qu’un citoyen conscient peut avoir sur la nécessité d’un gouvernement. Vous êtes en train de prouver que les gouvernements ne sont point indispensables à la vie ni au bonheur des peuples.

— Comment ? fit mon voisin, comment trouvez-vous ce petit plat-là ?

— Délectable ! confrère, si savoureux qu’avec votre permission je compte bien en mettre, pour demain, un tout petit peu dans mes goussets. Donc, on dit au voyageur… Vous permettez, n’est-ce pas, Messieurs, que je vous dise ce que l’on dit au voyageur ?

— Parlez ! confrère.

— Mangez ! Messieurs, je parlerai. On lui dit :

L’Empire du Milieu est en ruines. Ne longez jamais ses murs, les tuiles tombent. Il ne possède plus rien de ce qui fait la force des États : ni président du conseil, ni ministres, ni généraux à lui. Les fonctionnaires qui devraient tout faire fonctionner ne fonctionnent plus…

— Hurrah ! crièrent les quatorze lettrés.

— On lui dit : Il a un empereur, deux présidents de République, trois super-dictateurs et dix-huit moyens tyrans.

— Dix-neuf ! rectifia poliment le plus âgé.

— Ses finances, continue-t-on, vivent sous le règne de la banqueroute. Son parlement s’est cavalé et la panique, comme une comète, traîne sa queue sur tout le pays.

— Boys ! cria le président, faites chauffer du vin chinois !

— Alors, Messieurs, débarque le voyageur. Que fait-il ? Il cherche sur son chemin les traces d’un si effroyable malheur ! Il prête l’oreille et soudain il entend des murmures. C’est le peuple qui gémit et qui demande un gouvernement ? Erreur. C’est un groupe d’honorables individus qui, assis en plein air, jouent passionnément au jeu dit : le Mat-Hiang. Quoi ? fait le pèlerin, vous n’avez pas de gouvernement et, le derrière dans l’ordure, vous jouez au domino-poker ? Au fou ! Au fou ! lui renvoient vos citoyens. Qu’on emmène ce barbare, il a perdu la raison.

— Maintenant, fit l’un des quatorze, voilà le plat national.

C’étaient des arêtes de raies qui baignaient dans du cambouis.

— Les ailerons de requins ! annonça le grand serviteur.

— Messieurs ! (plus je parlerai, pensais-je, et moins je mangerai d’ailerons de requins), Messieurs on a dit au voyageur : Il n’y a plus de ministre des communications. Le grand homme sauta un jour sur sa plus puissante locomotive et plus personne ne le revit. Les chefs de gare dont le cœur est humanitaire prirent les wagons, trouvant qu’ils avaient suffisamment roulé, et les envoyèrent au bain de mer où, en récompense, ils finissent leurs jours au soleil comme cabines de première classe. Les tyrans déboulonnent les rails pour en faire des cure-dents ! etc., etc. Alors, anxieux, le voyageur gagne la gare. Montez ! lui dit un aimable employé, montez, monsieur, le train vous attend. Mais il n’y a plus de ministre, fait le client, plus de wagons, plus de… Le sifflet lui coupe la parole. Le train part…

— Et il arrive ?

— Comme s’il y avait un gouvernement !

— Confrère blanc, commença le plus âgé…

— Permettez, Messieurs ! Laissez-moi vous exposer tous les étonnements du voyageur. Alors qu’en descendant du train, à l’arrivée dans votre bonne ville de Pékin, il disait au premier homme qu’il rencontrait : « Alors, et l’anarchie ? citoyen, l’anar… » de charmants garçons prenaient sa valise. On le mettait dans une bonne voiture. Dix minutes après, un ascenseur le soulevait. On le poussait doucement dans une chambre tiède et le boy apparaissait. « Ne t’en va pas ! disait-il au boy, tu arrives à point. Comment as-tu arrangé ta vie depuis que tu es privé de gouvernement ? — Je suis toujours content, faisait le boy, de voir des clients, parce que voir des clients, c’est apercevoir des dollars. — Est-ce là ce que je te demande, garçon vénal ? C’est au citoyen que je m’adresse. » Eh bien ! Messieurs, savez-vous ce que répondit votre modeste, mais authentique compatriote ?

..... !

— Que veut dire ce mot ? Messieurs… Non, confrères, il ne répondit pas cela, c’était un garçon trop poli. « Moi, dit-il simplement, je ne suis pas un citoyen, je suis un boy. »

Mais le voyageur ne veut pas s’en tenir là. Sors, se dit-il, enquête, va frapper chez les Chinois à boutons.

Justement, il en connaissait un.

— Depuis que votre gouvernement est mort, pauvre ami, lui dit-il, comment vivez-vous ?

— Quoi ? Qui est mort ? fait le Chinois anxieux.

— Votre gouvernement.

Il respire :

— Ah ! oui ! Eh bien ! Depuis qu’il est mort tout le monde se porte bien.

Quitte cet homme satisfait. Ce n’est qu’un égoïste. Parce que lui ne manque de rien, qu’il a un jardin de pierres verticales, une femme, sept concubines, un ongle long au petit doigt et des lunettes prouvant ainsi qu’il est lettré, il dit que tout est bien.

Va un peu derrière la porte de Chien-Men, voyageur. Là, tu seras dans la ville chinoise. Et tu comprendras ce que souffre un peuple sans gouvernement.

Il y va. Il pénètre dans le plus respectable des magasins et, sans autre préambule, s’adressant aux quatre nobles commerçants chinois qui l’accueillent :

— Comment va votre commerce depuis que vous n’avez plus de gouvernement ?

Les quatre Chinois : aïeul, grand-père, fils et petit-fils, les mains cachées dans leurs manches réunies, rirent à petits coups jusqu’à leur nombril.

— Il y a de quoi pleurer et vous riez, leur dit-il.

— Et que vous répondit l’aïeul ? fit mon voisin de face qui barbotait avec délice dans le cambouis des ailerons.

— Confrère, il répondit : Le commerce a besoin de clients et non de gouvernement.

— Du vin chinois ! crièrent tous ensemble mes honorables hôtes. Qu’on en apporte et qu’on en boive. Confrère blanc, voici les chanteuses !

Elles arrivaient en courant dans leur petite culotte. Comme j’ai toujours aimé les tableaux, j’avançait un œil pour voir comment elles étaient peintes.

— Vous pouvez toucher, dit le plus jeune, cela fait partie du repas.

Un Monsieur chinois s’assit et se mit à frotter un archet sur l’unique corde d’un violon. Alors, j’entendis des cris épouvantables. Je regardai. Ils sortaient de la petite chanteuse que j’avais gentiment caressée.

— Qu’a-t-elle, dis-je consterné, est-ce moi qui lui ai fait mal ?

— Non ! elle chante !

Je bus un coup et je repris :

— Messieurs, je fais appel à votre bonne foi. Le bon peuple de Chine est malheureux. Vous savez comme moi que, dans le royaume de Tsang-Tso-lin, chacun tremble. Lorsque l’un de vos tyrans a besoin d’argent, il pille les particuliers. À l’approche des troupes, les femmes qui veulent rester pures se jettent dans les puits. Le paysan ensemence sa terre, les hordes viennent ensuite et la retournent. Est-ce du désordre, oui ou non ? Et dites franchement, devant cet état, si la présence d’un gouvernement ne se fait pas sentir ?

Alors le plus âgé posa sa tasse de porcelaine, essuya, pour mieux me regarder, les verres de ses lunettes, se leva et dit :

— Confrère blanc, tu juges sans réflexion. Les sujets de Tsang tremblent, dis-tu. S’ils tremblent, ce n’est pas parce qu’ils sont les sujets de Tsang, mais parce qu’ils ont toujours tremblé. Aujourd’hui, le maître s’appelle « toukiun », autrefois il portait le nom de mandarin. Le Chinois a passé sa longue vie à ramper devant tous les seigneurs pour éviter leurs fantaisies cruelles. S’il ne tremblait plus, c’est alors qu’il y aurait du changement et que tu aurais le droit de t’écrier : La Chine est en décomposition. C’est l’anarchie !

Le toukiun impose le peuple, dis-tu. À quel moment le peuple n’a-t-il pas été imposé ? Et que ce soit par le toukiun où le gouvernement, si le pirate n’exige pas davantage que le protecteur, quelle différence veux-tu que le peuple y trouve ?

Quant à l’épisode des femmes et des puits, sache que ce n’est pas là une affaire gouvernementale. C’est une vieille coutume nationale. De tous temps, beaucoup de femmes, à un certain détour de leur existence, ont épousé les puits, de gré ou de force. Et, crois-moi, à la minute où nos chères compagnes se laissent glisser dans l’eau potable, il ne leur vient pas à l’idée de se dire qu’elles n’en seraient pas là, s’il y avait un gouvernement !

— Alors, m’écriai-je, où réside l’anarchie qui, selon tout bon esprit, dévore la Chine ?

— L’anarchie réside dans le cerveau des hommes de ton espèce, répondit toujours le plus âgé. Vous vous figurez, en Europe, que vous détenez la vérité. Parce que chez vous vos pays ont un gouvernement à leur tête, vous croyez d’abord que c’est le gouvernement qui fait marcher le pays, ensuite que tout autre pays, pour fonctionner, doit avoir comme le vôtre un gouvernement. Confessez ici votre erreur. Si les bolcheviks qui, eux aussi, cherchaient un nouveau système, nous avaient imités, il y a longtemps, avec le bruit qu’ils ont fait, qu’ils auraient conquis le monde. Eux ne se sont pas contentés de démolir, ils ont voulu reconstruire. Ce fut leur faute. Nous, nous n’avons plus rien : ni suffrage universel, ni suffrage de classe, ni soviets, ni gouvernement, ni députés, ni commissaires et quant à la caisse de l’État elle est sèche comme une figue de trois ans. L’État est mort, mais le pays vit. Jamais le pays n’a mieux vécu que depuis qu’il n’y a plus d’État.

— Permettez…

— La vie a plus d’entrain que jadis. Le particulier cache dans sa poche un dollar qui vaut dix beaux francs au lieu de deux cinquante. Les canards laqués pendent par milliers, le croupion bien frais, aux crochets des marchands de victuailles. Il n’y a pas un crime de plus qu’auparavant. Les bandits n’attaquent nos trains qu’avec modération, tenant à prouver que, depuis qu’ils sont libres, ils se gardent bien d’abuser. Nos lettres arrivent, les télégrammes circulent rapides comme la pensée. Nous jouons au Mat-Hiang à volonté. Les petites chanteuses chantent toujours comme de gros eunuques. Les hirondelles continuent de faire des nids. Les requins ont encore des ailerons. La « drogue » ne manque pas. Et nos cercueils sont d’aussi bon bois.

— C’est l’éloge de l’anarchie que vous prononcez là, ô confrère vénérable.

— Vous l’avez dit, fit toujours le plus âgé, en levant d’une main sa tasse de vin chinois, tandis que de l’autre il caressait voluptueusement la nuque huilée de sa petite chanteuse cantonnaise.