La Chine depuis le Traité de Pékin

La Chine depuis le Traité de Pékin
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 857-895).
LA CHINE
DEPUIS LE TRAITE DE PEKIN

LES ANGLO-FRANCAIS, LES IMPERIAUX ET LES TAÏ-PINGS.

Il y a deux ans, à la suite de la brillante campagne qui portait les troupes anglo-françaises jusqu’au cœur de la Chine, chacun se plaisait à croire qu’une ère nouvelle allait commencer pour les Européens appelés ou retenus par leurs intérêts dans ce vaste empire. On n’avait aucune raison de craindre beaucoup une régence encore mal affermie et assez peu favorable en apparence à ce vieux dogme de la politique chinoise qui ferme l’empire aux étrangers. On savait cette régence sans grand appui dans le peuple, presque sans finances à cause de l’indemnité de guerre à payer, et ne possédant qu’une armée peu exercée, aussi incapable de la protéger efficacement contre les rebelles que de nous attaquer avec succès. Une grave question apparaissait toutefois comme un point noir dans cet avenir qui s’annonçait si brillant. On se demandait avec inquiétude comment tourneraient les choses le lendemain du jour où, conformément aux stipulations des traités, les garnisons anglo-françaises auraient quitté Ta-kou, Tien-tsin et Shang-haï. N’aurions-nous pas à craindre un revirement dans la politique du gouvernement de Pékin, lorsque la protection matérielle de nos intérêts serait définitivement remise entre les mains des ministres et des consuls, n’ayant d’autre appui que les forces d’une station navale dispersée sur les côtes ?

À en juger par l’histoire du passé, on avait tout à redouter de la mauvaise foi des mandarins. Bien souvent déjà depuis des siècles, des missionnaires, des armées, des ambassadeurs qui avaient entrepris la tâche ingrate de pénétrer et de s’établir en Chine, avaient cru toucher au but de leurs désirs, de leurs travaux et de leurs victoires. Il semble malheureusement qu’il y ait au fond de cette mystérieuse cour de Pékin un esprit jaloux, surveillant d’un œil inquiet les progrès des Européens. Un jour un ordre sort tout à coup du palais impérial : « Vous n’irez pas plus loin ! » Alors on dirait qu’un typhon se déchaîne, engloutissant et broyant tout sur son passage : les persécutions religieuses recommencent, les ports sont fermés, les traités sont déchirés, et cette grande population se trouve une fois de plus séquestrée du reste du monde. Cette question chinoise, qui s’est déjà réveillée trois fois en trente ans, ne ressemble-t-elle pas au rocher de Sisyphe ? Aussi une vague inquiétude perçait dès la fin de 1860 dans tous les esprits malgré l’étonnante activité commerciale qui régnait dans les cinq ports. On vivait en quelque sorte au jour le jour, profitant des ressources créées par des victoires récentes, espérant aussi que le temps conjurerait des complications encore mal définies et dans tous les cas éloignées. C’est alors que les insurgés chinois, les Taï-pings, en se dirigeant vers la mer, à la recherche des grands débouchés, rencontrèrent les Européens. Pour la première fois, les alliés se trouvaient face à face avec ces rebelles qui venaient réclamer, les armes à la main, les seuls ports où nous puissions commercer d’après les traités. Le moment était critique, car la neutralité était impossible à garder. L’amiral Protet, en prenant parti pour les impériaux, rendit un service signalé à la civilisation aussi bien qu’à la Chine elle-même. Son heureuse intervention mit tout d’un coup les alliés au cœur des affaires chinoises sans qu’ils le cherchassent ; elle changea notre attitude en face du gouvernement de Pékin, et si l’on sait mettre à profit le prestige qu’elle nous a valu, elle peut avoir des résultats inespérés pour les intérêts de l’Europe dans l’extrême Orient. C’est le tableau de notre situation en Chine depuis le traité de Pékin, soit vis-à-vis du gouvernement impérial, soit vis-à-vis de la rébellion, que nous voudrions tracer ici, et rien ne prouvera mieux que l’histoire de ces deux ans la grave portée de la révolution qui tend à se produire dans nos relations avec la société chinoise.


I

Parmi les épisodes mémorables de cette rapide campagne de Chine, il faut compter assurément, après la vigoureuse opération militaire qui livra Pékin aux alliés, l’hivernage des Anglo-Français à quelques lieues de cette capitale. On était au mois de décembre 1860 : l’escadre et le gros de l’armée venaient de partir ; l’hiver sévissait déjà, le Peï-ho était gelé ; une poignée de soldats et une faible flottille se trouvaient prises dans les glaces, presque sans communications avec le reste du monde. Les secours ou les ordres ne pouvaient venir que par la Sibérie ou par Tche-fou après quatorze jours de marche, par des froids prodigieux, à travers un pays inconnu, hérissé de montagnes et coupé de grandes rivières. Les deux représentai de France et d’Angleterre, MM. Bourboulon et Bruce, se trouvaient à Pékin, sans forces sous la main, en présence d’un gouvernement dont la mauvaise foi est proverbiale. Le prince Kong, après avoir rendu un grand service à son pays en concluant la paix, semblait avoir perdu une partie de son influence. L’empereur persistait à se tenir retiré à Géhol, malgré les clauses formelles des conventions et les promesses du premier ministre. Ainsi frustrés de leur droit de traiter les affaires auprès du souverain et craignant de retarder encore son retour en l’exposant à voir les barbares près de son palais, les représentans de la France et de l’Angleterre osaient à peine assurer l’accès de la capitale à tous les Européens.

Les faibles garnisons laissées dans le nord pour surveiller le paiement de l’indemnité de guerre étaient comme noyées au sein de cette immense population, dont on connaissait mal encore les mœurs, les opinions et la force ; mais, après les quelques jours donnés à l’installation, les craintes d’attaque ou de conflit entre nos soldats et la population se dissipèrent peu à peu. Cette inquiétude sourde et vague que devait inspirer à des chefs militaires une position peu sûre dans une grande ville ouverte, sorte de carrefour de toutes les routes de l’empire, s’évanouit elle-même promptement. Le peuple chinois, que les mandarins se plaisaient à représenter comme l’ennemi acharné des Européens, apparut alors sous son véritable jour, et les alliés apprirent à mieux juger cette race si forte, si laborieuse et si opprimée. D’ailleurs les graves événemens qui se passèrent dans le courant de l’année 1861 étaient bien faits pour servir d’enseignement, pour nous montrer surtout combien les Chinois sont peu accessibles aux passions politiques. La mort de l’empereur, l’avènement de son successeur, âgé de sept ans, la dissolution du premier conseil de régence, cassé par le prince Kong, qui en était exclu et qui en forma un second, la punition des trois mandarins auteurs des massacres de Tong-cheou, toutes ces nouvelles se succédèrent coup sur ’coup, sans que le peuple s’en émût et sortît de son apathie habituelle. Cette grande révolution de palais ne donna même lieu à aucune protestation de la part des vice-rois et des mandarins, qui tous acceptèrent les faits accomplis.

À partir du coup d’état de 1861, les relations des légations avec le prince Kong devinrent, sinon profitables, du moins plus directes. Nos plénipotentiaires purent mieux juger les finesses de la diplomatie chinoise, avec ses faux-fuyans et ses longueurs interminables. Après avoir pendant plus d’un an exécuté loyalement les traités, les alliés étaient en droit d’exiger de la cour de Pékin la même fidélité à la foi jurée. Cependant les persécutions contre les missionnaires et les chrétiens, un moment apaisées, reprenaient déjà, et de toutes les provinces s’élevaient des plaintes contre la cruauté des mandarins, toujours mortels ennemis de nos idées. Dès que ces tristes nouvelles parvenaient aux ministres ou aux amiraux alliés, ils obtenaient, à force de fermeté, des destitutions, des réparations matérielles, des rectifications de l’esprit et de la lettre des traités, si diversement appliqués par les gouverneurs de province. On s’aperçut alors que la religion chrétienne était mise sur le même pied d’infamie que les autres croyances du peuple, si méprisées des mandarins, qui, pour torturer encore nos missionnaires, faussaient effrontément l’article du traité relatif à la liberté du culte catholique. Il fallut une nouvelle convention, en date du 7 avril 1862, pour rendre aux mots leur véritable sens, et de ce jour seulement date l’émancipation des chrétiens en Chine.

Ces mille difficultés, ces petits pièges, qui, même lorsqu’ils ne sont rien dans le fond, deviennent profondément blessans dans la forme, surgissaient à chaque instant, sans altérer gravement toutefois nos rapports avec la cour de Pékin tels qu’ils existaient depuis la paix. Aussi, jusqu’au mois de décembre 1861, en supposant que la prudence de nos ministres fût secondée par la sagesse des missionnaires et des autres résidens européens, on pouvait espérer que les relations avec le gouvernement impérial resteraient longtemps bonnes, sans chocs, bien que sans progrès de notre part dans l’esprit du peuple. Les Chinois en effet, jugeant, comme toujours, sur les apparences, ne voyaient en nous que leurs mauvais génies. Ils avaient été persécutés à cause de l’opium vendu par les Anglais et torturés pour avoir écouté la parole divine prêchée par les Français. En souvenir de tous ces maux que les Européens leur avaient apportés, les Chinois nous appelaient les diables occidentaux, et ne pouvaient comprendre que la responsabilité de tout le sang versé dans deux grandes guerres retombât sur leur gouvernement. Après une occupation militaire de plus d’un an, la position des Européens devant la nation chinoise n’était pas sans quelque analogie avec celle des Juifs au milieu des populations du moyen âge. Nous étions supportés comme, un mal dont on ne pouvait se débarrasser, mais nous ne pouvions nous rattacher par aucun point commun à tout cet immense peuple, qui, dans son ignorance, voyait en nous ses fléaux. Ce préjugé, habilement exploité et entretenu par les mandarins, afin de mettre ainsi la nation entre eux et nous, ce préjugé, les Chinois l’eussent gardé des siècles, s’ils n’avaient vu à Shang-haï, à Ning-po, à Tché-fou, une poignée de leurs prétendus ennemis venir à leur secours et leur épargner l’humiliation d’être conquis par une bande innombrable de rebelles.

Tout le monde connaît en Europe les Taï-pings ; mais jusqu’à ces derniers temps on ignorait encore l’immensité des désastres qu’ils ont causés. Ce grand mouvement d’insurrection avait dès le début gagné les sympathies du peuple chinois en lui parlant au nom de sa nationalité perdue. Un pareil cri trouve toujours de l’écho dans les cœurs les plus engourdis, et bientôt la société secrète si faible encore en 1849[1], puissamment recrutée dans cette immense population de mécontens qui fourmillent toujours parmi les vastes agglomérations d’hommes, se trouvait assez forte pour prendre Nankin et occuper toute une province. Les Taï-pings se mirent promptement en communication avec les Européens ; ils lancèrent des manifestes politiques et religieux empreints d’une certaine sagesse et d’une sorte de mysticisme catholique. Les Anglais et les Français, fatigués à cette époque des fourberies de la cour de Pékin, suivirent avec une curiosité attentive les progrès de cette rébellion prêchant la paix, la concorde, anathématisant le gouvernement tartare, et offrant aux Européens des facilités de commerce toujours refusées jusqu’alors par la Chine. La rébellion cependant ne pouvait s’étendre sans perdre l’unité qui faisait sa force, et sans se détourner même du but qui en eût assuré le succès. Lorsqu’ayant quitté les bords du Yang-tse-kiang, les rebelles marchèrent sur la capitale de l’empire, ils pesèrent tellement sur le pays, que les habitans ouvrirent les écluses du Fleuve-Jaune, pour arrêter la terrible invasion. Dans l’immense catastrophe qui en résulta, les principaux chefs furent noyés, et cette armée de naufragés rentra en désordre à Nankin. La grande pensée de la restauration nationale disparut dès lors dans le déchaînement des appétits et le désordre des mœurs, et l’indiscipline désunit bientôt ces bandes armées. L’avortement de la révolution pouvait dès ce moment être prévu.

De 1852 à 1861, les ministres et les amiraux alliés allèrent souvent à Nankin traiter avec les chefs rebelles. Ces conférences aboutirent à des compromis dans lesquels on stipula la liberté pour les Européens d’aller et de venir, avec leurs marchandises, dans tous les lieux où l’insurrection était maîtresse. Les Taï-pings s’engagèrent de leur côté à ne jamais s’approcher en armes ni en force à plus de quarante milles de Shang-haï et des ports ouverts. Les alliés devaient d’ailleurs rester toujours neutres dans la guerre qui se poursuivait entre les rebelles et les impériaux. On eut ainsi bien des occasions de visiter la capitale de la rébellion, de voir ces Taï-pings chez eux, d’étudier leurs mœurs et de connaître leurs projets. Il faut le dire, la seconde ville de la Chine n’était plus qu’un tombeau, sa plus riche province qu’un désert. Cette insurrection, qui comptait dans son sein des millions d’hommes, qui devait régénérer le peuple chinois, était complètement dévoyée : elle aboutissait misérablement au meurtre, au viol et à l’incendie. De Nankin, leur position centrale, des bandes de trente ou quarante mille rebelles rayonnaient dans toutes les directions, semant partout la terreur et la désolation, faisant fuir devant elles les soldats impériaux, détruisant tout, et, sans souci du programme primitif, ne rétablissant ni les anciennes mœurs, ni les vieilles traditions, ni les maximes des sages.

Bientôt, à leur exemple, d’autres bandes de révoltés, sans relations les unes avec les autres, se répandirent dans les grandes provinces de la Chine ; mais les Taï-pings restèrent et ils sont encore les plus redoutables par leur nombre et leur position stratégique. Ils sont aujourd’hui complètement maîtres des cours du Yang-tse et du Canal-Impérial, ces deux artères de l’empire, les grandes voies d’écoulement de tout le commerce de ce pays, et ils en interdisent la navigation à toutes les jonques qui ne sont pas de leur parti. Déjà, vers la fin de l’année 1861, la marche des rebelles vers la mer se dessinait nettement. Soit audace, soit instinct politique, ils s’avançaient vers les grands ports ouverts aux" Européens malgré leurs promesses de s’en tenir éloignés de quarante milles. Leur plan était évidemment de s’emparer des débouchés du Yang-tse, de sortir de l’espèce d’île où ils étaient enfermés au centre de l’empire et d’en finir avec cet isolement qui nuisait à leur expansion. Ils cherchaient enfin des alliés sûrs dans les pirates qui pullulent sur les côtes de Chine, et aspiraient aussi à se rapprocher du commerce européen, qui peut seul leur fournir des armes et des munitions.

Tout semblait les encourager dans cette voie : d’un côté le peu de résistance qu’ils rencontraient de la part des populations et des soldats impériaux, et de l’autre l’inaction dans laquelle la politique des ministres de France et d’Angleterre maintenait les forces alliées. En effet, tant que les rebelles se tinrent au centre de l’empire, nous n’avions aucun droit d’intervenir contre eux, malgré leurs progrès évidens, sans l’approbation du gouvernement impérial. Le prince Kong déclinait toutes les offres de service, alléguant que ses mesurés étaient prises, que de grandes victoires avaient été déjà remportées, que notre intervention le gênerait et diminuerait le prestige de son souverain. Pris entre les rebelles et les étrangers, le prince semblait ménager les premiers en haine des seconds. Espérait-il que les Taï-pings jetteraient les Européens à la mer, et qu’il ne lui resterait alors qu’un ennemi sur les bras ? Quoi qu’il en soit, les ministres Avaient défendu aux Européens tout rapport et toute lutte avec les rebelles. Lies chefs des forces alliées devaient se borner à couvrir et à défendre les concessions territoriales faites aux étrangers dans les ports ouverts au commerce.

C’est à ce moment (décembre 1861) que les Taï-pings prenaient sans difficulté la grande ville de Ning-po. Elle ne fut pas même défendue un instant par le gouverneur chinois, et le rôle des amiraux Protet et Hope, témoins de l’escalade, dut se borner à obtenir des chefs rebelles le respect des Européens et la neutralisation du faubourg de la ville appelé Malo, où se trouvent toutes les concessions[2] et les établissemens religieux des alliés. On crut un instant que les rebelles, maîtres enfin d’un grand port, allaient s’organiser, établir le commerce sur des bases plus larges, favoriser la rentrée des habitans et les travaux des champs. L’illusion fut de courte durée ; Ning-po resta désert, une partie des fermes et des maisons furent incendiées, et pas une jonque ne parut.

Le vide qui se faisait ainsi autour des rebelles tuait tout le commerce des thés, des soies et du riz. Les routes de l’intérieur étaient interdites aux négocians chinois, nos seuls intermédiaires possibles Avec les pays producteurs. Les Taï-pings ne voulaient que des armes et de la poudre ; aussi bientôt la vente des munitions de guerre, défendue par les traités dans tout l’empire, se fit sur une large échelle le long des côtes. L’archipel de Chusan offrait aux pirates et aux contrebandiers des asiles inaccessibles ; les quelques jonques impériales en croisière dans ces parages n’osaient sortir pour visiter les navires, et le nombre réduit de nos bâtimens ne permettait pas aux amiraux d’établir une surveillance complète du littoral ni un blocus effectif. Par le Canal-Impérial, qui débouche au fond du golfe de Ning-po, les rebelles faisaient passer des armes à toutes les bandes répandues dans la province de Shang-haï, et bientôt, grâce à l’activité de la contrebande, l’on prévoyait le moment où tous les Taï-pings allaient être armés de fusils. Notre inaction doublait les forces morales et physiques de l’ennemi : ils s’exerçaient sous la direction de déserteurs européens et savaient par eux notre petit nombre.

Les amiraux, liés par des ordres formels, eussent laissé les choses en cet état, attendant une solution du temps ou du hasard, lorsque cette loi générale qui force les grandes réunions d’hommes mal disciplinés à un déplacement continuel sans jamais pouvoir se fixer vint brusquer le dénoûment. Les rebelles faisaient un désert autour d’eux et s’affamaient dans leurs propres conquêtes, portant ainsi en eux-mêmes le germe de leur destruction. La famine les poussait sans cesse en avant, et le jour approchait où ils devaient fatalement se présenter devant Shang-haï et les baïonnettes européennes, après avoir laissé une mer de sang et de feu derrière eux.

Dans les mois de janvier et février 1862, les canonnières anglaises et françaises envoyées en reconnaissance dans le haut de la rivière de Shang-haï la trouvèrent défendue par des jonques blindées avec du coton et de la terre ou barrée par des estacades ; aux coudes principaux s’élevaient des forts en terre, garnis de canons, où s’enfermaient des milliers de rebelles armés de fusils. Les capitaines des bâtimens alliés engagèrent de véritables combats pour franchir ces obstacles et porter secours aux populations en fuite. L’attitude des rebelles vis-à-vis de nous avait complètement changé. À Ning-po, ils armaient des batteries menaçantes contre les concessions ; à Shang-haï, ils placardaient la nuit des affiches ou envoyaient des lettres insolentes aux amiraux. Ils indiquaient le jour et l’heure où ils seraient maîtres de la ville, et ordonnaient aux Européens de retirer leurs troupes et leurs vaisseaux. À chaque instant, le blocus se rétrécissait autour de Shang-haï ; le fleuve seul était encore libre pour nous, grâce à DOS canonnières. Les rebelles étaient partout ; leurs têtes de colonnes et leurs cavaliers paraissaient sur la rive droite, en face des frégates, sous le feu de leurs canons ; des villages entiers brûlaient, les habitans étaient égorgés en vue des troupes alliées ; la nuit, les alertes étaient continuelles ; enfin notre prestige moral, notre seule force réelle en Chine, diminuait chaque jour.

L’escadre française, réunie à Shang-haï, avait alors à sa tête le contre-amiral Protet. Jamais peut-être officier-général loin de son pays ne s’était trouvé en présence d’une situation aussi critique et aussi difficile. De la décision qu’il allait prendre en ces graves circonstances allait sortir la délivrance ou la ruine de tout un empire, l’établissement ou la perte de notre influence dans ces contrées. On était au cœur de l’hiver ; demander des ordres à Pékin en montrant le véritable état des choses et l’imminence du péril, il ne fallait pas y songer ; Le Peï-ho était gelé, et les lettres, en prenant à Tche-fou la route de terre, n’arrivaient qu’après de longs retards. Laisser faire les rebelles en neutralisant nos riches concessions, c’était renouveler l’essai déjà si malheureusement tenté à Ning-po, c’était perdre notre premier port en Chine, l’entrepôt de tout le commerce européen. Livrer Shang-haï aux rebelles, c’était abandonner la clé du Yang-tse, car Woo-sung et nos grands magasins ne pouvaient plus dès lors tenir un jour ; c’était perdre sans combat une ville qu’il eût fallu reprendre bientôt au prix des plus grands sacrifices, c’était la ruine de nos églises, la mort de nos missionnaires et le massacre de la population de toute une province, véritable fourmilière humaine, sans pain, sans abris, pressée comme dans un étau entre l’ennemi et nous. Une fois maîtres de Shang-haï, les rebelles pouvaient couper les câbles et mettre le feu aux milliers de jonques mouillées en amont des bâtimens européens ; alors, par une forte marée descendante, une irrésistible débâcle de brûlots eût incendié et coulé les deux escadres.

C’est dans ces momens terribles qu’il est beau de voir un homme de cœur et d’énergie chargé d’un grand commandement. La responsabilité ne lui pèse plus, dès qu’il sent que l’initiative est devenue le plus sacré des devoirs. L’amiral Protet alla trouver l’amiral Hope : ces deux hommes se comprirent du premier mot, et le lendemain les habitans de Shang-haï renaissaient à l’espérance : on apprenait que les Français et les Anglais, prenant en main la défense d’un peuple près de périr, allaient mêler encore une fois leur sang sur les mêmes champs.de bataille.


II

Si l’on jette un coup d’œil sur la carte de Chine, l’on voit la province de Shang-haï former un énorme cap, terminé au sud par le golfe de Ning-po et borné au nord par l’immense fleuve du Yang-tse-kiang, qui traverse la moitié de l’empire avant de se perdre dans la mer par deux énormes embouchures. Celle du sud reçoit encore le tribut des eaux de la rivière Whampoa, sur les bords de laquelle s’élève, à sept lieues dans l’intérieur, la ville de Shang-haï. Toute cette province, que les Chinois nomment le Kiang-see, semble un gigantesque delta, coupé dans tous les sens par des milliers de canaux qui, partant du Yang-tse, vont, en s’enchevêtrant les uns dans les autres, rejoindre le Whampoa, le traversent en quelque sorte, recommencent, dans la partie sud de la province appelée Pou-tong, leur inextricable réseau, pour aboutir enfin à un grand canal collecteur, espèce de régulateur de cette masse d’eau dont il verse, par un système ingénieux d’écluses, le trop-plein dans le golfe de Ning-po. Vue à vol d’oiseau, la province de Shang-haï paraîtrait une immense toile d’araignée dont les fils si nombreux seraient les canaux. Deux fleuves puissans, de grands lacs et la marée alimentent tous ces cours d’eau, auxquels les Français donnent le nom espagnol d’arroyos, sans doute en souvenir de nos longues campagnes maritimes dans la rivière de la Plata. Ils sont tous navigables, les plus grands par les bâtimens de guerre et les canonnières, les autres par les embarcations du pays, appelées jonques ou sampans.

Dans ce coin de la Chine, où la surface plane du sol n’offre à l’œil aucune ondulation, l’aspect du paysage est monotone malgré de grands arbres qui entourent çà et là les pagodes aux toits bigarrés et ornés du dragon fantastique à cinq griffes. D’interminables rizières boueuses et fétides se succèdent à perte de vue. Dans les villes, l’uniformité des constructions et l’absence dès femmes communiquent au visiteur européen une profonde impression d’ennui, et cependant, sur la terre et sur l’eau, dans ces rues qui sont si étroites, sur ces routes qui sont des sentiers, dans ces bateaux qui cachent littéralement le fleuve, partout règne une activité incroyable. Un peu avant d’arriver à Shang-haï par le Whampoa, on aperçoit par-dessus un des nombreux coudes de la rivière les grandes mâtures des frégates amirales, puis bientôt on vient mouiller au milieu d’une centaine de bâtimens de commerce européens et de milliers de jonques amarrées vingt par vingt les unes derrière les autres. Une foule de barques admirablement manœuvrées à la godille entourent le navire, et vous conduisent à terre devant des quais monumentaux, où s’élèvent de grandes maisons européennes à plusieurs étages, qui contrastent autant avec les édifices bas et peints des Chinois que nos costumes avec les leurs.

La ville de Shang-haï, construite sur la rive gauche du Whampoa, est divisée en trois parties bien distinctes, dont chacune a sa physionomie bien tranchée. C’est d’abord la cité chinoise avec sa malpropreté nationale, ses murailles en brique, ses tours et son fossé servant de canal. Entre la ville et le fleuve, un peu vers l’ouest, s’étend le faubourg de Ton-ka-dou, où grouille une population énorme, vivant moitié sur l’eau, moitié dans ces petites maisons borgnes que l’on retrouve, toujours les mêmes, dans toutes les parties de la Chine. À l’est s’étendent les concessions françaises, anglaises et américaines, séparées les unes des autres par des arroyos navigables, que l’on passe sur ces ponts pointus en forme de toits de maisons, si communs autrefois chez nous. Chaque nation apporte dans ce coin de terre où elle est parquée ses mœurs, ses institutions, son caractère. On dirait une photographie réduite des villes d’Europe : c’est la patrie vue par le gros bout de la lorgnette. On sort de la ville chinoise, on passe un fossé, et l’on a fait six mille lieues en une minute. On retrouve sa vie habituelle : des magasins à riches devantures, des cavaliers, des amazones, des musiques militaires, des policemen ou des sergens de ville, rien n’y manque. La partie chinoise de Shang-haï est soumise à la juridiction d’un foutai, gouverneur militaire, et d’un taoulaï, chef civil. Chaque concession est régie par un consul assisté d’un conseil municipal, et la police du fleuve est faite par un capitaine de port choisi entre les trois nations anglaise, française et chinoise.

À quelques lieues de Shang-haï s’élèvent encore deux petites colonies européennes : ce sont Woo-sung à l’est, sur la rive gauche et à l’embouchure du Whampoa, avec les grands magasins de l’escadre française, et Zi-ka-wei à l’ouest, avec son collège de jésuites, la pépinière des missionnaires de cet ordre, où ils viennent, en débarquant, se familiariser pendant un noviciat de quelques mois avec les coutumes du pays, et se défaire le plus possible de leur physionomie européenne, qui serait un obstacle à l’exercice de leur apostolat. De ces deux petites villes, l’une est la clé de la mer, l’autre celle de la campagne. Elles servent de postes avancés contre les pirates et les bandes de rebelles, et il faut toujours en être maîtres pour assiéger Shang-haï.

Au mois de janvier 1862, au moment où la lutte contre les Taï-pings allait s’engager, les alliés comptaient d’abord les deux mille hommes de troupes de ligne qui restaient de l’armée expéditionnaire ; mais ces régimens, exclusivement placés sous les ordres de l’administration de la guerre, étaient considérés comme en garnison, et les amiraux ne pouvaient les engager dans une expédition. Ils gardaient les murs de la ville, Zi-ka-wei et les concessions européennes. C’était en quelque sorte une réserve, ne pouvant donner que dans un cas désespéré. La véritable force active était dans les navires et les équipages qui les montaient. La station navale française se composait de deux frégates à voiles avec des équipages réduits, l’Andromaque et la Force, cette dernière portant le pavillon de l’amiral Protet, des canonnières 12, 13 et 15, et de quelques petits avisos à vapeur presque sans chaudières, peu armés et montés par un petit nombre de matelots. On attendait, vers le milieu d’avril 1862, la frégate la Renommée, la corvette le Monge et le bataillon de zéphyrs envoyé de France pour relever la garnison de Shang-haï.

La station navale anglaise, sous les ordres du vice-amiral Hope, qui avait son pavillon à bord de l’Impérieuse, était bien plus forte en gros bâtimens, et ses moyens d’action étaient encore augmentés par la présence d’un grand nombre de canonnières et les ressources inépuisables de l’arsenal de Hong-kong. Les Anglais attendaient aussi deux régimens des troupes de l’Inde, un régiment de ligne de Tien-tsin, et ce qui leur manquait en artillerie, génie, ambulances et pontonniers. Pour le moment toutefois, les deux amiraux ne pouvaient jeter à terre que six cents matelots, renforcés par l’artillerie légère ; mais cet effectif était suffisant, si l’on ne tentait un assaut ou un coup de main qu’à peu de distance des rives du Whampoa, à portée des canonnières qui protégeraient la retraite et l’embarquement dans le cas d’un insuccès difficile à prévoir.

Autour de ce noyau d’hommes d’élite, de ces matelots rompus aux fatigues et habitués à la guerre, venaient se grouper les forces tirées du fond même du pays. C’étaient les artilleurs chinois de Zi-ka-wei, les troupes du colonel américain Ward, les soldats et les marins impériaux. Dès le commencement même de l’expédition de Chine, pour la défense des avant-postes ou des murailles de la ville, et pour soulager la faible garnison anglo-française, on avait songé à enrôler des Chinois et à les exercer à l’européenne. Zi-ka-wei offrait de grandes ressources pour la formation d’un corps de réguliers indigènes : les environs étaient peuplés de chrétiens à peu près ruinés par la guerre, très attachés aux missionnaires, qui, par leur connaissance de la langue chinoise, devaient rendre de grands services comme interprètes. Deux officiers et quelques sous-officiers furent mis à la tête de cette nouvelle école militaire, espèce de pépinière appelée à jouer un grand rôle en Chine. En quelques mois, ces nouveaux soldats purent armer et servir quatre pièces d’artillerie de campagne et former une compagnie d’infanterie capable de les défendre. Leur costume rappelait celui des zouaves, leur tenue était irréprochable, et ils montraient une aptitude merveilleuse à tout comprendre et à tout imiter. Attentifs, sobres, patiens, craignant peu la fatigue, ils accomplissaient avec une précision extraordinaire toutes les manœuvres de l’artillerie légère. Bien souvent ils vinrent à Shang-haï pour être passés en revue par les autorités alliées et chinoises ; leurs sous-officiers les commandaient en français, avec cette pureté de prononciation que nous remarquons chez toutes les races asiatiques parlant notre langue, et les nombreux spectateurs, en se retirant après avoir vu ces hommes intelligens, robustes, sans préjugés religieux, n’hésitaient pas à les préférer aux chétifs soldats que l’Angleterre avait fait venir de l’Inde.

Depuis une dizaine d’années aussi, afin de s’opposer aux incursions des bandes de pillards et contenir la population flottante si nombreuse de Shang-haï, le taoutaï et le foutaï avaient formé un petit corps recruté parmi les Tagals de Manille et les déserteurs de toutes les nations. Plus tard, ils avaient complété leur système de défense en l’étendant et confié à des Européens le commandement de Chinois pris dans la ville. C’était une espèce de garde nationale mobile, à la tête de laquelle se trouvait le colonel américain Ward. Petit, maigre, vif et intelligent, Ward avait fait un peu de tout, jusqu’au jour où, venu à Shang-haï capitaine d’un navire, il l’avait quitté pour enlever aux rebelles, à la tête de quelques centaines d’hommes résolus, la grande ville de Son-kiang, à l’ouest et à douze lieues de nos concessions. Criblé de blessures dans ce brillant assaut, la bouche et la langue traversées par une balle, parlant à grand’peine un anglais inintelligible, il menait avec une énergie incroyable ses soldats, qui l’admiraient comme le plus brave d’entre eux. Il s’était fait en quelque sorte Chinois en se mariant dans le pays avec la fille d’un mandarin ; il avait reçu, en récompense de ses services, un bouton d’un rang élevé. Très bien secondé par une flottille à vapeur assez nombreuse et par des officiers qu’il choisissait avec soin dans cette foule de marins insoucians et braves qui commandent ou servent à bord des navires de commerce, Ward tenait garnison dans Son-kiang, sa conquête, couvrait ainsi Shang-haï à l’ouest, exerçait ses troupes et organisait son artillerie. Son influence était énorme sur les autorités chinoises, auxquelles il imposait par sa résolution, son activité, son sans-gêne d’Américain et l’éclat des services rendus. Son passé, un peu obscur, avait été noirci ; mais, calomnié ou non, il s’était fait dans la colonie européenne, auprès des amiraux et des marins, une grande réputation de bravoure et de loyauté. Il était tout dévoué à notre cause malgré sa naturalisation chinoise ; il haïssait profondément les rebelles, et savait donner à ses troupes cet élan qui enlève la victoire. Aussi, avec son millier d’hommes, formant un fort bataillon, bien commandé par des officiers et sous-officiers européens, avec ses moyens de transport et sa grande connaissance du pays, Ward pouvait, au début des hostilités, rendre de sérieux services aux alliés[3].

À côté de ces Chinois réguliers, et comme pour former un contraste frappant, on voyait ces tristes soldats impériaux, espèces de bachi-bozouks recrutés dans la lie du peuple, peu vêtus, mal nourris, jamais payés, armés de lances en bambou, de fusils à mèche, de tam-tams, avec le mot brave écrit sur l’estomac et sur le dos, le seul côté qu’ils montrassent toujours à l’ennemi. Mal commandés par de lâches mandarins, leur grande occupation consistait à établir des camps dès qu’ils s’arrêtaient : ils creusaient un fossé formant un grand carré, élevaient un faible parapet percé de meurtrières et d’embrasures pour des canons gros comme le doigt, passaient la journée à fumer de l’opium, à tirer des coups de fusil en l’air, à jouer du gong, et fuyaient dès que les rebelles s’avançaient, laissant à leur merci, après l’avoir pillée, toute une population qui était venue chercher près d’eux refuge et protection. Incapables de tenir campagne, quel que fût leur nombre, passant souvent aux rebelles, c’était une véritable plaie que ce ramassis d’hommes, tirés pour la plupart de la populace des grandes villes.

La marine impériale, forte de plus de huit cents jonques, grandes et petites, à voiles et à rames, présentait un armement formidable en canons de toutes les dimensions. Bien dirigée, cette flotte, par sa facilité à manœuvrer dans ce dédale inextricable d’arroyos, eût pu rendre d’immenses services aux alliés ; mais son concours faisait même défaut aux populations en fuite, qu’elle laissait misérablement se noyer dansée fleuve, sans chercher à le leur faire traverser. Mouillées en petites escadrilles le long des rives, les jonques pesaient sur le pays tout autant que l’ennemi lui-même, et semblaient obéir à un plan de trahison conçu d’avance en reculant sans cesse vers Shang-haï, perdant sans combattre les meilleures positions, au lieu de se réunir en grandes masses et de présenter une barrière infranchissable à cette marée montante de rebelles qui marchaient au pillage d’une grande ville. Rien de navrant comme ce spectacle de tant d’argent et de forces gaspillés par l’incurie ou le mauvais vouloir du foutaï. Ces soldats auraient pu servir, comme éclaireurs, à harceler, à poursuivre l’ennemi, et les amiraux devaient au contraire prendre toutes les précautions possibles pour les empêcher de grossir, par leur trahison et l’abandon de leurs pièces, le nombre, l’audace et les forces des Taï-pings. Il n’y avait pas non plus à compter sur les populations des campagnes voisines de la ville, qui presque toutes s’étaient* réfugiées sur des jonques. Quoique sympathiques à leurs défenseurs, les Chinois des environs de Shang-haï pouvaient être comptés pour rien, tant ils étaient abrutis par la peur et par cette rapide succession d’événemens qui les faisaient passer chaque jour des mains des rebelles à celles des impériaux. Tiraillés dans tous les sens, ils étaient comme frappés de vertige ou de stupeur, et cédaient à la destinée, inertes comme ces galets que la vague roule et entre-choque sans cesse.

C’était donc avec de bien faibles ressources que les amiraux allaient entreprendre une lutte gigantesque contre les bandes innombrables des rebelles. Des conférences préparatoires eurent lieu, chez le consul d’Angleterre, entre les autorités chinoises et les chefs militaires et maritimes des alliés. Chacun y apporta sa part d’influence et ses plans, et l’on eut tout d’abord quelques difficultés à se comprendre dans le conseil de guerre, où chacun parlait une langue ignorée de son voisin et représentait des intérêts différens, qu’une raison de défense commune faisait oublier à cette heure. Les colonels des deux garnisons, ne pouvant consentir à faire sortir leurs troupes de Shang-haï, envoyèrent seulement quelques soldats de renfort à Zi-ka-wei. Woo-sung, à l’embouchure du Whampoa, dans le Yang-tse, que son admirable position maritime et nos grands magasins rendaient l’objet de toutes les convoitises des rebelles, fut gardé par l’Andromaque et une canonnière. Il fut convenu que les concessions anglaises et françaises seraient entourées d’une ceinture de fortifications en terre d’un relief et d’une profondeur de fossés suffisans pour prévenir toute surprise et déjouer un coup de main. Le faubourg de Ton-ka-dou fut couvert par un ouvrage à crémaillère. Chaque nation devait en outre garder sa propre concession et un certain nombre des portes de la ville.

Les cartes chinoises et celles des environs de Shang-haï, dressées autrefois par les jésuites, furent étudiées avec soin, et l’on reconnut les routes et les arroyos qui menaient au cœur de l’ennemi. Les anciennes dynasties, après avoir doté la province de Kiang-see de tous ces canaux, avaient défendu les principales de ces admirables voies de communication par une ceinture de villes fortifiées, placées autour de Shang-haï, dans un rayon de dix à douze lieues. Toutes ces places fortes, à l’exception d’une seule, Son-kiang, alors entre les mains du colonel Ward, étaient au pouvoir des rebelles. C’étaient, à commencer par le nord, Kia-ding, Tsin-poo, Tsa-olin, Yo-mié, Ne-wei et Tse-Suoa. De ces villes, qui leur servaient de boulevards et de magasins, les Taï-pings lançaient leurs bandes à travers les campagnes. Pour resserrer le blocus autour de Shang-haï, ils avaient établi à Ko-djo, Siao-tan, Wan-ka-tse et Tseu-pou, à demi-distance des places fortes et de la ville, des camps fortement retranchés, ou fortifié de grands villages par des travaux en terre entourés de fossés. Cette manière de procéder, en leur permettant de se débarrasser promptement de leur butin, leur assurait une grande facilité de mouvemens. S’ils étaient battus ou surpris en rase campagne, ils avaient ainsi des lieux de retraite à peu de distance les uns des autres, où ils ne craignaient rien des impériaux.

Les amiraux, n’ayant avec eux que très peu de matelots, convinrent d’ouvrir la campagne par la destruction de tous ces réduits de rebelles. Les grandes villes ne devaient être assiégées que plus tard, et amener par leur chute la disparition complète des Taï-pings dans un rayon de quarante milles autour de Shang-haï. C’était en définitive les faire rentrer de force dans les limites imposées par les anciennes conventions. Il fut de plus formellement stipulé que les Européens, en prenant les villes fortifiées et ces réduits, y laisseraient des garnisons en attendant que les Chinois fournissent eux-mêmes assez de troupes bien armées pour relever nos soldats. On fit venir, à cet effet, des provinces du nord dix mille soldats impériaux, qui devaient être tous Tartares, et dont le foutaï lui-même prit le commandement.

Lorsque le bruit d’une expédition prochaine contre les rebelles se répandit dans la petite escadre française, ce fut une joie générale parmi les marins. Ils allaient donc secouer cet ennui qui finit par gagner les équipages lorsque les stations se prolongent longtemps au même mouillage. Les matelots étaient comme alléchés par le récit des engagemens heureux soutenus par les canonnières dans le haut du fleuve ; ils brûlaient du désir d’aller à terre se mesurer aussi avec ces hommes qu’ils voyaient chaque jour commettre tant d’atrocités. Les équipages étaient d’ailleurs rompus à ce service mixte, pour ainsi dire amphibie, qu’avaient exigé les expéditions de Pékin et de Cochinchine. Aussi, en attendant le signal du départ, et comme pour tromper leur impatience, ils caressaient longtemps d’avance leurs armes, préparaient leurs sacs de toile, et prenaient ces mille précautions qui précèdent, pour des matelots, le moment d’aller un peu ramer en pleine terre.

Vers le mois de février 1862, nos établissemens de Woo-sung et la petite ville chinoise qui s’élève à côté étaient très sérieusement menacés. La frégate mouillée en face protégeait bien une partie de la rive gauche ; mais déjà la rive droite regorgeait de populations en fuite, se jetant pêle-mêle dans le fleuve, et trouvant ainsi la mort en voulant l’éviter. On sentait que les deux tronçons de rebelles du nord et du sud cherchaient à se rejoindre en traversant le seul obstacle qui les séparait encore. Réunis alors en grande masse, ils tomberaient sur Woo-sung, puis sur Shang-haï. Leur camp retranché, ou centre principal sur la rive droite, était à Ko-djo, grand village qu’ils avaient puissamment fortifié. Ce fut le premier point que les amiraux résolurent de frapper.

Le 21 février, à trois heures du matin, les canonnières 12 et 13 embarquaient à leur bord et remorquaient 150 hommes des frégates avec deux obusiers de montagne. Les Anglais partaient à la même heure avec de l’artillerie et 300 hommes. Le colonel Ward vint au rendez-vous désigné, à mi-chemin entre Woo-sung et Shang-haï, avec 500 de ses Chinois réguliers. Au point du jour, chacun était à terre, à quelques milles en dessous de Ko-djo, et la colonne franchissait sans obstacles, sur la digue du fleuve, la petite distance qui la séparait de l’ennemi, qu’elle trouva très bien préparé à la recevoir. L’artillerie, mise aussitôt en batterie, fit taire en quelques heures les pièces de la place, puis les marins lancés par les amiraux, les. impériaux par Ward, coururent à l’assaut. Les rebelles tinrent bon et continuèrent un feu nourri de mousqueterie jusqu’au moment où les têtes de colonnes couronnèrent les parapets. À cet instant seulement, ils prirent la fuite et disparurent avec cette célérité particulière aux gens serrés de près par des baïonnettes et décimés par des obus. On put dès lors se former une opinion sur la manière de combattre des rebelles : il était douteux qu’ils se risquassent jamais en rase campagne contre les Européens ; mais ils tiendraient toujours avec opiniâtreté derrière des murailles. Peu effrayés par la précision de notre tir et la portée de nos fusils, l’arme blanche et les obus, ces pastèques allumées, comme ils les nomment, pouvaient seuls les faire déloger. Les alliés firent dans le village en ruine de Ko-djo de nombreux prisonniers ; ils ramassèrent aussi des centaines de ces enfans que les rebelles arrachent à leurs familles pour les élever avec soin dans la pratique de tous les vices. À peine trouvèrent-ils quelques femmes, car les Taï-pings professent pour le sexe féminin un profond mépris. Le soir même, la colonne rejoignait les bâtimens, enchantée d’un succès qui nous promettait des victoires plus importantes.

Bientôt les amiraux eurent connaissance que la petite ville de Siao-tan, située dans le Pou-tong, à quinze milles en amont de Shang-haï, était devenue la résidence des principaux chefs de la rébellion de ce côté du fleuve. On ne perdit pas un instant ; le 28 février, les canonnières anglaises et françaises partaient avec le même contingent qu’à la première expédition. On débarquait l’artillerie le soir même, et le lendemain matin au jour on marchait résolument à l’attaque de la redoute, située à deux lieues dans les terres. Après une assez longue canonnade, l’assaut fut donné, et malgré la ferme résistance de l’ennemi la ville tomba bientôt entre nos mains.

Tout le mois de mars 1862 fut affreux et ne permit pas aux alliés de sortir de Shang-haï ; la pluie, la neige et le vent leur imposèrent une sorte de trêve. Les Français reçurent de Ta-kou une compagnie d’infanterie de marine, et la frégate la Renommée, sur laquelle l’amiral arbora son pavillon, mouilla en rivière, venant de Saigon. Ce renfort important arrivait bien à propos, car la campagne allait se rouvrir par des expéditions plus lointaines, qui demandaient par conséquent plus de monde. Le général Staveley arriva aussi de Tien-tsin et prit le commandement des troupes anglaises. Il amenait avec lui un régiment ; il en demanda un autre à Hong-kong, d’où il fit venir également ses différens services d’intendance, d’ambulance, de génie et d’artillerie.

L’amiral Protet, obligé de tout tirer de son propre fonds, profita de cette relâche forcée pour se créer les ressources qui manquent naturellement à des marins naviguant en pleine terre. Nos hommes possédaient heureusement une merveilleuse aptitude à tout comprendre et à s’adapter à tous les rôles. On les voyait souvent, le soir, immobiles à terre, au port d’armes, sac au dos, guêtres, bourrés de cartouches, couverts de vivres pour cinq ou six jours, après les avoir vus le matin au haut d’un mât, presque nus, luttant contre une voile que les rafales déchiraient. Il y a dans cette élasticité morale et physique le secret de bien des succès remportés par nos équipages de marine depuis les grandes guerres de l’empire. L’amiral eut ainsi relativement assez de facilités pour constituer son petit corps de matelots ; il leur fit faire des reconnaissances, des marches militaires pour les rompre à la fatigue et habituer leurs pieds à porter de lourdes chaussures. Comme pendant quelque temps encore les expéditions devaient se faire exclusivement par terre, il y avait une question importante à résoudre, celle du transport des vivres, des munitions et de l’artillerie, dans un pays où les-charrettes, les routes et les chevaux sont à peu près inconnus ; mais, entre autres bizarreries, la Chine offre le spectacle singulier d’un peuple qui s’acharne à tout transporter à dos d’homme. On peut dire que la moitié de la nation porte l’autre. À deux du à vingt, jamais les Chinois ne reculent devant le transport d’aucun poids sur leurs épaules. Ils semblent nés un bambou à la main. On n’eut donc aucune peine à se procurer un millier de ces hommes, que l’on numérota avec soin, tant ils se ressemblent tous, et que l’on embrigada sous la surveillance un peu brusque, mais nécessaire, de quelques robustes matelots. Un officier de marine parlant le chinois fut mis à la tête de cette armée de coulies, presque aussi nombreuse que celle des combattans. Il faut toute l’adresse et la patience de ces mulets humains pour mener à bonne fin une expédition dans un pays coupé de ponts larges comme la main. On était à peu près sûr d’ailleurs de ne jamais rester en route faute de moyens de transport, car, si les coulies manquaient au départ, on barrait tout simplement une rue aux deux extrémités, et les Chinois prisonniers comprenaient immédiatement ce que l’on exigeait d’eux. Généralement ils fournissaient eux-mêmes le bambou, et se montraient satisfaits, le soir, d’avoir gagné, après douze heures de marche, un peu de riz et 20 sous en sapecks.

Cependant, malgré la rigueur de la saison durant tout le mois de mars, les rebelles avaient encore marché vers Shang-haï, et venaient par bandes énormes tout brûler et piller autour de Zi-ka-wei, à deux lieues de la ville. Les amiraux, dès que le temps le permit, se décidèrent à les déloger de Wan-ka-tse, leur centre principal de ce côté. Ils convinrent de se rendre d’abord jusqu’à Tsi-pao, petite ville autrefois très florissante, située à six lieues de Shang-haï. Les colonnes devaient s’y reposer avant d’aller attaquer les camps des rebelles six milles plus loin. Les forces furent ainsi réparties : 600 Français avec huit pièces d’artillerie, et 1,500 Anglais avec neuf canons, dont trois de fort calibre. Le colonel Ward devait venir de Son-kiang avec son régiment, fort à peu près de 1,000 réguliers.

Le 3 avril, de grand matin, la petite armée partait gaîment, musique en tête, au milieu des flots pressés d’une population accourue sur le passage de ses vengeurs. Le soir, on arrivait à Tsi-pao, où les maisons ruinées et brûlées, les rues désertes attestaient les luttes récentes dont la petite ville avait été le théâtre. Une avant-garde, arrivée de la veille, avait préparé, pour recevoir les Français, un immense mont-de-piété, seul monument de la ville qui se tînt encore à peu près debout. Les Anglais se logèrent comme ils purent dans les maisons démolies, et tout le monde fut assez mal. La nuit aurait pu être tranquille, malgré les craintes d’éboulement, sans le voisinage de quelques camps de troupes impériales réunies depuis peu de jours. L’on connaît le goût passionné de cette nation pour les pétards, les feux d’artifice et les coups de canon à poudre. L’officier chinois commandant les impériaux ne discontinua pas toute la nuit ses feux de bordées ; c’était alors leur seule manière d’user leurs munitions ; ils ne songeaient guère à s’en servir contre leurs ennemis, et déménageaient toujours avant d’être attaqués. À leur retour à Shang-haï, ils racontaient les assauts terribles qu’ils avaient soutenus, et demandaient qu’on remplaçât ces munitions si utilement épuisées.

Vers le matin du 4 avril, le rapport des éclaireurs annonça que les rebelles, au nombre de 20,000, n’avaient pas levé le camp, et qu’ils se préparaient à se défendre. Cette bonne nouvelle combla nos hommes de joie, et bien avant l’heure ils étaient debout, parés, guêtres. On partit au jour, et, après s’être dirigés vers le nord, les alliés arrivèrent par un petit sentier, où l’on passait à peine deux de front, devant les camps de Wan-ka-tse. Rien ne peut donner une idée de la fatigue que l’on éprouve dans ces marches lentes par une seule route, où l’on s’arrête des heures entières, attendant que les bagages, les pièces et les caissons aient franchi tous les obstacles, les canaux et les villages en ruine. Les Français eurent à se féliciter de la légèreté de leurs pièces de campagne, pesant à peine 100 kilos, pouvant toujours passer à dos d’homme sur les ponts en ruine ou sur des planches ; les Anglais au contraire étaient obligés de lancer leurs canons dans les arroyos pour les hisser ensuite à grand renfort de bras sur les berges opposées.

Enfin, à neuf heures du matin, les alliés étaient en bataille devant l’ennemi : l’artillerie en avant, à 400 mètres des retranchemens, les troupes derrière, les Chinois de Ward à gauche, les Français au milieu et les Anglais à droite. Les camps, construits depuis longtemps, présentaient un énorme développement : les rebelles avaient mis à profit toutes les facilités qu’offre ce terrain coupé d’arroyos et de rizières pour rendre leur position presque inexpugnable au moyen d’un épais rempart en terre, percé de meurtrières et couvert par une série de fossés et d’abatis de bambous. Tout enfin était prévu pour briser l’élan d’un assaut ; mais l’ennemi avait compté sans les ravages des canons rayés. Le feu s’ouvrit de part et d’autre avec une grande vivacité : les obus portèrent bientôt l’incendie dans les tentes, et les Taï-pings se débandèrent effrayés. Une colonne donna vivement l’assaut, une autre se lança au pas de course pour couper la retraite ; malheureusement les ponts étaient partout détruits, les planches que les alliés traînaient avec eux pour les remplacer étaient loin derrière ; les matelots ne pouvaient traverser les arroyos qu’un à un sur des troncs d’arbres ou dans l’eau jusqu’au cou ; l’ennemi gagna du terrain, et la chasse ne fut bientôt plus appuyée qu’aune grande distance. On s’arrêta dès que l’on eut acquis la certitude que les rebelles avaient pris la direction de la ville fortifiée de Tsin-poo. Les camps furent fouillés avec soin ; ils regorgeaient de riz, d’étoffes et d’objets informes pillés de tous les côtés. Rien de hideux comme les logemens où croupissaient pêle-mêle ces hommes d’une saleté repoussante. Des fusils européens, des balles, des poires à poudre ramassées en énorme quantité, prouvaient combien les rebelles trouvaient à s’approvisionner facilement auprès des négocians européens. Les parapets des camps furent détruits, les tentes furent brûlées, et à la lueur de l’incendie les hommes déjeunèrent sur le champ de bataille. Le soir, à quatre heures, ils rentraient au bivouac de Tsi-pao.

Les matelots goûtaient à peine à leur soupe, faite depuis quelques instans, lorsque le cri aux armes retentit. Se précipiter sur les carabines, prendre son rang et sortir de la ville au pas de course du côté de l’ouest, ce fut l’affaire d’un instant. Les nouvelles les plus contradictoires se croisaient pendant la marche. On apprit coup sur coup que l’amiral Hope était dangereusement blessé, que les troupes du colonel Ward avaient subi un échec grave, et que les rebelles les poursuivaient vivement en marchant vers la ville ; mais, comme il arrive toujours en pareille circonstance, les faits étaient grandement exagérés : s’il était vrai que l’amiral Hope avait eu la jambe traversée par une balle, il n’était pas exact que la défaite de Ward eût quelque gravité. Le colonel avait voulu, après la prise de Wan-ka-tse, rentrer directement à Son-kiang, en suivant le canal par terre au lieu de revenir sur ses pas et de faire un grand détour en passant par Shang-haï et le fleuve. Comme tout le monde, il croyait le pays purgé de rebelles ; mais à cinq milles de Tsi-pao il avait butté contre une suite de forts qui lui barraient complètement sa route. Malgré le petit nombre d’hommes qui l’avaient suivi et son manque d’artillerie, il avait voulu donner l’assaut ; il avait été repoussé, mais revenait tranquillement, très peu inquiété dans sa retraite.

Il était nuit déjà, les alliés rentrèrent, et dans le conseil de guerre qui se réunit aussitôt autour du lit du blessé, l’amiral Protet réclama l’honneur de venger son collègue dès le lendemain. Le général Staveley, dont les troupes manquaient de vivres, partit le 5 pour Shang-haï, au moment où les hommes des deux marines et le régiment de Ward sortaient pour détruire ces nids de bandits si heureusement découverts. L’amiral Protet, à peine arrivé, ne laissa pas à l’ennemi le temps de se reconnaître. L’artillerie lança quelques volées en avançant toujours, suivie des matelots en colonnes d’assaut. Les réguliers chinois firent un mouvement tournant sur la droite, Ward saisit son drapeau, l’agita et enleva ses troupes ; un immense hourra retentit, tout le monde s’élança : le premier fort fut emporté, puis un second. Cinq de ces camps furent successivement pris, il n’y eut de résistance sérieuse qu’au deuxième. L’ennemi, aveuglé par la peur, tourbillonnait dans la plaine sans pouvoir sortir du cercle de feux dans lequel il était broyé. On trouva d’immenses approvisionnemens, mais très peu de métaux précieux, et les prisonniers, en petit nombre, furent presque tous massacrés, malgré les alliés, par les troupes impériales, qui avaient suivi de loin la marche des colonnes, et venaient s’abattre, après la victoire, comme des corbeaux, sur le champ de bataille.

Le 6 avril, après une interminable étape dans un terrain transformé en tourbière par une pluie battante, les matelots ralliaient Shang-haï et regagnaient leurs navires. Le résultat des deux journées précédentes, 4 et 5 avril, était des plus importans : tout le pays se trouvait dégagé à partir de la rive droite du fleuve jusqu’à la ceinture des places fortes, toujours entre les mains des rebelles. Les habitans de la campagne rentraient par milliers à la suite des alliés, et se mettaient immédiatement, avec la patience et la ténacité des fourmis, à réparer leurs maisons et à ensemencer pour la deuxième fois leurs champs dévastés.

Il ne restait plus aux amiraux qu’à s’emparer de Tseu-pou, dans le Pou-tong, pour compléter la destruction des camps retranchés si laborieusement construits par les rebelles pendant un rude hiver. Le bataillon de zéphyrs et le Monge, arrivés depuis peu à Shang-haï, permirent à l’amiral Protet de jeter, le 18 avril, 700 Français dans le petit arroyo qui menait à Tseu-pou. Les Anglais étaient 1,200, et les deux nations traînaient seize pièces avec elles. À onze heures, après une étape de 18 milles, après les mêmes fatigues qu’à Wan-ka-tse, et malgré de grandes difficultés provenant des ponts coupés par l’ennemi ou de villages barricadés, mais évacués par lui, les alliés étaient en bataille devant le front nord de la ville, attendant l’artillerie anglaise, retardée par son poids. On apercevait un grand nombre d’embrasures percées dans des murailles en terre et garnies de canons. L’ennemi dirigeait un feu nourri de mousqueterie sur nos tirailleurs, envoyés en enfans perdus jusque sous les murs de Tseu-pou, à la faveur des débris de pagodes et de maisons dont la ville était entourée. C’était la première fois que les alliés se trouvaient en présence d’un front à peu près régulier, bien armé et couvrant une grande ville. Malgré l’énorme disproportion entre l’armée assiégeante et les défenseurs, le général et les amiraux, comptant sur leurs hommes et sur leur tir, résolurent d’éteindre le feu de la place, de pratiquer une ou deux brèches et de lancer leur monde à l’assaut. À une heure, les canons anglais, mis en position les premiers, avaient à peine lancé quelques boulets, qu’ils furent obligés de se taire pour ne pas tirer sur les Français. Voici ce qui s’était passé.-les matelots et les zéphyrs se battaient pour la première fois à côté les uns des autres ; chacun voulait montrer sa supériorité, et dans cette lutte d’amour-propre, vieille rivalité de courage entre les troupes de terre et celles de mer, tous, craignant d’arriver les derniers, partirent sans attendre le signal d’attaque, et se trouvèrent arrivés ensemble et pêle-mêle sur le talus extérieur du premier fossé. Le plus dangereux était fait, car, en voulant se dépasser les uns les autres, ils venaient de traverser 300 mètres sous une grêle de balles et de biscaïens. L’élan était donné ; ils franchissent les trois fossés, sautent aux embrasures, escaladent les parapets et poursuivent dans les rues l’ennemi, surpris d’un coup d’audace si inattendu. Ce fut une vraie bataille de zouaves ; mais on s’exposait ainsi à faire des pertes sérieuses dans une guerre où la vie d’un Européen valait celle de milliers de rebelles, et les chefs étaient comme mécontens de cette victoire, qui aurait pu causer la mort de tant de braves gens. Ce fut une véritable bonne fortune pour les matelots que la prise de Tseu-pou avec l’immense quantité de butin et de prisonniers que l’on y trouva. Chaque homme prit au moins un rebelle pour lui porter son sac et sa part de razzia ; mais bientôt la nuit vint surprendre toute cette immense colonne en route pour revenir à bord. Les coulies, soumis depuis le matin à une distribution régulière de coups de bambou, profitaient de l’obscurité pour s’éclipser dans les momens de halte. On entendait jurer dans toutes les langues contre ces malheureux, qui portaient en définitive tout le poids de la campagne sur leurs épaules. Ce retour avait tout le pittoresque d’une marche de bohémiens, et le désordre était à peu près complet lorsque la nuit vint encore augmenter les difficultés de la route. Heureusement une attaque à cette heure en rase campagne était peu probable de la part d’un ennemi nombreux, il est vrai, mais démoralisé par sa défaite du matin, et d’ailleurs on avait laissé une garnison dans la place. Enfin, à force de glisser, de tomber et de se relever, on finit par arriver, et à dix heures tous nos hommes étaient au complet sur la plage, autour de grands feux où cuisaient côte à côte les poules, les canards et les cochons faits prisonniers de guerre. Alors aussi commençaient les histoires interminables, les causeries longues et confuses qui marquent d’ordinaire la fin d’une journée de guerre bien remplie.

La première partie du plan de campagne contre les rebelles se trouvait accomplie avec succès par la chute de Tseu-pou. Dans un rayon de cinq lieues autour de Shang-haï, le pays était délivré des bandes qui le ravageaient. Les habitans revenaient enfin dans leurs villages pillés et dévorés par l’incendie. Des milliers de jonques les ramenaient en foule ; elles étaient chargées de meubles entassés pêle-mêle, et emportés à la hâte dans un jour de fuite. De ces barques sortaient des figures hâves et contractées par la souffrance, et l’on voyait avec un serrement de cœur de pauvres femmes, aux pieds mutilés, portant leurs enfans, trop faibles encore pour marcher. Beaucoup parmi ces malheureuses créatures avaient passé les longs mois d’un rude hiver accroupies dans ces étroits sampans où l’on ne pouvait ni s’allonger, ni se tenir debout. Ainsi, pour un grand nombre de ces malheureux Chinois, aux misères de l’exil, aux angoisses de la faim, s’étaient jointes encore les tortures de la prison dans ces misérables barques, leur unique et dernier refuge. On lisait sur leurs : visages altérés cette résignation du désespoir et cette mortelle tristesse qui saisissent les cœurs les plus durs à la vue du foyer paternel détruit. Nos soldats avaient bien le droit d’être fiers en pensant à toutes ces existences qu’ils venaient de sauver par une courte et glorieuse expédition.


III

Shang-haï offrait au retour de Tseu-pou, dans les derniers jours du mois d’avril, le spectacle d’un vaste camp et d’une ville de guerre de premier ordre. Les alliés avaient reçu successivement tous leurs renforts. Sur le fleuve, de nombreuses canonnières et des bateaux à vapeur se croisaient dans tous les sens, transportant du matériel, remorquant des jonques ou revenant de croisière. Les rues étaient littéralement encombrées des soldats des deux nations, zéphyrs, sicks, cipayes, matelots et coulies embrigadés, aux uniformes bizarres et disparates. C’était une étrange réunion d’hommes venus de toutes les parties du monde, du pied de l’Himalaya et du fond des déserts de l’Afrique. Chaque groupe, chaque arme, chaque nation vivait à part sans se mêler, presque sans se connaître. Les officiers eux-mêmes se fréquentaient peu. Il régnait, malgré les causes qui devaient réunir des hommes courant des dangers communs, ce même sentiment de froideur que l’on remarque généralement entre des troupes alliées. À la guerre, on critique son voisin, on l’admire rarement, et la jalousie de peuple à peuple persiste malgré des victoires communes.

Au moment d’entreprendre une lutte sérieuse contre les grandes villes fortifiées des environs de Shang-haï, ces rivalités d’amour-propre national se traduisaient par des prodiges d’activité de part et d’autre : personne ne voulait rester en arrière. Aussi tous les préparatifs qu’exigeait une longue suite d’opérations furent-ils terminés en une semaine. Chacun comprenait que dès le début de la campagne on serait aux prises avec des difficultés sérieuses. La ville de Kia-ding, au nord de Shang-haï, que les amiraux voulaient d’abord assiéger et prendre, pour dégager tout à fait Woo-sung, avait 12 milles de tour, des fossés de 40 mètres de large, des murailles en terre revêtues de briques en parfait état, de 8 mètres d’épaisseur et de hauteur. La situation de cette ville, à sept lieues de Shang-haï, sur un canal, facilitait, il est vrai, le transport des approvisionnemens ; mais à mi-chemin le village de Ne-zian, qu’il fallait traverser, était complètement en ruine, occupé par les rebelles, et une partie des maisons de Kia-ding, en s’écroulant, avaient presque comblé le canal. On était d’ailleurs dans les petites marées, et l’échouage d’un convoi de jonques transportant le matériel de siège, des munitions et des vivres pour dix jours, était fort à craindre.

Il fut décidé que cette nouvelle expédition serait en quelque sorte mixte. Les troupes, portant deux jours de vivres, prendraient la route de terre ; tout le reste, bien convoyé par des détachemens et des canots armés en guerre, ferait la route par les arroyos dans de petits sampans. Les alliés firent immédiatement la chasse aux bateaux dans la rivière de Shang-haï : les demander aux autorités chinoises, qui disent toujours oui, mais ne font jamais rien, était parfaitement illusoire. Les Français, les Anglais et les hommes du colonel Ward se rencontraient souvent sur le pont d’une barque, parlant tous à la fois, chacun dans sa langue ; mais la discussion se terminait invariablement de la même façon : le sampan était toujours remorqué par le plus fort, et, grâce aux énormes ressources qu’offre le batelage de Shang-haï, chaque nation put réunir et installer près de ses canons une véritable flottille de jonques.

Le 27 avril 1862, l’avant-garde quittait Shang-haï par terre. Le 28 au matin, l’immense convoi, parfaitement étiqueté, numéroté et divisé en spécialités, appareillait à bord de la Renommée et de l’Impérieuse avec la fin du courant descendant, et se présentait à la marée montante à l’entrée de l’arroyo de Sou-cheou, qui mène à Ne-zian. Les Français avaient en ligne un effectif de 1,000 hommes avec dix pièces d’artillerie, dont deux canons-obusiers de 30, installés par l’amiral Protet dans de petits sampans, d’où ils pouvaient tirer au besoin : c’étaient nos pièces de siège. Les Anglais avaient 2,400 hommes et dix-huit canons, dont quatre Armstrong et quatre mortiers. Ward, avec son régiment, devait rejoindre les alliés à Kia-ding même et tenir la plaine avec les troupes et les jonques que le foutaï devait mettre à sa disposition et sous son commandement.

Dès le 27 avril, les avant-gardes anglo-françaises avaient occupé sans combat les deux rives du canal dans le village de Ne-zian. Une reconnaissance avait eu lieu le soir même sur la route de Kia-ding : à 1,000 mètres environ de Ne-zian, une pagode fortifiée barrait le passage et coupait la navigation du canal. Trop avancés pour reculer, les Anglais, soutenus par l’artillerie des réguliers de Zi-ka-wei, voulaient tenter un coup de main et enlever la position ; mais le général Staveley, désirant n’attaquer qu’avec toutes ses forces, fit battre en retraite, et les troupes eurent des pertes sérieuses à regretter. Le 28, le convoi et les colonnes entraient à Ne-zian, dont pas une maison n’offrait un abri sûr, tant la rage de tout détruire, même ce qui peut leur servir, anime les rebelles. L’homme, devenu comme une bête fauve à force de vivre dans le sang, finit par s’en prendre aux choses inanimées, et ne peut rien voir debout autour de lui. On bivouaqua dans les rues. Le lendemain 29, à sept heures du matin, les pièces de campagne furent mises en batterie devant la redoute et la pagode fortifiée. Les zéphyrs et les troupes de ligne anglaises commencèrent un mouvement tournant sur la gauche, jetèrent un pont sur un arroyo à 600 mètres de la place ; les marins des deux nations restèrent en colonnes d’assaut et en réserve aux pièces ; on ouvrit le feu à huit heures, et, dès que l’arroyo fut traversé, les matelots coururent à l’escalade. L’ennemi, attaqué de front et par sa gauche, n’attendit pas même le choc : une partie des rebelles se jeta dans le canal pour le traverser et s’y noya ; le reste s’enfuit rapidement dans la direction de Kia-ding.

Les alliés prirent immédiatement la même route, à travers un pays splendide, couvert de moissons, mais où régnait un silence de mort. Les colonnes alliées marchaient lentement en suivant les rives du canal, où çà et là flottaient des corps de femmes, d’enfans et coupés en morceaux. One sourde colère bouillonnait dans le cœur de chaque soldat à la vue de tant d’atrocités, et on oubliait la fatigue du jour en pensant à la vengeance du lendemain. Le 29 au soir, les alliés campaient dans d’immenses faubourgs en ruine, à 800 mètres de la ville, vis-à-vis de la porte du sud. Pendant ce-temps, le convoi avait eu une peine inouïe à traverser Ne-zian. Il fallut décharger les sampans pour les porter vides à dos d’homme et leur faire traverser les obstacles et les plateaux de vase où ils s’échouaient ; mais dans cette lutte où les Anglo-Français étaient engagés, chacun apportait un courage et un dévouement absolus. Arriver quand même était le but de tous ; chaque nation voulait seulement prévenir l’autre, et c’est peut-être la meilleure manière de comprendre et de pratiquer l’entente cordiale. On fit des miracles d’énergie. Le convoi passa et mouilla le soir devant les campemens.

La journée du 30 fut employée à des reconnaissances faites avec soin par le général Staveley et l’amiral Protet. La ville de Kia-ding était fortifiée d’après le procédé ordinaire employé par les Chinois depuis des siècles. Elle présentait l’aspect d’un vaste carré aux angles un peu arrondis ; un grand canal l’entourait et lui servait de fossé. De 30 mètres en 30 mètres, des tours flanquaient les murailles. Les quatre portes de la ville se trouvaient aux quatre points cardinaux ; l’enceinte des portes était double, et chacune avait à sa gauche, à 50 mètres d’intervalle, une arche percée dans le mur, servant de passage aux sampans. C’étaient les portes dites « de l’eau. » Depuis peu, les rebelles avaient complété ce système de défense en plantant sur la berge des fossés ces éternels abatis, chevaux de frise et bambous piquans, destinés à embrocher un homme, comme une épingle perce un coléoptère. Le canal de Ne-zian, menant au fossé, entre la porte du sud et une des portes de l’eau, était barré eh outré par des estacades en troncs d’arbres et en sampans coulés. Par les meurtrières, les créneaux et les embrasures, les rebelles ne cessaient de tirer sur les travailleurs ouïes reconnaissances. De grands arbres séculaires, dominant les remparts, indiquaient que la ville renfermait de riches pagodes et de vastes palais. De distance en distance, : des observatoires en bambous, espèces de corps de garde aériens, permettaient aux rebelles d’étudier les mouvemens des alliés.

Pour éviter toute confusion ; dans le service et dans l’attaqué, le général et l’amiral décidèrent que les Français prendraient la rive droite du canal, et les Anglais la rive gauche. On choisit pour point d’escalade l’espace compris entre les deux portes du sud, la porte de terre et la porte d’eau. Le tir des canons devait converger vers cet endroit et faire deux brèches. Quelques pièces seraient réservées pour battre en ricochet les faces de la ville et éteindre le feu des tours qui les flanquaient. Dans la nuit, les estacades et les troncs d’arbres devaient être enlevés par des sapeurs et des matelots. Les canons de campagne, mis d’abord en batterie à 400 mètres des murailles, devaient s’avancer peu à peu pour les écrêter, en chasser les défenseurs, couronner le fossé, et protéger ainsi jusqu’au dernier moment les colonnes marchant à l’assaut. Enfin, une première fusée devait indiquer l’instant où les sampans destinés à servir de ponts sur le fossé auraient à s’avancer ; une deuxième fusée annoncerait le moment de l’escalade. Dans la nuit, nos obusiers de 30 furent débarqués et mis en batterie à 260 mètres de la ville après bien des difficultés, si l’on songe que ces canons de marine sont sans roues aux affûts, et que, pour éviter le feu de l’ennemi, il fallut prendre Un détour et faire parcourir à des pièces pesant 2,000 kilos un espace de 500 mètres dans des terres labourées.

À deux heures du matin, les colonnes alliées vinrent prendre position et se massèrent derrière les plis de terrain. Le 1er mai au jour, un feu roulant s’engagea de part et d’autre ; mais au bout d’une heure celui de l’ennemi se ralentissait déjà. Les canons de 30, merveilleusement servis, eurent bientôt fait deux brèches praticables : déjà les.bateaux-ponts s’avancent malgré la mousqueterie des assiégés ; l’artillerie de campagne marche intrépidement jusqu’au fossé et les soutient. Le signal de l’assaut a traversé l’air ; c’est le moment suprême : les colonnes s’élancent sur les ponts au pas de course ; les échelles sont dressées, on monte les uns par-dessus les autres ; les tambours battent, les clairons sonnent la charge, les musiques jouent les airs nationaux ; un immense cri de victoire, partant de toutes les poitrines, salue les premiers rendus sur la brèche. L’ennemi ne peut résister à un pareil élan ; il lutte un instant sur les murailles, se débande à travers la ville dans toutes les directions ; on le poursuit l’épée dans les reins, et Kia-ding, que les rebelles n’avaient conquis qu’après un siège de six ans, tombe en quelques heures au pouvoir des alliés.

La ville avait dû, dans ses momens de splendeur, renfermer une puissante population. Coupée par des canaux autrefois couverts de jonques et aujourd’hui presque tous comblés, remplie de palais, de temples en ruine, Kia-ding n’était plus que l’ombre d’elle-même. Tout croulait, les rues étaient presque impraticables. Cinq mille prisonniers, une bande d’étoffe blanche sur la tête en signe de soumission, s’y pressaient à genoux sur le passage des vainqueurs, les uns poussant des cris lamentables, les autres attendant avec le stoïcisme de l’apathie la mort ou un peu de riz. La plupart d’entre eux n’étaient que des paysans prisonniers des rebelles, et montraient leurs membres meurtris par les coups de bambou ou de lance. Cinq cents chevaux tout harnachés furent ramassés dans les rues par les marins, qui professent un goût passionné pour l’équitation. Perchés sur ces selles chinoises qui ressemblent à des toits de maison, ils ramenaient à la place désignée tous les rebelles qui fuyaient en les tenant par les cheveux, que les Taï-pings portent longs, sans queue, en signe de révolte contre la coutume tartare de se raser une partie de la tête. Une telle discipline d’ailleurs régnait parmi les alliés que l’on ne vit plus se renouveler ces scènes honteuses de pillage où chacun, oubliant son grade, ne semble préoccupé que de s’enrichir après la victoire. 600 hommes, choisis par moitié entre les deux nations, furent chargés de ramasser et de conduire dans les grandes pagodes tous les objets précieux. Une commission mixte présidait à ce sac, organisé militairement, et par les portes de la ville, sévèrement gardées, on ne laissait passer aucun homme sans le fouiller. Plus tard, à Shang-haï, on devait vendre tout ce butin, et une équitable répartition, basée sur les effectifs des deux nations, devait récompenser chacun, d’une façon régulière.

La trahison des troupes et des jonques du foutaï fit malheureusement perdre le résultat principal de cette brillante journée. Les chefs alliés avaient tout lieu de croire que la ville était parfaitement entourée de tous les côtés et que toute fuite était impossible, même pour un seul rebelle. Il n’en était rien : les troupes impériales, sans doute effrayées de notre victoire ou épouvantées de la déroute de l’ennemi, laissèrent fuir les principaux chefs et les mieux armés d’entre les Taï-pings ; les jonques de guerre leur offrirent même passage à leur bord.

Kia-ding était à nous, mais il restait à poursuivre l’insurrection dans un centre non moins formidable, à Tsin-poo. Une garnison de 400 hommes des deux nations fut laissée dans la ville prise, et le 2 mai le convoi et les troupes rentraient à Shang-haï pour se préparer au siège de Tsin-poo. Plusieurs routes et arroyos, partant de Kia-ding, conduisaient à cette ville ; mais les alliés étaient devenus trop nombreux pour s’engager avec un si grand convoi dans des canaux peu connus, et que les rebelles pouvaient avoir barrés ou desséchés. Il était plus sûr de partir de Shang-haï, de s’embarquer sur le Whampoa jusqu’à Son-kiang, et là seulement de s’engager dans l’arroyo menant directement à Tsin-poo. Cette nouvelle expédition allait se faire exclusivement par eau, et les sampans étaient si petits qu’il fallut créer pour le transport des vivres et des hommes une véritable flotte de barques. Il était nécessaire que chaque homme pût s’y loger, y vivre et s’y reposer. L’amiral Protet perfectionna l’installation de ces espèces de tentes flottantes en rendant chaque groupe indépendant, maniable et combattant. Les deux obusiers de 30 furent établis sur deux jonques assez fortes pour supporter le tir des pièces. L’artillerie de campagne, composée de huit canons, pouvait être mise en batterie à terre en quelques instans, et être soutenue immédiatement par des troupes désignées d’avance. On se mettait en garde contre toute surprise dans un pays qui offre de si grandes facilités pour la guerre d’embuscade. En outre la canonnière n° 12, apportant l’appoint de son formidable canon rayé de 30, devait escorter le convoi et remorquer les traînards.

Une des grandes difficultés de la campagne dans un tel pays, sorte de Venise gigantesque, était de faire converger et arriver à jour dit, contre vent et marée, toute cette masse de jonques. La plupart étaient montées par des soldats complètement étrangers à la navigation de rivière. De rares Chinois, plutôt effrayés que flattés de leur pénible mission, suffisaient à peine à diriger ces barques encombrées et mal armées. Un malentendu, une faute de manœuvre suffisaient pour causer une horrible catastrophe, la perte d’une centaine d’hommes. Les amiraux, montés sur de rapides vapeurs, les capitaines des canonnières, les officiers de l’état-major-général sur de frêles baleinières, allaient d’un groupe à l’autre, ramassant les traînards, stimulant chacun, et imprimant à cette espèce de machine flottante aux mille articulations cet entrain et cette régularité si difficiles à obtenir sur l’eau. Deux jours suffirent à remonter le fleuve jusqu’à l’embouchure d’un arroyo assez profond où toute l’armée vint s’engouffrer. Le 8, toute cette escadre de huit cents jonques quittait le Whampoa et donnait dans le canal de Tsin-poo, Rien de pittoresque comme cet immense ruban de navires qui s’étendait sur plusieurs lieues de long. Mille cris étranges sortaient de ces barques chargées de monde et se remorquant les unes les autres, lorsqu’un accident, un échouage ou une maladresse arrêtait la marche de tout le convoi. Pendant ces deux mois de campagne, le vocabulaire anglo-français-chinois ne s’était guère enrichi que de quelques mots ; hors de là toute explication était inutile : aussi l’entente n’était pas toujours parfaite entre les Chinois qui godillaient derrière les bateaux et les matelots qui poussaient de fond à l’avant avec des perches de bambou. Cet instrument, d’une utilité incontestable, était à deux fins : un bout était destiné à diriger la marche, l’autre à stimuler le Chinois. À toutes les observations que les officiers pouvaient faire sur cette manière un peu brusque de procéder, les matelots répondaient que c’était absolument nécessaire, et que les Chinois aimaient cela. D’ailleurs supprimez le bambou, et la Chine s’arrête.

De toutes les canonnières alliées, la canonnière française n° 12 put seule entrer dans l’arroyo après un travail de géant. Elle fut pour ainsi dire portée, traînée, enlevée par les efforts réunis de son équipage et des corvées qui lui furent envoyées. Tous faisaient de son passage un véritable point d’amour-propre national. Elle cassa trois branches de son hélice sur les pierres de granit dont les rebelles avaient semé le fond du canal, et souvent les officiers et les matelots furent obligés de plonger pour attacher des cordes à ces énormes cailloux et les hisser à terre. Enfin le 10, après avoir triomphé de mille obstacles, un formidable hourra saluait son arrivée au mouillage du convoi, arrêté à 1,000 mètres de Tsin-poo devant la porte du sud. Les reconnaissances commencèrent tout de suite ; les arroyos furent sondés et les approches étudiées malgré les sorties et le feu continuel des Taï-pings. La place présentait une grande analogie avec celle de Kia-ding ; l’ennemi semblait seulement plus résolu, mieux commandé et bien armé.

Le 12 mai, le soleil levant éclaira une scène splendide : à 300 mètres, dans le canal, étaient mouillés la canonnière n° 12 et les deux sampans portant les obusiers de 30 ; sur la rive droite, si l’on regardait du côté de la ville, on voyait les mortiers et les grosses pièces anglaises en position ; à gauche, on apercevait les canons Armstrong ; vis-à-vis de la porte du sud, mais un peu loin, l’artillerie légère des alliés était en batterie, et derrière elle les colonnes d’assaut et les réserves. massées attendaient avec une fébrile impatience le signal d’avancer. Le feu s’ouvrit bientôt vivement de part et d’autre. Tsin-poo était comme entouré d’un cercle de boulets. L’honneur de la journée resta à la canonnière n° 12, dont les obus firent de prodigieux ravages. Pas un coup ne fut perdu : à chaque volée de son canon rayé, un cri de joie retentissait et un pan de mur roulait avec fracas dans les fossés. Quarante-deux obus suffirent pour faire trois énormes brèches. Les ponts, protégés par les tirailleurs, l’artillerie légère et les canots armés d’obusiers de 12 s’avancèrent et vinrent buter sur une estacade que sa solidité et la proximité de la place avaient empêché de démolir pendant la nuit, il fallut plus de vingt minutes d’efforts et d’audace pour que les matelots, dans l’eau jusqu’au cou, sous une grêle de balles, pussent faire une trouée permettant aux sampans de passer un à un. L’ennemi se sentait perdu, si cette dernière barrière était enlevée ; il réunissait tout son feu pour forcer cette poignée de braves à reculer, mais ils passèrent enfin : les colonnes se précipitèrent sur les ponts, s’engouffrèrent dans les brèches béantes ; une dernière lutte s’engagea, courte et acharnée, et Tsin-poo fut enlevé à la baïonnette.

Après cette rude victoire, la prise de Ning-po, annoncée aux amiraux sur le champ de bataille même, vint encore augmenter la joie de tous. Depuis quelque temps, des événemens d’une haute gravité faisaient pressentir l’imminence d’une lutte prochaine de ce côté entre les rebelles et les bâtimens de la petite station navale anglo-française. Les Taï-pings s’écartaient de plus en plus des conventions ; ils construisaient de formidables batteries dirigées contre nos établissemens, ils tiraient à balles sur les Européens du faubourg Malo sous prétexte de fêtes ou de fantasias ; ils frappaient de droits exorbitans notre commerce, ils exigeaient l’éloignement des bâtimens de guerre qui protégeaient seuls nos nationaux et nos missions, et menaçaient hautement d’employer la force pour nous faire quitter notre mouillage dès que la construction de leurs batteries serait achevée. Les forces alliées devant Ning-po, réduites à cinq navires des deux nations, étaient commandées par deux capitaines énergiques : le lieutenant de vaisseau Kenney, de la canonnière n°15, et le capitaine Dew, de l’Encounter. Si les travaux des rebelles continuaient encore quelques jours seulement, la position de ces deux officiers devenait des plus critiques. Ils étaient exposés à être broyés sans pouvoir compter sur aucun secours des amiraux, dont toutes les forces étaient employées et engagées dans une expédition qui pouvait durer encore un mois. Se retirer c’était tout perdre, même l’honneur ; ils n’y pensèrent pas. Les deux capitaines adressèrent un ultimatum aux chefs taï-pings, dans lequel ils exigeaient impérieusement la cessation de tout travail d’attaque contre les Européens et la démolition, dans un délai de vingt-quatre heures, de la batterie dirigée contre le Malo. Les rebelles, au nombre de 20,000 bien armés, avec des canons de gros calibre et une centaine d’Européens parmi eux, ne tinrent aucun compte de cette sommation. Le 10 mai, dès le matin, tout le monde ! était aux pièces. Quelques jonques impériales, mouillées hors de portée, envoyèrent quelques volées, se retirèrent et ne reparurent plus de la journée. Les rebelles répondirent tout de suite et couvrirent l’escadre alliée de balles et de boulets. Les deux officiers commandans s’y attendaient ; mais, pour conserver le bon droit de leur côté jusqu’à la fin, ils n’avaient pas voulu ouvrir le feu les premiers. Ils envoyèrent immédiatement leur bordée, et la canonnade devint bientôt acharnée de part et d’autre. Trois fois l’ennemi abandonna ses pièces, écrasé par la puissance de l’artillerie des bâtimens ; trois fois les chefs rebelles ramenèrent des troupes fraîches et recommencèrent le combat à outrance. À deux heures de l’après-midi, la flottille mettait à terre le plus de monde possible pour tenter l’escalade a une brèche faite à la face nord. Pendant l’assaut, les navires devaient appareiller, concentrer leurs feux sur un pont-estacade garni de canons, le briser, s’engager dans le bras du fleuve qui longe la face sud de la ville et couper ainsi la retraite à l’ennemi. Trente Français conduits par le capitaine Kenney et quatre-vingts Anglais commandés par le capitaine Dew, protégés par le feu de la canonnière, plantèrent les échelles au pied des murailles, et l’on vit bientôt cette poignée d’hommes se précipiter à l’assaut d’une ville défendue par 20,000 rebelles. Ce coup prodigieux d’audace réussit malgré la défense désespérée des Taï-pings, qui chargèrent trois fois à l’arme blanche. Les alliés se maintinrent sûr les murailles, et bientôt les rebelles, entendant derrière eux le bruit des canons de l’escadre qui avaient coupé l’estacade, lâchèrent pied et gagnèrent la porte sud avant que leur ligne de retraite sur la campagne ne fût interceptée[4].

La prise de Tsin-poo avait brillamment terminé la campagne sur la rive gauche du Whampoa. Avec les trois villes fortifiées de Kia-ding, de Tsin-poo et de Son-kiang, avec les garnisons que les alliés y laissaient et celles que les impériaux devaient y mettre, Shang-haï était débloquée de ce côté. Les travaux des champs étaient repris partout avec la plus grande activité, et les craintes de famine diminuaient chaque jour, car il était encore temps de semer le riz. Les colonnes alliées se rembarquèrent le 11 mai, et allèrent se reposer pendant trente heures à Son-kiang.

Cette ville, si on se le rappelle, était la conquête et l’arsenal de Ward. Les jonques des alliés furent attachées, aussi serrées que possible, le long des rives des arroyos. Une nuée de soldats, tous joyeux de ce repos, commencèrent ces installations éphémères, ces cuisines en plein vent, ces gourbis, ces lessives, ces jeux, ces mille choses enfin qui font de tout bivouac un spectacle si pittoresque. Cette gaîté guerrière, qu’une courte halte fait naître en un instant, régnait d’un bout à l’autre de ce campement d’amphibies. Chacun put ainsi voir dans Son-kiang le changement que causent chez les Chinois la présence et l’autorité d’un Européen. Ce ne sont plus les mêmes hommes : il y a quelques jours, un bambou levé par un mousse les eût fait fuir ; maintenant on voyait sur leurs visages une certaine dignité à la place de cet air humble et faux qui distingue cette race opprimée entre toutes les autres. Ils avaient presque tous vu le feu, et si le danger ennoblit l’homme, il peut régénérer promptement tout un peuple ; aussi Ward était-il fier de son œuvre, et se plaisait-il à montrer ses officiers chinois criblés de blessures.

Les alliés parfaitement reposés, après avoir reçu les ravitaillemens et les munitions indispensables, s’embarquèrent dans leurs tentes flottantes et débouchèrent, le 15 mai, de Son-kiang pour entreprendre la campagne du Pou-tong.

Cette partie de la province de Shang-haï, comprise entre la mer et le Whampoa, semble une presqu’île d’une douzaine de lieues de large. Les nombreux arroyos qui partent du fleuve, après avoir arrosé le pays dans tous les sens, viennent, comme on le sait, aboutir tous à un grand canal c électeur, courant parallèlement au pied de la première des deux digues élevées le long du rivage autant pour s’opposer aux envahissemens de la mer que pour régulariser par des écluses tout cet ingénieux système hydraulique. Le long de cette digue s’élèvent les villes fortifiées de Tsao-lin, Wo-mié, Ne-wié et de Tse-soua, que les rebelles occupaient encore. Pour maintenir le cercle des opérations dans les limites convenues des quarante milles, le général et les amiraux résolurent de prendre le canal qui mène de Min-ho à Na-djo et à Tsao-lin comme base d’opérations. Dès que ces deux dernières villes seraient enlevées, on remonterait vers Woo-sung en prenant successivement les cinq places fortes. Les troupes marcheraient par la digue, le convoi par le canal collecteur, et les canonnières descendraient le Whampoa, à mesure que les alliés’ s’avanceraient, pour appuyer leur gauche, faciliter les envois de vivres et de munitions, et empêcher toute fuite de l’ennemi par eau. On était sûr ainsi d’acculer la rébellion sur la pointe extrême du Pou-tong, en face de Woo-sung, et de lui causer le plus grand désastre qu’elle eût encore essuyé.

Les convois alliés descendirent la rivière pendant quelques milles et entrèrent dans l’arroyo d’Izia, qui mène à Na-djo. Le 16 au soir, les têtes de colonnes s’arrêtaient à 1,200 mètres de la ville, qui fut reconnue immédiatement. Na-djo avait été autrefois un grand village ouvert. Les rebelles en avaient détruit une partie et fortifié l’autre avec les décombres. Les approches étaient défendues par un inextricable fouillis de fossés, d’abatis, de sauts-de-loups, de redoutes, qui dissimulaient complètement le corps de la place, garnie de plus de 10,000 défenseurs. Jamais les Européens n’avaient vu-Autant de travaux accumulés, ni une si profonde entente chez l’ennemi des moyens de défense. Les reconnaissances de nuit et de’ jour se firent avec une incroyable difficulté à cause des sorties vigoureuses des rebelles, parfaitement menées. On sentait qu’une main ferme dirigeait ces bandes, ordinairement si indisciplinées. Cette ville presque enfouie, que l’on distinguait à peine, inspirait un vague sentiment d’inquiétude. Et cependant la campagne était magnifique, et les troupes, bivouaquées dans de grandes fermes, trouvaient en abondance le gîte, le bois, la paille et les légumes, si chers aux soldats.

Dès le lendemain de l’investissement, les canons-obusiers de 30, qui avaient déjà rendu tant de services, furent encore une fois tirés de leurs sampans, d’où ils ne pouvaient faire feu à cause de la hauteur des berges du canal où le convoi était engagé. Ils furent hissés sur une butte de 40 mètres de haut, et à 350 mètres de la ville, que l’on attaquait par la face ouest. Les armstrong furent placés plus à droite, où ils avaient, un certain nombre de pièces à faire taire. L’artillerie légère, ayant derrière elle les colonnes d’assaut, fut mise en batterie au pied même des gros canons, prête à s’avancer lorsque les brèches seraient rendues praticables par les pièces de siège.

À quatre heures du soir, le feu s’ouvrit sans que l’ennemi y ripostât. La ville semblait déserte, silencieuse comme une tombe. On ; entendait seulement le fracas des maisons qui s’écroulaient, et çà et là des lueurs d’incendie montraient que les obus commençaient leur œuvre de destruction. Le signal de l’assaut fut donné, et alors seulement les rebelles, sortant de leur immobilité, saluèrent par une mousqueterie des mieux nourries les têtes de colonnes. Le danger n’était rien cependant pour des hommes électrisés par la présence de leurs chefs ; une lutte de vitesse et de courage s’établit entre les deux nations : déjà les premiers assaillans sont sur les murailles lorsque l’amiral Protet tombe mortellement frappé d’une balle au cœur.

Certes il est beau pour un amiral de mourir sur la brèche, à la tête de ses matelots victorieux, il est beau d’avoir un pavillon criblé de boulets pour linceul et une ville prise d’assaut pour tombe ; mais dans le premier moment de stupeur officiers, soldats et marins, oubliant cette gloire qui fait l’immortalité, ne pensèrent qu’à l’immensité de la perte qu’ils venaient de faire. Aussi, lorsque le corps de l’amiral, porté par quelques hommes de sa garde, traversa lentement les réserves anglo-françaises, lorsque les clairons et les tambours eurent cessé leurs lugubres sonneries, dernier hommage rendu au chef, un silence solennel plana sur ces hommes naguère si animés. On entendait à peine quelques sanglots étouffés, les prières du missionnaire qui montaient au ciel avec l’âme du mort, et dans le lointain la voix grave du canon, qui semblait le saluer encore et le venger déjà. En un instant, la ville de Na-djo fut mise à feu et à sang. Cette rage de destruction venait chez tous de la profonde douleur qu’ils ressentaient : les rebelles tombèrent par milliers. C’était la première fois que les matelots manquaient à ces sentimens d’humanité qui leur font toujours épargner et soigner les vaincus après la victoire ; mais ils avaient à venger leur chef, et rien ne pouvait les arrêter.

M. de Kersauson, capitaine de vaisseau, chef d’état-major de l’amiral Protet, avait pris aussitôt le commandement de l’expédition. Deux jours après la prise de Na-djo, les alliés mettaient le siège devant Tsao-lin. La place formait un grand carré, fortifié à la chinoise. Elle regorgeait de défenseurs malgré le petit nombre de maisons qu’elle paraissait renfermer. Les préparatifs d’attaque contre la face de l’est commencèrent dès le 19 mai. Les ouvrages avancés furent successivement enlevés à la baïonnette par les alliés, qui s’y établirent fortement. Les canons de 30 furent, suivant l’habitude, débarqués pour faire brèche, les armstrong mis en batterie sur la digue pour ricocher les faces, l’artillerie légère mise en position devant les murailles pendant la nuit, et les canots armés en guerre s’avancèrent dans le canal de la porte de l’est jusqu’à une estacade qui fut détruite sous le feu de l’ennemi. Les ponts furent préparés et les échelles portées aux avant-postes. Le 20 au jour, la canonnade commença. Le tir des alliés, toujours terrible et concentré, éteignit le feu de l’ennemi, ouvrit en moins d’une heure et demie deux brèches praticables, et les colonnes d’assaut s’élancèrent sur les murailles garnies de 10,000 défenseurs. Une telle ardeur animait les troupes que les soldats, gagnant de vitesse les fuyards, arrivèrent à la muraille opposée à la brèche avant eux. La plupart des rebelles se jetaient de vingt-cinq pieds de haut ; ceux qui hésitaient étaient précipités en bas par un choc irrésistible, et tombaient par, centaines sous une grêle de balles ou étaient hachés par la mitraille des armstrong tirant du haut de la digue. Ce fut une boucherie sans pitié, car l’œuvre de vengeance continuait encore.

La prise de Tsao-lin assurait le succès de la campagne du Pou-tong. Les Anglo-Français étaient maîtres d’une excellente base d’opérations ; leurs derrières étaient assurés, et les approvisionnemens faciles par la digue, la mer et les canaux. Il n’y avait plus qu’à marcher en avant et à pousser les rebelles avec cette vigueur, cette célérité qui avaient donné déjà de si heureux résultats ; mais il semblait que, depuis la mort de l’amiral Protet, l’âme de la campagne se fût comme envolée. Tout le monde sentait comme un vide immense ; tout paraissait sombre et triste. Les chaleurs étaient suffocantes, et les fatigues incroyables pour des hommes qui se battaient le matin, tramaient péniblement les jonques pendant toute la journée, souvent durant la nuit, et recommençaient le lendemain. L’amiral n’était plus là, avec son activité dévorante et sa foi ardente dans la grandeur de l’entreprise qu’il avait conçue, pour ranimer les faibles, consoler les blessés et entraîner les masses comme un seul homme. Le choléra, cette hideuse maladie que les Européens traînent à leur suite dans tous les pays, sous tous les climats, sévissait cruellement et dévorait la petite armée.

Malgré tout, il y a tant de ressort et d’énergie chez les hommes, que les alliés allaient continuer leur œuvre : les ordres de départ étaient lancés, les colonnes s’ébranlaient lorsque, par une étrange fatalité, la trahison, qui, depuis l’ouverture de là campagne, semblait les suivre pas à pas, vint encore compliquer la situation et tout arrêter. Le foutaï, fidèle à sa politique hostile aux Européens, n’avait envoyé de garnison ni à Kia-ding ni à Tsin-poo ; il n’avait point fait marcher non plus de colonnes mobiles dans les campagnes pour rassurer les habitans et détruire les bandes de rebelles isolées. Aussi les Taï-pings, venant du nord au nombre de 200,000, envahissaient de nouveau le pays sur la rive gauche du fleuve, bloquaient et assiégeaient les faibles garnisons européennes laissées dans les places, et menaçaient d’enlever Shang-haï pendant l’absence des alliés.

En présence d’un tel état de choses, les commandans en chef durent brusquement interrompre la campagne ; ils gardèrent leur base d’opérations en laissant à Na-djo une garnison capable de s’y maintenir plusieurs mois, et le 21 mai les alliés rentraient à Shanghaï. Les garnisons de Tsin-poo et de Kia-ding furent dégagées et retirées par une pointe hardie en rase campagne, puis toutes les forces militaires et maritimes anglo-françaises furent concentrées dans Shang-haï, à Zi-ka-wei et à Woo-sung, dont on augmenta les moyens de défense en les mettant aussi bien à l’abri d’une attaque de l’extérieur que d’une trahison de l’intérieur.

Ce n’est donc pas la rébellion seulement qui crée aujourd’hui aux Anglo-Français les embarras les plus pressans ; le danger vient encore de la mauvaise foi du gouvernement impérial, représenté par le foutaï de Shang-haï. Ce fonctionnaire, malgré la parole donnée, en ne sortant pas de ses camps, placés sous les murs de Shanghaï, qu’il ne pouvait pas même défendre, n’a pas seulement compromis le résultat de la campagne ; il a exposé notre petite armée à des catastrophes de détail terribles dans un pays où il faut toujours vaincre pour ne pas périr étouffé sous le nombre de ses ennemis. Il est à peine croyable qu’une poignée d’hommes, trahis par ceux-là mêmes qu’ils secouraient, aient osé se lancer en flèche sur un territoire inconnu, inextricable, offrant pour la guerre de si grandes facilités à des gens presque aguerris, impossibles à poursuivre, et reparaissant au point d’où on venait de les chasser par masses pour ainsi dire inépuisables. Les amiraux avaient sagement agi en voulant opposer aux rebelles une armée de Tartares venus de l’intérieur de l’empire, auxquels ils auraient seulement déblayé la route. Dans cette lutte, où il s’agit d’écraser un ennemi qui compte des millions de combattans, les troupes d’élite préparent bien la victoire ; mais une armée moins aguerrie, en faisant l’office de cavalerie, peut seule la rendre complète. La résistance opposée par les mandarins à ce plan des amiraux est venue enlever à notre intervention une partie de son efficacité. Faire campagne devenait désormais inutile et même dangereux[5].

Il semble donc au premier abord que si notre influence morale a grandi de tout l’éclat de nos victoires et des services rendus à une population aux abois, les bénéfices matériels nous ont été complètement enlevés par l’abandon des places fortes retombées au pouvoir des rebelles, après avoir été prises par les alliés. La vérité cependant, c’est qu’à la suite des événemens militaires de 1861 et 1862 il se forme pour les alliés en Chine une situation nouvelle, et loin d’être affaiblis par l’attitude du gouvernement impérial, qui les privait de troupes dont ils ne pouvaient se passer, ils sont au moment de trouver les plus précieuses ressources dans ce peuple même qui vit et souffre autour d’eux.

Jusqu’à ce jour en effet, malgré trois grandes guerres soutenues avec succès, depuis 1830, contre la dynastie tartare, les Européens, pressés de recueillir les avantages commerciaux assurés par leurs victoires, s’étaient peu préoccupés des populations qui les entouraient. Les Anglo-Français voyaient bien qu’ils luttaient seulement contre les mandarins, et que le vrai peuple chinois restait indifférent au milieu de ces combats ; mais personne ne pensait à faire tourner cette apathie politique à notre profit. D’ailleurs à cette époque le centre des affaires était à Hong-kong et à Macao, deux ports perdus dans le sud de ce vaste empire, où n’affluait que le rebut des gens du peuple, fuyant pour la plupart la justice de leur pays. Il était difficile de s’appuyer sur de tels auxiliaires, toujours prêts à trahir toutes les causes : aussi se bornait-on à ne pas les avoir contre soi ; mais lorsqu’après les traités de Pékin et l’ouverture du Yang-tse Shang-haï devint tout à coup la capitale du commerce européen, nos relations avec la population de toute la province prirent ce caractère intime qui seul peut en assurer la durée. La nécessité de fuir la mort a jeté dans nos bras une masse énorme de Chinois qui ont trouvé près de nous seulement cette protection qui leur manquait jusqu’à ce jour. Nous-mêmes, menacés par les Taï-pings, bloqués étroitement dans Shang-haï et Ning-po, nous étions perdus, si le peuple, las de l’abandon où on le laissait etaious prenant pour ses ennemis, eût fait alliance avec l’insurrection. Nous nous trouvons maintenant, par le fait de notre intervention militaire contre les rebelles, entourés et comme protégés par une population amie, sympathique, reconnaissante, qui nous met aussi bien à l’abri d’une invasion des Taï-pings que d’un revirement dans la politique de la cour de Pékin. Il ne restait donc plus aux Européens qu’à tirer parti de cette situation nouvelle en organisant les forces vives d’un peuple devenu si inopinément notre allié sincère.

L’amiral Protet avait reconnu depuis longtemps combien il était difficile d’obtenir quelque chose des mandarins, même quand ils sont de bonne foi ; il savait aussi que tôt ou tard il faudrait renoncer à agir de conserve avec eux à cause de leur lenteur, de leur impuissance ou de leur lâcheté : aussi, dè3 le premier jour de la guerre, nous l’avons vu enrôler, instruire et mener au feu des Chinois de Zi-ka-wei. Ces hommes durs à la fatigue, sobres et craignant peu la mort, rendirent d’excellens services comme artilleurs et comme fantassins. L’amiral, en mourant, légua donc à notre station de Shang-haï le germe d’une institution qu’il suffisait d’étendre. À peine revenus de Tsao-lin, à la fin de mai 1862, les deux commandons en chef adoptèrent ces idées, et le recrutement se fit bientôt avec une grande rapidité à Shang-haï et à Ning-po. Les Chinois arrivaient en foule, on les encadrait au fur et à mesure dans les compagnies de la garnison, et l’on put former en quelques mois le noyau d’une excellente armée ; mais il fallut encore une fois arrêter ; un mouvement pour ainsi dire spontané. Comment pourvoir, aux frais. d’entretien et d’équipement des troupes indigènes sans recourir aux revenus des douanes de Shang-haï et de Ning-po ? Malheureusement ces revenus énormes étaient, de la part des Chinois, l’objet du gaspillage le plus honteux. À peine les droits perçus par des Européens, comme agens du gouvernement impérial, étaient-ils versés dans une banque de l’état, qu’ils disparaissaient. Ici encore c’était l’amiral Protet qui avait le premier signalé le meilleur système, la création d’une commission mixte, où l’Angleterre, la France et même la Chine auraient des représentans, chargée de surveiller toutes les dépenses. Les revenus de douane seraient mis par moitié dans une banque de chacun des deux pays européens, et ne pourraient en sortir sans la permission et le visa des membres de ce tribunal des finances. Les dépenses d’utilité générale, comme celles qu’entraînerait la défense commune, devraient naturellement passer les premières. La permission d’installer ce contrôle indispensable fut demandée à Pékin par l’entremise des légations ; elle ne put être refusée, et cette commission donne la vie à l’espèce de conscription que nous levons sur les Chinois : c’est la clé de voûte de tout le système de défense et d’attaque contre les rebelles. Les commissaires alliés installés dans les ports ouverts seront les gardiens sûrs des intérêts chinois comme des nôtres, et les petites armées nationales administrées par eux, commandées par des Européens tirés de notre garnison et de notre station, auront bientôt rassuré les habitans, purgé les campagnes des brigands. N’aurons-nous pas ainsi jeté les fondemens d’un nouvel ordre de choses et doublé nos forces ? De pareils exemples peuvent-ils se perdre au milieu d’un peuple ami de la paix, à qui la tranquillité est nécessaire, et qui n’aura jamais été aussi efficacement protégé que par nous ? Les populations errantes, chassées de leurs terres par la rébellion, ne viendront-elles pas se grouper autour de ces centres européens où régneront la justice, la bonne administration et la concorde ? N’y voit-on pas déjà le commencement de cette conquête pacifique de l’opinion publique chinoise que nous cherchons vainement depuis des siècles ? C’est notre race enfin s’implantant au cœur d’un pays jusqu’alors si inaccessible. Bientôt l’on verra cette institution grandir et prospérer, car notre influence sur ces masses ne peut se limiter et se circonscrire autour des ports. Nous avons, pour la propager et la faire dominer même, le puissant concours des missionnaires. Dans leur apostolat, ils ne se contenteront plus de baptiser des païens ; en gagnant des âmes à Dieu, ils les ramèneront aussi aux idées européennes d’honneur, d’ordre et de solidarité. C’est ainsi qu’agissaient ces hommes de dévouement qui, dans les siècles passés, ont porté l’Évangile à la plupart des nations de l’Asie. Bien moins préoccupés de faire des catholiques purs que de changer les mœurs, ils comptaient leurs prosélytes par millions, surtout chez les peuples qui souffraient. Désormais nous ne serons donc plus isolés au milieu de ce vaste empire, avec lequel nous ne pouvons plus interrompre notre commerce, et ainsi se trouvent déjouées les espérances de la cour de Pékin, qui voyait avec plaisir les Européens se débattre contre des difficultés insurmontables, sans un appui sérieux dans le pays.

Une révolution complète se prépare donc en Chine, révolution d’autant plus radicale qu’elle a pour base le peuple honnête qui défend son sol, sa famille et sa vie en s’appuyant sur nous ; mais c’est aussi une révolution qui nous assure des relations pacifiques avec la société chinoise en dépit même de la dynastie tartare ou de ceux qui veulent la remplacer. Grâce à l’intervention des Anglo-Français dans la guerre civile qui désole le Céleste Empire, le rôle des Européens a bien grandi en Chine. Naguère les alliés sacrifiaient tout, même leur amour-propre national, à des bénéfices commerciaux qu’un décret venait anéantir ; leur situation était sans dignité, leur politique sans grandeur. Indécis entre les impériaux et les Taï-pings, ménageant les deux partis, ils ne savaient sur qui s’appuyer, et, après avoir fait de grands sacrifices pour s’imposer à la cour de Pékin, ils n’avaient réussi qu’à être tolérés par les mandarins et menacés par les rebelles. Aujourd’hui les alliés, avec l’appui des populations qui les entourent, n’ont rien à craindre des deux partis. L’avenir est donc débarrassé de ces incertitudes qui le rendaient si menaçant, et de ce moment commence peut-être pour les Européens leur invasion morale en Chine. À la suite des alliés, toutes les autres nations sont venues les aider dans cette tâche, et ce vaste pays, battu en brèche par les idées européennes, secouru par les Anglo-Français, envahi par le commerce du monde entier, offre désormais à l’activité humaine le champ le plus étendu qu’elle ait rencontré depuis des siècles. Une fois encore les coups frappés par nos marins et nos soldats auront servi la civilisation en préparant un avenir pacifique. L’intelligente et infatigable activité des chefs militaires et marins a montré la vraie ligne politique à suivre, en même temps que l’attitude énergique de l’amiral Protet sauvait les Européens d’une ruine complète. S’il n’a pas été donné au brave amiral d’accomplir tout entière la mission qu’il s’était imposée, du moins il est mort avec la satisfaction d’avoir tout fait pour la grandeur de son pays, et jamais plus belle cause n’aura été consacrée car un plus noble sang.


A. DES VARANNES.

  1. Voyez, sur l’origine de l’insurrection chinoise, la Revue du 1er juillet 1861.
  2. On désigne ainsi les terrains dont la propriété est garantie aux alliés par le gouvernement impérial.
  3. Ward a été frappé il y a deux mois à peine (février 1863) à la tête de ses soldats, et sa mort a laissé un grand vide.
  4. Ce brillant fait d’armes coûta cher aux Français : le capitaine Kenney, arrivé le premier sur la brèche, reçut un coup de feu qui lui traversa la poitrine. Il mourut dix-sept jours après, laissant un nom illustré par la conception et l’exécution énergique d’un plan d’attaque d’une grande hardiesse contre une ville formidablement défendue,
  5. Aucune campagne sérieuse n’a été entreprise dans l’hiver de 1801 par les alliés contre les rebelles pour leur faire respecter les limites autrefois fixées des 40 milles. On s’est borné a les repousser pur des expéditions de détail à quelque distance de Shanghai, lorsqu’ils devenaient trop menaçans. Kia-ding, indispensable à la sécurité de Woo-sung, a été cependant repris cet hiver, et les environs de Ning-po ont été dégagés par les troupes chinoises que commandaient Ward, tué dans l’action, et deux officiers de la marine française.