Librairie Delagrave (p. 25-40).

CHAPITRE II
LE PASSÉ

Le cadre géographique de la civilisation chinoise.

Des géographes ont pu comparer l’Europe à un corps organisé bien pourvu de membres, à cause des presqu’îles qui se détachent nettement de la masse continentale et laissent les eaux de l’Atlantique et de la Méditerranée pénétrer très avant dans les terres. Cet ensemble péninsulaire, tel que le continent semble s’agiter et projeter des antennes hors de lui, a largement contribué à la civilisation de l’Europe[1].

Au contraire, du côté de l’Asie, le profil oriental de l’ancien monde se présente sous une courbe à peine dentelée, et la Chine en particulier s’arrondit du nord au sud de ses côtes, sans autre accident géographique que le golfe du Pé-Tchili formé par l’unique presqu’île coréenne.

La civilisation à laquelle le peuple chinois s’est élevé ne peut donc pas s’expliquer par les articulations extérieures de son territoire : elle est due principalement à ses fleuves. Quelques-uns des avantages que possède l’Europe pour la facilité des communications sont donnés à la Chine par la multitude de cours d’eau navigables qui l’arrosent et les canaux qui les relient entre eux, par les ramifications sans nombre d’un réseau serré de voies de communications qui a servi comme notre Méditerranée au rapprochement et à la civilisation des habitants.

En Europe, les individualités géographiques sont tellement accentuées — Grèce, Italie, Espagne, France, Grande-Bretagne — tellement limitées par la montagne et la mer, qu’elles ont dû pour ainsi dire élaborer chacune sa civilisation, avant de collaborer toutes ensemble à la formation d’une culture européenne.

Au contraire, la fécondité de la « terre jaune » ou houang tou, désignée par Richthofen sous le nom allemand de lœss, amas de poussière accumulé pendant des siècles par les vents du nord dans presque tout le bassin du Fleuve Jaune ou Houang-Ho, la fécondité de ce dépôt qui revêt les provinces de Pé-Tchili, du Chan-Si, du Kan-Sou, la moitié du Chen-Si, la partie septentrionale du Honan, de vastes étendues du Chan-Toung et qui se prolonge par lambeaux jusqu’au Fleuve Bleu — ensemble supérieur à la superficie de la France — devait créer aux populations un centre de gravité commun, en même temps qu’elle développait naturellement chez elles, les habitudes paisibles que donne le travail des champs. À la région fertile par excellence que nous venons d’indiquer, se rattachaient des territoires agricoles différents, par lesquels la vie civilisée de proche en proche prenait possession du vaste territoire qui s’étend du Gobi au Tonkin. Une même civilisation, favorisée par une unité géographique qu’aucun obstacle insurmontable ne venait rompre, devait enfin gagner peu à peu les contrées que nous appelons aujourd’hui la Mandchourie, le Japon et l’Indochine.

Mais la conséquence immédiate et fatale de cette civilisation purement autochtone et repliée sur elle-même, si achevée qu’elle fût, était l’isolement, et pendant de longs siècles en effet, les relations intellectuelles et commerciales furent rares entre la Chine et le reste du monde connu. La culture occidentale et la culture extrême orientale se développèrent sans avoir d’influence l’une sur l’autre, sans même se connaître. De temps à autre seulement, les hommes des deux extrémités de l’Ancien monde échangeaient en grande solennité quelques messages officiels par l’intermédiaire de courageux et magnifiques ambassadeurs, mais se considéraient de part et d’autre comme des êtres bizarres, bons tout au plus à exciter la curiosité.

Aussi bien, si aucun obstacle insurmontable ne rompait l’unité géographique de la Chine, les monts tibétains et yunnanais d’accès difficile faisaient pendant, à l’occident, à la mer qui l’isolait à l’est ; tandis qu’au nord, la désertique Mongolie la séparait plus encore peut-être de ses voisins. Et le voyage à l’intérieur, pour quiconque y pénétrait, offrait, comme en témoignent les récits des premiers voyageurs, mille difficultés ; de sorte que la nature, après avoir aidé à la formation d’une civilisation hermétiquement close, contribua à la priver longtemps et de rayonnement et d’apports étrangers.

Les relations avec l’étranger.

Dans l’immense enceinte défendue par l’océan, le désert et les monts et qui constituait géographiquement un monde distinct, vivait un peuple de « lettrés positivistes et d’agriculteurs positifs, n’ayant d’autre idéal que l’amour de la glèbe, d’autre culte que le culte de la famille et des ancêtres de la famille[2] ». Travailleurs et persévérants, les Chinois surent conquérir pied à pied et coloniser méthodiquement leur territoire actuel. De « l’Empire du Milieu » primitif, c’est-à-dire du bassin du Fleuve Jaune, de la fertile « terre jaune », ils essaimèrent dans diverses directions, non sans avoir organisé au préalable, sur des bases tellement immuables que les envahisseurs tartares s’y usèrent les dents et les ongles, la société la plus foncièrement adéquate aux simples nécessités de la vie en commun qui fût jamais.

Ainsi se créait du xiie au iiie siècle avant notre ère, entre l’âme et le pays chinois, une sorte d’union en vase clos, une communion imperméable aux influences du dehors qui trouva, un jour, sa forme définitive en une doctrine où philosophie et religion se réduisaient à une morale pratique : la doctrine de Confucius. Alors que d’autres peuples, visant un idéal plus élevé, participaient à l’effort universel de l’esprit humain, l’âme chinoise contribuait à laisser l’Empire du Milieu dans un état de stagnation complète, pendant des siècles. « La Chine, dit Renan au chapitre premier de la Vie de Jésus, arriva vite à une sorte de bon sens médiocre qui lui interdit les grands égarements. Elle ne connut ni les avantages ni les abus du génie religieux. En tout cas, elle n’eut par ce côté aucune influence sur la direction du grand courant de l’humanité. »

Cependant le rempart de plateaux et de montagnes qui ferme la Chine à l’ouest, offrait plusieurs brèches, et avant que s’établissent les rapports du monde occidental avec les riverains de la mer orientale, c’est par la frontière montagneuse que les relations commencèrent. Par la fameuse « route de la soie » qui au delà du Turkestan chinois traversait l’actuelle Kachgarie, et par d’autres chemins encore, ne passèrent pas que des denrées de l’ouest, mais aussi des légendes, des rites et des idées. Le bouddhisme vint de la vallée du Gange et plut aux Chinois par la pompe de ses cérémonies, sans pour cela qu’il changeât le fond de leur religion ou de l’institution sociale qui en tenait lieu, le culte des ancêtres. Pourtant, en l’an 65 de notre ère, après une propagande de trois siècles, il recevait l’approbation officielle de l’empereur, et, ce qui pour nous est plus intéressant, les relations qui s’étaient établies entre la Chine et l’Hindoustan pendant cette période de pénétration, ne furent jamais complètement interrompues.

Au viie siècle, après une série de guerres intestines, de scissions et de réunification du pays, le calme enfin revenu, des voyageurs chinois s’aventurent vers l’ouest. Plus tard, quand après d’autres guerres, les Mongols assoient leur autorité sur l’Empire du Milieu, ils rapprochent à leur manière la Chine et l’Europe. Déjà maîtres de Moscou et de Kiev, de la Bohême et de la Hongrie, ils eussent poussé plus avant si la mort d’Ogotai, survenue en 1242, ne les avait arrêtés. C’est alors qu’Innocent IV, pour prévenir leur retour, a l’idée de leur envoyer une mission de Franciscains qui n’est guère bien reçue. Il en est de même de celles que saint Louis leur envoie quelques années plus tard. De solennels messages sont chaque fois échangés qui du côté mongol sont dépourvus d’aménité.

Attirés malgré tout par des espoirs de gains, d’aventureux marchands d’Europe partent à leur tour pour la cour des empereurs mongols. Le plus célèbre d’entre eux, le Vénitien Marco Polo, rédigea de son voyage ; en 1298, un récit qui fut pour l’Europe une révélation. De l’Extrême-Orient et de ses habitants, il fit une réalité au lieu d’une entité merveilleuse ; grâce à lui, la Chine entra dans le monde connu et les Chinois, au lieu d’exciter simplement la curiosité, devinrent des hommes avec qui l’on pouvait s’entendre et trafiquer, en dépit de leur mise et de leurs coutumes très différentes de celles de l’Occident.

Ce n’est donc qu’au xiiie siècle, que l’Europe apprit à peu près tout ce qu’elle devait savoir des Chinois pendant trois cents ans. Il faut aller en effet jusqu’au xvie siècle pour trouver de nouveaux écrits sur eux.

À cette époque, les Portugais, en relation avec les Indes depuis le voyage de Vasco de Gama en 1497, poussent jusqu’à la Chine ; des compagnies anglaises, fondées pour faire le commerce avec l’Extrême-Orient, ouvrent des comptoirs à Canton. Puis, avec le xviie siècle, commence à s’exercer largement à la cour de l’empereur de Chine l’influence des jésuites, la plupart envoyés par Louis XIV, influence qui dure jusqu’au règlement néfaste à tous égards de la fameuse « querelle des rites ». En même temps, les Hollandais renseignent l’Europe sur la Chine qui exerce sur eux une véritable fascination. Les Anglais développent avec elle leurs relations commerciales qu’ils intensifieront, le siècle suivant.

Au xviiie siècle, les Russes concluent des traités avec la Chine. En France, c’est l’engouement pour ce pays comme pour tout ce qui peut servir de comparaison désobligeante pour l’ordre social en Europe, sans qu’à vrai dire nous apprenions quoi que ce soit de plus que ce que nous savions déjà sur les Chinois. Mais voici qu’au milieu du xixe siècle, s’ouvre avec « la guerre de l’opium », une ère de conflits entre la Chine et l’Europe qui contribuera, un peu à la manière de l’invasion mongole, à la connaissance réciproque de l’Occident et de l’Extrême-Orient. Connaissance superficielle de part et d’autre sans doute, mais il faut retenir qu’au cours de cette période, le prestige de l’Europe, d’une Europe prise en bloc sans distinction de nationalités, s’accroît aux yeux des Chinois. C’est l’époque des expéditions internationales, des traités de Nankin, de Tien-Tsin, des conventions de Pékin ; c’est plus tard le protectorat de la France sur le Tonkin. Indirectement, le traité de Shimonoseki qui encourage le break up of China, augmente encore ce prestige, car c’est à l’emploi des méthodes et des armes européennes que le Japon doit sa victoire.

Cependant si le prestige s’est accru, cette fois, l’esprit de révolte s’est éveillé.

Vaincus par des blancs, passe encore ! mais par des jaunes, fût-ce avec les armes des premiers — ou justement, à cause de cela — c’en est trop !

Telle est l’impression que ressent le vieux parti chinois, groupé autour de l’impératrice douairière Tseu-Hi, et resté obstinément rebelle à l’infiltration étrangère, tandis qu’au contraire, le jeune empereur Kouang-Siu se prononce pour les réformes et le progrès occidental à l’imitation du Japon. La lutte est ouverte entre les deux tendances, mais la terrible Tseu-Hi ne tarde pas à l’emporter sur son neveu qu’elle fait séquestrer, et, deux ans plus tard, en 1900, elle donne son appui aux Boxers contre les étrangers.

La révolte contre la dynastie mandchoue.

La révolte contre la dynastie mandchoue. L’on n’a voulu voir dans le cadre étroit du soulèvement des Boxers que pure xénophobie. À présent que le cadre s’est agrandi, que le mouvement anti-étranger s’est étendu à tout le territoire chinois et a pris de ce fait un aspect qu’il n’avait pas en 1900, il est permis de se demander si déjà à cette époque, il n’y avait pas autre chose en jeu que de la xénophobie.

Quoi qu’il en soit, un autre mouvement, plus important celui-là, et qui avait éclaté en Chine en 1848 sur plusieurs points du territoire, prouve qu’une idée nationale, contrairement à ce que d’aucuns nient obstinément, peut exister dans un cerveau chinois[3]. À cette date, le traité de Nankin pesait sur la Chine depuis six ans. La dynastie des envahisseurs mandchous avait dû s’incliner devant les étrangers. Oisive et rétrograde au milieu d’un peuple laborieux et avisé, elle n’avait jamais pu se fondre dans sa masse ; comme beaucoup de conquérants, elle en avait pris les défauts sans conserver ses propres qualités, ses vertus guerrières. Pour l’abattre, une révolte éclatait dans le sud de l’empire, gagnait la vallée du Yang-Tsé et se répandait au nord jusqu’aux portes de Tien-Tsin. Nankin, recouvrant son rang d’autrefois, devenait en 1851 capitale du royaume de la Grande Paix (T’aï-p’ing) et pendant plus d’une décade menaçait celle des Tsing.

Un sentiment très complexe guidait les Taï-

ping, mais la xénophobie était si peu leur fait qu’ils mêlaient à leur culte très particulier des cérémonies chrétiennes et comptaient des étrangers dans l’administration de leur « royaume céleste ». (On sait que leur fondateur Houng-Siouts’uan fut quelque temps au service de Mr. J. Roberts de la Baptist Mission de Canton, et découvrit dans la bible chinoise du missionnaire luthérien Gutzlaff, avant de déclarer la guerre politique à la dynastie mandchoue et la guerre sainte à tout paganisme, qu’il était frère cadet, de Jésus-Christ, et prédestiné à établir le royaume de Dieu sur la terre.)

Seulement, quand la dynastie fut à la veille de sa chute, ce furent des étrangers qui, lésés depuis trop longtemps dans leurs trafics par la guerre civile, et voyant leur intérêt dans le maintien de l’unité de l’empire, se dressèrent, en 1862, en ennemis des Taïping aux côtés des Mandchous qu’ils venaient du reste de battre, et les empêchèrent d’occuper Changhai, ce qui marqua le commencement de leur ruine.

Tout porte à croire que si les Taïping avaient réussi à renverser la dynastie, un esprit national aurait inspiré d’une façon permanente la politique chinoise et amené sans à-coups des conditions nouvelles.

L’ordre rétabli, les sociétés secrètes si développées en Chine et parmi lesquelles Houng-Siouts’uan avait trouvé tant d’adeptes, n’en subsistaient pas moins. Bon nombre d’entre elles n’avaient pas pour but que le renversement de la dynastie mandchoue, mais aussi le renouvellement politique et social de la Chine ; l’appareil des lois et des rites de l’empire leur paraissait plus suranné à mesure que leurs membres se mêlaient davantage aux colonies européennes installées sur le territoire chinois et que, de leur côté, ces colonies étendaient leur influence autour d’elles. De ces rapprochements naissait en Chine un esprit nouveau qui, d’abord docile sinon favorable aux étrangers, devait aboutir à la révolte contre eux. Mais comme on l’a vu, les premières violences, celles de 1900, ne vinrent pas des « Jeunes », de ceux qui sont pour la modernisation de la Chine ; elles ont été inspirées par le vieux parti chinois qui tenait à conserver l’ordre établi et les coutumes anciennes. Ce n’est que dix ans, et surtout vingt-cinq ans plus tard que la « Jeune Chine » se dressera non plus contre une Europe qu’elle redoutera, mais contre une Europe dont le prestige sera singulièrement affaibli.

  1. Cf. Elisée et Onésime Reclus, l’Empire du Milieu, passim.
  2. René Grousset, le Réveil de l’Asie, p. 150 (Plon, édit.).
  3. Nous avons été des premiers, il y a plusieurs années, à affirmer l’éveil d’une idée nationale en Chine et nous n’avons cessé de le soutenir ; nous osons le dire, car les railleries ne nous ont pas été ménagées à ce sujet. Nous ajoutions pourtant dès le principe que cette idée valait ce qu’elle valait. Nous priions simplement qu’on tint compte de certains écrits et de certains discours tout nouveaux en Chine. Un de nos plus distingués et plus ardents contradicteurs se résignait enfin à écrire en 1925 dans une revue d’Extrême-Orient : « Le communisme russe en Occident se fonde sur l’internationalisme ; en Chine, c’est sur un nationalisme étroit, rigoureux, intégral qu’il est basé ou, si l’on préfère, sur une xénophobie radicale, puisque le nationalisme chinois n’existe que pour et dans la xénophobie. Soit ! » Nous prenons acte malgré tout de la reconnaissance par notre contradicteur, d’un nationalisme chinois quel qu’il soit, d’un nationalisme dont la pensée seule qu’on le crût possible, même sous la forme la plus embryonnaire et la plus nébuleuse, l’exaspérait naguère au plus haut point…