La Chine depuis le traité de 1860 et le prince Kong

La Chine depuis le traité de 1860 et le prince Kong
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 88 (p. 712-737).
LA CHINE
DEPUIS LE TRAITE DE 1860

Au mois de décembre de l’année 1857, une flotte combinée de bâtimens de guerre portant le pavillon tricolore de France et l’union Jack de la Grande-Bretagne remontait le cours du fleuve qui conduit à Canton. Les deux marines alliées étaient chargées d’obtenir satisfaction d’insultes et de violences faites à leurs nationaux par le vice-roi. Ce fonctionnaire avait saisi un navire placé sous la protection anglaise ; il avait en outre refusé d’exécuter certaines conditions des traités, et enfin il avait encouragé la population à l’attaque et à la destruction par le feu des factoreries européennes. Le meurtre juridique d’un missionnaire, M. Chapdelaine, exécuté pour crime d’apostolat malgré l’engagement pris par le gouvernement chinois de permettre la prédication et l’exercice de la religion chrétienne, ajoutait un grief de plus à ceux dont le redressement était confié aux canons de la flotte franco-anglaise.

Le 28 décembre, Canton est bombardé ; les soldats de débarquement escaladent les murailles, en chassent les Tartares, et se rendent maîtres en quelques heures de la ville, où le vice-roi prétendait nous empêcher de pénétrer même en visiteurs paisibles. Deux jours après, le vice-roi lui-même est pris, conduit à bord d’un navire anglais, puis à Calcutta, où il ne tarde pas à mourir, désavoué par son gouvernement, déchu de tous ses titres et dignités, pour avoir trop bien servi dans leurs haines impuissantes les mandarins de Pékin. C’était un personnage très inhumain, qui s’est vanté d’avoir fait tomber 70,000 têtes pendant la durée de son pouvoir.

Restait à tirer profit de la victoire. Le difficile n’était pas de prendre Canton, c’était de le garder. Cette capture ne pouvait être qu’un moyen de vaincre la duplicité du gouvernement chinois, et de l’amener à conclure un nouveau traité plus favorable à nos intérêts et surtout plus explicite que les précédens ; mais c’est à peine si l’on s’apercevait à Pékin de la prise d’une cité provinciale. Il fallait frapper plus près et plus fort pour être entendu dans la capitale de l’empire. Vainement les négociateurs se rendent à Shanghaï dans l’espoir d’y signer un traité qui semble les fuir. Ils y rencontrent des commissaires nommés par le gouvernement impérial ; mais ces agens sont sourds et aveugles. Le bombardement et l’occupation de Canton ne leur ont rien appris ; ils n’ont rien diminué de leurs prétentions, ils conservent la même arrogance, et ne font aucune espèce de concession. C’est seulement en menaçant le gouvernement chinois au siège même de son existence qu’on pouvait espérer d’agir sur son esprit.

L’expédition franco-anglaise reçoit donc l’ordre de se diriger vers le nord. Elle arrive dans le golfe de Pé-tché-li, à l’embouchure du Pei-ho, qui conduit à quelques lieues de Pékin. L’entrée du Pei-ho est défendue par des forts, et la rivière est barrée. Une nombreuse garnison garde ces ouvrages de défense. La cour chinoise, confiante dans ses préparatifs de résistance, persiste à refuser toute satisfaction : il faut enlever les forts. Le 28 mai 1857, la flotte ouvre son feu ; les fortifications, criblées de boulets et d’obus, deviennent intenables, et lorsque, au bout d’une heure, les compagnies de débarquement sont mises à terre, elles enlèvent la place presque sans coup férir. Cet échec n’a pourtant point vaincu la résistance des mandarins de la cour impériale. Il faut encore avancer : on ira jusqu’à Tien-tsin. Cette grande ville est située au tiers du chemin de Pékin, c’est-à-dire à dix lieues de la côte par la route de terre. L’armés et les ambassadeurs s’y rendent ; là seulement, à 40 kilomètres de la capitale, le gouvernement chinois envoie des plénipotentiaires sérieux, et l’on obtient enfin la conclusion d’une convention internationale, connue sous le nom de traité de 1858.

Cet acte diplomatique devait être ratifié solennellement à Pékin, l’une des clauses stipulant l’envoi et la résidence à poste fixe dans cette ville d’un représentant de chacune des deux puissances. En l’acceptant, le gouvernement chinois avait toutefois l’intention de ne jamais l’exécuter, car lorsque ces agens se présentèrent l’année suivante à l’entrée du Pei-ho pour remonter cette rivière et se rendre à Pékin, ces mêmes forts de Takou que les alliés avaient occupés en 1858, et que le gouvernement chinois avait armés de nouveau, reçurent les envoyés de France et d’Angleterre à coups de canon, et les obligèrent à s’éloigner. Cette fois c’était la Chine qui nous déclarait la guerre. Les deux puissances européennes ainsi provoquées envoyèrent dans le golfe de Pé-tché-li une armée d’environ 25,000 hommes. On sait le reste. Les forts de Takou furent démantelés, Tien-tsin fut occupé de nouveau. Deux négociateurs chinois s’y présentèrent, mais seulement pour gagner du temps ; ils attirèrent un parti d’Anglais et de Français dans un guet-apens sous prétexte de continuer les négociations. Ces malheureux saisis, garrottés, furent jetés en prison. Plusieurs succombèrent dans les tortures. Animée d’un juste sentiment d’indignation,. l’armée alliée vengea ces victimes de la trahison chinoise dans deux batailles où les Tartares furent complètement défaits, et qui nous amenèrent jusqu’à Pékin.

C’est là que fut enfin signé avec la Chine le traité de 1860. Il différait des précédens en ce que ceux-ci avaient le caractère d’une concession, tandis qu’il était un véritable contrat entre parties égales ; il ne se bornait pas à stipuler des garanties commerciales, il établissait des rapports sociaux. L’admission de nos représentans à Pékin était très importante, moins toutefois au point de vue de nos intérêts qu’à celui de notre dignité. Cependant l’autorisation. donnée à nos négocians de circuler dans l’empire, de trafiquer dans la plupart des ports, de naviguer sur les fleuves, ouvrait enfin la Chine à nos idées comme à nos marchandises. Cet ensemble de mesures libérales était complété par l’extension donnée à l’institution des consulats, désormais admis dans tous les grands marchés de l’intérieur, par la protection accordée à l’exercice et à la propagation des cultes chrétiens. Enfin, pour mieux témoigner de l’esprit nouveau, le gouvernement chinois faisait disparaître de tous les documens officiels et interdisait à la population les mots de « diables étrangers, » dont il était d’usage de nous gratifier.

Cette révolution. ne pouvait pas s’accomplir sans difficultés. On devait également prévoir des mouvemens de réaction. C’est à cette dernière cause que l’on peut attribuer la catastrophe de Tien-tsin, dont la nouvelle affligeante vient de parvenir en Europe. Ce malheur nous paraît dû à une effervescence toute locale, et nous serions bien surpris que le gouvernement chinois nous refusât les satisfactions que nous sommes en droit de lui demander. En effet depuis 1860, il n’a guère dévié de la ligne droite dans ses rapports avec l’Occident. C’est ce qu’il est aisé, de démontrer par le récit des événemens qui se sont passés en Chine, et par l’étude de la politique que le gouvernement chinois a suivie jusqu’à l’envoi de son ambassade en France.


I

Le gouvernement chinois a certainement fiait preuve d’une grande vitalité à l’époque de notre expédition. En guerre avec les deux puissances les plus redoutables de l’Europe, la France et l’Angleterre, il avait encore à se défendre contre une partie de ses sujets révoltés, les Taïpings, alors très menaçans, et qui occupaient depuis dix ans Nankin, la seconde capitale de l’empire. Les rebelles étaient en outre maîtres de la plupart des grandes villes de la Chine. Rien ne leur résistait dans les provinces. Les milices chinoises envoyées contre eux n’étaient qu’un ramassis de tout ce qu’il y avait d’infime et d’abject, que commandaient des généraux plus poltrons, s’il est possible, et plus corrompus encore que leurs soldats. L’unique occupation de ces bandes mal armées, sans discipline, sans honneur, était d’élever des remparts grossiers en terre, de creuser des fossés, de s’enfermer dans des camps pour y fumer de l’opium, dormir, battre les gongs et gaspiller la poudre. Elles ne sortaient de leurs retranchemens que pour rançonner les villages, ou pour s’enfuir dès qu’elles apercevaient l’ennemi. Comment auraient-elles d’ailleurs résisté à la tentation de voler, lorsque les gouverneurs des provinces les laissaient sans vivres, sans vêtemens, sans solde, trouvant préférable de détourner à leur profit les sommes énormes que le gouvernement consacrait à la répression de la révolte ?

Un attaché de l’ambassade anglaise, M. Oliphant, dans un voyage sur le grand fleuve bleu, le Yang-tse-kiang, eut le rare spectacle d’un engagement entre les impériaux et les Taïpings. « Les insurgés, dit-il, avaient un camp à 3 ou 4 milles de là. Au moment de notre arrivée, toute cette armée, qui avait évidemment reçu de grands renforts, se battait vivement avec les troupes impériales… Des corps de troupes s’avançaient sur les pentes de gazon pour attaquer l’ennemi dans la plaine. Les impériaux s’étaient postés sur le terrain plat, au bord de la rivière. Là, ils avaient élevé des paravens de paille et des ouvrages en terre derrière lesquels ils avaient placé quelques petits canons, qui soutenaient un feu en apparence inoffensif contre l’ennemi. De temps en temps, un groupe d’hommes portant des mousquets sortaient des rangs ennemis, s’approchaient à 2 ou 300 yards de leurs adversaires, tiraient leur coup de fusil, et s’en retournaient au milieu d’un grand déploiement de bannières. Nous n’attendîmes pas la fin du combat, qui pouvait durer jusqu’à la fin des siècles, s’ils continuaient à se battre d’après le même système. »

Chaque démonstration de ce genre était décorée du nom de bataille, et les généraux chinois en faisaient une grande victoire, parfaitement établie dans de pompeux rapports qu’ils se hâtaient d’envoyer à Pékin ; ce qui n’empêchait pas les prétendus vainqueurs d’évacuer leurs camps et d’abandonner les villes à l’ennemi. Sans nul doute les Taïpings eussent achevé leur entreprise et renversé la dynastie des souverains mandchoux, s’ils avaient montré quelque esprit d’organisation ou laissé apparaître une idée d’ordre et de progrès au bout de leur révolution ; mais, à l’exemple des troupes impériales, ils ne savaient que massacrer, voler, détruire. Ils passaient comme l’incendie, et ne laissaient derrière eux que des ruines. Les habitans désertaient les villes à leur approche, les cultures étaient abandonnées, le commerce était supprimé, enfin les rebelles faisaient la solitude, comme dit Tacite. Leur avidité, leur barbarie, les rendaient odieux au peuple, qui souhaitait ardemment leur extermination. Seulement les Taïpings avaient sur les impériaux cette supériorité, qu’ils comptaient dans leurs armées des bandes de désespérés sachant et voulant se battre au besoin. Aussi triomphaient-ils, malgré leurs crimes, leurs brigandages et la haine qu’ils inspiraient à l’immense majorité de la population.

C’est à cette époque qu’ils dirigèrent pour leur malheur une partie de leur armée sur Shang-haï, dont ils voulaient s’emparer afin de s’approprier les profits du commerce avec l’Occident. A Shang-haï, les Anglais ont fondé des comptoirs très florissans. Ils y font un commerce considérable, qui se développe chaque jour davantage au détriment de Canton. Tant que les rebelles s’étaient tenus à distance, les riches négocians de Shang-haï les avaient vus d’un œil indulgent. Les Taïpings leur achetaient très cher les fusils et la poudre. La vente en était interdite par la cour de Pékin ; mais les Anglais de Shang-haï s’inquiétaient peu de cette défense. Par compensation, ils livraient à très haut prix au gouvernement impérial toutes leurs armes de rebut, tous leurs canons hors de service. Ils n’avaient dès lors à désirer qu’une chose, c’est que l’équilibre des forces entre l’insurrection et la dynastie se maintînt, et fit durer longtemps, avec les malheurs de la guerre civile, le flot du Pactole à deux branches qu’ils avaient détourné dans leurs comptoirs ; cependant lorsqu’ils virent approcher ces troupes effrayantes de rebelles avides du bien d’autrui, et qui n’avaient d’autre politique, d’autre morale, d’autre objet qu’une liquidation sociale, ils prirent l’alarme et se rallièrent au gouvernement de Pékin. Celui-ci du moins, malgré beaucoup d’abus, n’avait pas érigé le vol à la hauteur d’un principe. On résolut non-seulement de protéger la ville, mais encore de donner de l’air et de l’espace à ses habitans, en forçant la révolte à reculer au-delà d’un rayon de 10 lieues. Une véritable armée fut organisée, où entrèrent d’abord les négocians eux-mêmes, qui s’armèrent en volontaires, puis des officiers et des matelots anglais et français débarqués des bâtimens en station. De leur côté, les mandarins secondèrent ce mouvement, en autorisant la formation de corps de troupes chinoises, dont l’instruction fut confiée à des officiers et sous-officiers européens, En Chine, on ne fait aucun cas de la gloire militaire, nul ne s’y enorgueillit du métier des armes, on n’y sait guère ce que veut dire le mot honneur. Le devoir et la vertu sont des choses dont on parle, mais qui n’entrent pas dans la pratique ordinaire de la vie. Il n’y a pas de peuple plus sceptique, il n’y en a pas de plus indifférent en matière de religion, ni de plus ignorant du mérite de ce qu’on nomme dévoûment et sacrifice. Eh bien ! la discipline fit ce miracle, qu’elle transforma même les Chinois en soldats sachant braver la mort et aborder franchement l’ennemi. Enfin la nécessité fit accepter par la cour de Pékin un autre élément de défense. Les gouverneurs des provinces enrôlaient des aventuriers de toute nation séduits par la promesse d’une solde élevée. Avec des marins déserteurs, des commerçans ruinés, des industriels ou plutôt des chevaliers d’industrie, des déclassés de toute profession, on forma des régimens. Leurs actes de bravoure et d’indiscipline, les traits d’audace de leurs officiers, sont un des épisodes les plus curieux de cette guerre. Ils eurent deux chefs, deux Américains d’un caractère également aventureux, d’une témérité sans bornes. Ces deux chefs s’appelaient, l’un Vard, et l’autre Burgevine. Tous deux sont morts, Vard d’une blessure reçue en combattant, Burgevine dans des circonstances qu’il n’est pas hors de propos de faire connaître.

D’où venait Burgevine quand il prit le commandement des étrangers au service de la cour de Pékin ? On l’ignore. C’était probablement une épave de quelque naufrage industriel. Il avait servi sous les ordres de Vard, et il possédait la confiance de sa troupe quand il lui succéda. Sans perdre de temps, Burgevine conduisit ses hommes devant les fortifications d’une ville appelée Pao-kong et enleva la place d’une manière brillante ; mais son courage fut enchaîné par une circonstance imprévue. Les mandarins, endormis dans le succès, retombant dans leurs habitudes de malversations, oublièrent obstinément de payer leurs mercenaires, et ceux-ci menaçaient de se mutiner. Il n’y avait de patriotisme ni d’un côté ni de l’autre. Les troupes étrangères ne pouvaient consulter que leur intérêt, et les Chinois, peuple ou gouvernement, n’ont jamais d’autre mobile. Burgevine réclama avec fermeté la solde de ses troupes. Le gouverneur de la province, avec non moins de fermeté, continua d’ajourner ce paiement. Las d’attendre, Burgevine prit le parti de se faire justice lui-même, et saisit les caisses du gouvernement. Cet acte d’audace amena sa destitution immédiate. Ce que voyant, Burgevine, qui n’était pas homme à supporter patiemment sa disgrâce, quitte le Kiang-sou, prend la route de Pékin, et va solliciter de l’empereur sa réintégration. Il est bien accueilli dans la capitale, on lui fait toutes les promesses imaginables, on le confirme dans son grade, et on le renvoie à Shang-haï en lui disant que l’ordre de lui rendre son commandement était adressé au gouverneur du Kiang-sou. Tout cela n’était qu’un jeu.

Burgevine n’obtint rien du gouverneur ; aussitôt il se tourne du côté des Taïpings et négocie avec eux. Ceux-ci lui promettent d’amples dédommagemens ; le marché conclu, Burgevine, en plein jour, s’empare d’un steamer de l’empire, et, avec cinquante hommes qui le suivent, en présence de la population stupéfaite, du gouverneur impuissant, il lève l’ancre pour se rendre tranquillement au camp des rebelles. Là-dessus, grand émoi dans la ville et chez le gouverneur. Le talent de Burgevine, sa bravoure, son prestige militaire, donnaient à cette défection une gravité exceptionnelle. Le gouverneur mit sa tête à prix. Ne valait-il pas mieux lui payer sa solde ? Ce procédé par trop chinois indigna les Européens. Le corps consulaire fit entendre des remontrances ; le consul des États-Unis écrivit une protestation. Le gouverneur répondit que Burgevine, étant au service de La Chine, était passible des lois du pays, et il refusa de retirer sa proclamation. Burgevine d’ailleurs n’en craignait point l’effet. Bien audacieux parmi les Chinois eût été celui qui serait parvenu à mettre la main sur le proscrit. Il était déjà au milieu des Taïpings avec sa bande. Quels étaient ses projets, et qu’aurait-il fait à la tête de ce parti de désespérés ? Beaucoup de mal au gouvernement sans doute. L’indiscipline de ses gens fit avorter ses plans. En vain s’efforça-t-il de maintenir dans sa troupe un bon ordre au moins relatif. La licence, la débauche, l’impunité, entraînèrent ces soldats de hasard. Leur insolence alla si loin, que Burgevine, pour sauver au moins l’honneur de son autorité, se vit forcé de sacrifier son lieutenant. Il le tua d’un coup de pistolet. Ses troupes l’auraient immédiatement tué lui-même, s’il n’était parvenu à s’échapper.

Voilà donc notre aventurier placé entre les impérialistes qui l’avaient proscrit et les rebelles qui menaçaient sa vie. Croit-on que cet esprit inventif, vraiment américain, à qui les revers servaient comme de tremplin pour rebondir, fût pris de découragement ? Pas le moins du monde. Burgevine revient à Shang-haï en bravant tous les dangers. Il se rend chez le capitaine Gordon, un officier de l’armée britannique qui commandait les troupes chinoises disciplinées à l’européenne, et lui propose simplement d’abandonner impériaux et rebelles pour se tailler, à eux deux, un petit royaume dans l’empire de Chine ; mais Gordon refusa nettement de s’associer à cette entreprise. Il semble, après tant de vicissitudes et d’insuccès, que la carrière de Burgevine dans l’empire du milieu soit bien terminée. En effet le consul des États-Unis, intervenant, oblige l’aventurier à s’embarquer pour l’Amérique. Précaution superflue ! Au bout de quelques semaines, Burgevine était de retour en Chine et se mettait en route pour Pékin, dans l’intention d’y revendiquer une seconde fois son commandement. C’était tenter le sort avec trop d’imprudence. Le gouverneur de Shang-haï le fit poursuivre, arrêter, et, peu de temps après, des porteurs qui le ramenaient en cette ville eurent la maladresse de le laisser tomber avec son palanquin dans une rivière où il se noya.

Tel fut l’un des instrumens que la cour de Pékin avait employés pour dompter les rebelles. Sa vie donne une idée du désordre où la Chine était alors plongée. Le gouvernement ne pouvait trouver dans une population de 500 millions d’hommes une armée capable de défendre le territoire et de le préserver de la dévastation ; il en était réduit à recourir aux étrangers qu’il abhorrait, et, n’ayant avec ces étrangers d’autre lien que l’argent, il ne savait même pas les payer régulièrement. Au sein du brigandage et de la ruine, les gouverneurs de provinces et les agens placés sous leurs ordres n’avaient conservé de leurs fonctions que la facilité de voler l’état. Ils en usaient avec d’autant plus d’ardeur, que les succès de la révolte rendaient leur pouvoir plus précaire. L’effronterie des malversations était inouie. Ainsi l’on vit après la prise de Nankin un mandarin de haut rang s’approprier sans autre prétexte ni formalité le sceau d’or massif dont s’était servi le chef des Taïpings.

Quoi qu’il en soit, l’impulsion donnée par les négocians de Shang-haï avec l’aide de la France et de l’Angleterre fit échec à la rébellion, arrêta la marche des révoltés et leur causa défaites sur défaites. Non-seulement les comptoirs européens furent préservés, mais toutes les places occupées par l’insurrection furent successivement reprises. Les Européens cependant, dans cette lutte, éprouvèrent des pertes sensibles. L’amiral Hope, qui conduisait les bataillons anglais, fut dangereusement blessé, et l’amiral Protêt fut tué à la tête des marins français sous les murs d’une forteresse assiégée.

L’armée des Taïpings était composée de deux sortes de gens : d’une part, les pirates de la côte, auxquels se joignaient les montagnards du Kiang-si descendus de leurs hautes et misérables terres dès l’origine de la révolte pour s’établir en maîtres dans les grasses plaines et les villes riches : ceux-là étaient de vrais soldats, l’âme et le soutien de la rébellion, la terreur des armées impériales ; d’autre part, le gros des Taïpings, une vile multitude, tourbe imbécile et immonde, recrutée par force dans les rangs de paysans ruinés, gens sans aucun courage, toujours les premiers à la fuite comme au pillage. Nos armes perfectionnées frappèrent surtout ceux qui les bravaient tous les jours, c’est-à-dire les pirates et les montagnards. Ils tombèrent les uns après les autres, et, leur forte race disparue, il ne resta plus rien de cette insurrection qui pendant plus de dix ans avait tenu le gouvernement impérial en alarme et menacé la dynastie des Tartares. Les mandarins, qui suivaient les troupes européennes et les Chinois disciplinés de l’armée impériale à la tête de leurs « tigres » et de leurs « braves, » ne manquaient pas d’entrer dans les villes avec les vainqueurs, et complétaient l’œuvre du canon par des massacres réguliers et systématiques. Dans une seule cité, Sou-tcheou, l’une des plus grandes et des plus agréables de l’empire, renommée par l’élégance et la beauté de ses femmes, 20,000 individus furent massacrés par les mandarins en dépit d’une capitulation qui leur promettait la vie sauve. Cette atrocité dégoûta d’une pareille alliance les gouvernemens d’Europe. Shang-haï était depuis longtemps à l’abri de toute menace. Après tant de défaites, les Taïpings ne conservaient plus que Nankin. Les équipages rentrèrent à bord, les aventuriers furent licenciés, les officiers qui commandaient les Chinois disciplinés reçurent l’ordre de quitter le service du Céleste-Empire, et l’armée chinoise fut livrée à elle-même en face de la révolte. Il ne lui restait d’ailleurs d’autre tâche que de faire le siège de Nankin. Les Tartares, chargés de prendre la ville, se firent longtemps un devoir d’éviter d’en venir aux mains avec la garnison. Ils se bornaient à renforcer sans cesse le cordon de leurs troupes, comptant sur la faim et la souffrance pour amener la soumission des assiégés.

Vers le milieu de l’année 1864, le capitaine Gordon profita de ses loisirs pour faire une visite au camp des impériaux. Il reconnut que le moindre effort suffirait pour déterminer la chute de la ville, il encouragea le mandarin qui commandait, et lui dit ce qu’il fallait faire pour achever le siège. Ce général nommé Li-tchenn-tien s’était déjà signalé par des succès sur les insurgés. Il était doué de quelque esprit militaire, phénomène rare en Chine, et il n’était pas rebelle, comme la plupart de ses collègues, à toute inspiration de courage. Il commença contre la place une canonnade vigoureuse, et en même temps il fit sauter une mine qui pratiqua dans le mur extérieur une brèche de 120 pieds. Nankin avait trois lignes de défense : l’une fut emportée dans un premier assaut. La garnison ne défendit guère la seconde enceinte, étant trop peu nombreuse pour couvrir cet immense développement de murailles. Elle ne comptait pas plus de 18,000 à 20,000 hommes exténués par les rigueurs d’un long siège et par les excès de toute espèce. Ils se réunirent derrière les fortifications qui entouraient le palais de leur chef, le tien-ouang. Leur défense y fut énergique ; mais les troupes impériales mirent aussi par hasard de l’obstination dans l’attaque. Leur nombre fit le reste. Elles finirent par enfoncer une porte. Le premier objet qui attira les regards dans ce palais fortifié fut le cadavre du tien-ouang, qui s’était donné la mort, ne voulant pas survivre à la ruine de son pouvoir. Aux alentours, dans un jardin, les corps de ses femmes étaient pendus aux arbres. On trouva la ville dans le plus misérable état ; de tous côtés gisaient des corps d’habitans et de soldats morts de faim, partout des ruines annonçaient le séjour de bandes armées sans foi ni loi. La population avait à peu près disparu.

Nankin, la seconde capitale de l’empire, la ville célèbre en Europe par sa tour de porcelaine, maintenant rasée, et qui avait 500,000 habitans et 7 lieues de circonférence, Nankin, dont la vaste enceinte renfermait, comme Rome, des jardins et des collines, et qui baignait le pied de ses murailles dans le grand fleuve commercial de la Chine, le Yang-tse-kiang, — Nankin, détruite en partie, désertée aujourd’hui, paraît à jamais perdue pour la civilisation et le commerce. La terreur semble avoir laissé des traces jusque sur les personnes. Les rares habitans y conservent des allures discrètes et craintives ; ils continuent à camper en quelque sorte au milieu des débris amoncelés, des maisons ouvertes, des murs noircis par la poudre et l’incendie.

Dans cette bataille suprême, l’insurrection avait perdu la plupart de ses chefs et le reste de ses vieux soldats. Leur chute répandit le découragement dans tous les rangs des Taïpings, qui se dispersèrent dans les campagnes, traqués par les paysans, poursuivis par les troupes impériales. Leur multitude était d’ailleurs si grande encore que le gouvernement recula devant la tâche de les exterminer tous. L’impossibilité d’accumuler tant de cadavres inspira aux mandarins des sentimens d’humanité qu’ils ne connaissent point d’ordinaire : on favorisa la fuite de ceux qui pouvaient se sauver. Cette mansuétude imposée par la nécessité eut toutefois des résultats peu encourageans. Pressés par la faim, dépourvus de tout, signalés comme dangereux, incapables désormais de chercher dans une vie pénible et des travaux réguliers les moyens d’existence, les Taïpings continuèrent à errer comme des bandes de loups dans les provinces de l’empire qui se trouvaient momentanément dépourvues de troupes. Leur œuvre de pillage n’a pas cessé depuis cette époque. Sous différens noms, et en dernier lieu sous la désignation de nien-feï, ils se jettent encore sur certaines villes sans défense ; souvent même ils battent à outrance les mandarins militaires et leurs « braves, » qui ne manquent jamais d’envoyer ensuite à Pékin le récit d’une grande victoire. Ces bulletins contiennent invariablement l’assurance que « les abominables pestes » viennent d’être exterminées ; mais les « pestes » reparaissent bientôt en force, et font subir de nouvelles défaites à leurs prétendus exterminateurs. Néanmoins la révolte est éteinte, et les dernières convulsions dont nous parlons ne font que caractériser son agonie. Il appartient désormais au gouvernement de s’attaquer aux causes de cette grande émotion du peuple, et de prévenir ainsi le renouvellement d’uno crise qui a mis l’empire à deux doigts de sa perte. Voyons ce qu’il a fait.


II

Le devoir du gouvernement chinois ne se bornait pas à rétablir la paix et l’ordre. Les derniers événemens avaient révélé la nécessité non moins grande de réformer l’administration intérieure du pays, et de diriger d’après des principes nouveaux de justice et de bienveillance ses relations avec les nations étrangères. Pendant les dernières années qui avaient précédé notre entrée à Pékin, deux partis s’étaient disputé la faveur du souverain et la direction des affaires. L’un conseillait la résistance et la guerre contre les Européens, refusait toute concession « aux barbares étrangers, « et prétendait à l’intérieur immobiliser les institutions nationales. L’autre cherchait à préserver la paix par une politique de sages concessions ; mais les conseils de paix et de prudence étaient mal reçus par l’empereur qui régnait à cette époque. Hien-foung croyait sincèrement à la supériorité de ses troupes, à l’excellence de l’état existant, à l’inutilité du commerce avec les étrangers. Quant aux troubles de son empire, aux réclamations de ses sujets, c’est à peine s’il en avait connaissance. Son égoïsme était satisfait, chacun s’attachait à le flatter ; il éloignait tout ce qui pouvait troubler sa quiétude, et laissait tranquillement la Chine suivre la pente de décadence où elle était engagée.

Le parti de la guerre avait à sa tête le général des troupes tartares, San-ko-lin-sin, qui commandait les forts de l’entrée du Pei-ho lorsque les navires qui amenaient à Pékin les deux représentans de France et d’Angleterre furent repoussés à coups de canon en 1859. Ce succès avait exalté son orgueil ; il avait pris sa victoire au sérieux, et se croyait invincible. Son parent, le prince Y-Senn-ouang, partageait ses sentimens. Il était le principal ministre de l’empereur et l’un des hommes les plus profondément engagés dans la politique de résistance. Enfin un autre personnage, Mou-yin, ministre de la guerre, complétait la trinité belliqueuse qui dirigeait le gouvernement. Ils avaient ensemble comploté le guet-apens où plusieurs de nos compatriotes et de nos alliés étaient tombés sur la route de Pékin. Le parti contraire avait pour chef un propre frère de l’empereur, le prince Kong. Cet éminent personnage représentait une sorte d’opposition dans le sein même de la famille impériale ; on le tenait à l’écart : son rôle était d’acquérir de la popularité. Lors de la débandade générale déterminée par notre marche victorieuse, l’empereur et les ministres ayant pris la fuite, le prince Kong fut laissé en arrière, comme étant le seul homme qui pût affronter la tourmente. Il reçut de son frère la charge du pouvoir en déshérence.


Tel était l’homme à qui se trouvaient confiées les destinées de l’empire. Sa tâche était toute d’abnégation : subir la loi du vainqueur, et accepter ses conditions en s’efforçant de les faire adoucir le plus possible. Il sut concilier, dans cette mission délicate, la dignité de sa race impériale avec l’humilité du vaincu. Il fut mis à de rudes épreuves. Le jour, par exemple, où le traité avec l’Angleterre devait être signé en présence d’un grand concours de fonctionnaires et d’officiers, le prince attendait lord Elgin dans le palais désigné pour la cérémonie. L’ambassadeur d’Angleterre est annoncé. Le frère de l’empereur s’empresse d’aller à sa rencontre ; mais lord Elgin lui tourne le dos, et pénètre dans la salle de réunion sans lui rendre ses saluts. Il voulait témoigner une dernière fois son horreur du crime commis sur ses compatriotes. Le prince fit preuve d’un vrai dévoûment à la dynastie impériale en dévorant cet affront, qui fut d’ailleurs atténué le lendemain par l’accueil distingué que lui fit le baron Gros lorsque fut signé le traité avec la France.

Aussitôt après le départ des alliés, qui sortirent de Pékin au mois d’octobre de l’année 1860, le prince Kong vit croître les difficultés de sa tâche. Le danger passé, les ambitieux reparurent. Y-Senn-ouang et ses amis reprirent le pouvoir, que l’empereur Hien-foung leur rendit du fond de son exil volontaire en Mandchourie. C’étaient ses flatteurs et ses amis ; leurs fanfaronnades avaient chatouillé son orgueil avant la défaite, leur politique était la sienne, leur impopularité lui semblait suffisamment couverte par la faveur impériale. L’ancien gouvernement fut donc réorganisé par le retour au pouvoir des ministres qui avaient déjà compromis l’empire ; mais on y conserva le prince Kong, en lui donnant la mission spéciale de traiter avec les étrangers, car on n’en avait pas fini avec les alliés, qui devaient occuper Tien-tsin et Formose jusqu’au parfait paiement de l’indemnité de guerre. Du reste on attendait l’arrivée des représentans de France et d’Angleterre, que l’empereur devait désormais recevoir à Pékin.

Ce fut une de ces circonstances où se décide la carrière d’un homme d’état. Le prince, dans un rôle si secondaire, ne pouvait rien pour la réforme de l’empire et le triomphe de ses idées. En Europe, il eût donné sa démission ; mais en Chine on a l’ambition plus patiente et plus dissimulée. Il s’effaça, attendant le moment d’agir. Ce moment ne pouvait tarder d’arriver. Les ministres n’étaient soutenus que par la faveur de l’empereur, et l’empereur allait mourir. Ce malheureux monarque était perclus depuis l’âge de trente ans par suite d’excès de tout genre. Glacé par la débauche dans son palais de Gehol autant que par la rigueur excessive de la température en Mandchourie, il s’affaiblissait de jour en jour. Enfin la mort vint le délivrer de ses souffrances et délivrer l’empire de son incapacité. Le 22 août 1861, il monta vers les routes éthérées sur le dos du dragon, selon les termes d’un décret dont nous allons raconter l’origine et les effets.

L’empereur Hien-foung, en fuyant son palais envahi par nos troupes, avait abandonné les deux impératrices épouses et l’impératrice douairière, et s’était fait suivre seulement de deux favorites choisies parmi les trois cents femmes de son harem. Ce procédé avait cruellement blessé les délaissées ; elles s’étaient vues exposées à tous les périls de l’invasion. Quoique le sérail eût été respecté par les « barbares, » les impératrices n’en gardaient pas moins un vif ressentiment de l’injure que l’empereur leur avait faite. Ne pouvant plus se venger sur le monarque, elles s’étaient mises à détester profondément ses amis. La satisfaction de les perdre, la perspective de régner sous le nom d’un prince enfant, les firent entrer avec empressement dans le parti du prince Kong. Pour stimuler leur antipathie, celui-ci proposa aux ministres ses collègues d’abdiquer le pouvoir en faveur de l’impératrice douairière. La réponse était facile à prévoir : ils furent unanimes à repousser cette ouverture. Dès lors leur sort fut fixé suivant l’usage ordinaire, et le prince Kong réussit à accomplir le grand acte politique qu’il méditait. Le 2 novembre 1861, paraît un décret du jeune empereur : on y déplore les malheurs de l’empire, on les impute aux ministres en exercice, on leur reproche l’enlèvement des officiers anglais et français et la guerre malheureuse qui s’en était suivie. Crime plus grand encore ! Ayant été convoqués en présence de l’empereur pour entendre la lecture d’un placet par lequel le censeur général suppliait le fils du ciel de conférer la régence à l’impératrice, et de lui adjoindre un ou deux princes de la maison impériale, ces conseillers avaient osé se récrier contre cette proposition et « se livrer à des discussions sans fin. » En conséquence, ils étaient d’abord destitués de leurs fonctions, chassés du grand conseil de l’empire, et ensuite livrés à leurs successeurs, le prince Kong et ses nouveaux collègues, pour être jugés et punis selon les lois existantes. Il est à remarquer qu’en Chine, dans cet empire livré au despotisme le plus abject, tous les crimes, toutes les cruautés, politiques ou autres, se couvrent toujours d’un prétexte légal. Il n’est pas de mandarin si mince qui, faisant bâtonner jusqu’à la mort un malheureux paysan par vengeance ou par avidité, ne mette, comme on dit, la loi de son côté. Les ministres déchus furent jugés et condamnés, les uns au suicide, genre de supplice assez usité qu’on s’inflige en avalant des feuilles d’or roulées en boules, les autres à la décapitation publique. Les moins compromis furent exilés seulement.

Aussitôt après cette révolution de palais, le prince Kong, en possession du pouvoir, s’adjoignit des hommes connus par leurs relations bienveillantes avec les « barbares. » D’accord avec eux, il se mit immédiatement à l’œuvre pour faire triompher sa politique. La première nécessité était de se procurer de l’argent. Nous avons déjà dit avec quelle audace les fonctionnaires s’appropriaient les deniers de l’état. L’affaiblissement du pouvoir central avait accru l’avidité des vice-rois. Ils donnaient l’exemple des malversations, et les employés, à tous les degrés de la hiérarchie, se seraient fait un scrupule de ne pas marcher sur les traces de leurs chefs. C’est ainsi que le produit de l’impôt arrivait au trésor public considérablement réduit. Il fallait cependant pourvoir à la levée et à l’équipement de plusieurs armées pour achever la défaite de l’insurrection, il fallait aussi payer à la France et à l’Angleterre une indemnité de guerre de 60 millions.

Une des principales ressources de l’empire, c’est la douane. Les détournemens qui s’y commettent peuvent être de deux sortes. Ils sont directs et consistent en prélèvemens sur les sommes perçues, ou ils sont indirects et résultent de la complicité des marchands et des fonctionnaires, qui, pour un pot-de-vin convenu, fraudent volontiers le trésor par une application inexacte des droits ; mais hâtons-nous d’ajouter que, si les employés de la douane chinoise ne se faisaient pas faute de commettre la première de ces prévarications, les Européens de leur côté, dans les ports ouverts au commerce, ne se faisaient point scrupule de donner l’exemple de l’autre. Ils traitaient avec les agens chinois, et les décidaient tantôt à fermer les yeux sur la contrebande, tantôt à percevoir des droits inférieurs au tarif. Il est toujours fâcheux que le commerce de l’Occident montre de telles faiblesses aux peuples étrangers. Le mauvais effet en rejaillit sur les Européens en général, et ils finissent par être classés au niveau de quelques mauvais échantillons de leur race. Par bonheur, un peuple intelligent, perspicace, comme les Chinois, a bientôt fait la part de chacun. Tout en constatant que des commerçans européens manquaient parfois de délicatesse, les hauts fonctionnaires ont bien vite reconnu le caractère général de probité qui distingue les administrations européennes, ainsi que leur esprit d’ordre et leur savoir-faire. Ils choisirent donc, pour contrôler le commerce dans les principaux ports accessibles aux Européens, des administrateurs européens. Les douanes furent placées sous la surveillance d’inspecteurs généraux, Français et Anglais.

A Shang-haï, un Anglais, M. Lay, fut investi de ces fonctions, qui lui attirèrent beaucoup d’inimitiés. M. Lay, interprète habile, avait auparavant servi d’intermédiaire aux ministres de sa nation chargés de conclure le traité de Tien-tsin, en 1858. Dans le cours des négociations, il avait constaté la mauvaise foi d’un des commissaires chinois, Ki-ing, que le gouvernement de Pékin avait envoyé pour nous tromper, et qu’il s’empressa de désavouer dès que la ruse eut été découverte. Ki-ing fut condamné au suicide, et sa fin déplorable, imputée à M. Lay, suscita à ce dernier des haines que sa scrupuleuse honnêteté dans le maniement des deniers publics exalta jusqu’au crime. Après un an d’exercice, il fut l’objet d’une tentative d’assassinat.

L’inspectorat des douanes était donc une institution compromise, lorsque le prince Kong devint le chef du gouvernement. Son premier soin fut de sanctionner et de consolider ce service par un décret impérial. Il mit à la charge de l’état les traitemens des fonctionnaires. Ces traitemens furent proportionnés aux services à rendre, c’est-à-dire qu’ils furent très considérables ; mais cette dépense intelligente eut de merveilleux résultats. Les recettes augmentèrent énormément. Aussi l’inspectorat étranger a-t-il résisté depuis lors à toutes les attaques dirigées contre lui soit par la cupidité déçue des mandarins, soit par la haine instinctive qu’ils n’ont jamais cessé d’éprouver pour les Européens, et qui paraît tout à fait indestructible. Ce sentiment, il fallait pourtant le braver pour tenir parole à l’Europe, en protégeant le christianisme. Dans la voie de conciliation où il était entré, le prince Kong comprit la nécessité de nous donner ce nouveau gage.

Il avait beaucoup à faire pour surmonter les résistances de la vieille politique. Depuis l’insurrection des Taïpings, la religion chrétienne était devenue de plus en plus suspecte ; on l’accusait d’avoir des connivences avec la rébellion, on tenait les chrétiens pour des conspirateurs, et, comme ils étaient obligés de dissimuler leur croyance, comme ils ne pouvaient se réunir qu’à la dérobée pour pratiquer les cérémonies de leur culte, on les regardait comme coupables d’affiliation à des sociétés secrètes. Le traité de 1860 promettait aux chrétiens une entière sécurité et aux missionnaires une protection efficace ; mais tant de promesses de ce genre avaient été éludées ou désavouées, que les autorités provinciales étaient toujours prêtes à n’en tenir aucun compte. Aussitôt après le coup d’état, le prince Kong publie un décret, par lequel, rappelant la protection que l’empereur Kang-hi accorda jadis aux catholiques, il assimile le culte chrétien à celui de Bouddha, et proclame la tolérance de cette religion dans toutes les parties de l’empire. Peut-être croyait-il ainsi mériter à peu de frais la satisfaction des Européens. Il se trompait étrangement, car le culte de Bouddha, quoiqu’on le professe publiquement, étant méprisé par la majorité des Chinois, notre diplomatie s’empressa de réclamer contre cette assimilation insultante. En même temps, un missionnaire et neuf chrétiens indigènes étaient assassinés juridiquement dans la province de Kouei-tcheou par l’ordre du général Tien-ching-chou, commandant des forces militaires, soldat de fortune, victorieux et redouté des rebelles autant qu’aimé de ses troupes. Placé entre les réclamations du représentant français et les menaces du général chinois, le prince n’hésite pas : il promet à notre ambassadeur une réparation complète, et se borne à lui demander de la patience et du temps. Dès lors il s’applique à ruiner le crédit du redoutable commandant, et, comme la politique chinoise excelle dans les manœuvres de ce genre, l’auteur de l’assassinat des missionnaires fut bientôt déconsidéré ; son crédit une fois ruiné, on le destitua et on l’exila en Tartarie.

J’observerai à ce propos qu’en Chine toute destitution est généralement accompagnée d’un châtiment quelconque. Les fonctionnaires forment une grande famille dont l’empereur est le père. Or la puissance paternelle étant non-seulement absolue et sans contrôle dans le Céleste-Empire, mais considérée comme infaillible, le fait seul d’avoir mérité la destitution en déplaisant au souverain constitue, sinon toujours un crime, du moins une faute grave qui entraîne une répression. Il n’est pas rare qu’un haut mandarin soit admonesté par l’empereur dans la Gazette de Pékin. C’est l’idéal de l’autorité paternelle, qui réprimande avant de punir ; c’est aussi le moyen de parler à l’esprit des populations, et de leur rappeler que l’empereur veille, protège, est le maître. Le prince Kong, la plus haute personnalité de l’empire après l’empereur, nous fournira bientôt à ses dépens un exemple de cette politique.

Le prince, en frappant le général Tien-ching-chou, avait donné un gage de sincérité aux puissances européennes et une leçon aux autorités chinoises. Le catholicisme en a profité pour réparer ses forces. Quand l’armée française était entrée dans Pékin, deux personnages vêtus à la Chinoise, qui portaient une robe violette, une toque de velours noir à franges de soie rouge, et laissaient pendre jusqu’à la hauteur des reins une queue de cheveux naturels vieille de trente ans, se présentèrent au baron Gros : c’étaient l’évêque de Pé-tché-li, M. Mouly, et son coadjuteur. Le prélat portait sur son visage les traces de son périlleux apostolat, la fatigue y était peinte : la veille encore, ces deux hommes étaient obligés de se cacher pour éviter la prison et la mort ; ils erraient dans les environs de Pékin, recueillis par les chrétiens indigènes.

Ces deux pauvres prêtres déguisés, encore haletans des souffrances endurées, étonnés et comme éblouis du grand jour où ils pouvaient désormais paraître impunément, représentaient bien le catholicisme honni et proscrit en Chine. Quatre années après leur visite au baron Gros, un consul de France put donner au public une statistique d’après laquelle la religion catholique, dans les provinces du Céleste-Empire, était professée par 200 missionnaires, 160 prêtres indigènes et 375,000 fidèles. Aujourd’hui ce nombre est beaucoup plus considérable. Malheureusement les dissensions intestines, le zèle fanatique, compromettent souvent les plus belles œuvres de cette église, et c’est le cas de rappeler que le christianisme, professé en Chine dès le milieu du XVIe siècle avec un incomparable éclat par la société de Jésus, s’y serait librement propagé, et compterait aujourd’hui par millions ses adeptes, si les dominicains espagnols, jaloux des œuvres et du succès de l’autre ordre, n’avaient suscité des querelles de dogme qui discréditèrent non-seulement dominicains et jésuites, mais encore les vérités mêmes qu’ils avaient mission d’enseigner. Le pape Innocent X intervint, rendit une décision favorable aux disciples de saint Dominique ; mais l’on fit tant de bruit autour de la bulle pontificale que l’empereur régnant, pour y mettre un terme, prit le parti d’interdire l’exercice et la prédication de la religion catholique en Chine. Les plaideurs furent ainsi renvoyés dos à dos, et leur cause fut perdue pour longtemps. Il n’a pas fallu moins qu’une croisade européenne et deux grandes batailles pour réparer cette énorme faute d’une église qui s’est toujours montrée aussi ambitieuse dans le succès que forte dans l’adversité. M. Mouly est mort à Pékin le 4 décembre 1868 ; ses obsèques ont été célébrées dans cette ville avec la plus grande solennité, en présence des membres du corps diplomatique et de tous les résidens européens. Un témoin oculaire, faisant la description de cette cérémonie, a dit : « Cet imposant cortège qui a mis deux heures à traverser la ville, n’a rencontré sur son passage que des marques de respect, et le conseil de l’empire s’est associé à cette démonstration en adressant à M. Guerry, successeur de l’évêque, ses complimens de condoléance et ses félicitations. »

Tel était le fruit des premiers efforts du prince, lorsque sa politique intelligente fut entravée par les intrigues de ses rivaux. Le parti rétrograde ne cessait de taxer de lâche complaisance et même de trahison sa fidélité à remplir les engagemens contractés avec les étrangers. On représentait l’opinion publique comme surexcitée par suite de l’attachement du peuple aux anciennes mœurs, aux anciennes lois, et par sa haine persistante contre les « barbares. » On disait d’ailleurs aux impératrices régentes que le prince était trop puissant, et absorbait la popularité du jeune empereur ; puis, l’indemnité de guerre étant payée, on ne voyait plus les étrangers que de loin, et, le courage étant revenu avec l’éloignement du péril, on croyait pouvoir traiter avec moins de ménagemens un homme d’état qu’on eût blâmé, s’il n’avait pas réussi, mais qu’on aimait d’autant moins qu’il avait eu plus de succès. Au mois d’avril 1865, la Gazette officielle de Pékin publie un décret qui prive le prince Kong de son rang et de ses dignités, « en considération de ses velléités d’indépendance. » Le chef du parti de la résistance, le général tartare battu à Pa-li-kao, triomphe, et son retour à la direction des affaires va bientôt être caractérisé par les signes les plus certains d’hostilité contre les étrangers. Sa politique est du reste puissamment aidée par un événement prévu et préparé depuis la mort de l’empereur Hien-foung : je veux parler de l’enterrement officiel de ce souverain.

On sait que chaque empereur défunt de la dynastie régnante doit avoir pour dernière demeure un véritable palais funéraire. On travaillait au tombeau de Hien-foung depuis l’époque de son décès. Ce monument, qui a coûté, dit-on, plus de 30 millions, était achevé, et la principale préoccupation du moment était de tout ordonner pour les grandes cérémonies de la sépulture. Or les Chinois, fort sceptiques et plus philosophes encore que païens, ont la religion des tombeaux. Les honneurs à rendre aux ancêtres sont leur unique culte. Ils vivent avec la pensée constante de la mort. Le trépas ne leur cause aucune répugnance, et, dans leurs jours de joie, ils s’occupent volontiers, avec leurs amis et leurs parens, de choisir le lieu de leur dernier repos ; ils achètent d’avance ou ils reçoivent avec plaisir comme cadeau de leurs proches un cercueil bien capitonné, où ils aiment à se ménager une couche moelleuse pour le sommeil de l’éternité.

L’approche des funérailles du souverain défunt inspirait donc non-seulement à la cour des impératrices, mais encore au peuple tout entier, un sentiment de respect qui s’étendait jusqu’à la politique que Hien-foung avait patronnée. Et cependant cette politique faisait beaucoup de mal. Le ministère affichait des tendances belliqueuses qui menaçaient de ruiner l’empire. Il construisait des fonderies de canons, il formait des manufactures d’obus, de cartouches, de fusils ordinaires et même d’armes de précision. Sa haine des étrangers se montrait dans tous ses actes. Il annonçait l’intention de congédier les Européens employés à la perception et au contrôle des douanes, et de licencier tous ceux qui étaient attachés au service de la Chine. Des négocians de Canton ayant conçu le projet de construire un chemin de fer de leur résidence au port le plus voisin, leur demande fut refusée par le vice-roi du Kouan-tong, et ils ne purent même la faire parvenir au gouvernement central. Toute proposition d’introduire dans l’empire les « diaboliques inventions » de l’Occident était sévèrement repoussée. Les fils télégraphiques qui traversent le territoire russe s’arrêtent encore à la frontière chinoise, c’est-à-dire à Kiatcha. Tout ce qu’un Anglais entreprenant, M. Grant, put obtenir des mandarins, fut l’organisation d’un service de courriers entre Kiatcha et Tien-tsin, Parvenues à Tien-tsin, les nouvelles télégraphiques ne peuvent arriver à destination que par la voie des steamers, qui les portent dans les principales villes du littoral. Malheureusement ces prohibitions devaient durer plus que le ministère rétrograde. Aujourd’hui encore les télégrammes, qui traversent l’Europe et l’Asie en quelques heures, en mettent douze à franchir la distance de la frontière chinoise à Tien-tsin, et des semaines entières pour aller de Tien-tsin dans les ports du sud. On ne sait où se serait arrêtée cette hostilité, si, comme nous l’avons dit, l’administration tout entière n’avait été dominée par les préparatifs des funérailles de Hien-foung. En Angleterre, on se prépare aux grands événemens par des jours de jeune public. En Chine, c’est aussi par une solennelle expiation que le fils de Hien-foung dut procéder aux cérémonies funéraires et s’associer au deuil général.

L’état venait de subir l’épreuve d’une défaite marquée par la mort de San-ko-lin-sin, tombé dans un combat contre ces bandes qui parcourent encore certaines provinces. Affligé de cette mort et de cet insuccès, le jeune souverain avait encore à gémir d’un fléau, la sécheresse, qui désolait à cette époque le nord de l’empire. Fils du ciel, il était jusqu’à un certain point responsable de l’inclémence céleste, et se sentait humilié d’avoir si peu d’autorité sur les élémens. Il en fit amende honorable devant son peuple. On inséra par ses ordres dans le journal officiel du pays un décret, ou plutôt une confession publique, ou il promettait : « de rectifier sa conduite et de s’occuper plus activement des besoins de son peuple ; il engageait en même temps ses ministres et les autres fonctionnaires à ne plus s’écarter de la voie de la justice et de la vérité, il ordonnait aux magistrats d’adoucir les peines que les lois infligent aux coupables, de mettre immédiatement en liberté les gens injustement incarcérés, et de terminer promptement les procès en litige. Le ciel, ajoutait-il, réjoui de ses efforts, aurait alors pitié de l’affliction de ses sujets, et enverrait de la pluie. » Il accordait en outre une remise d’impôts aux habitans des provinces qui avaient le plus souffert, C’est que le mécontentement public était grand. Le ministère le comprenait et cherchait à l’apaiser. En quelques mois, il avait accumulé beaucoup de fautes, et, ainsi qu’il arrive souvent, les malheurs accidentels étaient venus s’y joindre comme pour mettre le comble à l’irritation publique. La mort de San-ko-lin-sin, en privant son parti du patronage d’une grande réputation militaire, l’avait laissé sans force pour balancer l’influence du prince Kong. De ce moment, le sort de cette administration fut fixé, et l’existence en fut mesurée au terme des cérémonies funèbres. Une dernière satisfaction était pourtant réservée à ce parti, ou plutôt il sut se préparer un dernier triomphe, en obtenant du jeune empereur que les plus grands honneurs fussent rendus à la mémoire de San-ko-lin-sin. Le corps du général fut envoyé à Pékin avec une nombreuse escorte. Un oncle de l’empereur alla le recevoir, et quelques jours après, l’empereur lui-même se rendit avec toute sa cour au palais du prince. Il ordonna, par une faveur insigne et inusitée, que toutes les batailles et actions d’éclat du défunt fussent peintes et exposées dans la salle des victoires. On ne dit pas si les défaites subies par le prince à Ta-kou et à Pa-li-kao furent comptées au nombre des succès dont la cour de Pékin voulut ainsi éterniser le souvenir. Quoi qu’il en soit, le titre de prince de la famille-impériale fut conféré au fils unique de San-ko-lin-sin, et ses deux petits-fils furent créés, l’un prince du troisième rang à vie, et l’autre prince du cinquième rang.

Enfin le jour des cérémonies funéraires en l’honneur du souverain défunt arriva. Le ministère des rites et le tribunal des mathématiques ayant désigné la date propice, et tous les préparatifs étant achevés, l’empereur Tong-tche et les impératrices partirent de Pékin le 5 novembre 1865, pour porter les restes de l’empereur défunt à sa nouvelle sépulture. Les cérémonies eurent toute la splendeur des fêtes asiatiques. On sait que, pour conserver intacte la majesté de son rang, l’empereur de Chine se rend invisible. Quand le monarque du Céleste-Empire doit passer, des coureurs le précèdent, et à leur vue les habitans s’empressent de rentrer dans leurs demeures dont ils ont soin de fermer toutes les ouvertures ; mais le moyen de se soustraire à la curiosité européenne ? Des attachés de l’ambassade française ont vu le cortège de l’empereur et l’empereur lui-même, ainsi que les impératrices, par un interstice des volets d’une boutique. Le cortège était bien un cortège oriental : des soldats dont la tenue n’était uniforme que par les taches et les guenilles, des mandarins vêtus de soie et de velours, le souverain et les impératrices simplement habillés, le jaune dominant partout. Le tombeau de Hien-foung a coûté, avons-nous dit, 30 millions. Ce faste après la mort n’est pas inconnu, et rappelle les pyramides. Le corps y fut déposé le 10 novembre, et la cour était rentrée à Pékin le 13 du même mois. Deux incidens signalèrent cette fête funèbre. Un mandarin fut condamné à mort pour avoir omis de dire que le jour de l’enterrement n’était pas un jour propice. Deux princes, reconnus coupables d’avoir détourné une partie des fonds destinés au monument, subirent le même sort.

Aussitôt après son retour à Pékin, l’empereur Tong-tche prononça le renvoi du ministère de résistance et le rétablissement du prince Kong dans ses titres et dignités. Celui-ci redevint président du conseil de l’empire et ministre dirigeant. Il était temps du reste de changer de politique, car le représentant du gouvernement britannique, sir Rutherford-Alcock, était en route pour prendre possession de son poste à Pékin. Avant son arrivée, les pensées d’orgueil avaient pu prévaloir, elles s’évanouissaient à son approche. Dans le cours de son voyage en Chine, le nouveau ministre plénipotentiaire n’avait pu s’arrêter nulle part sans recevoir les réclamations et les propositions des commerçans et des industriels. Les uns demandaient une nouvelle révision des traités dans le but d’abaisser les tarifs, les autres rétamaient le libre parcours de toutes les routes, la libre entrée dans toutes les villes, l’établissement de consuls anglais dans tous les centres commerciaux ; d’autres désiraient obtenir la concession de chemins de fer, de lignes télégraphiques ; les officiers proposaient la réorganisation des corps indigènes sous leurs ordres ; tous, militaires et civils, réclamaient énergiquement la répression de la piraterie sur le littoral et les fleuves. Le ministre anglais arriva dans la capitale du Céleste-Empire après avoir fait naufrage, perdu son argent et ses effets, manqué lui-même de se noyer.

Il obtint la révision des tarifs dans un sens plus favorable aux Européens ; mais le prince Kong a refusé jusqu’ici de créer de nouveaux corps de troupes étrangères. Quoique des révoltes partielles aient succédé à la grande rébellion des Taïpings, quoique les révoltés nouveaux aient plus d’une fois pillé les environs de Pékin et menacé la ville même, le prince est resté ferme dans la résolution de ne recourir pour les réprimer qu’aux seules forces nationales. Quant à la piraterie, c’est un autre genre de fléau dont il est impossible de se dissimuler la gravité. Les pirates des mers de Chine sont les bandits les plus audacieux qu’on puisse imaginer. Plus d’un navire européen, monté par un équipage résolu, pourvu d’armes et même d’artillerie, a été capturé par ces brigands, qui ont su résister à des navires de guerre. Ils menaçaient donc toujours le commerce, surtout à l’époque dont nous parlons ; leur hardiesse était telle, leurs déprédations étaient si fréquentes, qu’ils créaient de sérieux obstacles à la navigation. Le prince Kong avait un moment conçu le projet d’acheter une flottille en Angleterre, et de la faire monter par des équipages européens sous les ordres d’officiers de la marine anglaise. La transaction avait été faite en Angleterre, et l’envoyé du gouvernement chinois, M. Lay, l’inspecteur général des douanes, avait obtenu le concours d’un officier de mérite, M. Osborne. Sa petite escadre partit d’Angleterre et jeta l’ancre à Shang-haï ; mais dans l’intervalle, le sentiment de fierté dont nous avons signalé la recrudescence dans le gouvernement était devenu si prononcé, qu’a peine arrivée, la flottille fut désarmée, et le capitaine Osborne remercié de ses services.

Cependant le prince Kong a réussi, au bout de quelques années, à créer des arsenaux en Chine, à y construire des chaloupes canonnières et autres navires de guerre sous la direction de marins français et anglais, de telle sorte que maintenant la Chine se trouve dotée de bons bâtimens de combat, qui lui permettront, sinon de détruire la piraterie, du moins de la tenir en respect. Pour les chemins de fer, il a été jusqu’à présent inutile d’en parler aux mandarins. Les Européens n’ont à leur avis que trop de facilité à pénétrer dans l’intérieur de l’empire, et on n’admet pas encore à Pékin l’utilité d’adopter ce moyen d’abréger les distances. Malgré ces restrictions, le commerce étranger prend chaque jour des proportions plus grandes.

Le terrain est bien préparé. L’esprit des populations est généralement favorable. Au moment de la guerre, une flottille anglaise ayant remonté le Yang-tse-kiang, on demanda dans toutes les villes aux officiers et marins : « Qu’avez-vous à vendre ? que voulez-vous acheter ? « Les dernières pages de cette étude diront quel parti la France et l’Angleterre ont tiré de ces bonnes dispositions, chacune selon son caractère ou son génie.

Mais nous pouvons dès à présent rendre au prince Kong la justice qu’il mérite ; son administration prudente et éclairée a pacifié l’empire, amélioré ses revenus. Il a fait sortir la Chine de son isolement, il a reconnu et constaté devant ses concitoyens l’existence d’empires puissans et riches autres que l’empire du milieu, il a conformé sa politique à la nécessité de traiter les étrangers, non en tributaires comme auparavant, mais en amis indépendans et forts. C’est beaucoup, et, si l’on tient compte des rivalités et des préjugés qu’il a dû combattre, si l’on songe à la force d’inertie que lui ont opposée l’ignorance et l’orgueil chinois, à la difficulté de réformer des abus séculaires défendus par de puissans intérêts, on reste persuadé que le prince Kong n’est pas un homme ordinaire. A-t-il le génie qu’il faudrait pour régénérer l’empire, et faire entrer définitivement le peuple chinois dans la voie du progrès en secouant son immobilité ? c’est douteux. La vie d’un homme ne peut suffire à une pareille révolution, et d’ailleurs la civilisation telle qu’on la comprend en Europe, avec son cortège de douceur dans les mœurs et d’honnêteté dans les relations, d’honneur, de justice dans les sentimens et d’améliorations constantes, est, suivant nous, tellement liée à la pratique des principes du christianisme, qu’il n’y a rien à attendre des nations païennes, si ce n’est l’immobilité, la corruption et la chute.


III

Il serait puéril de nous dissimuler l’infériorité, pour ne pas dire la nullité, de notre position commerciale en Chine. Il faut qu’on le sache, le rôle de notre marine marchande est absolument misérable, et nous ne sommes représentés sur les mers orientales d’une manière convenable que par notre marine de guerre. Quant à l’Angleterre, ses intérêts dans l’empire chinois sont immenses, et deviennent plus grands de jour en jour. Il n’a pas été facile d’ouvrir au commerce anglais ce marché de tant de millions de consommateurs. La persuasion et la menace, la diplomatie et la force, tous les moyens ont été mis en œuvre. Il s’agissait, non pas seulement de vaincre la résistance du gouvernement, mais encore de surmonter l’indifférence du peuple. Il était facile de lui porter des marchandises ; mais il n’était pas aisé de lui donner le désir d’en faire usage. L’agriculture et l’industrie chinoises suffisent amplement aux besoins des habitans du Céleste-Empire. Après la prise de Canton en 1858, l’empereur Hien-foung, au moment de conclure un traité de paix avec la France et l’Angleterre, s’étonnait de l’obstination des étrangers, notamment des Anglais, à vouloir introduire en Chine des marchandises dont son peuple n’avait nul besoin. « Nos cotonnades valent mieux que les produits anglais, disait-il, nos tissus sont plus forts et coûtent moins cher, pourquoi l’Angleterre veut-elle nous contraindre à recevoir ses étoffes ? » En effet le sol de l’empire donne tout ce qui est nécessaire à la consommation des habitans.

Le riz est le principal élément de leur nourriture ; on le cultive avec un soin minutieux, et l’on obtient aisément chaque année deux récoltes de cette précieuse céréale. Le blé, le mais, l’orge et le sarrasin sont également l’objet de cultures très perfectionnées. Les Chinois élèvent peu de bestiaux, parce que la terre est très divisée chez eux, et qu’on n’y trouve ni grandes fermes, ni grands pâturages ; aussi mangent-ils peu de viande. Le poisson, les légumes, la pâtisserie, des volailles en petite quantité et généralement chétives, composent le menu du dîner des riches. La boisson est fournie par le sol qui produit l’arbre à thé. Le plus humble habitant du Céleste-Empire prend le thé plusieurs fois par jour, dans sa maison, sur le chemin, dans la me, où il s’arrête fréquemment pour savourer l’infusion sans sucre que lui présentent toute bouillante des marchands ambulans. Habitué dès l’enfance à préférer les boissons chaudes, il n’a aucun goût pour le vin ni pour la bière, et ne fait aucune différence de l’un à l’autre.

L’Europe n’a donc rien à porter aux Chinois en fait de denrées alimentaires, à l’exception de quelques conserves, d’échantillons de vins, qui figurent parfois sur la table des mandarins plutôt comme objets de luxe que pour la satisfaction du goût. Les produits industriels avaient-ils plus de chance de trouver un marché lucratif en Chine ? Les Chinois sont généralement vêtus de soie ou de coton. Les Anglais n’avaient à leur vendre que des cotonnades moins solides que les tissus indigènes. Toutefois on porte aussi du drap dans la saison d’hiver, et l’empire n’en produit guère, puisqu’il n’élève pas de troupeaux. Il eût appartenu aux français de fournir les étoffes de laine aux habitans de la terre du milieu ; mais nous avons laissé les Russes accaparer, à leur profit cette branche du commerce. Quant aux étoffes de coton, les Anglais ont fini par en introduire une certaine quantité, qui s’accroît chaque jour. Les produits de la filature et du tissage chinois sont serrés, forts et économiques, la main-d’œuvre étant abondante et peu coûteuse ; mais ils pèchent par la teinture. Ils sont uniformément bleus on jaunes comme le nankin, tandis que l’impression sur étoffe donne aux cotonnades de Manchester une variété de couleurs qui séduit souvent les Chinois, et les entraîne à repousser les solides et chauds tissus du pays pour acheter les étoffes brillantes, mais légères, que les Anglais leur apportent. Ceux-ci ont ainsi créé pour leurs fabriques un marché où ils placent aujourd’hui pour plus de 100 millions de ces produits. Ce n’est pourtant qu’un élément secondaire du trafic de l’Angleterre dans ces contrées.

Il fut un temps, et ce temps n’est pas bien éloigné, où les Anglais, qui avaient créé le commerce d’exportation, composé du thé, de la soie et des soieries chinoises, ne savaient comment balancer les frais de ce commerce, évalué aujourd’hui à plus de 450 millions. Les Chinois ne consommaient aucune de nos marchandises, et cette somme considérable était soldée presque entièrement par l’Europe en numéraire. Les Anglais, comprenant la nécessité d’établir un meilleur équilibre commercial et n’ayant aucun produit uttile à échanger contre les marchandises chinoises, imaginèrent alors d’introduire en Chine une substance que l’Inde anglaise récolte en abondance, et que les Chinois fument avec excès au grand détriment de leur santé, l’opium. Le gouvernement de Pékin lutta longtemps contre la propagation de cette substance, les Anglais persistèrent à l’importer dans les ports de l’empire. C’était pour leur commerce une question de vie ou de mort. Ils organisèrent une contrebande avouée, et quand la cour de Pékin, forte de son droit, voulut faire respecter ses prohibitions, les Anglais n’hésitèrent pas à défendre les armes à la main leur trafic illégitime. Aujourd’hui l’on consomme en Chine pour 230 millions d’opium d’importation étrangère, sans compter celui qu’on cultive dans le pays. Ainsi se trouve rétablie la balance du commerce, qui non-seulement ne se solde plus en numéraire par l’Europe, mais encore donne en faveur de celle-ci un léger excédant de l’importation sur l’exportation. Et voilà comment par la paix et par la guerre, avec un admirable esprit de suite et une habileté qui méritait peut-être d’être employée à une meilleure fin, les Anglais ont fondé leur commerce en Chine, alors que nous n’avons rien su faire de sérieux encore. Veut-on connaître la différence de notre navigation et de la navigation anglaise dans ce pays pour l’année 1864 ? L’Angleterre a fait entrer dans les ports chinois pendant cette année 3,939 navires, la France 122 ; l’Angleterre a fait sortir des mêmes ports 3,986 bâtimens, la France 125. Inutile d’insister sur bs conséquences de ce rapprochement, bien plus pénible encore pour nous, si nous ajoutons que Hambourg et le Danemark laissent également dans les mêmes ports notre navigation fort loin en arrière de la leur.

Nous ne sommes pas un peuple de navigateurs, et quand la nécessité nous pousse hors de notre pays, c’est avec l’espoir d’y rentrer au plus vite. La France est agricole et guerrière, et, bornant ses soins à fortifier sa marine militaire, elle se résigne volontiers, trop volontiers, à l’infériorité de sa marine commerciale. Toutefois une partie de cette dernière est faite pour nous apporter quelques consolations, je veux parler des Messageries impériales. Le succès de cette entreprise est le prix légitime d’une prudente, mais constante initiative. Par un contraste remarquable, tandis que notre marine de commerce est primée dans les mers de Chine même par les villes hanséatiques et par le Danemark, les Messageries impériales françaises font, dans la traversée d’Asie en Europe, une concurrence heureuse à la puissante Compagnie péninsulaire et orientale anglaise ; les paquebots de la ligne française emportent à travers l’Égypte, par le canal de Suez, deux ou trois cents passagers, la plupart anglais, pour l’Inde et la Chine, tandis que la ligne anglaise, qui ne s’est pas encore décidée à prendre la voie de l’isthme, n’amène plus à Alexandrie qu’un très petit nombre de voyageurs.

De l’ensemble de ces faits il résulte que la France n’a qu’un intérêt médiocre dans les affaires de Chine. Elle a plutôt consulté sa dignité que son avantage lorsqu’elle a dirigé des expéditions armées contre cet empire. Elle a voulu tenir son rang à côté de l’Angleterre dans cette partie du monde, et y contre-balancer l’influence de nos voisins par la démonstration de sa puissance. Cette manifestation était-elle nécessaire ? Nullement, à notre avis, car les États-Unis, sans y prendre part, ont obtenu les mêmes avantages et ne sont pas descendus dans l’estime générale. Nous avions, dit-on, un autre prétexte, ou, si l’on veut, un autre motif : la protection des missionnaires voués à la persécution. On peut avoir pour ces hommes dévoués de l’estime et même quelquefois de l’admiration ; mais ce n’est pas une raison d’engager notre politique dans leur apostolat, Ils peuvent en effet nous mener fort loin. Nous n’avons aucun contrôle sur leurs actes, qui, au point de vue religieux, ne relèvent que de leur conscience et des ordres de l’église. Essayons d’intervenir pour limiter leur zèle, et nos remontrances ne seront certainement pas écoutées. Or on ne doit accepter de responsabilité que dans les bornes de l’autorité qu’on exerce, et il est certainement plus sage de laisser les missionnaires à leur inspiration, même à tous risques, que de s’engager aies soutenir dans une conduite qui pourrait n’avoir ni notre autorisation ni notre assentiment.

Si donc à l’avenir nous nous bornons à maintenir sans exagération comme sans faiblesse les stipulations qui figurent dans les traités en faveur du libre exercice du christianisme, si nous ne fatiguons pas le gouvernement chinois de réclamations à propos de chaque incident, de chaque personne et de chaque paroisse, si nos missionnaires, tout en restant assurés qu’ils peuvent compter sur la sympathie de la France et sur la bienveillance de nos agens, savent que nous ne sommes point disposés à intervenir continuellement pour venger des injures qu’ils s’attirent trop souvent par leurs imprudences, nous éviterons probablement d’irriter la population de l’empire, nous ne verrons pas le renouvellement de catastrophes comme celle de Tien-tsin, et nous trouverons toujours le gouvernement chinois prêt à nous donner satisfaction.


PAUL MERRUAU.