La Chine en folie/Deux correspondants de guerre

Albin Michel (p. 243-252).

DEUX CORRESPONDANTS DE GUERRE

Il n’était que sept heures du matin. L’auto roulait dans un pays qui n’avait pas dormi. On voyait par les champs des fuyards ahuris. Loin du combat, la panique est bavarde. Elle est muette près du feu. Par-ci, par-là, au bord de la route, un cercueil attendait que les dieux voulussent bien désigner le lieu favorable à l’inhumation. Toute la campagne semblait étreinte par de l’angoisse.

Cette atmosphère, je la connaissais. Elle était celle des alentours de champs de bataille. Le ciel était bas, comme s’il s’était penché sur la terre afin de regarder jusqu’où les hommes vont dans l’abîme.

C’était la province du Tchély.

Je ne savais pas trop où je me rendais, les batailles n’ayant de nom que lorsqu’elles sont terminées. De temps en temps le chauffeur se retournait, demandant ce qu’il fallait faire. Je lui répondais : Allez !

On n’entendait rien.

Je suivais la ligne de chemin de fer Pékin–Tient-Sin. Le combat se livrait sur cette voie. Je finirais bien par tomber sur lui.

Je lisais ma carte. Ce village où j’arrivais devait s’appeler Hiang-Che-ting. Il était désert, les portes des maisons ouvertes. On avait fui sans se retourner. Il ne restait qu’un chien qui nous regarda.

De gros caractères chinois étalaient sur les murs leur pâte d’encre, fraîche encore. L’interprète me dit que cela signifiait : « Fuyez ! » Les caractères avaient été posés un peu haut et le chien n’avait pu lire !

Dans l’une de ces maisons abandonnées, une veilleuse brûlait devant les tablettes de la famille. Il ne restait de l’huile que pour une heure au plus.

On n’entendait rien toujours.

Je continuai. Cinq ou six lis plus loin, une masse noire. C’était plus de cent Chinois et Chinoises. On arriva sur eux. Un bœuf traînait un antique char rempli des hardes communes. L’auto effraya la bête qui voulut gagner le champ. Le char bascula sur les bas-côtés. Cette dernière fortune qu’ils avaient sauvée traînait maintenant dans la boue.

— Où est-ce ? fis-je demander.

Ils montrèrent que c’était plus bas.

Ailleurs, nous ne trouvâmes qu’une Chinoise assise devant sa porte et qui regardait à l’intérieur une chose étendue sur la terre battue : c’était une jeune fille en pantalon de toile, sa veste remontée et roulée autour du cou. Son buste était nu. La fille était morte. Des taches sur les seins et sur la figure. Elle avait dû s’empoisonner.

Subitement, un bruit semblable à celui de chariots roulant sur une route nouvellement empierrée : la fusillade !

Nous suivîmes toujours la voie. Bientôt nous vîmes un train qui ne bougeait pas. C’était un train sanitaire.

— Salut ! dis-je à deux Chinois qui paraissaient être des médecins.

Et, montrant le côté d’où venait la fusillade :

— Est-ce loin ?

— À sept lis ! dirent-ils à l’interprète.

Je laissai voiture et personnel et je pris par le champ. C’était un sale jour. Le vent jaune soufflait. Je fus forcé d’ajuster mes lunettes. Les canons donnèrent tout d’un coup, par salves, comme chez nous. Cela avait l’air d’être une vraie bataille. Je marchais depuis trois quarts d’heure. Je ne voyais rien encore. Sept lis, à peu près quatre kilomètres. Je repris ma carte. Rien n’était signalé ; aucune route. Évidemment ils se battaient pour la possession de la ligne de chemin de fer, mais alors que faisait ce train sanitaire et dont la locomotive était froide ? Drôle de guerre ! Au fait, chez qui étais-je ? Chez Tsang-Tso-lin ou chez Wou-Pé-Fou ?

La fusillade s’entendait très bien, mais aucune balle ne sifflait. Les docteurs s’étaient certainement trompés. La chose se passait plus loin.

Enfin j’aperçus du monde. Des charrettes à bœufs cahotaient sur ma droite. Je filai sur ce convoi. C’étaient des blessés qu’on ramenait. Un Chinois, qui avait l’air d’être l’officier, me regarda sans comprendre. Mais il ne me demanda rien.

— Tsang-Tso-lin ? fis-je.

Je n’eus aucune réponse, même pas des yeux. Le convoi continua du côté du train et moi je suivis en sens inverse les traces qu’avaient laissées le convoi.

Je marchai pendant trois kilomètres encore. La fusillade avait cessé de rouler, mais j’entrai dans la zone. Je voyais devant moi des hommes en ligne, couchés. Je me couchai.

Pas de fils de fer, nulle tranchée. Ah ! c’est bien la guerre domestique dont me parlait ce délicieux ministre des Affaires Étrangères ! Cependant, les Japonais ont dû éduquer Tsang-Tso-lin ? Mais n’était-ce pas plutôt une rencontre qu’une guerre ? Alors, comment les canons étaient-ils là ? Car cette fois les obus sifflaient sur notre gauche. C’étaient des départs.

— Croix-Rouge ?

Je me retournai. Un Chinois s’était approché de moi en rampant.

— Non ! fis-je.

— Ambassade ?

— Non !

News paper ?

Yes !

Chinese-Times ?[1]

Dans certaines circonstances il ne faut contrarier les gens que le moins possible :

Yes !

Je demandai :

— Tsang-Tso-lin ?

Yes !

Alors je sortis de ma poche le beau portrait dédicacé de Tsang-Tso-lin. Je l’avais apporté… en tout cas.

Good ! faisait le Chinois en donnant du nez dans une motte de terre, good !

C’était le capitaine de la section. Il n’avait pas l’air d’un grand bandit. Mais il ne devait avoir aucun usage du monde. Où ce Chinois avait-il pris que des attachés d’ambassade quittaient ainsi Pékin pour venir traîner leur ventre dans la boue ? Ce n’était cependant pas un court de tennis, cet endroit-là !

La fusillade roula de nouveau, mais sur notre droite. J’étais tombé dans l’un des flancs de cette affaire. Ce n’était pas une guerre de positions, mais de mouvements. Cependant, personne ne bougeait. On comprenait très bien ce qui se passait. Les deux camps se fusillaient, chacun dans l’espérance de voir lâcher pied à l’autre.

— Péking ? interrogea l’officier.

Je répondis par les gestes parlants avec quoi on signifie qu’il y a ébullition.

Sur ce terrain plat, dans cette guerre de fantassins, un homme accourait à cheval. C’était invraisemblable, mais c’était vrai. Je m’en dressai sur les coudes. Après tout, ces gens-là avaient le droit de se battre à leur manière. Le cavalier passa devant nous au petit trot. Il continua, puis il revint. Bref ! il ne savait pas où il allait. Il se promenait.

Un obus tomba à deux cents mètres. Chacun le salua. Aussitôt on entendit gémir. Et des corps se traînèrent vers l’arrière.

Quand ces soldats défilaient dans les rues de Moukden ou de Tient-Sin, ils ne ressemblaient qu’à des pouilleux, mais le feu purifie tout. Morts, blessés, vivants, tous avaient bien l’air de soldats aujourd’hui !

Je restai là deux heures. Tout à coup, un grouillement devant nous. Des troupes refluaient. Celles avec qui j’étais se levèrent et partirent aussi. Tout cela, dans un désordre chinois, se dirigeait, ayant perdu l’âme, vers la voie ferrée. Tsang-Tso-lin cédait le terrain.

Je rétrogradai. La masse vaincue m’entraînait dans son vent. Les champs bourdonnaient d’une rumeur haletante. Je pris le temps, comme à mon insu, de me considérer au sein de cette vague jaune. Cela me parut étonnant. Mais ma pensée redescendit vite. J’étais de la vague et, comme les autres, je n’avais plus qu’à courir m’éteindre sur un rivage.

Le gros obliqua dans la direction de Tient-Sin. Je marchai sur le train pour retrouver ma voiture. Le Chinois qui, tout à l’heure, cavalcadait, me dépassa au grand galop, allant aussi sur le train.

Le sanitaire était en vue. Pourvu que M. Pou n’ait pas détalé avec l’auto ?

J’approchais. Devant la ligne, un beau gaillard, stick sous le bras, solidement planté et jumelles aux yeux, examinait l’affaire. Soudain, il braqua sur moi. Puis il leva les deux bras et, s’avançant :

Hello ! How are you ?

Ward-Price ! Vieille chose ambulante ! lumière du Daily Mail, confrère et frère, que f…-vous là ?

Ward-Price me serra la main et dit :

— Je suis très satisfait de vous revoir.

Nous n’étions pas des amis d’hier. C’étaient deux vieux compagnons de boulet qui se retrouvaient. Corbeaux internationaux, nous nous étions maintes fois rencontrés sur les charniers du vaste monde.

L’équipe des reporters au long cours n’est pas nombreuse. Anglais, Italiens, Français, tout cela remplirait à peine deux wagons. Mais ces hommes sans foyer et sans avenir s’aiment confortablement. Quand, à l’appel d’un événement, l’un met le pied sur un bateau, il balaye tout de suite le pont du regard dans l’espoir des camarades.

Cependant, la destinée voulait que parmi tous — et je pense à vous, mes vieilles mouettes qui vous appelez Henri Béraud, Édouard Helsey, René Puaux, Jean Vignaud, — et qui t’appelais André Tudesq, nous fussions, Ward-Price et moi, particulièrement voués à la même catastrophe.

Nous n’arrivions pas toujours ensemble. Non ! Ainsi l’un venait de traverser l’Atlantique et le Pacifique, l’autre, la Méditerranée et l’Océan Indien, mais qu’importait ? Une flaque de sang n’allait-elle pas tacher la Chine ? Alors ils se retrouveraient. N’est-ce pas, Anglais de mon cœur ?

Je regardais Ward Price et ne le reconnaissais pas tout à fait.

— Qu’est-ce qui vous manque ?

— Rien, fit-il, j’ai touché un chèque à Shanghaï avant-hier.

Ces Anglais ne pensent qu’à la livre sterling !

— Ce n’est pas ce que je veux dire. Il vous manque quelque chose.

Il lui manquait sa machine à écrire.

No ! fit-il, et, faisant trois pas, il la ramassa sur le ballast. Ah ! ce sont de curieux citoyens !

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Ward Price en montrant la débandade de l’armée de Tsang-Tso-lin.

— Ce n’est rien.

— Comment va le télégraphe à Pékin ?

— Il ne va plus.

— Quelle langue parle-t-on ?

— Aucune !

— Pourquoi m’a-t-on détourné par ici (il arrivait de Washington !).

— Pour me dire bonjour.

— Que se passe-t-il ?

— De quoi faire rire pendant deux semaines, chaque matin, vos lecteurs du Daily Mail.

— Je débarque. Racontez-moi. Enfin ! la Chine, qu’est-ce que c’est ?

Je pris le bras de mon vieux compagnon et, tout en marchant le long de la voie de chemin de fer, je commençai :

— La Chine, mon ami…


FIN
  1. Journal anglais de Pékin.