La Chimie de la matière vivante

REVUE SCIENTIFIQUE

LA CHIMIE DE LA MATIÈRE VIVANTE

C’est la tache permanente des physiologistes de déterminer les propriétés physiques de la matière vivante et sa constitution chimique. De cette connaissance on attend l’explication, tout au moins partielle, de la phénoménalité vitale, s’il est vrai que celle-ci ne soit autre chose que la physique et la chimie du corps organisé. Chaque génération de physiologistes aborde donc à son tour cette difficile question, et la mène plus ou moins avant. La nôtre n’a pas failli à sa tâche. Après les anatomistes, qui ont poussé bien près de son terme l’étude microscopique de la cellule et du protoplasma, les chimistes, à leur tour, sont entrés en scène. Ils ont essayé de fixer la composition chimique de ce protoplasma cellulaire qui est « la base physique de la vie, » selon le mot d’Huxley, « le facteur de la vie, » pour Danilewsky, ou tout au moins le théâtre de ses manifestations. Et d’abord, ils ont essayé de pénétrer la constitution des matières albuminoïdes ou protéiques qui en forment l’élément principal. Après le professeur du Collège de France Schulzenberger, dont l’œuvre remonte à plus de vingt-cinq ans, l’école allemande a repris cette étude, et les travaux de Kossel et de ses élèves l’ont portée à un point de développement qu’il peut être intéressant de faire connaître.


I

Le résultat le plus général de tous ces travaux a été d’établir l’unité morphologique et l’unité chimique de l’être vivant. L’unité morphologique a été l’œuvre des anatomistes de la seconde moitié du XIXe siècle, aussi bien de ceux qui ont étudié les plantes ou les animaux inférieurs que de ceux qui ont plus spécialement envisagé les vertébrés et l’homme. Toutes leurs études ont abouti, comme à une conclusion commune, à la doctrine cellulaire. Et l’on sait que cette doctrine célèbre tient en deux affirmations : tout est cellule ; tout vient d’une cellule initiale (œuf ou ovule). La cellule, petite masse de protoplasma de quelques millièmes de millimètre, en dimensions linéaires, est l’élément fondamental et primordial des êtres organisés. Depuis 1838, où Schleiden et Schwann commençaient d’apercevoir cette règle de la constitution des organismes, jusqu’aux environs de l’année 1875, où les savans contemporains, Ranvier, Max, Schultze, Kœlliker, achevèrent de la confirmer, le temps se consuma, en quelque sorte, à ces deux besognes : en premier lieu, à passer la revue de tous les organes, de tous les tissus, musculaire, glandulaire, conjonctif, nerveux, et à montrer qu’en dépit des variétés d’aspect, de forme, des complications par soudure et fusionnement, ils se résolvaient tous dans cet élément commun : la cellule ; en second lieu, à suivre la filiation de chacun de ces élémens anatomiques, depuis la cellule-œuf qui en est l’origine jusqu’à leur état de complet développement.

Ce n’était là, pourtant, qu’une première phase dans l’étude analytique de l’être vivant. Une seconde période s’ouvrit en 1873, avec les travaux de Strassburger, Butschli, Flemming, Kunstler, etc. Ces observateurs soumirent à leur tour ce microcosme anatomique, cet infiniment petit cellulaire, à la même dissection pénétrante que leurs prédécesseurs avaient appliquée à l’organisme tout entier. Ils nous firent descendre d’un degré de plus dans les abimes de la petitesse. Et, comme Pascal, se perdant dans les merveilles de l’imperceptible, apercevait dans le corps du ciron, qui n’est qu’un point, « des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans les jambes, du sang dans les veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes, » les biologistes contemporains ont montré, dans ce raccourci d’organisme qui est la cellule, un édifice lui-même très compliqué.

Jusque-là, le protoplasma cellulaire, avec le noyau qu’il contient, était apparu comme indivisible. On se fit désormais une conception plus juste de sa constitution physique. Cette prétendue masse de substance granuleuse, support ultime de la vie, était considérée, selon l’expression même de Sachs, comme une sorte de « boue protoplasmique, » c’est-à-dire comme une poussière de grains, de granulations, liées par un liquide. C’est une vue trop simple. Il faut comparer le protoplasma à une éponge dont les mailles contiennent une substance fluide, transparente, hyaline, l’hyatoplasma. Au point de vue chimique, ce suc cellulaire est un mélange de matériaux très divers, albumines, globulines, protéides, hydrates de carbone et graisses, élaborés par la cellule même ; c’est un produit de l’activité vitale ; ce n’est point encore le support de cette activité. La matière vivante est réfugiée dans le tissu spongieux lui-même, dans le spongioplasma. Et comme le tissu d’une éponge, déchiré, manifeste les libres qui le constituent, le spongioplasma, de son côté, se montre formé d’un enchevêtrement de fibres, rubans ou filamens (en grec, mitomes). Dans chacun de ces mitomes, les artifices de l’examen microscopique permettent de déceler une série de granulations en chapelet, les microsomes ou bioblastes, réunis les uns aux autres par une sorte de ciment, la linine.

L’examen microscopique ne conduit pas plus loin. Le microscope, avec ses plus forts grossissemens actuels, ne permet de rien apercevoir au-delà de ces chaînons de microsomes alignés, formant l’espèce de fil protoplasmique, ou mitoine, dont le corps cellulaire est un écheveau brouillé ou un peloton extrêmement enchevêtré. Il n’est pas probable que la vue directe puisse atteindre bien loin au-delà de ce terme. Sans doute le microscope, qui a reçu de si grands perfectionnemens, peut en recevoir encore. Mais ceux-ci ne sont pas indéfinis. On en est au grossissement linéaire de 3 000 fois, et la théorie indique le grossissement de 4 000 comme une limite qui ne saurait être dépassée. La puissance de pénétration de l’instrument est donc près de son apogée : il a donné presque tout ce que l’on peut en attendre.


II

Il faut cependant pénétrer au-delà de cette structure microscopique où s’arrête le sens de la vue. L’étude des propriétés physiques en fournit les moyens : la théorie les complète. C’est ainsi que la considération des propriétés de turgescence et de gonflement qui appartiennent très généralement aux tissus organisés et par conséquent à la matière organique du protoplasma, a permis de se faire une idée de sa constitution ultra-microscopique. Si l’on humecte un morceau de sucre ou un morceau de sel, ceux-ci avant de se dissoudre, absorbent l’eau et s’imbibent, sans augmenter sensiblement de volume. Il en est tout autrement avec un tissu (c’est-à-dire avec un protoplasma) préalablement appauvri en eau. Celui-ci, plongé dans le liquide l’absorbe, se gonfle et s’accroît souvent à un degré considérable. Et cette eau ne se loge point dans des vides, dans des interstices préexistans, car la matière organique ne présente point de lacunes de ce genre : elle ne ressemble pas à une masse poreuse creusée de canaux capillaires, comme le grès, le plâtre gâché, l’argile ou le sucre raffiné. Les molécules d’eau s’interposent entre les molécules organiques en les écartant ; elles agrandissent ainsi, par une sorte d’intussusception, les intervalles qui les séparent les unes des autres, intervalles moléculaires qui échappent aux sens, comme les molécules elles-mêmes, parce qu’elles sont sensiblement du même ordre de grandeur.

En méditant sur ce phénomène, un physiologiste éminent ; Naegeli, en 1877, fut amené à proposer sa théorie micellaire. Les micelles sont des groupemens de molécules au sens où les physiciens et les chimistes entendent ce mot : ce sont des édifices moléculaires, ayant figure, avides d’eau et capables d’en fixer une couche plus ou moins épaisse et adhérente à leur surface ; en un mot, des agrégats de matière organique et d’eau.

Il y a donc tout lieu de penser que les microsomes du protoplasma spongieux, support ou base physique de la vie cellulaire, sont des associations de micelles, formées par les substances albuminoïdes et l’eau. Ces formes de groupement, ces micelles, ne sont d’ailleurs pas absolument particulières à la matière organisée. Le savant botaniste Pfeffer les a signalées, sous le nom différent de tagmas, dans les membranes de précipités chimiques.

Au-delà de ce nouveau terme, l’analyse ne rencontre plus que la molécule chimique et l’atome. Dételle sorte que, si l’on voulait remonter maintenant la hiérarchie des matériaux de construction du protoplasma dans l’ordre de la complication croissante, on trouverait à la base l’atome ou les atomes des corps simples. Ceux-ci sont principalement le carbone, l’hydrogène, l’oxygène, l’azote, élémens de tous les composés organiques, auxquels s’ajoutent le soufre et le phosphore. Au-dessus, la molécule albuminoïde, ou les molécules albuminoïdes, agrégats complexes des atomes précédens. Au troisième degré, les micelles ou tagmas, groupemens d’albuminoïdes et d’eau, encore trop petits pour être perceptibles aux sens. Ceux-ci se réunissent à leur tour pour constituer les microsomes, premier élément visible de Schwarz au microscope : les microsomes, cimentés par la linine, qui, comme nous le verrons, est une variété de nucléine, forment les filamens ou chaînons qu’on appelle mitomes. Et le protoplasma vivant n’est, en définitive, qu’un peloton, un écheveau embrouillé, ou une charpente spongieuse formée par ces filamens.

Telle est la constitution typique de la matière vivante, d’après l’observation microscopique complétée par une hypothèse parfaitement acceptable et qui n’est, pour ainsi dire, que la traduction de l’une de ses propriétés physiques les plus évidentes. Ce schème, relativement simple, a été compliqué ultérieurement par les biologistes. Sur l’hypothèse micellienne, qui a presque un caractère de nécessité, on en a greffé de nouvelles qui n’ont plus qu’un caractère de commodité. On s’est éloigné ainsi de plus en plus de la réalité véritable. C’est ainsi que, pour expliquer les phénomènes de l’hérédité, on s’est laissé entraîner à intercaler dans la hiérarchie citée plus haut, entre la micelle et le microsome, un élément hypothétique, intermédiaire, que Hæckel a appelé plaslidule, qui a été nommé idioblaste par Hertwig, pangène par de Vries et plasome par Wiesner. Ce sont là des vues de l’esprit, ou de simples images destinées à les représenter.


III

Toute cellule capable de vivre, de croître et de multiplier possède un noyau, de constitution très analogue à la masse cellulaire qui l’entoure. Les élémens anatomiques où l’on n’aperçoit pas de noyau, tels les globules rouges du sang des mammifères adultes, sont des corps voués à une disparition plus ou moins prochaine. Il n’y a donc pas de véritable cellule sans noyau, et il n’y a pas davantage de noyau sans cellule. Les exceptions à cette règle ne sont qu’apparentes : les histologistes les ont examinées une à une et en ont manifesté le caractère purement spécieux. De là résulte qu’il y a un protoplasma nucléaire et un suc nucléaire comme nous avons vu qu’il y avait un protoplasma et un suc cellulaires. On peut répéter de celui-ci ce qui a été dit tout à l’heure de celui-là, et peut-être avec plus de netteté encore. Le protoplasma est, ici encore, une masse filamenteuse ; elle consiste quelquefois en un cordon ou mitome unique pelotonné sur lui-même et susceptible d’être déroulé. Le mitome, à son tour, est un chapelet de microsomes unis par le ciment de la linine. Flemming lui appliquait le nom de filament chromatique, ou même de chromatine, pour exprimer la propriété qu’il possède de fixer fortement les colorans, surtout ceux qui dérivent de l’aniline. Ce sont, en définitive, les mêmes élémens constituans que tout à l’heure, et la langue savante les distingue les uns des autres en faisant précéder leurs noms des mots cyto ou caryo qui, en grec, signifient cellule et noyau, suivant qu’ils appartiennent à l’un ou l’autre de ces organes. Ce sont là affaires de langage ; mais l’on sait que, dans les sciences descriptives, ces affaires-là ne sont pas les moins importantes.

L’expérimentation a établi que le noyau présidait à la nutrition, à la croissance et à la conservation de la cellule. Si, à l’exemple de Balbiani, de Gruber, de Nussbaum, de W. Roux, de Leipzig, l’on réussit à couper en deux une cellule sans entamer le noyau, le fragment nucléaire fonctionne encore pendant quelque temps à la façon ordinaire, en vertu de l’ancien branle, puis il décline et meurt. Au contraire, le fragment pourvu de noyau répare sa blessure, se reconstitue et continue de vivre. Le noyau prend aussi une part très remarquable à la reproduction cellulaire : mais c’est une question encore discutée de savoir si son rôle est, ici, subordonné à celui du corps cellulaire, ou s’il est prééminent. Quoi qu’il en soit, il résulte de cette expérience que le noyau présente tous les traits d’une vitalité énergique, et que c’est dans son protoplasma que les chimistes doivent trouver les composés chimiques, les albuminoïdes spéciaux qui forment, par excellence, la matière vivante.

C’est donc, en définitive, dans les protoplasmas nucléaires des élémens anatomiques que l’on doit s’attendre à rencontrer la matière vivante la plus différenciée, c’est-à-dire les albuminoïdes de plus haute dignité. Non pas qu’ils doivent faire défaut dans le protoplasma du reste de la cellule, mais ils risquent certainement d’y être moins concentrés, plus mélangés de produits accessoires et liés à des fonctions vitales plus secondaires. C’est là le raisonnement qui a dirigé les premières recherches du professeur Miescher de Bâle, en 1874, — et, vingt ans plus tard, celles du plus éminent chimiste physiologiste de l’Allemagne contemporaine, M. Kossel.


IV

La substance du protoplasma, qu’elle soit de complication ou de dignité plus ou moins haute, est désignée communément sous le nom de matière organisée. Mais qu’est-ce que l’organisation ? Nous ne sachions pas qu’on en ait donné une meilleure définition que celle-ci : c’est la constitution physique particulière de la matière vivante. D’autre part, ces propriétés physiques et chimiques du protoplasma, c’est à peine si on commence à les entrevoir. On ne saisit encore que quelques traits de sa constitution particulière. Ch. Robin, vers 1860, avait cru la définir suffisamment par ces trois caractères : l’absence d’homogénéité, l’asymétrie moléculaire, et l’association de trois ordres de principes immédiats, à savoir les albuminoïdes, les hydrates de carbone et les graisses. Ces propriétés contribuent, mais ne suffisent point à définir l’organisation ; toutefois, elles la rattachent au monde physique. En ce qui concerne le dernier caractère, celui qui consiste dans la présence des trois ordres de principes immédiats, on a fait observer qu’en définitive les matières protéiques on albuminoïdes seules étaient caractéristiques. Les deux autres groupes, hydrates de carbone et corps gras, sont plutôt des témoins et des produits de l’activité physiologique que des constituans de la matière vivante.

C’est donc sur la connaissance des matières protéiques que s’est concentrée l’attention des chimistes biologistes. Leurs efforts depuis une trentaine d’années, et particulièrement dans les quatre dernières, ont tendu à l’approfondir : ils n’ont pas été stériles ; ils permettent de tracer une première esquisse de la constitution de ces substances.

Mais, avant d’en venir là, il nous faut signaler une dernière propriété caractéristique du protoplasma, c’est à savoir son avidité pour l’oxygène. On croyait, il y a une trentaine d’années, que le protoplasma se détruisait continuellement et que l’oxygène respiratoire était destiné à brûler les substances de déchet provenant de cette désintégration. On sait, depuis les travaux de Pflüger, de 1872 à 1876, que les substances brûlées par l’oxygène viennent du dehors tout aussi bien qu’il en vient lui-même et que le protoplasma n’est que le théâtre, le foyer ou l’agent de la combustion. Il n’y fournit pas lui-même d’aliment. Il opère comme le chimiste qui réalise une réaction avec des matières premières mises à sa disposition. Il est d’ailleurs si avide de cet oxygène ouvrable que le gaz ne peut exister à l’état libre dans son voisinage. Le protoplasma vivant exerce donc un pouvoir réducteur. A. Gautier, en 1881, et Ehrlich, en 1890, en ont fourni de nouvelles démonstrations. Mais c’est là une avidité de surface. M. A. Gautier a beaucoup insisté sur ce que les phénomènes de combustion s’accomplissent, pour ainsi dire, à l’extérieur de la cellule, et aux dépens des produits qui l’entourent ; tandis que, au contraire, les parties vraiment actives et vivantes du noyau et du corps cellulaire fonctionnent à l’abri de l’oxygène, à la façon des microbes anaérobies.

Ces résultats sont de grande conséquence. M. Burdon Sanderson, le savant physiologiste de l’Université d’Oxford, n’a pas craint de’ les mettre en balance avec la découverte de Lavoisier. Il y a là, sans doute, quelque exagération ; mais il n’y en a pas moins, en sens contraire, à les tenir pour non avenus ; et c’est le cas d’un trop grand nombre de physiologistes. Il n’est presque plus permis, aujourd’hui, de parler de la désintégration du protoplasma, du tourbillon vital de Cuvier, et du double mouvement incessant d’assimilation et de désassimilation qui détruit à chaque instant la matière vivante et la rétablit à chaque instant. Dans la réalité, le protoplasma vivant est à peu près invariable ; il ne subit que des oscillations peu étendues, et ce sont les matériaux, les alimens sur lesquels il opère, qui sont soumis à de continuelles transformations.


V

Les matières albuminoïdes ou protéiques sont des composés extrêmement complexes ; ils le sont beaucoup plus qu’aucun de ceux qu’envisagent habituellement les chimistes. Ils présentent aussi une assez grande variété. Il a été difficile de les séparer ou de les caractériser les uns par rapport aux autres, en un mot de les classer. Aujourd’hui, on en distingue trois classes qui diffèrent à la fois au point de vue physiologique et au point de vue chimique. La première comprend les albuminoïdes complets ou typiques : ce sont les Protéides ou nucléo-albuminoïdes : ils se rencontrent dans les parties les plus actives et les plus vivantes du protoplasma, et par suite, dans le spongio-plasma de la cellule et surtout du noyau. — Le second groupe est formé des Albumines et globulines, composés déjà plus simples, éclats fragmentaires provenant de la destruction des précédens où ils entrent comme élémens constitutifs ; à l’état isolé ils n’appartiennent pas au protoplasma réellement vivant ; ils existent dans le suc cellulaire, dans les liquides interstitiels et circulans, dans le sang, dans la lymphe. — La troisième catégorie comprend des albuminoïdes véritables mais incomplets ; ceux-là sont engagés dans les tissus de l’économie à vie spécialisée ou atténuée qui servent de point d’appui aux élémens plus actifs. Ils contribuent, en un mot, à la constitution des tissus osseux, cartilagineux, conjonctif, élastique : ce sont les albuminoïdes.

C’est naturellement le premier groupe, celui des protéides, c’est-à-dire des élémens typiques de la substance vivante, qui doit surtout fixer l’attention du physiologiste. Il y a peu de temps que l’on a caractérisé ces substances et qu’on les a retirées de la masse confuse des autres composés protéiques. Une telle spécification n’est devenue possible qu’après les recherches de Miescher et de Kossel sur les nucléines, qui remontent à 1871 et 1892, et celles de Lilienfeld et d’Yvor Bang sur les histones, qui datent de 1893 et de 1899. Ces albuminoïdes complets sont, en effet, constitués par la combinaison de deux sortes de substances : albuminés ou histones d’un côté, — nucléines de l’autre. En réunissant des solutions d’albumine à des solutions de nucléine, on refait la synthèse du protéide. L’étude des propriétés et des caractères de ces nucléo-albumines et de ces nucléo-histones est toute d’actualité : elle est poursuivie avec beaucoup de méthode et avec une admirable patience par l’école allemande.

Tous ces protéides contiennent du phosphore, outre les cinq élémens chimiques, carbone, oxygène, hydrogène, azote et soufre, propres aux autres albuminoïdes. Un autre trait intéressant de leur histoire, c’est que l’action du suc gastrique les partage en leurs deux constituans : la nucléine qui se dépose et résiste à l’action destructive du liquide digestif, et l’albumine ou l’histone, qui subit au contraire cette action avec ses conséquences habituelles. La digestion gastrique fournit ainsi un procédé d’un usage très simple et très commode pour l’analyse des protéides.

Il était naturel que l’on trouvât ces composés dans tous les tissus riches en élémens cellulaires à noyaux bien développés. Les globules blancs du sang ont fourni à Lilienfeld la première nucléo-histone qui ait été isolée. Les globules rouges eux-mêmes, lorsqu’ils possèdent un noyau, ce qui est le cas chez les oiseaux et les reptiles ainsi que chez l’embryon des mammifères, renferment un nucléo-protéide que Plosz et Kossel en ont extrait facilement. Le chimiste suédois Hammarsten, qui s’est acquis un grand renom par ses recherches dans d’autres domaines de la chimie biologique, a préparé les nucléo-protéides du pancréas, en 1893. On en a retiré du foie ; de la glande thyroïde (Oswald), de la levure de bière (Kossel) ; des champignons ; de l’orge (Petit). On en a décelé dans le corps des amibes et dans celui des bactéries (Galesoti).


VI

Pour pénétrer plus profondément dans la constitution de ces protéides qui sont les principes immédiats, les plus élevés en complication parmi ceux qui forment le protoplasma vivant, la voie est toute tracée. Il faut soumettre à l’analyse les deux composans, albumines ou histones, d’une part, nucléines de l’autre.

Pour les nucléines, la chose est déjà faite. Kossel, en effet, a décomposé la nucléine par une série d’opérations soigneusement ménagées, et l’a résolue, de degré en degré, dans ses élémens chimiques cristallisables. A chaque nouvelle simplification, on voit apparaître un corps plus acide et plus riche en phosphore : au troisième degré, on tombe sur l’acide phosphorique lui-même. La première opération scinde la nucléine en deux substances : une nouvelle albumine et l’acide nucléinique. Après avoir séparé ces élémens, on peut les réunir et reconstituer, par synthèse, la nucléine. — La seconde opération sépare l’acide nucléinique, à son tour, en trois éclats : un corps de la nature des sucres, c’est-à-dire un hydrate de carbone ; fait intéressant et plein de conséquences physiologiques et pathologiques. Un autre éclat est constitué par un mélange de corps azotés bien connus en chimie organique sous le nom de bases xanthiques (xanthine, hypoxanthine, guanine, adenine). Le dernier éclat est. un corps très acide et très phosphore, l’acide thymique. — Si, enfin, dans une troisième opération, on soumet cette substance à l’analyse, on la sépare en acide phosphorique et en une base cristallisable, la thymine. On est ramené ainsi au monde physique ; tous ces corps lui appartiennent.


Ce n’est encore que la moitié de la besogne. On vient de suivre jusqu’au bout l’une des branches généalogiques du protéide, la branche nucléinique ; il faudrait connaître de la même façon l’autre branche, la branche albumine ou histone. Mais, de ce côté, le problème prend un caractère de difficulté et de complication bien fait pour rebuter la patience.

L’analyse de la matière albumineuse exige, en effet, de grandes précautions. Le chimiste se trouve en présence d’une architecture savante : la molécule d’albumine est un édifice complexe qui met en œuvre plusieurs milliers d’atomes. Pour en apercevoir le plan et la structure, il faut le démonter ; il faut le séparer en parties qui ne soient ni trop grosses, ni trop petites. Cette démolition ménagée est difficile. Des procédés trop brutaux ou trop violens fourniraient une poussière, au lieu de fragmens reconnaissables et faciles à rejoindre ensemble par les faces de fracture.

Un chimiste fort habile, M. Schülzenberger, a tenté, il y a vingt-cinq ans, cette ingrate opération. Il essaya de produire la dislocation de l’albumine d’œuf. L’espèce de bélier qu’il mit en action contre l’édifice moléculaire de l’albumine fut l’hydrate de baryte chauffé en vase clos, à 200°. Avant lui, Hlasivetz et Habermann avaient employé à la même besogne d’autres engins, l’acide chlorhydrique concentré, le brome. La baryte vaut mieux. L’albumine se scinde, sous son influence, en un certain nombre de groupemens plus simples. La difficulté est de retirer de cet amas de matériaux de démolition chaque partie et de la reconnaître. En réunissant, par la pensée, ces différens fragmens, on reconstitue l’édifice initial.

Ce mode de démolition est certainement trop violent, car l’opération de Schützenberger donne des morceaux très fins, des petites molécules d’hydrogène libre, d’ammoniaque, d’acides carbonique, acétique, oxalique, qui accusent un émiettement excessif. Ces produits représentent environ un quart de la masse totale. — Les trois autres quarts sont formés de plus gros fragmens dont l’examen est plus instructif. Ils appartiennent à quatre groupemens. Le premier comprend cinq ou six corps, acides amidés ou leucines : il manifeste l’existence dans la molécule d’albumine de composés de la série grasse, c’est-à-dire disposés en chaîne ouverte. — Le deuxième groupe est formé par la tyrosine et des produits voisins, c’est-à-dire par des corps de la série aromatique, qui obligent à admettre la présence, dans la molécule d’albumine, d’un noyau benzénique. Un troisième groupe appartient au noyau que les chimistes connaissent sous le nom de Pyrrol. Le quatrième comprend des corps tels que les glucoprotéines qui se rattachent aux sucres ou aux hydrates de carbone.

Le fait que la molécule d’albumine se détruit en produisant tous ces composés, implique-t-il l’idée qu’ils y préexistent en réalité ? les chimistes ont une tendance à l’admettre. Ils se représentent l’architecture de la molécule d’albumine par le rapprochement de ces quatre groupemens : gras, aromatique, pyridique et sucré, sans compter quelques autres annexes. M. Duclaux ne considère pas que cette conclusion soit absolument légitime. Il n’y aurait qu’un moyen de la justifier : ce serait de reconstituer, par le rapprochement des fragmens, l’albumine originelle. On n’en est pas encore là. L’ère des synthèses de ce genre n’est pas encore ouverte.


VII

M. Kossel a abordé le problème d’une autre manière. Il n’a pas voulu s’attaquer à l’albumine d’œuf qui est un mélange, complexe comme les besoins de l’embryon naissant dont il forme l’aliment. Il a cherché un albuminoïde physiologiquement plus simple ; il l’a demandé à un élément anatomique n’ayant aucun rôle nutritif, d’une organisation et d’un fonctionnement physiologique très élémentaires, et cependant d’une vitalité énergique, la cellule génératrice mâle. Au lieu de l’œuf de la poule, il a donc analysé la laitance des poissons et, d’abord la plus simple, celle des saumons. Comme il faut s’y attendre, d’après ce qui a été dit des protéides, cette matière vivante offre une combinaison de la nucléine, déjà connue, avec une albumine. Celle-ci est abondante : elle forme le quart de la masse totale. Elle est de réaction fortement alcaline, ce qui est le caractère général de la variété d’albumines appelées histones. Le savant chimiste de Bâle, Miescher, qui avait aperçu, en travaillant sur les saumons du Rhin, cette albumine basique, lui avait donné le nom de protamine.

Telle est la substance que Kossel a soumise à l’analyse, de préférence à l’albumine d’œuf, chère aux chimistes qui l’avaient précédé. La dislocation de cette molécule, en place des longues séries des corps obtenus par Schützenberger, n’en donna qu’un seul qui est une véritable base chimique, l’arginine. Du premier coup, l’albumine examinée était ramenée à un élément simple, cristallisable.

La conclusion s’imposait. La protamine du saumon était la plus simple des albumines. Pour constituer cette matière protéique élémentaire, il suffit d’une base hexonique unie à l’eau. Ce résultat fut étendu. En examinant d’autres cellules génératrices mâles, on trouva une série de protamines construites sur le même type. Et toujours ces corps albumineux se montraient formés d’une base ou d’un mélange des bases hexoniques, analogues : l’arginine, l’histidine, la lysine, tous corps très voisins par leurs propriétés et appartenant entièrement au monde physique.

Une fois prévenus de l’existence de ce noyau fondamental, les chimistes l’ont retrouvé dans les albumines plus compliquées où il avait été méconnu. On l’a rencontré dans les produits de décomposition de l’albumine d’œuf, dissimulé sous l’amas des décombres : de même dans les albumines des graines. D’une de ces substances à l’autre, tel ou tel des quatre groupemens de Schützenberger peut faire défaut : les bases hexoniques, au contraire, sont l’élément constant et universel de toutes les variétés d’albumines. Elles prévalent dans le noyau chimique de la molécule albumineuse ; et peut-être, comme le dit Kossel, le forment-elles exclusivement. Tous les autres élémens sont surajoutés, accessoires. Le type essentiel de cet édifice moléculaire, tant recherché, est enfin connu. La base hexonique forme le gros œuvre, l’ossature de la construction albumineuse.


A. DASTRE.