La Chaumière africaine/Chapitre 2


CHAPITRE II.

Départ de Rochefort. — La famille Picard s’embarque sur la frégate la Méduse. — Description du voyage jusqu’au banc d’Arguin


Le 12 juin, après le lever du soleil, nous nous mîmes en route pour aller nous embarquer dans un petit bateau destiné à nous conduire à bord de la Méduse, qui était en rade à l’île d’Aix, distante d’environ quatre lieues de Rochefort. La plaine que nous traversions était ensemencée de blé. Je voulus avant de quitter notre belle France, faire mes derniers adieux aux fleurs des champs ; et tandis que notre famille s’acheminait paisiblement vers le lieu où nous devions nous embarquer sur la Charente, je parcourais les sillons, pour faire ma petite provision de bluets et de pavots. Bientôt nous arrivâmes à l’embarcation où se trouvait déjà une partie des passagers de notre expédition, et qui comme moi, semblaient jeter un dernier coup-d’oeil sur le sol français que nous allions abandonner. Cependant on s’embarque et l’on s’éloigne de ces rivages fortunés. En descendant le cours tortueux de la Charente les vents contraires retardèrent tellement notre marche, que nous ne pûmes atteindre la frégate la Méduse, que le lendemain matin, c’est-à-dire, que nous mîmes près de vingt-quatre heures pour faire quatre lieues. Enfin l’on monte à bord de la Méduse de douloureuse mémoire. À notre arrivée sur cette Frégate, les logemens n’étaient pas encore préparés. Il fallut attendre, et rester pèle-mêle jusqu’au lendemain. Notre famille qui se composait de neuf personnes, fut logée dans une chambre près de la grande batterie. Comme les vents étaient toujours contraires nous restâmes en rade jusqu’au dix-sept.

Le dix-sept juin à quatre heures du matin, nous mîmes à la voile, ainsi que toute l’expédition du Sénégal, composée de la frégate la Méduse, de la flûte la Loire, du brik l’Argus, et de la corvette l’Écho. Les vents étant très-favorables, nous eûmes bientôt perdu de vue les vertes prairies de l’Aunis : cependant à six heures du matin l’île de Rhé paraissait encore sur l’horison ; nos yeux s’y fixèrent avec regret, comme pour saluer une dernière fois notre chère patrie. Qu’on se représente pour un moment la Frégate environnée de tous côtés par de hautes montagnes d’eau, qui tantôt nous balançaient dans les airs, tantôt nous précipitaient dans des abîmes profonds. Les vagues soulevées par une forte brise de nord-ouest, venaient se heurter avec un mugissement épouvantable contre notre navire. Je ne sais quel pressentiment du malheur qui nous menaçait, m’avait fait passer la nuit précédente dans les plus cruelles inquiétudes. Dans mon agitation j’étais montée sur le pont, et je contemplais avec une espèce d’horreur la Frégate qui volait sur les eaux. Les vents poussaient nos voiles avec une violence extrême ; on entendait craquer de tous côtés, et cette grosse masse de bois semblait vouloir se fracasser à chaque coup de lame qu’elle recevait dans ses flancs. En regardant un peu au large j’apperçus sur la droite, et très près de nous, tous les autres bâtimens de notre expédition. Cette vue me rassura beaucoup ; sur les dix heures du matin, les vents changent de direction. Aussitôt un cri effrayant, du moins pour les passagers qui comme moi n’y étaient point accoutumés, se fait entendre ; tout l’équipage est en mouvement, les uns grimpent sur des échelles de cordes, et vont se percher sur l’extrémité des vergues ; d’autres montent au plus haut des mâts, ceux-ci beuglent en tirant avec force et en cadence certains cordages, ceux-là crient, jurent, sifflent, et font retentir l’air de sons barbares et inconnus. L’officier de quart, à son tour, fait sortir de ses poumons les mots : tribord ! babord ! hisse ! lof ! amure ! fok ! auquel les timoniers répondent sur le même ton. Cependant tout ce tintamarre a produit son effet : les vergues ont tourné sur leurs pivots, les voiles sont tendues, les cordages serrés, et les malheureux mousses inexpérimentés reçoivent leur leçon en descendant sur le tillac. Alors tout redevient tranquille, excepté les vagues qui mugissent encore, et les mâts qui continuent à faire entendre leurs craquemens épouvantables. Cependant les voiles sont pleines, les vents sont moins forts, mais favorables, et le marin tout en fredonnant sa chanson, dit que nous avons une navigation superbe.

Pendant plusieurs jours nous jouîmes en effet d’une assez belle navigation. Tous les navires de l’expédition voyageaient en convoi ; mais des vents du large étant venus troubler notre marche, tous se dispersèrent. L’Écho cependant était encore en vue et persistait à vouloir nous accompagner, comme pour nous guider dans notre route. Les vents devenus plus favorables, nous cinglâmes droit au sud, faisant jusqu’à soixante-douze lieues par jour. La mer était si belle, et notre marche si rapide, que je commençais à croire qu’il était presque aussi agréable de voyager sur mer que sur terre : mais mon illusion ne dura pas long-tems.

Le 28 juin à six heures du matin, nous découvrîmes dans la partie du sud le Pic de Ténériffe, dont le sommet conique semblait se perdre dans les nuages. Nous en étions alors éloignés d’environ douze lieues, que nous fîmes en moins de quatre heures. Sur les dix heures, nous mîmes en panne devant la ville de Sainte-Croix-de-Ténériffe. Plusieurs officiers de la Frégate obtinrent la permission de descendre à terre, pour acheter quelques rafraîchissemens.

Tandis que ces messieurs étaient à terre, un certain passager faisant partie de la soi-disant Société philantropique du Cap-Vert,[1] prétendit qu’il était très-dangereux de rester dans la rade où nous étions, ajoutant qu’il connaissait beaucoup le pays, et qu’il avait navigué dans tous ces parages. M. Le Roy Lachaumareys, capitaine de frégate commandant la Méduse, ajoutant foi aux prétendues connaissances de l’intrigant Richefort, lui remit la conduite de la Frégate. Plusieurs officiers de marine représentèrent au capitaine qu’il était honteux de mettre sa confiance dans un inconnu, et qu’ils n’obéiraient jamais à un homme qui n’avait aucun caractère pour commander. Le capitaine méprisa ces sages représentations ; et usant de son autorité, il ordonna aux pilotes et à tout l’équipage de faire ce que commanderait Richefort ; disant qu’il était roi, puisque l’ordre du roi, portait qu’on eût à lui obéir. Aussitôt le pilote imposteur voulant étaler ses hautes connaissances en navigation, fit changer de route, sans autre motif que celui de faire voir qu’il savait commander les manœuvres nécessaires pour louvoyer. À chaque instant on change de bord, on va, on vient, ou revient encore ; on s’approche des récifs comme pour les braver. Bref on nous fit tant tourner et louvoyer qu’à la fin les matelots refusant d’obéir à l’intrigant pilote, dirent hautement qu’il n’était qu’un vil imposteur. Mais c’en était fait, cet homme avait capté la confiance du capitaine Lachaumareys qui, ignorant lui-même la navigation, était sans doute bien aise d’avoir quelqu’un qui se chargeât de faire sa besogne. Mais il faut le dire enfin, il faut le dire à la face de l’Europe ; cette confiance aveugle et inepte fût la cause unique de la perte de la frégate la Méduse, ainsi que de toutes les horreurs et de tous les crimes qui en ont été la suite.

Sur les trois heures du soir, les officiers, qui étaient allés à terre dans la matinée, revinrent à bord, chargés de légumes, de fleurs et de fruits. Ils plaisantèrent beaucoup sur les manœuvres qu’on avait faites pendant leur absence, ce qui sans doute ne plut pas au capitaine, qui se flattait déjà d’avoir rencontré dans son pilote Richefort un bon et habile marin : C’est sa propre expression. À quatre heures de l’après midi, on fit route dans la partie du sud. M. Richefort alors tout rayonnant de gloire d’avoir pu, comme il le disait, sauver la Méduse d’un naufrage certain, continua de donner ses pernicieux conseils au capitaine Lachaumareys, en lui persuadant qu’il avait été employé autrefois à explorer toutes les côtes de l’Afrique, et qu’il connaissait parfaitement la côte et le banc d’Arguin. Les journées des 29 et 30 n’offrirent rien de bien remarquable.

Les vents brûlans du désert de Sahara commençaient à se faire sentir, lorsqu’on nous apprit que nous approchions du tropique ; et en effet, le soleil à midi paraissait suspendu perpendiculairement sur nos têtes, phénomène que beaucoup d’entre nous n’avaient jamais vu.

Le 1er juillet on reconnut le cap Bojador, et l’on vit les côtes du Sahara. Vers dix heures du matin on se prépara à la cérémonie frivole que les marins ont inventée, pour avoir le prétexte de rançonner les passagers qui n’ont pas encore passé le tropique. Pendant cette cérémonie, la Frégate doubla le cap Barbas en courant à sa perte. Le capitaine Lachaumareys présidait à cette espèce de Baptême avec bonhomie, tandis que son cher Richefort se promenait sur l’avant, et jetait un coup-d’œil indifférent sur une côte hérissée de dangers. Quoi qu’il en soit, tout se passa pour le mieux ; on peut dire même que cette farce fut jouée assez gaiement. Mais la route que nous suivions, nous fit bientôt oublier le peu de joie que nous venions d’éprouver. Chacun reconnut alors, au changement subit qui se fit observer dans la couleur des eaux de la mer que nous courions sur un banc, ou haut-fond. Une rumeur générale éclata parmi les passagers et officiers de marine : car ils étaient loin tous de partager la confiance aveugle du capitaine.

Le 2 juillet, à cinq heures du matin, on persuada au capitaine, qu’un gros nuage, qui se trouvait dans la direction du Cap-Blanc, était ce cap même. Après cette prétendue reconnaissance, on aurait dû gouverner à l’ouest pendant cinquante lieues environ pour gagner le large et doubler avec certitude le banc d’Arguin : d’ailleurs on se serait conformé aux instructions que le ministère de la marine donne aux bâtimens qui partent pour le Sénégal. Les autres bâtimens de l’expédition en suivant ces instructions arrivèrent tous heureusement à la colonie. Pendant la nuit précédente, l’Écho qui avait presque toujours accompagné la Méduse, fit beaucoup de signaux. On y répondit avec mépris, et il nous abandonna. Sur les dix heures du matin, on représenta encore au capitaine, le danger qui nous menaçait, et l’on insista pour que la Frégate fût dirigée vers l’ouest, si l’on ne voulait pas toucher sur le banc d’Arguin ; mais tous les avis furent encore méprisés, et l’on se moqua des prédictions. L’un des officiers de la Frégate, pour avoir voulu démasquer l’intrigant Richefort, fut mis aux arrêts. Mon Père qui déjà avait fait deux fois le voyage du Sénégal, et qui comme plusieurs autres personnes, était persuadé que nous allions droit au banc d’Arguin, fit aussi ses observations au capitaine, mais plus particulièrement au pilote malencontreux. Ses avis ne furent pas mieux reçus que ceux de messieurs Reynaud, Espiau Maudet, etc. M. Richefort, d’un ton mielleux, lui répondit : « Mon cher, nous connaissons notre métier, mêlez-vous du vôtre et soyez tranquille ; j’ai déjà passé deux fois sur le banc d’Arguin ; j’ai voyagé sur la mer Rouge, et vous voyez que je ne me suis pas encore perdu ». Que répondre à une pareille fanfaronnade ? Mon père voyant donc qu’il était impossible de faire changer notre route, résolut d’attendre que la providence nous eût tirés du danger, il descendit aussitôt dans notre chambre, et chercha à dissiper ses craintes dans les douceurs du sommeil.

  1. Cette Société qui s’était donné si mal à propos l’épithète de philantropique, se composait d’une soixantaine d’individus de toute nation, parmi lesquels figuraient les Hébrard, les Corréard, les Richefort, etc. Ils avaient obtenu du gouvernement leur passage gratis et l’autorisation d’aller cultiver la presqu’île du Cap-Vert ; mais cette nouvelle colonie finit à peu-près comme celle du Champ-d’Asile.