La Chine en face des Puissances/Préface

Librairie Delagrave (p. 7-13).

PRÉFACE


Lorsqu’il y a dix ans fut fondée la Bibliothèque d’Histoire et de Politique, Ernest Denis, qui en fut l’animateur, écrivait, non sans ce sourire ironique qu’il avait accoutumé de dévoiler aux ignorants, que « les neuf dixièmes des bourgeois, c’est-à-dire en somme de ceux qui sont appelés à précéder et à diriger l’opinion, n’ont que les idées les plus confuses sur la situation actuelle de l’Europe ». Je ne crois pas que dix ans plus tard il eût énoncé sur ses contemporains un réquisitoire aussi sévère. Mais il eût remarqué sans doute que, si les journaux font une large place à la politique étrangère, il n’est pas moins difficile de se constituer une opinion sûre. Au milieu des informations tendancieuses et des jugements contradictoires, le « Français moyen » (le mot bourgeois » est passé de mode) se retranche dans cette abstention commode, qui est aussi critique déguisée. Les chansonniers et les reporters se moquent agréablement de la guerre civile en Chine, comme les pamphlétaires du xviiie siècle daubaient les querelles religieuses, les bastonnades et les Bastilles. Mais, sous les coups tragiques ou ridicules, nul ne voit le préambule des révolutions mondiales.

Le « Français moyen », qui veut acquérir quelques notions sur les questions dont on parle, exige d’être renseigné de manière impartiale, claire et précise. Ce sont les qualités mêmes de ceux qui font profession de le renseigner et d’enseigner. Partout les guides ou les informateurs de la politique étrangère brisent les cadres désuets des professions trop tranchées : des journalistes deviennent ambassadeurs et des professeurs journalistes. Les États et les sociétés se contentent de confier l’action à ceux qui savent agir, la plume à ceux qui savent observer et informer. Il nous a semblé que le même éclectisme convenait dans le choix des collaborateurs d’une collection telle que la nôtre. Transformée dans son aspect, visant à renseigner vite, elle cherchera dans tous les milieux ceux qui ont vécu ce dont ils parlent, et qui, pour avoir été mêlés à l’histoire, paraissent qualifiés pour la faire connaître : dominant les événements, les masses et les sites, ils dessinent plus fermement les grandes lignes, peignent les mouvements avec plus d’ampleur, aperçoivent plus clairs les horizons.

C’est dire que les petits livres, dont nous présentons aujourd’hui le premier au public, n’ont que la prétention d’esquisser les grands problèmes d’à présent. À côté de vastes ouvrages d’analyse, indispensables instruments de travail, dont la Chine de M. Georges Maspero demeure le type utile, nous avons voulu former une plus concise bibliothèque de synthèse, dans laquelle sera présentée, en une centaine de pages, l’essence historique et politique, économique parfois, de chaque passionnante énigme que l’instabilité universelle offre à la curiosité nationale. C’est ainsi que M. André Duboscq a bien voulu débrouiller en quelques courts chapitres le problème de la Chine en face des Puissances.

Tous ceux qui s’intéressent à l’Extrême-Orient connaissent les lumineux et vivants articles que dans le Temps M. André Duboscq consacre périodiquement aux avatars de la Chine belliqueuse, à la pérennité de la Chine qui laboure, usine et, toujours calme, traite avec les marchands étrangers. En journaliste éveillé, en missionnaire des Affaires étrangères, en professeur à l’Université nationale de Pékin, il a vécu dans la Chine de l’après-guerre, dans cette Chine qui subissait encore le contre-coup du réveil de 1911, des déceptions de 1919, des crises intellectuelles de sa fébrile croissance. Il a été en France, malgré les sarcasmes de voyageurs ou de théoriciens, persuadés de l’immutabilité de la civilisation chinoise, le premier à signaler l’éveil du nationalisme chinois, la naissance de la Patrie chinoise. Son livre sur l’Évolution de la Chine, pourtant raillé par des Français de là-bas, fait figure de prophétie. Alors — il y a cinq ans — il dévoilait le renouveau intérieur. Aujourd’hui, développant ses récents exposés du Monde slave, il nous lève un autre voile de la figure chinoise, qu’on s’obstine trop souvent en Europe à ne vouloir dévisager qu’avec des lampes périmées.

C’est jouer avec le feu que mépriser les nouvelles forces morales. Ainsi l’opinion française dédaignait-elle l’unité allemande, jusqu’au cruel réveil de 1870. La France est voisine de la Chine : l’effervescence indochinoise s’allume au foyer chinois ; en France nombre de « Jeunes Chinois » viennent puiser l’instruction occidentale, qui leur donnera des instruments d’émancipation ou des armes d’indépendance. Le mouvement national chinois peut être ou ne pas être xénophobe selon les dispositions des étrangers à son égard. C’est une attitude trop puérile que traiter les nouveaux lettrés, qui ont pris leurs grades dans les Universités européennes, comme on négociait jadis avec les vieux mandarins, insensibles aux sentiments populaires. M. André Duboscq nous apprend que, face à l’Europe, à l’Amérique des missions, des Settlements et des ambassades, il y a désormais une extrême Asie, dont les foules creusent, observent, réagissent. Le vieux système n’a plus de prises sur 400 millions d’hommes, dont l’élite pense. L’Europe maintiendra son prestige si elle comprend que l’ère de l’exploitation est close, si elle consent à n’être que le bénévole fournisseur de produits fabriqués et d’idées neuves, tout en faisant emplette de matières rares et de concepts sages, où sa philosophie trouvera encore à glaner.

Cependant ce petit livre ne se présente point comme une pédante leçon. Le lecteur la tirera lui-même du rapide récit de ces conjonctures intellectuelles et sociales. Ce n’est point la méthode française que d’alourdir les succès de gloses. Elle laisse faire au temps. Les actes ont leur éloquence et leur simple philosophie. Dans cette vive description des manifestations de l’âme chinoise, des hésitations européennes, et jusque dans la souplesse de la politique russe nouvelle, on trouvera moins les réflexions indiscrètes de l’écrivain que l’invite latente à comprendre une autre éthique, à ne pas juger la Chine en Occidental invétéré.

Jacques Ancel.