La Chine en folie/Deux illustres Chinois en pantoufles

Albin Michel (p. 171-184).

DEUX ILLUSTRES CHINOIS EN PANTOUFLES

Nous filons tous les deux, chacun dans un rickshaw, M. Pou et votre petit serviteur. Il est sept heures du matin, ce qui veut dire que la bonne humeur, qui ne se lève jamais si tôt, ne nous a point encore visités. Dans sa brouette, M. Pou ne bougeait pas. On eût dit que le coolie venait de voler dans un temple un bouddha de bois et qu’il le transportait au jour naissant chez le brocanteur.

— Hé ! monsieur Pou ! lui criai-je de ma propre brouette, vous en faites une face, ce matin !

M. Pou ne répondit pas.

Nous allions à Tient-Sin ! Pas dans nos brouettes ! Nous allions à la gare prendre le train pour Tient-Sin !

Car c’était décidé. On allait se battre. La Chine allait tirer son sabre contre la Chine.

Vous avez dans l’œil, je l’espère, la situation militaire du Céleste Empire. Je fis au début un assez rude effort pour vous l’exposer. Si vous n’en aviez rien retenu, ce serait à vous décourager de vous fournir des explications. Mais je suis tranquille. Une question de cette importance n’a pu vous laisser indifférents.

Néanmoins, je vais vous rafraîchir la mémoire.

Au centre de la Chine, se trouve un homme au nom mutin : Wou-Pé-Fou. Ce charmant garçon a 300.000 soldats. C’est le baudet. Nous voulons dire que c’est sur lui qu’on crie haro !

Et, au Nord, mon vieil ami de grands chemins, le coupe-jarret Tsang-Tso-lin, se prépare à l’attaquer.

Ce combat aura lieu non en l’honneur d’une femme, ce qui aurait de la branche, mais de deux Chinois en pantoufles :

Le maréchal Tuang-Si-Joui.

Le président du conseil en congé, Liang-Che-Ji.

Si le coup réussit, le maréchal n’ayant plus mal aux yeux deviendra président de la République et le président du conseil, guéri de ses rhumatismes, cessera d’être en congé.

Tous les deux sont en ce moment à Tient-Sin. Tuang sur la concession japonaise, Liang sur la concession française, le Japon étant bon pour l’ophtalmie et la France pour l’arthritisme !

Maintenant, à la gare.

Nous y voici. Au guichet, je prends deux billets : dix dollars et quarante cents. Je signale ce détail, non pour montrer qu’à cette époque je possédais encore dix dollars quarante, mais vous allez comprendre.

Le train démarre. Nous sommes huit dans le box : sept Célestes et un barbare : moi. Une demi-heure passe. Alors, expectorant deux grognements qui signifiant : Vos billets, s. v. p., le contrôleur tenant en main comme une massue, son instrument contondant et perforateur, apparaît.

Le premier Chinois se lève en souriant et lui dit un mot à l’oreille. Le second lui lance un regard de complicité. Le troisième lui donne une poignée de mains. Aucun n’a de billet. Le quatrième lui donne aussi une poignée de mains et le cinquième également. Curieux ! Ils sont tous copains, dans ce pays ! Mais quand le sixième lui donna la poignée de mains, le contact des deux paumes provoqua un son métallique. La perspicacité bien connue des reporters m’aida à comprendre le jeu. On ne prenait pas de billets, on glissait un dollar au contrôleur ! « Pourquoi ne m’avoir pas averti ? » dis-je sévèrement à M. Pou. Ayant horreur du scandale, je cachai rapidement mes deux billets et sortis deux dollars. « Voilà ! » fis-je quand vint mon tour. Et à l’heure dite, le train arriva. Vive l’anarchie !

Tientsin !

— Voyez-vous, dis-je à M. Pou, la Chine, votre berceau, est une terre bien troublante. Tout est cassé et tout fonctionne. Personne ne paie ses billets et les trains marchent comme une montre.

— Les trains marchent comme une montre, parce que ceux qui vivent des trains ont intérêt à les faire marcher. Si chez nous, comme en Russie, c’était la communauté qui empochât, depuis longtemps tout serait rouillé. L’homme est un vilain animal. Il ne pense et ne pensera jamais qu’à lui. La Chine, en ce moment, est le triomphe de l’égoïsme sur l’altruisme, ou, si vous préférez, du débrouillard sur l’empoté.

— À table ! monsieur Pou. Il est bientôt midi. Allons au cercle et mangeons bien !

— Monsieur, répondit Gnafron, pour que l’estomac soit à point, il faut avoir l’esprit libre. Le maréchal Tuang-Si-Joui, le président Liang-Chi-Ji ne nous recevront que s’ils nous attendent. Asseyez-vous ici. Prenez un quart Vichy, moi je vais ouvrir les portes.

— Ouvrez, Gnafron ! À bientôt !

Tientsin entrait en ébullition. Les premiers soldats de Tsang-Tso-lin y défilaient déjà en zigzag. De quel droit le roi de Mandchourie promenait-il ses mercenaires dans la ville de Tientsin ? Qui le saura ? Ah ! les beaux soldats ! Où a-t-il pêché cette racaille, mon vieux Tsang ! Vous connaissez Marseille ? Figurez-vous qu’un conquistador, les poches pleines d’or, débarque sur le port que le soleil dore ! Il ramasse tous les hommes qui s’y trouvent, nègres, blancs, jaunes, rouquins. Quatre par quatre, il les met en ligne, leur donne un lebel, une bande à cartouches sur le ventre. Une musique municipale précède le lot, et en avant par la Cannebière à l’assaut de l’église des Réformés ! Voilà les bataillons qui passent à cette heure devant le cercle de Tientsin. Ce sont les soldats de Tsang-Tso-lin. Qu’ils n’aient pas de souliers, c’est décent, mais — et je le jure devant la Société des Nations — il y en a qui sont sans culotte. C’est des derrières que le tyran fait défiler au son de la fanfare ! Enfin !

— Boy ! un quart Vichy !

— Tiens ! fait l’un de mes voisins, moi, je suis Belge, salut ! Voilà la kermesse qui recommence !

Gnafron, à ce moment, débarqua devant la terrasse. Le Belge, qui n’avait jamais vu Gnafron, s’étrangla à son aspect, le nez dans son cocktail.

— Combien de temps, me dit-il, avez-vous mis à le dénicher, celui-là ?

— Quoi ? fit Gnafron, l’oreille déjà toute rose.

— Monsieur Pou, lui dis-je, ce n’est rien, c’est un homme sans malice, c’est un Belge !

— Un Belge ? fit Gnafron, et il s’étrangla à son tour. Mais lui, ce fut dans mon quart Vichy !

Puis dédaignant l’enfant de Wallonie :

— J’ai tout arrangé, dit-il, à trois heures chez Tuang-Si-Joui, à quatre heures chez Liang-Che-Ji.

— À table ! cher Pou et que Dieu nous aide !

À trois heures, frais comme deux roses, nous arrivions chez Tuang-Si-Joui, maréchal et candidat secret à la présidence de la République.

Gnafron se pencha à mon oreille et dit :

— Vous savez, celui-ci n’est pas un voleur !

Et, levant l’un de ses doigts au-dessus de son front :

— C’est rare !

Le maréchal Tuang-Si-Joui, étant un admirateur désintéressé des paysages japonais, les Japonais lui avaient prêté un joli petit hôtel muré, sur leur concession. Autour des murs de cet hôtel, ils avaient établi un stade où, nuit et jour, leurs policiers s’entraînaient en vue de la prochaine Olympiade…

Deux domestiques nous attendaient. Ils marchaient devant nous, mais à reculons et ils nous faisaient des révérences si mécaniques, que l’on eût juré que chacun de leurs plongeons halait tour à tour l’interprète et le reporter.

On fut introduit dans une salle toute nue.

Contemplant cette nudité, je dis à M. Pou :

— Peut-être vos illustres compatriotes craignent-ils que les visiteurs emportent des souvenirs, un ivoire, par exemple, ou une table laquée ?

Mais M. le maréchal parut. Son humeur était rose et sa robe bleue pastel.

Je me lançai immédiatement dans une remarquable série d’exercices physiques. J’y allai du torse, du cou et des jambes.

— Ai-je assez salué ? monsieur Pou.

— Cela va ! fit-il.

— Eh bien ! maintenant, écoutez-moi et traduisez :

— Excellence, quelles intentions ne vous prête-t-on pas à Pékin ? On prétend que vous êtes le centre de tout ce qui va se passer.

Plus de quinze Chinois s’écrasaient à la porte pour écouter.

— Que font là ces gentilshommes ? demandai-je à M. Pou.

— C’est la domesticité, ainsi qu’il convient, qui assiste à l’entretien.

— Il est assez exact, répondit le maréchal, que certains événements suivront bientôt leur cours.

— Précisons. M. le maréchal Tsang-Tso-lin va partir en guerre contre M. le maréchal Wou-Pé-Fou. Si Tsang-Tso-lin est vainqueur, vous devenez président de la République. Est-ce bien cela ?

— Il ne faut pas lui pousser la question dans ces termes, fit M. Pou, vous allez un peu trop fort. Laissez-moi faire ; je vais lui arranger le compliment.

Et les voilà partis tous les deux dans un dialogue qui n’en finit plus.

— Que dit-il ?

— Il dit qu’il vous souhaite une heureuse bienvenue.

— Mais ce n’est pas ce que je lui ai demandé. Traduisez exactement ceci : « Si Tsang-Tso-lin est vainqueur, deviendrez-vous président de la République ?

M. Pou se tourna vers l’illustre et prononça un long discours. L’autre répondit par une phrase qui étant brève me parut claire.

— Que dit-il ?

— Il dit que vous lui êtes très sympathique.

— N. de D. ! oh ! pardon ! fis-je immédiatement, pardon monsieur le maréchal. Et, m’adressant à M. Pou :

— Pou, allez-vous poser ma question, oui ou non ?

— Doucement, je prends les tournants avec délicatesse.

Et le voilà qui repart dans une conversation éperdue : Tout cela n’étant pour moi que du chinois, je me préparais à interrompre quand M. Pou, victorieux, se tourna de mon côté et dit :

— Il a dit que Tsang-Tso-lin détruirait sûrement Wou-Pé-Fou.

Au même moment, le maréchal prit un crayon et, s’emparant de ma carte de visite, traça dessus un petit rébus. Ceci n’était pas correct. Les cartes de visite, en Chine, sont-elles sacrées ou ne le sont-elles pas ? Passons. Le maréchal voulait m’expliquer que Wou-Pé-Fou étant placé comme ça, c’est-à-dire sur une ligne droite, il ne pourrait résister à deux attaques, l’une du Nord, l’autre du Sud.

Mais aussitôt M. le maréchal s’aperçut de sa distraction et que, dans le feu de ses pensées stratégiques, il avait pris mon parchemin pour du vulgaire papier brouillon. Il s’en montra désolé. Il me fallut redonner une seconde carte. Je le fis, mais non sans murmurer. Je repris :

— M. Pou, traduisez ceci : Si Tsang-Tso-lin est vainqueur, deviendrez-vous président de la République ?

Les voilà qui se remettent à palabrer.

— Que dit-il ?

— Il dit qu’il va vous offrir le thé.

— Dites-lui que je préfère la camomille !

On apporta du thé.

— Attendez, dis-je à M. Pou, nous allons lui poser la question autrement, traduisez-lui exactement ceci : Si Tsang-Tso-lin est vainqueur, ne croyez-vous pas le roi de Mandchourie capable de se nommer seul président de la République ?

— Cela on peut le lui demander ; d’ailleurs, personnellement, je serai fort aise de voir, à ce propos, la tête qu’il fera.

Et M. Pou y alla. Le maréchal en recevant la balle, ferma les yeux, mais nous vîmes avec effroi que ses dix doigts de pieds remuaient nerveusement dans ses belles pantoufles oranges.

— C’est le moment de nous retirer, M. Pou.

— En nous dépêchant.

Nous nous levâmes. Alors le maréchal parla. Il disait :

— Je suis honnête. Les profits ne m’ont jamais fait agir. J’appartiens seulement à mon pays. Je ne suis pas un homme d’argent.

— C’est vrai, fit M. Pou.

— Mais je ne lui ai rien offert, répondis-je.

Et nous partîmes chez Liang-Che-Ji, Bouddha de la richesse et président du Conseil en congé involontaire depuis quatre-vingt douze jours.

M. le président du Conseil était réfugié sur le sol français. Politiquement il combat les territoires étrangers en terre chinoise, mais personnellement il reconnaît, tout comme M. Pou, qu’à certaines époques, cela peut présenter des avantages indiscutables. Sa maison faisait face à la caserne des marsouins. Ainsi, avait-il pensé, si ça « barde » je serai paré.

Gnafron se pencha à mon oreille et me confia :

— Vous savez, celui-là, c’est un filou.

Je serrai mon portefeuille et j’entrai.

Dans une chambre aux tentures sombres, M. le président du Conseil était vêtu de noir. Il avait le sourcil noir et l’œil noir. La renommée lui accordait aussi l’âme noire. De plus, ses traits étaient défaits comme s’il sortait d’une messe noire.

— Ne pourrait-il pas tirer un peu les rideaux, M. Pou ? C’est l’autre qui est atteint d’ophtalmie et c’est lui qui fait l’obscurité ?

— Avec celui-ci, fit mon éminent interprète, inutile de prendre ses gants. On peut y aller « en bourrant ». Que voulez-vous lui dire ?

— Dites-lui que tout Pékin trouve, respectueusement, que ses vacances se prolongent un peu trop.

La question est traduite. Il nous regarde d’un méchant œil et répond :

— C’est que j’ai des rhumatismes.

— Alors demandez-lui comment vont ses rhumatismes.

— Pas plus vite que les événements !

Bien ! C’est un homme rond. Tranchons dans le vif.

— On dit, communément, que Votre Excellence attend le résultat de la prochaine guerre civile pour savoir si elle rentrera à Pékin ou si elle partira encore plus loin.

— Je vais adoucir la formule, fit M. Pou. Il ne faut tout de même pas trop froisser le lotus. Vous partirez un jour et moi je demeurerai. Je vais lui demander ceci : Votre Excellence rentrera-t-elle à Pékin avant ou après l’issue du combat entre Tsang-Tso-lin et Wou-Pé-Fou ?

— J’y rentrerai avant quinze jours, car alors Tsang-Tso-lin aura battu Wou-Pé-Fou. Et le pays respirera. L’homme néfaste du centre, ce rejeton d’infâme femelle sera enfin mis hors d’état de nuire.

Ce fils dont M. le président insultait ainsi la mère n’était autre que Wou-Pé-Fou. Wou-Pé-Fou, voici quatre-vingt douze jours, avait dit à Liang-Che-Ji, bouddha de la richesse : « Bouddha et président, tu vas déguerpir ou je t’étrangle ! » Et M. le président était venu à Tientsin — sans billet naturellement.

— Quand Wou-Pé-Fou sera défait, les rhumatismes de celui-ci iront mieux, fit M. Pou en clignant d’un œil.

— Ce sera la fin de l’anarchie, reprit le Bouddha, et je pourrai de nouveau diriger la Chine vers des destinées qui cesseront d’être douteuses.

Gnafron qui, certainement, n’était pas du parti de M. le président du Conseil, se tourna vers moi :

— Quand lui aura retrouvé sa place, tout ira bien. Voilà ce qu’il dit ! Et moi, Chinois, je suis forcé d’entendre cela ! Non, monsieur ; c’est un lettré qui vous parle. Écoutez-moi. Rien ne sera changé. Et après, ce sera comme avant.

— Bien dit ! Gnafron.

Et nous nous retirâmes.