La Chine à la veille de la guerre

LA CHINE
A LA VEILLE DE LA GUERRE
SOUVENIRS D'UNE CAMPAGNE DANS LES MERS DE TARTARIE, DE CHINE ET DU JAPON.

I. The Rationale of the China-Question, etc., by an American, Macao 1887. — II. Six Letters of an outside Barbarian, Edimburgh 1857. — III. Middle Kingdom, by Wells Williams, New-York 1847.




Le 15 juillet 1857, la nouvelle officielle de l’envoi d’un plénipotentiaire français près de la cour impériale de Pékin arrivait dans la colonie anglaise de Hong-kong. Cette mesure importante, depuis longtemps prévue, détruisait les espérances secrètes du vice-roi de Canton, et montrait que sur ce lointain théâtre, comme dans la vieille Europe, les deux premières nations de l’Occident poursuivent un but commun, à travers des différences inhérentes à leur nature, à leurs intérêts matériels, à leur constitution, — différences qui s’effacent heureusement dès que se trouvent en jeu les grands intérêts de la civilisation européenne. Que les esprits superficiels aient vu, qu’ils voient encore dans la nouvelle guerre où l’Angleterre est engagée contre l’empire du milieu le résultat d’un malentendu entre des autorités rivales ; qu’ils lui donnent pour cause telle passion personnelle, orgueil, vanité, intolérance : quiconque a étudié la marche des événemens en Chine depuis la guerre de 1840 ne peut voir dans cette nouvelle rupture qu’une conséquence fatale de la situation où se sont trouvées, dès la première difficulté qui les a mises en présence, deux civilisations différentes de principes, deux races hostiles et convaincues chacune de sa propre supériorité.

Du jour où la lutte, motivée d’abord par l’insignifiante question de l’Arrow[1], est devenue inévitable, des voix se sont élevées du sein même de la colonie anglaise de Hong-kong pour assigner à la nouvelle guerre de Chine des motifs d’un ordre plus élevé. Ce ne sont plus seulement les droits concédés par le traité de Nankin qu’il s’agissait de garantir, il fallait, dans l’intérêt du commerce anglais en Chine, inspirer une terreur salutaire à la cour impériale, et combattre par des coups décisifs l’influence constamment hostile aux Européens dont l’attitude de la population cantonaise est le trop sûr indice. Sans rejeter complètement cette opinion, il est permis de croire que ces préoccupations, si graves qu’elles soient d’ailleurs, n’expliquent pas seules la conduite de l’Angleterre dans son différend actuel avec la Chine. Quiconque voudra suivre les relations de cette puissance avec l’empire du milieu, avant et depuis 1840, reconnaîtra que la modération, la patience, la réserve, ont été un des caractères distinctifs de la politique anglaise dans cette partie de l’Orient. Pour qu’aujourd’hui cette politique entre dans une voie nouvelle, il faut qu’elle ne soit plus dominée exclusivement par des considérations commerciales ; mais quelles sont les idées qui doivent prévaloir ? Nous espérons les exposer en recherchant combien d’intérêts divers s’agitent aujourd’hui en Chine, en jetant un rapide coup d’œil sur les faits qui ont amené la guerre de 1840 et sur ceux qui l’ont suivie.


I

Tant que le monopole commercial de la Chine fut entre les mains de la compagnie des Indes, les Anglais, malgré les ambassades des lords Macartney et Amherst, peut-être même à cause de ces ambassades, ne furent jamais regardés que comme des barbares du dehors, admis par la bienveillance seule de l’empereur à commercer avec l’empire du milieu. La compagnie ne fut autorisée à entrer en relations qu’avec les hongs, et ces relations furent purement commerciales. Dans leurs communications, peu fréquentes d’ailleurs, avec les autorités chinoises, les directeurs de la factorerie anglaise acceptaient comme légitime la supériorité que les fonctionnaires impériaux s’attribuaient vis-à-vis des Européens établis à Canton. C’était une concession à la vanité chinoise que la compagnie des Indes croyait pouvoir faire en vue des immenses avantages qui découlaient pour elle de ses privilèges commerciaux ; mais un agent choisi pour représenter le souverain de la Grande-Bretagne en Chine ne pouvait montrer la même condescendance. Aussi, dès que lord Napier arriva à Macao comme surintendant du commerce anglais, après l’abolition des privilèges commerciaux accordés en Chine à la compagnie des Indes, les difficultés de sa position vis-à-vis des autorités impériales surgirent menaçantes, laissant entrevoir la guerre comme l’unique solution possible des problèmes que soulevait la présence sur le territoire du Céleste-Empire du haut fonctionnaire envoyé par le gouvernement anglais.

Les instructions de lord Palmerston prescrivaient à Napier de s’adresser lui-même au vice-roi de Canton, au moins par une lettre ; d’un autre côté, dès le jour où son arrivée en Chine fut connue à Canton, des ordres émanés du vice-roi signifièrent à l’agent anglais de rester à Macao, attendant que des instructions fussent venues de Pékin sur la conduite à tenir à son égard. Ces ordres ne le trouvèrent plus à Macao. Un officier militaire chargé d’empêcher son départ pour Canton le croisa en route. Napier arriva dans la ville où résidait l’autorité à laquelle l’adressaient ses instructions. Il voulut transmettre au dignitaire chinois la lettre qui contenait ses pouvoirs. Cette lettre fut rejetée avec mépris, et la mort du surintendant anglais survint (décembre 1834) avant que des relations politiques eussent pu s’établir entre lui et le vice-roi.

Ainsi dès cette époque la lutte semblait réellement engagée, lutte où étaient en jeu non-seulement les plus grands intérêts matériels, mais encore la dignité d’une des plus grandes puissances du monde en face d’un empire barbare. Nul doute que, dans de pareilles circonstances, en Europe et vis-à-vis d’une nation européenne, ce débat n’eût amené une guerre immédiate ; les choses cette fois se passèrent autrement. « Ce dont nous avons besoin en Chine, dit alors un des plus illustres personnages de la chambre haute, le duc de Wellington, est de conserver ce que nous avons acquis, » et l’Angleterre accepta la ligne de conduite tracée par cette parole. À Napier succédèrent des surintendans établis à Macao, vivant à Macao, ayant en un mot renoncé à toutes relations officielles et directes avec le vice-roi. Napier fut remplacé par sir John Davis, celui-ci par sir G. Robinson, et ce dernier par M. Axtel, qui eut pour successeur le capitaine Elliot. « Obéissez, vous resterez ; désobéissez, vous partirez, » avait dit aux barbares le vice-roi Loo dans une dépêche restée fameuse. De ces deux alternatives, les Anglais semblaient avoir accepté la première. Ils avaient obéi, le commerce continuait, et plus que jamais la cour de Pékin devait croire à sa supériorité sur toutes les autres nations du monde.

L’excès de confiance est fatal cependant aux gouvernemens comme aux particuliers. Ce premier résultat de la lutte, ce succès de la politique de Loo devait conduire le haut commissaire Lin aux actes d’arbitraire qui lassèrent enfin la patience de la Grande-Bretagne. Nous n’avons pas à discuter ici la question de l’opium trade[2] ; mais n’y a-t-il pas tous les symptômes d’une violence aveugle dans cette mesure de Lin frappant de la même menace et les marchands d’opium et les négocians qui s’étaient toujours publiquement opposés à ce trafic, comme M. Charles King, et des missionnaires, des médecins comme le docteur Parker, bénis par des milliers de malades, et qui tous furent retenus en otages à Canton jusqu’au moment où le capitaine Elliot vint partager leurs dangers et les délivrer, en assumant la responsabilité de la remise aux mains du commissaire impérial de plus de vingt mille caisses d’opium ? Si l’Angleterre a laissé flétrir du nom d’opium war la guerre de 1840, si l’Europe, indifférente d’ailleurs, n’a pu après elle lui donner un autre nom que celui contre lequel le gouvernement britannique ne protestait point, il est bon de montrer que telle n’était pas l’opinion des Européens qui, résidant depuis longtemps en Chine, voyaient les événemens de plus haut et de plus loin. « Tous ceux qui avaient vécu en Chine, dit M. Wells Williams[3], sentaient que les motifs qui poussaient l’Angleterre dans cette lutte étaient supérieurs au prétexte de recouvrer une somme quelconque… Dans toutes leurs relations avec les étrangers, les Chinois maintenaient une politique hautaine, méprisante, qui ne leur laissait pour alternative que de se retirer des rivages de l’empire, ou de se soumettre à des humiliations que nul homme ayant quelques sentimens de dignité ne pouvait souffrir. Justement fiers de leur pays en le comparant aux états voisins, l’empereur, les magistrats, le peuple, tous le croyaient inattaquable, redoutable et singulièrement riche en science, en pouvoir, en territoire, en population. Nul d’entre eux n’imaginait qu’il pût gagner quelque profit ou quelque instruction à entrer en rapports avec les autres nations. Les Chinois avaient, à la vérité, de mauvais spécimens du pouvoir, de la science, du caractère des sociétés occidentales, mais ils eussent pu facilement apprendre la vérité réelle sur tous ces points. Cette prétention des Chinois à la supériorité et la ligne de conduite qui en découlait étaient une plus puissante barrière autour de l’empire que les immenses murailles qui l’enferment. La force semblait le seul moyen de renverser cette barrière, quoique les autres moyens d’y parvenir n’eussent pas été sérieusement essayés, et à ce point de vue on pouvait dire que la guerre était nécessaire pour forcer le gouvernement chinois à traiter les gouvernemens étrangers comme ses égaux, ou au moins les sujets de ces gouvernemens comme les siens propres… »

La guerre eut lieu, le traité de Nankin fut signé ; le dernier résultat indiqué par M. Wells Williams était-il au moins atteint ? Les leçons de l’expérience sont bien vite oubliées. L’orgueil, la vanité, ces préjugés que l’éducation enracine dans les cœurs les rendent la plupart du temps vaines et inutiles. Il en est surtout ainsi des leçons que la Providence donne aux nations : l’esprit public réagit contre elles avec d’autant plus de force et de promptitude que l’ignorance et la vanité ont bien plus d’action sur les masses que sur les individus isolés. La marche triomphante de l’armée anglaise, ses victoires étonnantes et si faciles, la chute des forteresses les plus redoutables, le traité de Nankin, tous ces coups qui vinrent successivement humilier l’esprit hautain de la cour impériale, n’eurent qu’un effet passager. Quelques années s’étaient à peine écoulées, que le souvenir en semblait perdu, et que gouvernement et population semblaient avoir repris toute leur aveugle confiance dans leur supériorité, tout leur insultant dédain pour les barbares.

L’Angleterre, fidèle à toutes les stipulations du traité de Nankin, avait remis, le 16 juin 1846, aux autorités impériales les îles de Chusan, la seule garantie qu’elle eût prise de la bonne foi du gouvernement de Pékin, et dès le mois d’avril 1847, c’est-à-dire moins d’un an après cet acte de loyale modération, non-seulement la population de Canton se refusait à l’exécution d’une des plus importantes clauses de ce traité, l’entrée de la ville aux Européens, mais encore furieuse, exaltée par ces passions auxquelles Lin avait fait le premier un appel, elle menaçait l’existence de ces Européens dans leurs factoreries. La présence des forces anglaises qui franchirent immédiatement le Bogue et vinrent mouiller en face des factoreries, la conduite loyale de Ki-yng, alors gouverneur des deux Hwangs, ses efforts persévérans, prévinrent la reprise des hostilités. Toutefois il y avait dans ce refus, dans cette haine, une menace pour l’avenir, et comme un présage qu’on ne pouvait mépriser. Derrière la foule, derrière ses préjugés et ses haines, on entrevoyait une pensée politique, la pensée d’un parti, celui de Lin, un moment vaincu, mais qui attendait l’heure d’une éclatante revanche.

Trois hommes représentaient à cette époque l’esprit de conciliation dans les conseils de l’empereur Tao-kwang : c’étaient Muhchangah, principal ministre, Ki-yng et Hwang-nganton. Ces deux dernièrs surtout, ayant suivi parallèlement la même carrière, s’étaient imbus des mêmes idées ; ils étaient depuis longtemps convaincus, même avant la guerre, de la nécessité d’une politique nouvelle, de concessions plus larges à faire aux Européens, dont ils avaient pu reconnaître à des signes non équivoques la puissance morale et matérielle. Signataire des traités de Nankin, de Wang-hia et de Whampoa, Ki-yng, « de la maison impériale, vice-gardien de l’héritier apparent, vice-haut chancelier, directeur du bureau de la guerre, membre du censorat, » avait été nommé vice-roi des deux Kwangs ; Hwang-nganton, membre du bureau de la guerre, avait été placé par Ki-yng au gouvernement du Kwang-tong. Les postes éminens qu’occupaient ces deux hommes d’état, la faveur dont ils semblaient jouir, leurs dispositions bien connues, paraissaient un gage de la bonne foi de la cour impériale, et faisaient, aux yeux de tous, retomber sur la population cantonaise la responsabilité tout entière, non-seulement de la violation du traité, mais encore des actes hostiles aux Européens qu’on vient de rappeler. Cependant, si les emplois les plus élevés appartenaient à des hommes de ce caractère, des fonctions moins brillantes peut-être, mais certainement plus importantes, avaient été confiées à des magistrats qu’animaient des dispositions tout à fait contraires. Parmi ces hommes qui ne négligeaient rien pour exciter les Chinois contre les barbares du dehors, se trouvait Suh-kwang-tsing, qui devait plus tard remplacer Ki-yng et se montrer le digne successeur des Loo et des Lin. Dans leurs rangs figurait aussi le commissaire impérial Yeh, parvenu si rapidement de cette position médiocre aux grandes charges qu’il occupe aujourd’hui.

Le 5 avril 1847, au moment même où sir John Davis, avec toutes les forces anglaises, se présentait devant Canton pour protéger les factoreries menacées, des placards affichés dans toutes les rues de la ville dénonçaient à la haine publique Ki-yng comme un traître vendu aux barbares, et il est facile de reconnaître, par un curieux passage du Chinese Repository, quel était l’isolement où le laissaient, dans ces graves circonstances, les mandarins placés sous ses ordres : « Ki-yng est dans la plus grande perplexité, il ne peut ni manger ni dormir. Les personnes les mieux placées pour connaître l’état réel des choses pensent qu’il a été abandonné de tout le monde, et que sa conduite trouve une sérieuse opposition chez quelques-uns des plus hauts fonctionnaires de la province. » Les principes de l’administration chinoise font, depuis le dernier des mandarins Jusqu’à l’empereur lui-même, l’opinion publique juge de tous les magistrats de l’empire. La dégradation d’un gouverneur incapable d’apaiser la révolte de sa province se rencontre à chaque instant dans les actes officiels publiés par la Gazette de Pékin ; elle est motivée sur cette incapacité seule[4]. Ces principes expliquent la perplexité du vice-roi devant le soulèvement de la population cantonaise contre les étrangers et l’abandon où le laissaient ses principaux officiers. C’était la condamnation de son système, et si dès le mois précédent Hwang-nganton avait été dégradé, Ki-yng dut sentir que sa propre disgrâce était imminente. Un an ne s’était pas écoulé, que Ki-yng était en effet rappelé à Pékin pour s’y justifier. Suh-kwang-tsing le remplaçait comme vice-roi des deux Kwangs, Yeh-mengehin remplissant sous lui les fonctions de gouverneur du Kwang-tong.

Six années avaient donc suffi pour effacer les souvenirs des humiliations et des défaites de la guerre et rendre à la cour impériale toute son imprudente sécurité. Les Anglais se retrouvaient, dès 1849, dans la même position vis-à-vis des autorités chinoises qu’aux jours de Lin et du capitaine Elliot, Une nouvelle guerre semblait non moins imminente, non moins nécessaire, et cette fois l’Angleterre n’eût pas pris les armes pour venger seulement ses propres griefs, car d’autres peuples voyaient aussi leurs intérêts de plus en plus menacés par les tendances de la politique chinoise : nous voulons parler des Portugais, des Américains et des Français.

Le mauvais vouloir de la Chine pour les Portugais s’est révélé dans une circonstance mémorable. Le nom du vice-roi Suh-kwang-tsing restera dans l’histoire douloureusement associé au souvenir du noble gouverneur de Macao, dom J. de Amaral. Le meurtre odieux qui a pour longtemps arrêté l’essor que cet homme intrépide et supérieur avait imprimé à la vieille colonie portugaise, s’il n’a pas été commandé par le vice-roi, a du moins été secrètement approuvé par lui, et les assassins ont trouvé un asile dans la capitale de la province jusqu’au moment où l’accord unanime des représentans des trois puissances occidentales, et surtout les énergiques protestations du représentant de la France, M. Forth-Rouen, forcèrent Suh-kwang-tsing à livrer les coupables aux autorités portugaises.

Essentiellement marchands en Chine, les Américains ont pourtant depuis le traité de Wang-hia un ministre chargé d’affaires résident à Canton. La lettre qu’on va lire montre quelle était la nature des relations qu’il entretenait avec le vice-roi.

A son excellence le commodore Perry, commandant en chef.

« Monsieur,

« Son excellence le commissaire impérial semble, par sa conduite, ignorer complètement que je suis à Canton, bien que depuis une semaine il ait pu entendre les canons du Mississipi me saluer à Whampoa. Le jour de mon arrivée, la lettre que je lui écrivis le 11 de Macao est parvenue. Je lui écrirai de nouveau ce matin pour lui annoncer que s’il ne m’a pas répondu le 28, j’enverrai immédiatement au consul des États-Unis, à Shang-haï, l’ordre de suspendre les droits qui se paient dans ce port au gouvernement impérial. Je pense qu’il est essentiel que nos forces navales soient augmentées à Shang-haï lorsque cet ordre y sera exécuté, car le gouvernement impérial y a une flotte considérable mouillée dans le port même et une armée nombreuse sur le rivage, et sans prétendre annoncer d’avance les mesures que croiront de voir adopter les autorités chinoises, on peut penser qu’elles auront recours à la force. C’est mon intention fermement arrêtée de courir toutes les chances de la position que j’ai prise, car c’est celle qui découle des clauses de notre traité.

« H. MARSHALL.

« Canton, 26 décembre 1853, six heures. »

La Chine, on le voit, ne ménage guère plus les Américains que les Portugais. Quelle est donc son attitude vis-à-vis de la France ? Constatons d’abord, à l’honneur de notre pays, qu’un édit a été rendu, en conséquence du traité de Whampoa, pour protéger les Chinois convertis au christianisme contre les rigueurs des autorités nationales. Il est bon de citer le rapport de Ki-yng relatif à cette mesure :

« Ki-yng, commissaire impérial, ministre d’état, etc., s’adresse respectueusement au trône par ce mémorial :

« Il paraît, après mûr examen, que la religion du Seigneur du ciel est celle que professent toutes les nations de l’Occident, que son but essentiel est d’encourager les bons, de corriger les méchans, que depuis son introduction en Chine, sous la dynastie des Mings, elle n’a jamais été interdite, et que si, dans la suite, des Chinois pratiquant cette religion en ont fait souvent un masque pour leur méchanceté, même jusqu’à séduire des femmes et des filles et arracher les yeux des malades, le gouvernement a su les découvrir et leur infliger un châtiment, comme cela est écrit spécialement sous le règne de Kia-king, qui fixa des punitions particulières pour de tels crimes. La prohibition était dirigée contre ceux qui faisaient mal sous le couvert de la religion, et non contre la religion professée par les nations occidentales.

« Maintenant il semble possible de satisfaire à la demande de l’ambassadeur Lagrenée, tendant à ce que ceux qui professent cette religion soient exempts de toute persécution. Pour ce motif, il est donc juste de transmettre cette demande, afin que, par une faveur céleste, tous natifs ou étrangers qui apprennent la religion du Seigneur du ciel et qui n’excitent pas de troubles par une mauvaise conduite soient désormais exempts de persécution.

« Cette requête, moi (le commissaire), poussé par la raison et le devoir qui m’est imposé, je la dépose humblement devant le trône, suppliant l’auguste empereur de permettre qu’elle soit mise à exécution. »

Ki-yng publiait à la suite de ce mémoire la réponse de l’empereur écrite avec le pinceau rouge : « Qu’il soit fait suivant ta demande ! » et cet édit était bientôt proclamé dans tout l’empire. Les faits ont-ils répondu à cette démonstration de tolérance ? Qu’on parcoure simplement les journaux de Hong-kong et de Shang-haï, et l’on verra que pas une année ne s’est écoulée sans que quelque chrétien n’ait scellé de son sang, ou des douleurs de ces prisons si terribles que le peuple appelle des enfers, sa croyance et sa foi religieuse depuis le jour où le représentant de la France croyait avoir conquis la liberté de conscience pour les chrétiens de l’empire jusqu’à celui où le père Chappedelaine et la sœur Agnès mouraient sous la main des bourreaux. Ce désaccord entre le langage officiel du gouvernement impérial et la conduite de ses fonctionnaires indique une ligne de conduite bien arrêtée dans les conseils du souverain de la Chine. Aujourd’hui même le gouvernement chinois ne prend plus la peine de déguiser sa politique sous des manifestes empreints d’une modération apparente. Un document publié par le jeune empereur Yen-foung, peu de temps après son avènement, emprunte à sa date même une haute signification, et révèle clairement quelles sont les vues politiques du parti hostile aux étrangers, maître dès cette époque de l’influence suprême dans les conseils impériaux.


« Le premier devoir du souverain du grand empire est sans nul doute d’employer les bons et d’éloigner les méchans ; mais jusqu’à ce que les méchans aient été chassés de leurs postes, l’administration ne peut être confiée exclusivement aux bons. Aujourd’hui la ruine causée à l’empire par une coupable nonchalance est arrivée à son point extrême, et c’est sur nous que retombe le blâme de la faiblesse du gouvernement, de la démoralisation chaque jour croissante de la nation ; mais n’est-ce pas le devoir de deux ou trois grands officiers de proposer ce qui est à faire, et de nous assister quand nous avons besoin de secours ?

« Muhchangah, comme principal ministre du cabinet, a été pendant plusieurs règnes reconnu comme très propre à cet office ; mais il n’a pas fait une étude suffisante des difficultés qui l’attendaient dans cette position ; il n’y a pas donné l’attention qu’elles méritaient, il n’a pas senti la nécessité de s’identifier avec la vertu et les bonnes intentions de son souverain. Loin de là, tout en conservant sa position, tout en ambitionnant le crédit qu’il en retirait, il a tenu en arrière, au détriment de l’état, les hommes qui méritaient d’être employés. Déloyal et sans foi, pervertissant sa science et ses talens, cachant ses projets et ses pensées, il ne faisait qu’approuver et prévenir par ses suggestions les projets de son seigneur. La dégradation qu’il a fait tomber sur ceux qui pensaient autrement que lui à propos des barbares est un sujet de profonde indignation. Ainsi l’extrême loyauté, la noble énergie de Ta-hungah et de Yangung[5] contrariaient ses projets ; il dut par conséquent essayer leur ruine, mais en revanche il faisait tout ce qu’il pouvait pour favoriser Ki-yng, parce qu’en lui il trouvait un homme sans pudeur, perdu pour la vertu, et par suite un aide et un complice. Combien de ses actions montrent que son but était de s’approprier une partie du pouvoir qui ne pouvait lui appartenir ! Sa majesté le dernier empereur notre père était lui-même trop droit pour agir autrement qu’avec bienveillance, et cette bienveillance a permis à Muhchangah de poursuivre sans crainte ses projets coupables. Si la lumière de la sainte intelligence était venue éclairer la raison de l’empereur notre père, il eût été puni sévèrement : certes nulle pitié ne lui eût été accordée ; mais, n’ayant pas été démasqué, il s’est appuyé sur la faveur qui lui était accordée pour se livrer aux plus grands excès, et a continué jusqu’à ce jour sans se corriger. Au commencement de notre règne, dans la première lune de cette année, toutes les fois qu’il était consulté, ou il donnait son avis d’une manière évasive, ou il demeurait silencieux ; mais quelques mois après il commença à laisser voir ses artifices. Ainsi, même lorsque le navire des barbares Anglais arriva à Tin-tsin, il s’appuyait sur Ki-yng pour faire prévaloir ses idées, et il eût ainsi exposé les fils aux cheveux noirs de cet empire à une répétition d’anciennes calamités. Lorsque Twan-shi-ngan recommandait Lin-tsch-suh[6] pour être employé, il nous répétait sans cesse que la faiblesse et les infirmités de Lin l’en rendaient incapable, et lorsque nous l’envoyâmes dans le Kwang-si pour exterminer les bandits de cette province, Muhchangah mit à diverses reprises en doute qu’il fût capable de s’y rendre[7]. Il a égaré nos regards par le mensonge en nous empêchant de connaître ce qui se passait au dehors, et là en vérité est sa faute.

« Les tendances antipatriotiques de Ki-yng, sa lâcheté, son incapacité ne sont pas moins faites pour surprendre. Lorsqu’il était à Canton, il n’a su qu’opprimer le peuple pour satisfaire les barbares, sans regarder jamais à l’intérêt de l’état. D’un côté il outrageait le divin principe de la justice, de l’autre les sentimens naturels à l’homme, et sa conduite n’a fait qu’occasionner des hostilités auxquelles on ne pouvait s’attendre. Sa majesté le dernier empereur, complètement informé de sa duplicité, lui ordonna de retourner en toute hâte à la capitale, et quoiqu’il ne l’ait pas dégradé immédiatement, il l’eût fait certainement plus tard. Souvent, dans le cours de cette année, lorsque nous l’appelions en notre présence, Ki-yng a parlé des barbares Anglais, en établissant combien ils étaient à craindre et quelle était la nécessité de nous les concilier si quelque difficulté s’élevait entre eux et nous. Il espérait nous tromper, mais plus il s’efforçait de conserver sa place et ses émolumens, plus il parlait, plus évident apparaissait son manque de tout principe. Son discours était comme les aboiemens d’un chien ; il était moins encore, un objet de pitié.

« La conduite de Muhchangah était cachée et difficile à découvrir, celle de Ki-yng était évidente et facile à discerner, mais le crime de tous deux en ce qui concerne le tort fait à l’état est le même. À moins que la loi ne soit exécutée, qui est-ce qui maintiendra le respect du devoir dans le cœur des hommes ? et nous-mêmes, ne serions-nous pas indignes de la charge importante que nous a confiée sa majesté le dernier empereur ? Cependant, nous souvenant que Muhchangah est l’ancien ministre de trois règnes, nous ne pouvons supporter la pensée de lui infliger la punition sévère qu’il mérite. Par notre faveur spéciale, qu’il soit seulement privé de son rang, et qu’il ne soit jamais recommandé pour être employé !

« L’incompétence de Ki-yng est extrême, mais, à cause des difficultés de sa position, que lui aussi soit traité avec la plus grande indulgence, qu’il soit dégradé jusqu’au cinquième rang, et qu’il devienne yeu-wai-long, sous-aide-secrétaire de l’un des six bureaux !

« La conduite intéressée de ces deux hommes et leur oubli de leur souverain sont des choses patentes pour tout l’empire. — Ne faisant rien en excès, nous ne les avons pas condamnés à une punition extrême ; nous avons agi après mûre délibération. — Nous y avons longtemps réfléchi, et, comme nos serviteurs peuvent le penser, nous sommes affligé d’être forcé d’agir ainsi.

« Désormais tout officier, élevé ou non, civil ou militaire, employé dans la capitale ou ailleurs, devra montrer qu’il agit en vertu des bons principes et qu’il sert loyalement l’état, afin que la ruine qui allait grandissant par la faiblesse et la négligence puisse être arrêtée. — Que personne ne s’effraie des difficultés ou ne s’abandonne à la faiblesse. Et si quelqu’un a le pouvoir de développer de grands principes qui soient importans pour la politique de l’empire ou le bien-être des populations, qu’il le fasse sans crainte et sans réserve ! — Que nul ne se laisse influencer, soit par attachement, à son protecteur, soit par d’autres sentimens, mais que tous s’appliquent, comme c’est mon espérance, à remplir leurs devoirs ! — Que ceci soit publié et dans la ville et au dehors, afin que chacun sache notre volonté ! — Décret spécial du 18e jour de la 10e lune de la 30e année de Tao-kwang (21 novembre 1850). — Respectez ceci. »


Ce document, qui n’a été rendu public que depuis peu de temps, montre jusqu’à l’évidence que le gouvernement impérial secondait et favorisait de tout son pouvoir les passions et les haines des populations du Kwang-tong contre les Européens ; mais pouvait-il en être autrement ?

La constitution politique de la Chine, immuable à travers toutes les révolutions qui remplissent ses annales, repose, depuis Ching-tang, fondateur de la dynastie des Tchang, c’est-à-dire, depuis quarante siècles, sur ce principe : l’empereur est choisi par le ciel pour être son représentant sur la terre, pour gouverner sans conteste, sans limite et sans restriction, tous les peuples du monde. Aussi tous ces peuples ne sont-ils pour les Chinois que des barbares du dehors, et lorsque, comme les Anglais, ils ont envoyé des ambassadeurs à Pékin, cette démarche les constitue vassaux de l’empire du milieu[8]. Dès lors, la guerre de 1840 n’est plus qu’une de ces rébellion si fréquentes dans l’histoire, rébellion un moment victorieuse, devant laquelle le pouvoir impérial a dû fléchir, à laquelle il a fait des concessions forcées, mais avec la pensée bien arrêtée de les annuler soit ouvertement par la force, soit secrètement par une ruse persévérante. Ainsi s’expliquent, et la disgrâce de Muhchangah et de Ki-yng, et l’élévation de Yeh, et la réaction si prompte dans les conseils impériaux contre les doctrines qui un moment avaient prévalu sous la pression des victoires anglaises et par l’influence de Ki-yng et de Muhchangah.

La dégradation de Hwang-nganton, la disgrâce de Ki-yng, la nomination de Suh-kwang-tsin au poste de vice-roi des deux Kwangs précisent l’époque où cette réaction s’accomplit. Les conséquences logiques d’un tel changement ne tardèrent pas à se produire ; nous en avons cité quelques-unes » Depuis, l’assassinat de six Anglaisa Hwang-chu-ki et le refus hautain qu’essuyèrent les plénipotentiaires anglais et américains en 1850 vinrent leur donner une plus grande portée, et la proclamation suivante, publiée à cette occasion, montre la part de responsabilité qui incombait à l’empereur lui-même :


« Les officiers de cet empire ont chacun leur sphère particulière de devoir, en dehors de laquelle ils n’ont pas à parler, car une pareille irrégularité engendrerait la confusion. C’est par la libéralité de ce gouvernement et par l’extrême bienveillance du dernier empereur que la permission de commercer a été accordée aux barbares, et ils auraient dû montrer leur reconnaissance en se tenant tranquilles. En venant comme ils l’ont fait à Tsien-tsin, et en transmettant ouvertement des lettres aux ministres du cabinet, ils ont été coupables d’un très grand manque de respect et d’une extrême irrégularité, et nous ordonnons qu’on ne leur fasse aucune réponse, et que l’on agisse comme si rien ne s’était passé. Et comme il est écrit, dans le recueil des règles, que les officiers publics n’ont pas de relations avec les étrangers, les ministres du cabinet se rendraient, coupables d’un très grand manque de respect en accusant réception de cette lettre. D’ailleurs, comme Suh-kwang-tsin, gouverneur général des deux Kwangs, dirige très bien les affaires, comme il a pénétré la malice diabolique du cœur de ces barbares, comme de plus Canton est la voie naturelle de leurs communications, nous ordonnons que désormais toutes leurs affaires soient déférées à Suh-kwang-tsin, et qu’aucun des gouverneurs généraux ou des gouverneurs des provinces maritimes n’ose s’en occuper. Nous ordonnons de plus que cette loi soit publiée, comme devant être observée à jamais. Respectez ceci. »


Après de pareils actes, on ne peut accuser l’Angleterre d’avoir manqué de modération. On est plutôt tenté de s’étonner qu’elle n’ait pas demandé à la force matérielle la réparation des justes griefs qu’elle avait à reprocher au gouvernement impérial, et qu’elle ne pouvait même, comme on vient de le voir, lui exposer librement. On a vu que des causes bien diverses expliquaient à la fois et cette patience endurante et l’attitude résolue qui lui a enfin succédé. D’abord, et avant tout, il faut tenir compte de la situation si grave où s’est trouvée l’Europe pendant les années qui ont suivi la secousse générale de 1848. Il ne faut oublier ni l’importance des relations commerciales de l’Angleterre avec la Chine, ni les progrès de l’insurrection Taï-ping[9], et les espérances secrètes qui s’y rattachaient. Il faut reconnaître aussi la conduite habile du gouverneur-général Yeh aux prises avec l’insurrection. Dès 1856, la plupart de ces considérations ne pouvaient plus retenir l’Angleterre, et de nouvelles et sérieuses complications avaient surgi, rendant nécessaire, au lieu de cette temporisation, une action directe au centre même de l’empire sur l’esprit des conseillers impériaux et une révision complète des traités sur lesquels étaient fondées les relations de l’Europe avec la Chine, traités inexécutés en partie, et dont les stipulations incomplètes, temporaires d’ailleurs, ne répondaient plus, n’avaient jamais répondu aux besoins, aux nécessités de la situation respective des deux parties en présence.


II

Quelque temps avant sa mort, l’empereur Tao-kwang, jetant un douloureux regard sur le vaste empire qu’il avait gouverné pendant un quart de siècle, laissait tomber des paroles dont la publicité s’est emparée : il semblait, triste prophète, annoncer la fin de son illustre dynastie. « La prospérité est toujours suivie de décadence, s’écriait-il ; après les jours glorieux de Kang-hi et de Kien-lung, la décadence approche pour notre empire. » Le règne du successeur de Tao-kwang a justifié ces prédictions. Le vaste ensemble que les fondateurs de la dynastie des Tsing avaient réuni sous leur domination, cet empire qui, des frontières du Thibet et du Kokonor, s’étendait jusqu’aux rivages extrêmes de la Mandchourie, et dont les populations énervées semblaient avoir repris une nouvelle énergie au contact des races tartares, croule maintenant de toutes parts : il s’affaisse sous son propre poids, ou sous la pression de ces barbares étrangers si longtemps dédaignés, contenus dans d’étroites limites, et qui semblent accourir de tous les points de l’horizon pour venger d’anciennes injures, pour se partager les dépouilles du colosse expirant.

Certes les annales de la Chine nous montrent une série de révolutions plus nombreuses peut-être que celles qui marquent l’histoire de tous les autres peuples : la plupart de ces révolutions entraînaient la misère et la désolation pour les provinces de l’empire ; aujourd’hui cependant une crise plus grave encore s’est déclarée. « L’empereur a perdu la commission divine, le ciel l’a départie à notre dynastie, » telle est la formule, habilement empruntée au texte des Kings (livres sacrés), qui servait de devise aux anciennes insurrections, et que des passages tirés des plus illustres philosophes chinois venaient appuyer. « Quand le prince, dit Mencius, est coupable de grandes erreurs, le ministre doit les lui reprocher, s’il s’en rend encore coupable. S’il ne veut pas écouter les conseils de la raison, il doit le détrôner et nommer un autre à sa place. » Il était réservé à notre époque (et c’est là le symptôme de décadence ou plutôt de régénération que nous avons à signaler) de voir une révolution s’accomplir chez un tel peuple au nom de principes nouveaux, qui s’écartent complètement des principes constitutifs de la civilisation chinoise.

Sept années se sont passées depuis le jour où la dynastie Taï-ping est entrée en lutte avec la dynastie tartare, et l’on n’ose encore asseoir un jugement définitif sur l’homme qui l’a fondée. Chrétien convaincu, tel que peut l’être un homme qui n’a eu pour tout enseignement que la Bible et vivant au milieu d’une société païenne, imposteur cherchant un appui dans de prétendues révélations divines, politique profond ou simple instrument d’hommes ambitieux, le Taï-ping-wang est encore pour l’Europe, pour le monde entier, un mythe inexpliqué. Cependant, si toutes les conjectures, toutes les opinions sont permises sur l’homme, les tendances nouvelles qui dominent l’esprit des populations chinoises sont désormais trop visibles. Hung-tsew-tsuen peut être un imposteur, mais les principes auxquels il a dû une armée, les lois auxquelles se sont soumis ces milliers de soldats qui, partis du Kwang-si, ont marché de victoire en victoire jusqu’à quelques lieues de la capitale du nord de l’empire, et ont constitué la domination du chef rebelle depuis plus de cinq ans sur les provinces centrales de la Chine, — ces lois, ces principes s’écartent profondément des Kings et découlent de la Bible. Les visites de l’Hermès, du Cassini, du Susquehannah à Nankin, les livres qu’on a rapportés de ces expéditions, et qui contiennent le fond réel de la nouvelle doctrine, ne permettent plus aucun doute à cet égard[10].

Quel travail mystérieux s’est donc accompli dans ces esprits livrés au matérialisme le plus absolu, dans ces populations que tant d’écrivains ont cru pouvoir appeler les moins spiritualistes du monde entier ? La nature humaine est la même partout, et quelque puissance qu’ait l’erreur, il vient pour les nations, comme pour les hommes isolés, une heure, marquée par la Providence, où elle s’efface et fait place à la vérité. Beaucoup des illusions qu’avaient éveillées les succès de Hung-tsew-tsuen se sont évanouies. Il est douteux que l’évêque protestant de Victoria fonde encore sur le chef rebelle les espérances qu’il laissait éclater à Shang-haï dans un discours demeuré célèbre ; mais pour n’être pas le triomphe du protestantisme, l’insurrection Taï-Ping n’en reste pas moins le symptôme irrécusable d’un changement profond dans les tendances des populations chinoises, une preuve évidente qu’elles cherchent à se dégager de ce matérialisme, de cette indifférence sceptique qui leur ont toujours été reprochés, peut-être trop légèrement d’ailleurs, par des écrivains qui jugeaient de tout l’empire d’après les populations d’une seule province, quelquefois même d’un seul district.

Toute révolution morale entraîne cependant une révolution politique. Après avoir attendu patiemment l’issue de la lutte, l’Angleterre et l’Europe avec elle, voyant qu’elle se prolongeait indéfiniment, durent se préoccuper des conséquences finales aussi bien que des résultats qui s’étaient déjà produits.

Au mois d’octobre 1856, l’insurrection chinoise occupait, autour de Nankin, l’ancienne capitale des Mings, la majeure partie des provinces de Hoope et de Hoonan, ainsi que du Kiang-si. Un ancien transfuge du parti des insurgés, Chang-kwo-liang, défendait contre eux Tanyang, forteresse située sur le Grand-Canal, clé du Kiang-si méridional, et protégeait par des prodiges d’audace la grande ville de Sodchow, que les bandes rebelles menaçaient d’ailleurs par des chemins détournés. Les forces impériales, sous les ordres du généralissime Iliang, étaient répandues en face de Nankin et de Chin-kiang-fu et à l’embouchure du Grand-Canal, sur la rive gauche du fleuve ; mais, sans discipline, composées de la lie de la population, mal payées, vivant sur un pays déjà dévasté, en proie à la plus complète anarchie, elles étaient incapables d’opposer une sérieuse résistance aux vieilles bandes rebelles, lorsque leurs chefs sortiraient enfin de l’inaction où ils semblaient être plongés. Après l’énergie et la volonté déployées par Hung-tsew-tsuen et ses lieutenans, cette inaction avait lieu de surprendre, et l’on en recherchait vainement la cause, lorsque le bruit, bientôt démenti, puis définitivement confirmé, arriva à Shang-haï du massacre du prince oriental et de plusieurs milliers de ses partisans par ordre du chef suprême. Cette nouvelle expliquait l’inaction des rebelles et révélait Hung-tsew-tsuen sous un nouveau jour, en même temps qu’elle montrait que l’insurrection entrait dans une nouvelle phase. Délivré en effet, par cet acte de cruauté peut-être nécessaire, des prétentions de son plus habile, mais aussi de son plus ambitieux lieutenant, le Taï-ping-wang restait seul maître de toutes les forces insurgées.

Le commerce européen, surtout celui de Shang-haï, entrepôt naturel des provinces centrales occupées par les rebelles ou dévastées par leur passage et celui des troupes impériales, se ressentit forcément d’un tel état de choses. Les crises commerciales qui marquent ces dernières années, surtout celle de 1856, sont là pour l’attester. Pourtant ce danger n’était pas celui que devaient le plus redouter les puissances occidentales.

Si le but que le tsar Pierre le Grand a tracé à la Russie, but que ses successeurs ont poursuivi avec tant de persévérante énergie, est la conquête des provinces méridionales qui limitent leur immense empire et qui en compriment l’essor, n’était-il pas à craindre que l’affaiblissement de la dynastie mandchoue, à la suite de cette longue lutte qui épuisait ses forces sans amener de résultat définitif, ne donnât au gouvernement de Saint-Pétersbourg les moyens de réaliser les rêves secrets de sa politique ? De vagues rumeurs venues du nord, des rapports incomplets révélaient dès 1853 un travail souterrain dont les esprits ne s’étaient point préoccupés jusqu’alors. La Gazette de Pékin du mois de novembre 1853 publia une requête de l’amiral russe Poutiatine, adressée à la cour impériale, tendant à obtenir la liberté pour les navires russes de commercer dans les cinq ports ouverts aux puissances occidentales par les traités de 1842. Cette demande significative, à laquelle la cour de Pékin avait répondu par un refus basé sur le monopole du commerce intérieur que possédait la Russie par la voie de Kiachta, était passée inaperçue ; mais lorsque les expéditions anglo-françaises au Japon et en Tartarie eurent révélé les bases formidables sur lesquelles s’appuie la prépondérance russe dans l’extrême Orient, les esprits les plus indifférens s’émurent, et non sans raison.

Que les établissemens militaires de l’Amour et de la Mandchourie assurent à la Russie les moyens de résister avec succès, dans ces régions lointaines, aux forces supérieures de l’Angleterre et de la France, rien n’est moins surprenant. Les croisières anglo-françaises ont apporté, à défaut de renseignemens positifs sur ces établissemens militaires, de curieux détails sur l’ensemble des plans et des tentatives de la Russie. On sait que les Russes, sous prétexte de protéger les populations tartares voisines du Japon, occupent aujourd’hui la Mandchourie orientale, depuis le port appelé Nicolaïef, à l’embouchure de l’Amour, jusqu’au 42e degré au moins de latitude nord. On comprend dès lors l’importance des explorations faites en Corée par la division de l’amiral Poutiatine, en même temps que la portée de la demande que cet amiral adressait à la cour impériale d’un libre accès, pour les navires de sa nation, dans les cinq ports chinois ouverts aux Européens.

C’est en 1856 que l’académie impériale de géographie publiait à Saint-Pétersbourg les résultats scientifiques obtenus par la commission chargée de déterminer d’une façon rigoureuse le cours de l’Amour et celui de ses principaux affluens. Vers la fin de la même année, à la procure des missions étrangères à Hong-kong, un des officiers russes qui avaient fait partie de cette commission s’entretenait devant nous avec un de nos missionnaires, et nous fûmes ainsi éclairé sur les résultats pratiques que la Russie attend de ses explorations.

L’Amour (Grand-Fleuve) prend sa source à une quarantaine de lieues environ du comptoir de Kiachta. À partir de Baklanova, il coule à l’est et longe le pied des collines qui terminent au nord la chaîne des monts Sialkoï, mais il tourne bientôt au sud-est, et se fraie un chemin, par une succession de rapides, à travers une étroite vallée comprise entre les Sialkoï et l’un des éperons de la chaîne des Hingan, jusqu’à son confluent avec le Songari par le 47° degré de latitude. Se dirigeant alors au nord-est, il court verser ses eaux, grossies par des milliers d’affluens, au milieu desquels l’Usuri occupe la première place, dans un vaste estuaire qui porte le nom de golfe de l’Amour, et qui sépare du continent l’île de Tarrakaï. Le lit de ce grand fleuve est donc de l’est à l’ouest, sur une étendue de 35 degrés de longitude, la voie de communication des provinces de la Mongolie et de la Mandchourie septentrionale. Du nord au sud, c’est le Songari qui remplit le même office, et de grandes rivières, parmi lesquelles il faut nommer le Tumen, relient le bassin de l’Amour aux rivages de la Mer-Jaune et de la mer de Tartarie. Un autre fleuve, non moins important, s’appelle Siramuren et traverse des régions voisines de celles que baigne le Songari. Peu importe dans ces rigoureux climats la profondeur de ces divers cours d’eau : pendant six mois de l’année, de novembre en mai, une épaisse couche de glace transforme le lit de ces fleuves en une route aussi sûre que rapidement parcourue par les traîneaux des tribus tartares.

Un officier russe que nous avons rencontré dans la baie de Castries, à trente lieues au sud de l’embouchure de l’Amour, et qui vint à notre bord en parlementaire, nous assura que moins de quarante jours suffisaient pour que les ordres émanés de Saint-Pétersbourg fussent transmis aux ports de Nicolaïef et de la baie de Castries. Tout nous fait un devoir de croire à l’exactitude de ce renseignement, qui se rattachait d’ailleurs à l’espérance de la paix et à la possibilité, pour nos ennemis d’alors, d’en recevoir les premiers l’heureuse nouvelle. Si l’on accorde cette facilité, cette rapidité de communication non-seulement à l’Amour, mais au Songari et aux autres fleuves de la même région, on comprendra quelle prépondérance acquerrait le commerce russe dans ces pays, en Chine et au Japon, pour peu que ce commerce trouvât un entrepôt, non plus à l’embouchure de l’Amour ou à la baie de Castries, dans des parages fermés par les glaces pendant huit mois de l’année, mais soit à l’embouchure du Tumen, soit sur un point quelconque du littoral coréen.

Les intérêts privés sont plus prompts à s’émouvoir que les intérêts politiques des dangers que leur réserve l’avenir. Les commerçans anglais et américains de Shang-haï et de Hong-kong ont’ déjà ressenti les effets de la concurrence russe. Venus par les caravanes à travers les déserts de Chamo et les provinces septentrionales de l’empire, les draps russes ont conquis, par leurs qualités réelles et leur prix inférieur, la première place sur les marchés du Che-kiang et du Kiang-si. Les renseignemens qui nous ont été transmis par un lazariste venant des frontières du nord, rapprochés de la mesure récente, qui élève Kiachta au rang de ville provinciale, doivent nous faire croire que l’importance des relations de la Russie avec la Chine s’est considérablement accrue depuis 1843, époque à laquelle nous placent les derniers renseignemens officiels, qui évaluent à 104,150,000 fr. la valeur des affaires traitées alors entre les deux pays. Peu de voyageurs ont pénétré dans l’intérieur de la Mandchourie ; mais on aurait tort de supposer, avec la plupart des géographes modernes, qu’elle ne se compose que de vastes solitudes çà et là animées par la présence de hordes nomades errant à la recherche des pâturages nécessaires à leurs troupeaux. D’un autre côté, les livres chinois ne contiennent que des mensonges au sujet de ce pays, berceau de la dynastie impériale, y compris le fameux éloge de Moukden, composé par l’empereur Kien-loung. Après avoir parcouru et exploré toutes les côtes de cette immense province, nous avons été assez heureux pour compléter nos propres observations par celles d’un voyageur qui a traversé cette curieuse contrée dans sa plus grande étendue et dans des circonstances qu’il convient de rappeler brièvement.

Embarqué sur un baleinier français, les mauvais traitemens auxquels ce voyageur était en butte le poussèrent à déserter son navire à la baie Napoléon, un mois tout au plus avant notre arrivée. C’était pendant l’été, et la splendide nature de ces pays, la pureté de ce ciel qu’aucun nuage ne ternit en cette saison, lui cachèrent sans doute les fatigues et les dangers qu’il allait courir. Il s’enfonça hardiment dans l’intérieur, et ne tarda pas à rencontrer une troupe nombreuse de cavaliers campés sur les bords d’une petite rivière qui se jette au fond de la baie. Cette troupe se composait de Tartares venus de l’intérieur, pour faire, sur les pentes des montagnes dénudées par la fonte des neiges, dans les ruisseaux torrentiels libres enfin de leurs glaces, une facile moisson de pépites et de paillettes d’or. L’aventurier européen fut bien accueilli par les Tartares ; plein d’espoir, il s’associa à leurs travaux, et ne tarda pas à se familiariser avec leur langue, leurs mœurs et leurs habitudes. A’ l’approche de l’automne cependant, les Tartares se disposèrent à reprendre le chemin de leurs vallées natales. L’étranger réclama sa part de bénéfice, ses réclamations furent reçues avec dédain ; il les renouvela, le chef de la troupe le fit lier et se mit en marche vers son pays, remmenant prisonnier à sa suite. Dans ces pénibles circonstances, le voyageur ne perdit pas courage. Dans une ville située, d’après ses calculs, à trente lieues dans l’intérieur, le hasard lui donna un compagnon : c’était un matelot de la frégate anglaise Nankin, que tous nous croyions mort, et qui, lui aussi, avait déserté son navire. Réunis, ils tentèrent de fuir ; ils furent promptement repris, mais le bruit de leur évasion parvint aux oreilles du gouverneur : ils furent conduits devant ce magistrat et eurent plusieurs longs interrogatoires à subir, où ils établirent avec force leur nationalité respective, et après lesquels il fut décidé qu’ils seraient conduits à Pékin sous une escorte officielle. Quatorze mois après leur désertion, les deux aventuriers arrivaient de la capitale chinoise à Shang-haï, où ils étaient remis à leurs consuls, ayant ainsi traversé des pays qu’ont seuls visités quelques courageux missionnaires. Accompli dans de pareilles circonstances, ce voyage ne peut donner sans doute aucun résultat scientifique, mais il a laissé dans l’esprit des deux marins quelques traces qu’il est bon de recueillir. Le pays qu’ils ont traversé leur a offert le spectacle d’une assez grande animation commerciale. Les excursions entreprises par les Tartares à la recherche des terrains aurifères révèlent une race entreprenante et avide, dont le concours peut être facilement obtenu et utilisé par un gouvernement habile. Or l’administration russe, dans ces lointains pays, montre une habileté incontestable.

Nous n’ayons jusqu’ici considéré les résultats de l’occupation de la Mandchourie qu’au point de vue commercial, mais il y a là une question politique dont il faut aussi tenir compte. Ce que la Crimée et Sébastopol étaient pour Constantinople et le midi de l’Europe, les établissemens russes de la Mandchourie vont, sous l’action puissante de l’administration impériale le devenir pour la Corée, pour le Japon, pour la Chine. Les officiers qui ont défendu pendant trois ans Nicolaïef, la baie de Castries, et n’ont abandonné qu’à la dernière heure l’établissement de la baie du Tsar Nicolas, n’ont pas tous quitté les lieux où se sont déployées leur persévérance et leur énergie. Militaires, et militaires distingués au moment de la lutte, ils ont aussi le génie de l’initiative et de l’organisation. Les communications faciles qu’on peut établir entre Saint-Pétersbourg et les rivages de la Mandchourie contribueront puissamment à la réussite de leurs projets. Les dix-huit mille soldats échelonnés de poste en poste depuis Nicolaïef jusqu’à la capitale de la Sibérie orientale n’ont plus désormais d’ennemis à combattre. Les travaux de la paix trouveront en eux des ouvriers patiens et bien disciplinés. Ni le bois, ni le fer, ni le charbon de terre, ces premiers et indispensables élémens d’une colonie naissante, ne leur manqueront : bois, fer, charbon de terre, abondent sur tous ces rivages que nous avons explorés, sur toutes ces côtes découpées en baies profondes, en canaux sinueux, où vient presque toujours aboutir une rivière au courant rapide, et qui semblent depuis des siècles attendre, ports inconnus, que le génie de l’Europe leur donne l’importance que leur promettaient la nature et leur position géographique.

Les navires de San-Francisco, qui, pendant la guerre, se dirigeaient vers Nicolaïef et la baie de Castries pour apporter aux familles russes fugitives de Petropolavski les objets de luxe de Paris et de la France, viendront les premiers animer du génie puissant de la race saxonne Ces nouveaux ports élevés en face du Japon, sur la route de l’Amérique en Chine, en même temps que les flots de l’émigration chinoise se porteront vers ces nouveaux pays si voisins de l’empire du milieu, où les attireront et l’attrait de mines d’or peut-être aussi riches que celles de l’Australie, et cette sécurité à laquelle les fils de Han attachent un si grand prix, et qui découle d’une administration protectrice. L’importance de ces établissemens russes, dont on peut dire que les expéditions anglo-françaises révélèrent presque l’existence, l’avenir qui leur est réservé n’ont pu échapper aux gouvernemens alliés. L’Angleterre, plus sérieusement menacée dans ses intérêts commerciaux, s’est émue la première. Déchirant, par son audacieuse entrée dans le port intérieur de Nagasaki, les conventions récemment passées avec la cour impériale d’Yedo, l’amiral sir Michaël Seymour révéla la nouvelle ligne de conduite à laquelle se croyait obligée la politique anglaise. Cet acte de la part d’un homme aussi expérimenté que l’amiral Seymour ne montrait-il pas que le temps de la réserve et de la modération était passé, et que l’Angleterre était résolue à conquérir sur ce lointain théâtre une influence politique égale à celle de toute autre puissance européenne ? C’était la première pierre posée à la digue qui doit, dans la pensée des pouvoirs occidentaux, arrêter la marche envahissante de la Russie. Dès lors on pouvait prévoir la guerre avec le Céleste-Empire. Et lorsque l’Angleterre prit enfin les armes contre la Chine, comme, pour ne laisser aucun doute sur la raison véritable qui motivait sa conduite, un des organes les plus accrédités de la colonie de Hong-kong publiait quelques lignes écrites, tout nous porte à le croire, par un des personnages les plus influens de la colonie. Nous les citerons textuellement :


« On ne peut voir sans surprise, après des années sans nombre, les mêmes révolutions se produire dans des contrées et au milieu de races entièrement distinctes. Derrière les frontières de la Thrace se cachait, il y a des siècles, une race de petits tyrans qui gouvernaient la Macédoine, tandis que les républiques de la Grèce, avançant en arts et en sciences, créaient une civilisation à laquelle la nôtre est encore inférieure en quelques points. Le nom de cette province éloignée se trouve à peine dans les historiens classiques, au milieu du brouillard qui pour eux enveloppait les confins du monde habitable. Tout à coup le nuage se déchire, et les hommes de la Macédoine apparaissent, qui, ayant par la ruse fomenté les jalousies nationales, conquis la Grèce malgré sa civilisation, ses guerriers, ses orateurs, emploient le courage, l’habileté, la science de ces mêmes Grecs à la conquête de l’Asie.

« Pendant des milliers d’années, le duc de Moscovie n’a-t-il pas été pour l’Europe un mythe tel que le prêtre Jean lui-même ? Quel soin, par exemple, prenait Wallenstein, conduisant ses bandes à Lutzen, du chef tartare éloigné que le grand Gustave lui-même ne connaissait que comme un voisin barbare ? Et cependant un siècle ne s’était pas écoulé que la maison de Hapsbourg reconnaissait son titre impérial ; deux siècles plus tard, cette fière maison devait la conservation de la couronne de saint Etienne à l’intervention d’un Romanof. Puisse l’Europe profiter de l’avertissement que nous donne l’histoire de la Grèce, car c’est une lutte de vie et de mort dans la Baltique, en Perse, dans le Pacifique, entre l’Europe et ce grand pouvoir qui du nord veille sur le monde, et dont l’ambition ne trouve rien de trop grand ou de trop petit, — le village de Bolgrad ou l’empire de la Chine !

« Communicated[11]. »


III

Les considérations qu’on vient de présenter ont montré le principe fondamental de la lutte où se trouve engagée l’Angleterre avec le Céleste-Empire, et la plus importante peut-être des causes qui ont précipité l’heure de la crise. Quels que soient les événemens qui se passeront dans l’Inde, quelques difficultés que l’avenir réserve au gouvernement de la reine Victoria pour vaincre la révolte des troupes de la compagnie et rétablir sa puissance ébranlée, mais non sérieusement menacée par un mouvement sans portée politique, nous avons foi dans la persévérante énergie de la race anglo-saxonne, et nous croyons que ni ces événemens, ni ces difficultés n’auront assez de pouvoir sur l’esprit des hommes d’état de l’Angleterre pour leur faire oublier les graves intérêts que la guerre avec la Chine est appelée à régler, les dangers réels qu’elle doit prévenir. Se retirer de la lice où elle s’est si fièrement avancée, ne serait-ce pas pour l’Angleterre abdiquer le rang qu’elle occupe dans le monde, qu’elle a conquis au prix de tant de persévérans efforts, où elle ne peut se maintenir qu’en se montrant, par sa confiance, supérieure à la position difficile que lui font des circonstances imprévues ? D’ailleurs, quelle que soit la voie qu’elle suive, l’avenir ne peut être douteux ; la tâche qu’elle rejetterait comme supérieure à ses forces sera, sans nul doute, entreprise et achevée par quelque autre peuple héritier de son rôle glorieux. La lutte commencée à Canton n’est pas en effet une querelle particulière à deux peuples ; les intérêts qui sont en jeu ne sont point des intérêts purement matériels : c’est la lutte de deux civilisations rivales, la lutte de la vérité contre l’erreur, de l’Europe éclairée, régénérée par les lumières de l’Évangile, contre les sociétés barbares de l’extrême Asie.

Le théâtre de la lutte s’agrandissant ainsi, il convient de ne plus arrêter ses regards seulement sur l’empire chinois, mais sur quelques-uns des pays qui l’avoisinent, et qui semblent, eux aussi, destinés à devenir les foyers de révolutions dont nul pouvoir humain ne saurait arrêter l’essor.

Trois royaumes accessibles aux Européens, dans des conditions différentes et à divers degrés, subissent cette influence du Céleste-Empire : le royaume annamite et ses annexes au sud-ouest, la Corée au sud-est, enfin le Japon, malgré les différences profondes qui existent entre l’empire des siogouns et les deux autres pays.

Les relations politiques de la Cochinchine avec l’Europe, avec la France surtout, remontent à une période déjà reculée. En 1787, un traité signé à Versailles entre les représentans du souverain annamite et ceux du roi de France concédait à celui-ci la possession en toute propriété de la baie de Touranne. C’était l’époque où, après les luttes sanglantes de la Cochinchine et du Tonkin, l’évêque d’Adran sauvait le fils du roi Gia-long, et le conduisait en France à travers les plus grands périls. L’influence de l’évêque, l’élan qui animait alors la marine française et qui poussa en Cochinchine de nombreux officiers, comme autrefois à Siam les Forbin et les Saint-Chaumont, promettaient à notre patrie un rôle digne d’elle sur ces lointains rivages. La révolution de 1789 fit avorter et les projets du roi Louis XVI et les espérances des missionnaires. Les souvenirs des services rendus par le pieux évêque furent bientôt effacés. À ces années trop rapides de tolérance religieuse, de liberté commerciale, succéda bientôt une période de persécution contre les chrétiens, de haine contre les idées européennes, qui s’est prolongée jusqu’à nos jours. De loin en loin, comme pour revendiquer ses droits de fille aînée de l’église, son titre de protectrice des missions catholiques, la France est intervenue entre les bourreaux et les victimes ; mais les actes de vigueur qui se rattachent au nom des commandans de l’Héroïne, de l’Alcmène, de la Victorieuse, de la Gloire, et qui tous ont eu pour résultat la délivrance de quelque glorieux soldat du Christ, ne reliaient en rien le présent à la tradition politique de la France dans ce royaume. Leur œuvre de salut partiel accomplie et les martyrs arrachés au supplice, les nobles et puissans navires de l’Occident s’éloignaient de ces rivages, où leur présence, saluée par quatre cent mille chrétiens, soulevait tant de vœux et de bénédictions.

Lorsqu’en 1856 le Catinat, sous les ordres du commandant Lelieur-de-Laville-sur-Arce, vint à Touranne annoncer l’arrivée d’un plénipotentiaire français, lorsque, par une audace habilement calculée, il eut en un seul jour jeté à terre les vains obstacles que les mandarins lui opposaient, et qu’il les eut forcés, par l’occupation des forts qui dominent la ville, à recevoir la lettre que le ministre français écrivait à leur souverain, avec quelle rapidité électrique cette nouvelle ne se répandit-elle pas dans l’intérieur de la Cochinchine ! Quelles espérances trop souvent déçues, quels rêves longtemps caressés dans l’exil ne vint-elle pas éveiller au cœur des missionnaires et des chrétiens groupés autour d’eux ! Nous ne dirons rien de ce voyage, entrepris à travers les dangers de la persécution et les périls d’une mer soulevée par les typhons ; nous ne dirons rien d’un prélat qu’il nous a été donné de saluer de nos respects à bord de notre frégate, et que le bruit de l’arrivée du Catinat vint surprendre au fond de la province éloignée qu’il administrait : un tel récit offenserait la modestie d’une vertu qui s’ignore elle-même. Bornons-nous à constater que les succès du Catinat, la facile occupation des forts de Touranne, la terreur dont se montrèrent frappés les membres du gouvernement annamite après cet acte de vigueur, sont des symptômes décisifs. Ils montrent la faiblesse de ce pouvoir oppresseur et la facilité qu’aura toujours une puissance européenne d’occuper un point quelconque des rivages cochinchinois, surtout lorsque (comme c’est le cas pour notre pays) cette puissance s’appuierait et sur les droits d’un traité antérieur et sur les sympathies de la partie réellement intelligente et éclairée de la population. Quoi qu’il en soit, les révolutions dont la Chine est le théâtre, le développement sur les frontières septentrionales de J’empire de la domination et de l’influence russes semblent avoir déplacé vers le nord le théâtre de la lutte qui va troubler l’extrême Orient. La Corée, le Japon, plus que la Cochinchine, paraissent appelés par leur position géographique à y prendre une part plus ou moins active et directe. Dans tous les cas, ces états ne pourront pas plus maintenir leur politique d’isolement que ne l’a fait l’un d’entre eux lors de la ’dernière guerre, durant laquelle les ports de Nagasaki et d’Hakodadi ont été les principaux points de rendez-vous des escadres alliées. Le séjour prolongé dans les ports japonais des vingt navires à voile ou à vapeur qui composaient les divisions des deux escadres a eu d’ailleurs un résultat important, et dont on ne peut que s’applaudir. Si le traité de Kanagawa, ce premier succès de la civilisation européenne, fait le plus grand honneur au gouvernement pies États-Unis d’Amérique, il faut reconnaître aussi qu’un sentiment très concevable de vanité nationale, ou si l’on veut d’intérêt malentendu, semble avoir voulu faire servir ce succès à un seul pays, à un seul peuple, celui qui venait de réussir. Le commodore et le compilateur des journaux de l’expédition américaine affectent, bien à tort, de ne connaître ni les travaux de nos missionnaires, ni d’autres écrits remarquables, au milieu desquels on ne peut oublier les études du commandant de la Bayonnaise, l’amiral Jurien de La Gravière[12]. À quoi faut-il attribuer ce dédain ou ce silence, si ce n’est à l’esprit d’exclusivisme, de vanité puérile dont la jeune nation américaine semble de plus en plus disposée à subir l’influence ? La présence des forces imposantes que l’Angleterre et la France avaient réunies dans les mers du Japon n’a pas tardé à détruire l’impression fâcheuse laissée par les Américains et à ramener l’esprit des autorités japonaises à une plus exacte appréciation des divers états de l’Occident. Le résultat obtenu par les forces alliées est d’autant plus considérable que la Russie exerce ici comme en Chine une redoutable influence, révélée par les paroles mêmes des plus hauts, personnages de l’empire japonais : « La Russie a une inclination pour le Japon, » disait le siogoun au commodore Perry, et bien avant 1854 cette inclination s’était manifestée autant par l’ambassade de l’amiral Poutiatine que par la tentative de la prise de possession de la baie d’Aniwa, au sud de la grande île. Un des principaux officiers de la suite du personnage envoyé pour protester contre cette occupation était, pendant notre séjour à Hakodadi, interprète en chef du gouverneur impérial. Que de fois, dans les fréquentes occasions où son service l’appelait à bord de notre frégate et le délivrait ainsi de l’inquiète surveillance de ses collègues, nous a-t-il avoué que le gouvernement japonais attribuait à la guerre que nous soutenions alors en Orient le succès de la mission d’Aniwa et l’apparente modération des autorités russes ! Que de fois aussi, une carte de l’ancien monde sous les yeux, n’avons-nous pas ensemble étudié la marche envahissante de la Russie, du fond de ses solitudes glacées vers les riches contrées du midi ! Si on pouvait lire quelquefois une singulière émotion sur le visage de l’officier japonais, bientôt aussi on le voyait reprendre le calme affecté de sa nation : « Pourquoi, nous disait-il, la France ne fait-elle pas un traité avec nous ? » Puis à cette demande succédait une foule de questions, qui toutes révélaient non-seulement le désir de s’instruire de la situation politique, des tendances, des forces des différens peuples de l’Europe, mais encore une connaissance réelle de cette situation et de ces tendances.

Plus franchement, plus librement exprimés dans des conversations presque intimes, ces idées, ces sentimens étaient ceux que révélaient, même dans les entrevues officielles, la conduite et les paroles de toutes les autorités japonaises que nous avons rencontrées. Toutes les conférences entre l’amiral Guérin et le gouverneur d’Hakodadi, personnage de la plus haute distinction depuis que cette ville a été élevée au rang de ville impériale, peuvent se résumer dans ces paroles presque textuelles : « La France est une nation civilisée entre toutes ; nous sommes sûrs que vous ne voudriez rien entreprendre contre les lois de notre pays. Ces lois nous défendent toutes relations avec les peuples qui n’ont pas de traités avec nous. Pour la France, nous faisons taire nos lois. Nous savons les impérieuses nécessités qui vous ont conduits dans nos ports. Ce dont vous avez besoin vous sera fourni. Vos équipages, fatigués de leur longue croisière, peuvent descendre à terre. Une pagode est disposée pour recevoir vos malades. » Singulières concessions de la part d’un tel peuple, et qui montrent les tendances nouvelles qui animent ce gouvernement, dont la politique est restée pendant si longtemps aussi hautaine qu’inflexible dans la ligne que lui Avait tracée un de ses plus habiles empereurs, le siogoun Yieiyas !

Bien d’autres symptômes révèlent un travail mystérieux dans les conseils du siogoun. Qu’est devenue cette intolérance religieuse ou plutôt cette haine du nom chrétien qui a dicté de si sanglantes proscriptions ? Nos aumôniers n’ont-ils pas, sur les tombes de nos camarades, planté la croix catholique au milieu d’une foule recueillie qui semblait s’associer à nos sentimens ? S’il est un danger que redoutent les conseillers impériaux en voyant crouler sous leurs pieds l’antique barrière qui les séparait du monde, ce n’est plus l’action religieuse de nos humbles missionnaires, mais l’ambition de la Russie et aussi le génie envahissant de la race anglo-saxonne. C’est donc vers notre pays que les Japonais se tournent avec le plus de confiance, c’est avec la France qu’ils ambitionnent le plus de se lier par des traités.

Ainsi, tandis que d’un côté le Céleste-Empire, malgré la guerre de 1840, malgré les traités de Nankin, retourne avec ardeur vers les traditions du passé, le Japon, lui, se dégage peu à peu de ces traditions, entre lentement dans les voies d’une politique nouvelle, et demande même à la civilisation européenne les moyens de maintenir son indépendance[13].

Placée entre ces deux empires, soumise à leur influence, la Corée est peut-être de tous les pays de l’extrême Orient celui auquel l’avenir réserve les plus prochaines révolutions. Sa position géographique semble la désigner comme le centre d’action de l’influence européenne et le gage d’exécution du traité qui terminera la lutte de l’Europe avec le Céleste-Empire. L’étude des conséquences probables et des moyens de cette lutte nous paraît dès lors devoir précéder l’exposé de l’état social d’un pays inconnu pendant longtemps, et qu’une longue croisière, accomplie avec autant d’intrépidité que de persévérance par l’amiral Guérin, noue a permis d’explorer dans toute son étendue.


IV

Le but que poursuivent en Chine les puissances occidentales a été publiquement annoncé. Révision des traités de 1842 et 1843, libre accès dans l’intérieur de l’empire, liberté des transactions commerciales, égalité dans les relations politiques consacrée par le séjour d’un ambassadeur à Pékin, telles sont les concessions que réclament l’Angleterre et la France, telles sont les conditions auxquelles de gré ou de force devra se plier, dans un prochain avenir, la politique chinoise. Ces demandes ont un tel cachet de justice et de modération, qu’il semble que la folie seule puisse y répondre par un refus. Pourtant il est douteux, — si l’on tient compte de l’esprit qui anime les populations de l’empire et les conseillers de l’empereur Yen-foung, — que les difficultés actuelles aient une solution pacifique.

Ki-yng, Muhchangah, Hwang, tous les hommes d’état qui pouvaient faire prévaloir la voix de la modération sont en exil ou dégradés ; les populations du Kwang-tong célèbrent leur triomphe sur les barbares, Yeh et les mandarins de son parti sont plus puissans que jamais. La guerre paraît donc inévitable ; il y a plus, elle est nécessaire pour donner à l’œuvre qu’on veut réaliser des bases sérieuses et durables. Dans quelles conditions doit-elle s’accomplir ?

Les partisans nombreux d’un démembrement de l’empire du milieu[14] voudraient voir la guerre se circonscrire dans le Kwang -tong. La conquête, l’occupation définitive de cette riche province seraient à leurs yeux un gage suffisant de prépondérance commerciale et politique dans le présent ; elles permettraient à l’Angleterre de surveiller les événemens que l’avenir réserve à la Chine, et que l’on peut facilement prévoir. L’insurrection de l’armée indienne doit avoir, pour le moment du moins, mis un terme à de telles spéculations, et il est à croire que l’influence de notre gouvernement donnera à la lutte un but plus élevé, plus digne des idées que la France et l’Angleterre représentent dans le monde. Ces deux puissances ne peuvent toutefois atteindre un tel but qu’en faisant sentir leur influence au cœur même de l’empire la voix de leurs représentans doit retentir aux oreilles des membres du kium-ki-chu (conseil des affaires étrangères) eux-mêmes. L’expérience acquise depuis 1840 n’est-elle pas suffisante pour convaincre tous les esprits que l’occupation d’une province, surtout d’une province aussi éloignée que le Kwang-tong, serait impuissante à vaincre l’orgueil et la politique des conseillers de l’empereur ? On n’obtiendrait pas ainsi un traité sérieux. L’édit impérial promulgué en 1850, lors de l’excursion de sir George Bonham Tsien-tsin, et que nous ayons cité textuellement, lève tous les doutes sur ce point.

Deux routes pourraient conduire une armée européenne jusqu’à la capitale de l’empire : celle du Pei-ho, celle du Yang-tz’-kiang. Le Pei-ho, dont un des affluens passe non loin de Pékin, se jette dans le golfe de Pe-tchi-li, après avoir traversé une contrée stérile, dont le niveau est souvent au-dessous de celui du fleuve. Le peu de profondeur des eaux du golfe dans sa partie septentrionale, la barre du Pei-ho ; qui n’offre guère à mer basse que trois ou quatre pieds de brasseyage, rendent presque impraticable aux navires européens l’accès de Tsien-tsin, un des principaux marchés de l’empire, situé à l’embranchement du Pei-ho et du Grand-Canal, à vingt milles seulement de l’embouchure du fleuve ; mais, en supposant que des moyens de descente pussent être réunis à temps et que le débarquement fût accompli, l’armée d’invasion aurait encore à franchir une distance de cent vingt milles en ligne directe, de cent quatre-vingt-deux milles en suivant les contours du fleuve, pour arriver à la capitale. Et cette marche aurait lieu à travers un pays marécageux, coupé de canaux et de rizières, dont le sol ne peut suffire à nourrir les habitans, même dans les années d’abondance, et qu’on inonderait avec la plus grande facilité en ouvrant les écluses qui maintiennent le Pei-ho dans son lit. C’est au village de Ta-ku, situé à l’embouchure du fleuve, qu’eut lieu la première entrevue des plénipotentiaires anglais et chinois au début des hostilités de 1840. Les reconnaissances qui furent exécutées à cette époque, aussi bien que les renseignemens fournis par le voyage du docteur Gutzlaf en 1833, décidèrent sans doute en 1840 les chefs de l’expédition anglaise à choisir un autre théâtre d’action, bien qu’ils semblent avoir eu tout d’abord l’intention d’arriver à Pékin par cette route, la plus directe d’ailleurs.

Les progrès réels et incontestables que les Chinois ont faits dans l’art de la guerre depuis cette époque, l’esprit de résistance énergique qui les anime, les préparatifs déjà commencés pour repousser un débarquement, ajoutent de nouvelles difficultés à celles qui ont une première fois arrêté les chefs de l’armée anglaise. N’oublions pas non plus les obstacles que présente la navigation dans le golfe de Pe-tchi-li, navigation presque impossible d’octobre en avril, et que nous connaissons pour l’avoir expérimentée. La grande artère commerciale de la Chine est ou plutôt était, à cause même des dangers de ces parages, le Yang-tz’-kiang et le Grand-Canal ; de Hang-chu-fu à Ching-kiang-fu, de Ching-kiang-fu au Hoang-ho, du Hoang-ho à Tien-tsin, de Tien-tsin a Pékin, telles étaient les principales étages de la route que prenaient autrefois les jonques sans nombre chargées de porter à la capitale les impôts et les productions des provinces occidentales et méridionales de l’empire. Aussi la prise de Ching-kiang-fu (le grand marché du fleuve) décida-t-elle le gouvernement de Tao-kwang à fléchir devant les armes victorieuses de l’Angleterre. Le blocus du Grand-Canal, ordonné par M. Rutherford Alcook, consul d’Angleterre à Shang-haï, décida de même le taoutaï de cette ville à consentir à toutes les réparations qu’exigeait l’agent britannique. Toutefois l’insurrection victorieuse des Taï-pings, l’établissement du siège de leur empire à Nankin et l’occupation de Ching-kiang-fu par leurs bandes ont singulièrement diminué l’importance politique de cette grande voie de communication. Et quand même on contestera l’exactitude des rapports qui ont annoncé la destruction matérielle du Grand-Canal entre Ching-kiang-fu et le Hoang-ho, la présence de forces européennes dans l’ancienne province de Kiang-nan n’aurait plus aujourd’hui l’effet décisif, que cette opération a obtenu dans la première guerre. Les obstacles que ces forces auraient à vaincre se compliqueraient d’ailleurs des relations politiques que leur présence établirait nécessairement entre les gouvernemens occidentaux et la dynastie Taï-ping.

Ce tableau rapide du théâtre de la guerre suffit pour montrer les difficultés qu’aurait à, vaincre une armée européenne avant d’arriver à Pékin, difficultés dont les campagnes de la première guerre ne peuvent donner qu’une idée inexacte. L’armée anglaise, jusqu’à Nankin, avait alors une flotte formidable qui appuyait sa marche et suivait tous ses mouvemens, tandis que, dans les circonstances actuelles, sur le nouveau théâtre de la lutte, les canonnières mêmes ne pourront, malgré leur faible tirant d’eau, prêter leur concours à l’armée d’invasion. Néanmoins le résultat ne peut être douteux, et il est certain que l’approche des barbares de la capitale de son empire forcerait l’empereur à toutes les concessions. Seulement quelle sera la garantie matérielle de l’exécution du traité qui les consacrera ?

Les stipulations de Nankin, celles de Whampoa et de Wang-hin n’ont jamais été complètement remplies ; celles du nouveau traité, soit que la guerre et de nouvelles victoires, soit qu’une simple démonstration armée dans le golfe de Pe-tchi-li en amène la conclusion, seront-elles plus fidèlement exécutées ? L’empereur Yen-foung montrera-t-il plus de bonne foi que Tao-kwang ? La loyauté de ses conseillera sera-t-elle plus scrupuleuse, ou du moins plus efficace que celle des Ki-yng et des Muhchangah ? L’histoire des quinze dernières années doit ici servir de guide. Tant que l’île de Chusan fut aux mains des forces anglaises, l’esprit de haine et de résistance se déguisa sous les apparences d’une loyauté égale à celle de l’Angleterre. Ce gage rendu, il se dévoila soudain.

L’Angleterre et la France ne peuvent vouloir de conquêtes dans le Céleste-Empire ; elles ne peuvent désirer la chute de ce colosse aux pieds d’argile. Cette chute servirait trop bien les ambitions secrètes d’un rival trop puissant déjà. Les deux nations veulent au contraire, en forçant les populations chinoises à se mêler au mouvement qui emporte le monde, jeter parmi elles les germes régénérateurs et fécondans de la foi, de la civilisation chrétienne, et les faire ainsi participer à l’avenir meilleur vers lequel marchent les sociétés modernes. C’est là l’expression la plus haute, en même temps la plus réelle et la plus pratique, de la pensée qui les guide, du but qu’elles poursuivent. Toutefois, pour que leur œuvre s’accomplisse, il faut que le temps, en effaçant le souvenir de leurs victoires, ne puisse affaiblir l’influence que ces victoires leur auront donnée. Il faut que cette influence soit de tous les instans, que rien ne puisse en arrêter les développemens légitimes, les conséquences logiques, et que jamais, dans une heure de fol orgueil ou de faux patriotisme, les conseillers impériaux ne puissent songer à s’affranchir des liens et des devoirs qui leur auraient été imposés. Il faut en un mot, en dehors de l’empire, mais sur ses frontières, un centre d’où rayonnera l’influence européenne protectrice des traités, et appuyée sur la force matérielle, la seule que reconnaissent en définitive ces peuples à demi civilisés. D’un autre côté, l’heure est venue d’opposer une barrière sérieuse au développement de la puissance russe, déjà prépondérante dans ces régions. Nul pays mieux que la Corée ne paraît réunir toutes les conditions qu’exigerait, pour atteindre ce double but, un établissement européen au milieu des populations de l’extrême Asie.

Située entre les golfes de Leao-tung, la Mer-Jaune et les mers du Japon, entre les 30e et 40e degrés de latitude nord, la Corée forme une immense presqu’île que les détroits de Brougthon et de Krusenstern séparent, au sud, de l’île japonaise de Kioussiou. Le Yaluh-kiang, qui vient déboucher dans la Mer-Jaune, forme sa frontière nord-ouest, et la sépare de la province mandchoue de Shinking. Les avantages de cette position au centre du triangle formé par Pékin, Yedo et les établissemens russes de la Mandchourie justifient l’importance du rôle que nous venons d’assigner à la Corée au point de vue politique, et en face des révolutions qui menacent ces contrées. Ces avantages ne sont pas les seuls. De la baie Yong-kin au havre Chosan, de Quelpaërt aux îles Chodo, les rivages de la presqu’île coréenne, les îles sans nombre qui se groupent sur la côte occidentale présentent une série non interrompue de rades magnifiques, abris aussi sûrs que commodes, assez vastes pour recevoir les flottes les plus nombreuses. Partout des villages serrés les uns près des autres, des cultures entretenues avec le plus grand soin, révèlent la présence d’une population nombreuse et active ; des rivières accessibles, sinon aux navires européens, du moins aux jonques du pays, font participer Séoul et les autres taos (provinces) au mouvement commercial qui règne sur toute la côte. Ce mouvement cette population intelligente, ces rades abritées, enfin des mines d’or, d’argent, de cuivre argentifère, dont l’existence, constatée par les missionnaires, est révélée à première vue par l’usage des ustensiles les plus communs, tels sont les élémens matériels qui, ajoutés aux avantages de la position géographique de la Corée, assureraient sans nul doute le développement, la prospérité d’un établissement européen dans cette région. Des causes plus puissantes faciliteraient d’ailleurs ici l’action de l’Europe occidentale, et il faut noter en première ligne l’état social et politique du royaume coréen, comme les dispositions des peuples qui l’habitent, et dont le lecteur pourra juger par quelques souvenirs de nos campagnes. Ce qu’on pourra surtout reconnaître, c’est le contraste qui existe entre la politique ombrageuse des autorités locales et l’esprit bienveillant des populations coréennes.

En 1855, après notre première croisière en Tartarie, nous vînmes mouiller avec l’escadre anglaise dans le havre Chosan, entrepôt des relations commerciales de la Corée et du Japon. C’était une simple relâche, un moment de repos donné aux équipages fatigués d’une longue campagne, peut-être une visite inspirée par la curiosité, mais par une curiosité sans but politique. Des vivres frais, de l’eau, la facilité de descendre à terre, telles furent les demandes adressées par l’amiral Stirling, qui nous commandait, aux autorités coréennes. À ces demandes, on ne répondit que par un refus hautain et absolu. Plantées sur la limite du rivage dès que nos embarcations s’approchaient de terre, les bannières des mandarins nous avertissaient que toute communication nous était interdite ; des soldats en armes semblaient prêts à opposer la force à -la force, si nous avions tenté de franchir ces barrières. L’intention de l’amiral anglais n’était point de s’engager dans une agression dont l’issue n’eût cependant pas été douteuse. Après un séjour de vingt-quatre heures dans cette rade inhospitalière, nous appareillions tous pour Nagasaki sans avoir même achevé nos reconnaissances hydrographiques. La relation de cette visite, la nouvelle de notre départ, transmises à la capitale, durent donner aux mandarins de Séoul une excessive confiance dans leur sagesse, et les confirmer dans les traditions de leur politique d’exclusion et d’isolement.

Un an après cette relâche à Chosan, au mois de juillet 1856, nous mouillions de nouveau, mais seuls cette fois, dans un des ports coréens, dans la baie de Young-hin. Notre but réel ou apparent était la reconnaissance de ces parages inexplorés, et nous commencions nos travaux par le point extrême situé au nord-est de la péninsule coréenne. Il était à craindre toutefois que les autorités du pays, fidèles aux traditions de leur politique et encouragées par leur succès de l’année précédente, ne cherchassent à entraver nos opérations ; il fallait donc adopter dès le début une ligne de conduite qui tranchât toutes les difficultés. Cette ligne de conduite fut ainsi formulée aux autorités de la ville de Young-hin.


« Nous venons en amis dans votre pays et nous agirons comme tels tant que votre conduite ne nous forcera pas à devenir vos ennemis. Nous voulons respecter vos usages, vos habitudes et vos lois ; mais en dehors des lois particulières à chaque nation, il en est d’autres qui sont générales et qui obligent tous les peuples de l’univers : ce sont les lois de la justice et de l’humanité. Après une longue campagne, nous avons besoin de renouveler nos provisions d’eau, de bois et de vivres frais ; vous devez nous les fournir, mais nous paierons exactement et à un prix avantageux pour vous tout ce que nous prendrons. Nos hommes ont besoin de descendre à terre. Enfin, dans l’intérêt de la science, dans celui de la sécurité de nos navires qui traversent chaque année les mers qui baignent votre pays, nous devons en faire la reconnaissance hydrographique. Tels sont nos besoins, telles sont nos intentions : ils ne sont en rien opposés à la justice. Consentez donc à nos demandes ; mais si vous y opposez une résistance quelconque, soyez sûrs que cette résistance sera inutile. »


Ces demandes, quelque simples qu’elles fussent, ce raisonnement dont on ne pouvait contester là logique, inversaient pourtant toutes les traditions de la vieille politique coréenne. Y consentir, c’était pour les autorités de Young-hin s’exposer à une dégradation certaine, peut-être à la mort. D’un autre côté, un refus était-il possible ? De nombreux visiteurs, espions déguisés et aux formes polies, avaient reconnu la force de notre frégate, la supériorité de nos terribles machines de guerre. Traîner les affaires en longueur, faire des réponses évasives, temporiser en un mot pour pouvoir soumettre la nouvelle de notre arrivée, de nos exigences, au gouvernement de Séoul, et en obtenir des instructions spéciales, tel fut le système adopté à notre égard. Ce système était prévu. Un ultimatum fut signifié, et lorsque le mandarin supérieur de la province, accouru en toute hâte, se vit enfin mis en demeure de se prononcer au sujet des vivres que nous demandions, sa réponse ayant été négative, douze bœufs furent en un instant saisis par des tirailleurs cachés dans un repli du terrain et embarqués sous les yeux de la foule émerveillée, des chefs frappés de stupeur, en même temps que 300 piastres étaient déposées devant le mandarin comme paiement de ce singulier marché.

Ainsi dès les premiers jours notre position fut parfaitement dessinée aux yeux de ce peuple. Nous avions la force de notre côté, mais nous ne voulions l’employer que pour maintenir les droits communs à toutes les nations du monde, et après avoir essayé tous les moyens pacifiques. L’impression laissée par notre apparition à Young-hin fut aussi durable que profonde. Dans cette longue croisière de quatre mois, pendant lesquels la frégate, trois canots en reconnaissance, ont fait flotter sur tous les rivages, dans toutes les baies de la Corée, les couleurs inconnues de la France, partout nous l’avons retrouvée aussi vive qu’aux premiers jours. C’était de la part des mandarins une crainte mêlée de confiance qui les poussait, à venir visiter la frégate, à se prêter à toutes nos démonstrations de bienveillance et d’amitié, tout en maintenant en secret contre nous les traditions de leur politique défiante. C’était de la part des hommes du peuple une bienveillante curiosité mêlée à de secrètes et vagues espérances qui éclataient avec une liberté complète loin dès mandarins, et que leur présence ne réussissait »pas toujours à comprimer.

Un autre épisode de la même campagne fera mieux comprendre encore quel point d’appui le peuple coréen pourrait offrir aux puissances années pour défendre et propager la civilisation dans l’extrême Asie. Nous étions parvenus dans la province de Séoul, et la frégate se trouvait au mouillage dans le golfe du Prince-Jérôme, où se jette la rivière qui arrose la capitale du pays. L’incertitude des membres du gouvernement sur nos intentions était à son comble. Un des chefs de bette ombrageuse oligarchie avait reçu la mission de surveiller tous nos mouvemens, et depuis quelques jours il nous suivait à mesure que nous nous transportions d’un point à un autre pour continuer nos travaux hydrographiques. Désireux de pénétrer nos véritables desseins, il vint en grande pompe visiter la frégate. Reçu par l’amiral avec une extrême bienveillance, il se retira charmé du spectacle vraiment extraordinaire pour lui qu’il venait de contempler. Une heure après son départ, l’amiral s’aperçut que la montre suspendue dans sa cabine avait été enlevée. Le coupable était nécessairement un des hommes de la suite du chef coréen. Cet incident pouvait donner à l’amiral les moyens de pénétrer les véritables sentimens de l’aristocratie coréenne : il nous envoya donc réclamer la montre, et nous partîmes accompagnés de nos interprètes.

L’heure était avancée déjà. Dans le hameau voisin de notre mouillage, abandonné de ses habitans dès le jour de notre arrivée par ordre des mandarins, on remarquait à peine quelques soldats chargés d’épier notre conduite. L’un de ces soldats nous servit de guide. Conduits par lui, nous pénétrâmes dans l’intérieur du pays en suivant un sentier qui contournait les flancs d’une haute colline et aboutissait au village où le mandarin avait établi sa résidence temporaire. La maison où nous fûmes introduits était un vaste bâtiment carré qui semblait servir de maison commune. À la porte étaient les licteurs veillant autour des bannières du mandarin, déployées pour attester sa présence. Dès que le bruit des gongs annonça notre arrivée, le mandarin accourut à notre rencontre avec un empressement à travers lequel perçaient une surprise et une curiosité faciles à comprendre. À sa suite, nous pénétrâmes dans une immense salle qu’éclairaient de nombreux visiteurs, tenant des torches à la main, tandis qu’une foule d’hommes du peuple se pressait dans la cour, à peine contenue par les satellites du mandarin. Quand chacun de nous se fut assis, lorsqu’on eut échangé les politesses d’usage, notre interprète prit la parole et raconta brièvement les motifs de notre arrivée. Comment décrire la surprise, l’indignation, la colère du mandarin, à mesure que tombaient une à une les paroles de ce récit ? Des ordres brefs et rapides sont donnés, les licteurs les répètent, la foule silencieuse les redit comme un écho, et les transmet de distance en distance. Un quart d’heure s’écoule, un jeune homme et un homme déjà vieux sont introduits et s’agenouillent au milieu de nous, en face du mandarin. Le plus âgé tient la montre d’une main tremblante et balbutie quelques paroles qui semblent demander grâce. Cet homme est le père du coupable. Enfant de quinze ans, attaché à la maison du mandarin, son fils a succombé à une tentation fatale, mais bientôt il a tout avoué à son père, lui a remis la montre, et, prenant la fuite, il s’est soustrait à la punition de sa faute. Cette punition, son père et son frère, plus âgé, viennent la subir à sa place. Que la justice du juge soit clémente !

Désireux de voir dans toutes ses formalités l’exécution de la justice coréenne, sûrs d’ailleurs d’en arrêter le cours à notre gré, nous faisons taire la compassion que nous inspirent ce vieillard suppliant et cet enfant, prêts tous deux à expier la faute d’un autre. « Le vol est un crime honteux, sévèrement puni en France, » dit l’un de nous. « En Corée aussi, » répond le mandarin, et bientôt, au milieu du silence le plus profond, la sentence est rendue. Le fils est garrotté, jeté à terre, tandis que le père, armé d’une sorte de planche en forme de rame et sur laquelle sont inscrits le titre, le rang et le nom du juge, se dispose à en asséner un coup sur la tête du jeune homme. Au refrain d’un chant lent et monotone que répète la foule, la planche s’abaisse et vient frapper le patient, qui se tord sous le coup. Quelques secondes se passent, le chant recommence, la punition continue ; mais la tendresse du père a désarmé son bras, et la planche retombe sans force. D’un geste, le mandarin s’adresse à ses licteurs ; le malheureux père tombe à côté de son fils. Un véritable bourreau a pris sa place, déjà son bras est levé ; mais, incapables de prolonger plus longtemps cette cruelle étude, nous intervenons, demandant grâce pour les coupables, ou plutôt pour ces malheureux, grâce qui ne nous est accordée qu’après quelques minutes d’insistance de notre part, d’hésitation de la part du juge.

Quand bourreaux, licteurs, patiens se furent retirés, le mandarin offrit à ses hôtes le saki[15] et le uwo[16], gages de cordiale réception en Corée comme au Japon ; il s’efforça, par ses gracieuses prévenances, de détruire l’impression fâcheuse qu’avait dû produire dans notre esprit le vol de son domestique, et lorsque nous témoignâmes le désir de nous retirer, dix porteurs de torches passèrent devant nous, éclairant la route. Lui-même voulut nous accompagner jusqu’au bout du village.

Le gouvernement dont la politique forme un si singulier contraste avec les dispositions de son peuple et de ses propres agens, — ce gouvernement porte en lui un germe de faiblesse et de ruine qui explique trop bien son attitude défiante et timide vis-à-vis des étrangers. L’organisation sociale et politique de la Corée diffère essentiellement de celle du Céleste-Empire ; par mille liens, par celui de la conquête peut-être, elle se rattache à celle du Japon. Un roi confiné dans son palais, ignorant et abruti par les plaisirs ; une aristocratie composée de quelques familles privilégiées, dont l’hérédité perpétue la puissance, dominant au moyen d’une classe intermédiaire la masse de la population, et la courbant sous le joug d’un despotisme implacable ; un peuple de pêcheurs et de serfs dont ce despotisme n’a pas complètement éteint les instincts d’indépendance, ce sont là les élémens de la société coréenne. Quand un prêtre chinois vint, il y a cinquante ans à peine, prêcher l’Évangile à ces pêcheurs, à ces montagnards, le succès de sa parole tint du prodige. En quelques années, une église nouvelle fut fondée dans l’ombre, ignorée même de nos missionnaires. Cette église compte déjà des martyrs, au milieu desquels brillent deux prêtres français. Qu’importe ? elle se maintient et s’accroît même de jour en jour. Quant à l’oligarchie coréenne, elle n’a pu voir flotter sans terreur sur les côtes du royaume dont elle pressure les habitans le drapeau de la France, le drapeau du pays des saints (c’est le nom que les Coréens donnent à notre patrie), et dès lors elle a cru devoir adopter un système de concessions que le sentiment de sa faiblesse ne lui permettait plus de repousser. Quoi qu’il arrive, le despotisme oligarchique qui pèse sur la Corée ne peut plus compter sur l’appui des populations qu’il a longtemps fait trembler et qui sous l’influence des idées chrétiennes se tournent vers l’Europe, vers la France surtout, avec un sentiment d’affection reconnaissante.

Ces considérations, ces souvenirs, recueillis pendant trois ans de campagne, auront suffi sans doute pour montrer quel est l’état de l’extrême Orient en présence de la guerre qui va s’ouvrir. Tandis qu’une politique imprudente engage la Chine dans une lutte redoutable, la Russie ne perd pas de vue les causes de dissolution qui travaillent le Céleste-Empire, et rêve des agrandissemens qui peuvent lui assurer la prépondérance en Asie. Le gouvernement japonais, plus sage que le gouvernement chinois, étudie avec une curiosité de plus en plus inquiète les ressources et les armes puissantes dont dispose la civilisation occidentale. Les malheureuses populations de la Corée rêvent un sort meilleur, et l’influence chrétienne semble enfin les disputer victorieusement à l’aristocratie qui les a si longtemps opprimées Au milieu des événemens qui se préparent, quel sera le rôle de la France ? On nous permettra de poser cette question sans y répondre, et de ne pas nous hasarder dans le champ stérile des hypothèses. Il nous suffit de savoir que la France est dignement représentée dans ces lointains pays. Là comme ailleurs, nous l’espérons, elle saura rester fidèle aux nobles traditions de sa politique, et faire respecter une influence qui ne s’est jamais exercée qu’au profit de la civilisation.


TH. AUBE.

En mer, décembre 1857.

  1. On n’a pas oublié que la saisie de l’Arrow, petit bâtiment monté par des Chinois avec capitaine et pavillon anglais, et l’obstination du vice-roi de Canton Yeh refusant de donner satisfaction pour cet outrage, sont une des causes accidentelles de la guerre qui va commencer. On trouvera, sur cet épisode comme sur l’état présent de la société chinoise vis-à-vis des Européens, de précieux détails dans une étude qu’il est superflu sans doute de rappeler ici, la Question chinoise (voyez la Revue des Deux Mondes du 1er juin 1857).
  2. La question anglo-chinoise de 1840 a été traitée par M. Adolphe Barrot dans la Revue, livraisons du 15 février, 1er mars, 1er et 15 juin 1842.
  3. Middle-Kingdom, v. II.
  4. « Tout officier qui, par sa conduite en dehors des lois et des usages de l’empire, excite une révolte et qui est chassé de la ville capitale de la province, siège de son gouvernement, sera condamné à la peine de mort. » Sect. CCX du code des lois de l’empire.
  5. Ta-hungah est ce mandarin qui fit à Formose massacrer sans pitié deux cents naufragés anglais des deux navires Nerbudda et Ann.
  6. Le commissaire impérial du Kwang-tong en 1840.
  7. Lin-tsch-suh est mort en effet avant d’arriver dans le Kwang-si.
  8. Cet état de vasselage n’implique nullement une action politique de la cour impériale sur les affaires du pays vassal. Dans leurs écrits, Confucius et Mencius s’appliquent à montrer que, pour un roi, le plus sûr moyen de faire des conquêtes est un bon gouvernement des peuples qui lui sont confiés. « Les nations qui verront votre sagesse se rangeront en foule sous votre administration, » disent-ils. Les ambassades et les hommages des peuples vassaux ne sont qu’une consécration de cette maxime, que les Chinois appliquent à leur gouvernement.
  9. Voyez encore, sur l’insurrection chinoise et sur le chef des insurgés, la Revue du 1er juin 1857. La dynastie nouvelle a pris le nom de Taï-ping, qui signifie souverain pacificateur. Le chef de la dynastie s’appelle le Tai-ping- wang, littéralement le prince souverain pacificateur.
  10. Parmi ces livres, il faut noter surtout l’ouvrage si remarquable de M. T. Meadows, The Chinese and their Rebellions, ainsi que le travail du docteur Hamsberg.
  11. Wong-kong Register, 10 mars 1857.
  12. Voyez dans la Revue les Souvenirs d’une station dans les mers de l’Indo-Chine par M. Jurien de La Gravière, et notamment les livraisons du 1er septembre 1851 et du 1er janvier 1853.
  13. Quarante mille fusils à piston, sur le modèle des fusils anglais, ont été construits dans les manufactures de Miakao et d’Oosaka. Des officiers étudient, à bord des deux steamers dont le roi de Hollande a fait présent au siogoun, les principes de la navigation européenne, et enfin nous avons rencontré à Singapore le yacht Emperor, destiné à l’empereur du Japon par la reine Victoria. C’est un bâtiment à hélice, et que doivent aussi manœuvrer des officiers études matelots japonais.
  14. Voyez, sur les espérances de ce parti, qui avait pour organes, avant l’insurrection de l’armée indienne, certains journaux de Calcutta et de Madras, un article très significatif du Calcutta Morning Chronicle du 10 décembre 1856.
  15. Eau-de-vie de riz.
  16. Poisson salé.