La Chaumière africaine/Chapitre 6



CHAPITRE VI.

Les chefs de l’expédition ordonnent aux Canots de faire route dans la direction du Sénégal. — Objections de quelques généreux officiers. — On reconnait les côtes du désert de Sahara. — Il est défendu d’y aborder. — Les matelots du Canot-Major veulent y descendre. — Ce Canot où se trouve la famille Picard fait beaucoup d’eau. — Souffrances inouies. — Terrible position de la famille. — Tempête affreuse. — Désespoir des passagers.


Le 5 juillet à dix heures du matin, c’est-à-dire, une heure après l’abandon du Radeau, et trois après notre départ de la Méduse, M. Lapérère qui commandait notre Canot, fit faire la première distribution des vivres. Chaque passager eut un petit verre d’eau, et à peu-près le quart d’un biscuit. Chacun but sa ration d’eau, d’un seul trait ; mais il nous fut impossible de manger notre portion de biscuit, tant il était imprégné de l’eau de la mer. On parvint cependant à en trouver quelques-uns qui étaient un peu moins salés ; on en goûta une petite parcelle, et on mit le reste en réserve pour les jours suivans. La journée aurait été assez belle, si les rayons du soleil n’eussent pas été si brûlans. Le soir nous apperçûmes les côtes du désert, mais il fut expressément défendu d’y descendre, parce que les deux chefs, (MM. Schmaltz et Lachaumareys) voulaient aller droit au Sénégal, quoique nous en fussions encore éloignés de près de cent lieues. Plusieurs officiers exposèrent que nous n’avions pas assez de vivres, et que nos embarcations étaient trop chargées de monde, pour entreprendre un pareil voyage par mer. D’autres représentèrent avec beaucoup de force, que ce serait trahir l’honneur du nom français, que d’oublier les malheureux du Radeau, et insistèrent, pour que tout le monde descendît à la côte et y bivaquât, tandis que trois embarcations retourneraient à la recherche du Radeau, et les trois autres aux débris de la Méduse pour prendre les dix-sept malheureux qu’on y avait laissés, ainsi que des vivres en quantité suffisante, afin de pouvoir se rendre au Sénégal par la terre de Barbarie ; mais MM. Schmaltz et Lachaumareys dont les embarcations étaient assez bien approvisionnées, méprisant les avis de leurs subalternes, ordonnèrent de mouiller en attendant le jour suivant. Il fallut donc obéir aux ordres des chefs et ne plus s’occuper des malheureux du Radeau et de ceux restés sur la Frégate. Pendant la nuit, un certain passager qui sans doute n’était pas physicien, et qui réglait ses opinions sur les sorciers et même sur les revenans par la peur qu’il en avait, fut tout-à-coup effrayé par l’aspect d’un embrasement qu’il crut voir dans les eaux de la mer, à très-peu de distance du lieu où notre Canot était mouillé ; mon père et plusieurs autres personnes qui n’ignoraient point que parfois les eaux de la mer sont phosphoriques, confirmèrent le pauvre ignorant dans sa vision, et y ajoutèrent plusieurs circonstances qui lui firent tourner la tête ; ils lui persuadèrent entre autres, que quelques sorciers Arabes avaient mis le feu à l’eau de la mer, pour nous empêcher d’aller parcourir leurs déserts.

Le lendemain 6 juillet à cinq heures du matin toutes les embarcations se mirent en route sur la direction du Sénégal. Les Canots de MM. Schmaltz et Lachaumareys prirent le devant en longeant la côte ; toute l’expédition imita leur manœuvre. Sur les huit heures, plusieurs matelots de notre Canot demandèrent avec menaces de descendre à terre ; M. Lapérère n’ayant point accueilli leur demande, tout l’équipage fut sur le point de se révolter et de s’emparer de la direction de notre embarcation ; mais la fermeté de cet officier en imposa aux mutins. Dans un mouvement qu’il fit, pour s’emparer d’un fusil qu’un matelot persistait à vouloir garder, il faillit de tomber à la mer. Mon père, qui heureusement se trouvait auprès de lui, le retint par l’habit ; il en fut quitte pour la peur et pour la perte de son chapeau que les vagues emportèrent. Peu de temps après ce petit accident, la Chaloupe que nous avions perdue de vue depuis le matin, parut vouloir nous rejoindre. Nous hâtâmes notre marche, afin de l’éviter : car on se craignait les uns les autres ; et nous pensions que cette embarcation encombrée de monde, voulait nous aborder dans l’intention de nous forcer à lui prendre quelques hommes, ce que M. Espiau qui la commandait n’avait pu faire lors de l’abandon du Radeau. Cet officier nous hèla de loin ; il offrait à notre famille de la prendre à son bord ajoutant qu’il venait de transporter au désert une soixantaine de personnes. L’officier de notre Canot, craignant que ce ne fût une ruse, lui répondit que nous préférions souffrir où nous étions. Il nous sembla même que M. Espiau avait fait cacher ses passagers sous les bancs de sa Chaloupe. Mais hélas ! nous nous repentîmes bien dans la suite d’avoir été si défiants, et d’avoir ainsi outragé le dévouement du plus généreux officier, de la Méduse.

Notre Canot commençait à faire beaucoup d’eau ; mais on parvint, tant bien que mal, à boucher les plus grosses ouvertures avec des étoupes et du suif qu’un vieux matelot avait eu la précaution de prendre en quittant la Frégate. À midi, la chaleur devint si forte, si excessive, que plusieurs de nous crurent toucher à leur dernier moment. Les vents brûlans du désert venaient jusqu’à nous ; et les sables fins dont ils étaient chargés, avaient pour ainsi dire obscurci la transparence de l’atmosphère. Le soleil présentait un disque rougeâtre ; toute la surface de l’Océan devint nébuleuse, et l’air que nous respirions, déposait partout un sable très-fin, une poussière très-déliée qui pénétraient jusqu’à nos poumons déjà dessèchés par une soif ardente. Cet état d’angoisse dura jusqu’à quatre heures du soir ; alors la brise de nord-ouest vint nous apporter un peu de soulagement. Quoique les besoins que nous ressentions et surtout celui d’appaiser la soif ardente qui nous dévorait fussent extrêmement pénibles, l’air frais et bienfaisant que nous commencions à respirer, nous fit oublier une partie de nos souffrançes. Le ciel reprit bientôt sa sérénité ordinaire dans ces parages, et nous espérions tous pouvoir passer une bonne nuit. On fit une seconde distribution ; chacun eut encore son petit verre d’eau, et environ le huitième d’un biscuit. Bien que ce repas fût très-léger, tout le monde parut content, dans la persuasion où l’on était de pouvoir arriver au Sénégal le lendemain. Mais combien notre espoir était vain et que de souffrances n’avions-nous pas encore à endurer !

Vers les sept heures et demie, le ciel se couvrit de nuages affreux. Ce beau temps que nous admirions quelques instans auparavant disparut entièrement pour faire place à l’obscurité la plus sombre. La surface de l’Océan offrait tous les signes avant-coureurs d’une grande tempête. L’horison du côté du désert présentait l’aspect d’une longue et hideuse chaîne de montagnes entassées les unes sur les autres, dont les sommets semblaient vomir le feu et le soufre. Des nuages bleuâtres bordés d’un sombre cuivré se détachaient de cette masse informe, et venaient se réunir à ceux qui se balançaient sur nos têtes. En moins d’une demi-heure, tout l’Océan parut confondu avec les nuages horribles qui le couvraient. Aucune étoile du firmament ne s’offrait plus à nos yeux. Tout-à-coup un bruit épouvantable se fait entendre du côté de l’ouest, et toutes les vagues de la mer viennent fondre sur notre frêle Canot. Un silence rempli d’effroi succède à une consternation générale ; toutes les bouches sont muettes, et aucun de nous n’ose communiquer à son voisin l’horreur dont il est pénétré. Les enfans poussent par intervalle des gémissemens qui nous déchirent le cœur. En ce moment une mère éplorée et saisie de la plus affreuse angoisse, présente le sein à son enfant languissant ; mais ce sein dessèché par le manque d’alimens, n’offre plus rien qui puisse appaiser la soif de l’innocent qui le presse en vain. Ô nuit épouvantable ! quelle plume pourra jamais peindre cet affreux tableau ! Comment décrire toutes les souffrances, les mortelles alarmes d’un père, d’une mère, à la vue de leurs enfans entassés et expirant d’inanition dans un petit Canot que les vents et la rage des flots menacent d’engloutir à chaque instant. Nous avons tous devant les yeux le spectacle d’une mort inévitable ; chacun s’efforçant de se résigner à son malheureux sort, adresse des vœux au Ciel. Les vents grondent avec plus de fureur ; les flots se soulèvent, s’irritent, se heurtent ; dans leur choque épouvantable, une montagne d’eau se précipite sur notre Canot, emporte une des voiles et la plupart des effets que quelques matelots avaient sauvés de la Méduse. Notre barque est près de couler bas ; les femmes et les enfans étendus au fond, boivent l’onde amère ; et leurs cris se mêlant au bruit des vagues et de furieux aquilons ajoutent encore à l’horreur de ce spectacle. Mon infortuné père éprouve alors le plus affreux suplice. L’idée des pertes que notre naufrage vient de lui causer et le danger où se trouve ce qui lui reste de plus cher au monde, le plongent dans un profond évanouissement. La tendresse prête à son épouse et ses enfans des forces pour tâcher de le tirer de cet état. Il revient à la vie, mais hélas ! c’est pour mieux déplorer l’infortune et l’horrible position de sa famille ; il nous presse contre son cœur, il nous arrose de ses larmes, et semble jeter sur nous ses derniers regards.

Toutes les personnes de notre embarcation sont saisies de la même horreur, mais elles le manifestent d’une manière différente. Une partie des matelots reste immobile, l’esprit égaré ; l’autre pousse des cris d’encouragement ; les enfans se précipitent dans les bras de leurs parens, en jetant des cris perçans ; ceux-là demandent à boire, en rendant l’eau salée qui les suffoque ; ceux-ci enfin, s’embrassent comme pour se dire un dernier adieu, entrelacent leurs bras et jurent de mourir ensemble.

Cependant la mer soulevée par les vents devient toujours plus grosse ; toute la surface de l’Océan n’offre plus qu’une vaste plaine d’écume blanche sillonnée de vagues noirâtres et d’abîmes profonds. Le tonnerre gronde de tous côtés, et les éclairs se succèdant les uns aux autres, découvrent à nos yeux tout ce que l’esprit peut concevoir de plus horrible. Notre Canot battu de tous côtés par les vents et soulevé à chaque instant par de hautes montagnes d’eau, est presque submergé, malgré tous nos efforts pour en jeter l’eau qui y entre, lorsqu’on découvre un large trou sur l’arrière. On se hâte de le boucher avec toujt ce qu’on peut trouver ; vieux pantalons, manches de chemises, lambeaux de robes, schalls, mauvais bonnets, tout est employé avec succès, ce qui nous rassure tant soit peu. Durant plus de six heures, nous voguons ainsi balancés entre la crainte et l’espérance, entre la vie et la mort. Enfin, vers le milieu de la nuit, le ciel qui a vu notre résignation, commande aux flots irrités. Bientôt la mer est moins grosse, le voile qui la couvre devient moins obscur, les étoiles brillent de nouveau, et l’orage paraît s’éloigner. Un cri général d’allégresse et d’actions de grâces part au même instant de toutes les bouches. Les vents se calment, et chacun de nous cherche à prendre un peu de repos, tandis que notre bon et généreux pilote dirige notre Canot sur une mer encore très-houleuse.

Le jour enfin, le jour si désiré ramène entièrement le calme, mais il ne nous apporte pas d’autres consolations. Durant la nuit, les courans, les vagues et les vents nous avaient entraînés bien loin au large, de sorte que le 7 juillet au matin, nous ne vîmes plus que le ciel et l’eau, sans savoir de quel côté diriger notre route ; car notre boussole avait été brisée pendant la tempête. Dans cette situation désespérante, on continue de gouverner tantôt à droite tantôt à gauche, jusqu’à ce que l’aurore vienne enfin nous indiquer la partie du levant.