La Chaumière africaine/Chapitre 15



CHAPITRE XV.

La colonie du Sénégal est en guerre avec les Maures. — La famille Picard est obligée d’abandonner l’île de Safal. — Elle va chercher un asile à Saint-Louis. — M. Picard loue un appartement pour sa famille, et retourne à Safal, avec l’aîné des garçons. — Toute l’infortunée famille tombe malade. — Retour de M. Picard au Sénégal. — Mort de la jeune Laure. — Désespoir de M. Picard. — Il veut retourner dans son île. — Ses enfants s’y opposent. — Il tombe dangereusement malade. — Les honnêtes gens de la colonie sont indignés de l’état de misère où le Gouverneur a laissé languir la famille Picard.


Cependant nous semions toujours, et déjà plus de quatre-vingt mille pieds de cotonniers avaient été ajoutés à la plantation, lorsque nous fûmes dérangés de nos travaux par la guerre survenue entre la colonie et les Maures. Nous apprîmes qu’une partie de leurs troupes étaient à l’île de Bokos située à peu de distance de la nôtre. On nous dit que des marchands arabes et des Maraboux (prêtres musulmans) qui allaient ordinairement au Sénégal pour affaires de commerce, avaient été arrêtés par les soldats français. Dans la crainte que les Maures ne vinssent dans notre île et ne nous fissent prisonniers, nous résolûmes de nous rendre au chef-lieu de la colonie et d’y demeurer jusqu’à ce que l’orage fût passé. Mon père fit transporter tous nos effets dans la maison du Résident de l’île de Babaguey, après quoi nous quittâmes notre chaumière, et l’île de Safal. Tandis que le nègre Étienne conduisait péniblement le Canot qui portait notre famille, je parcourais des yeux les lieux que nous abandonnions, comme si j’eusse voulu leur faire un éternel adieu. En contemplant notre pauvre chaumière que nous avions reconstruite avec tant de peine, je ne pus m’empêcher de la regretter. Toute notre plantation, me disais-je, sera ravagée pendant notre absence ; notre habitation sera incendiée, et nous perdrons en un instant, ce qui nous a coûté deux années de peines et de fatigues. Je fus tirée de ces réflexions par le choc du canot, qui venait de toucher la terre de Babaguey. Toute notre famille y descendit. Nous nous acheminâmes aussitôt vers la résidence de M. Lerouge ; mais il était déjà parti pour le Sénégal. Nous trouvâmes sa maison encombrée de soldats, que le Gouverneur avait envoyés, pour défendre le poste de cette île contre les Maures. Mon père emprunta une petite chaloupe pour nous conduire au Sénégal. Pendant qu’on préparait cette embarcation, nous mangeâmes un morceau de pain de millet que j’avais eu la précaution de faire avant de quitter Safal ; enfin sur les six heures du soir, nous nous embarquâmes pour l’île Saint-Louis, laissant nos nègres à Babaguey. Mon père promit à Étienne de venir le rejoindre, aussitôt que notre famille serait en sûreté, afin de continuer les travaux de culture, s’il était possible.

Il était très-tard, lorsque nous arrivâmes au Sénégal ; comme nous n’y avions pas de logement, un ami de mon père (M. Thomas), nous donna l’hospitalité ; sa digne épouse nous combla d’honnêtetés. Pendant notre séjour dans l’île de Safal, mon père avait fait plusieurs fois le voyage du Sénégal ; mais ma sœur et moi qui l’avions quitté depuis long-tems, nous nous trouvâmes comme dans un autre monde. L’isolement dans lequel nous avions vécu et les malheurs que nous avions essuyés, ne contribuaient pas peu à nous donner un air sauvage et embarrassé. Ma sœur Caroline surtout était devenue si timide, qu’elle ne pouvait se résoudre à paraître en compagnie. Il est vrai que l’état de dénûment où nous étions réduites, entrait pour beaucoup dans la répugnance que nous témoignions de voir la société. N’ayant pour toute coëffure que nos cheveux, pour vêtemens qu’une robe de grosse toile mi-usée, sans bas et sans chaussure, il nous était très-pénible de paraître ainsi accoutrées au milieu d’un monde où jadis nous avions tenu un certain rang. La bonne madame Thomas voyant notre embarras, voulut bien nous dispenser de nous mettre à table, attendu qu’il s’y trouvait plusieurs personnes étrangères à sa maison. Elle nous fit servir à souper dans sa chambre, prétextant que nous étions indisposées. De cette manière, nous échappâmes aux regards curieux et malins de plusieurs jeunes gens qui n’avaient pas encore été à l’école du malheur. Nous apprîmes alors qu’on nous désignait au Sénégal, sous différens noms, les uns nous appelaient les Solitaires de l’île de Safal, les autres, les Éxilés en Afrique.

Le lendemain, mon père loua un appartement dans la maison d’un de ses anciens amis (M. Valentin). Après le déjeûner nous remerciâmes nos hôtes, et nous allâmes occuper notre logement. Il consistait en une grande chambre, dont les croisées donnaient sur un terrain rempli de cases délabrées. Aussi dès la première nuit, nous eûmes une si grande quantité de moustiques, que nous croyions être encore à Safal. Le jour suivant, mon père voulut retourner à sa plantation : ce fut en vain que nous lui représentâmes le danger auquel il allait s’exposer ; rien ne put le détourner de son dessein. Cependant il nous promit de n’aller à Safal que pendant le jour, et de passer la nuit à l’habitation du stationnaire de Babaguey. Il ajouta que ce n’était pas seulement la guerre des Maures qui l’avait décidé à nous amener au Sénégal, mais encore l’état de souffrance, où se trouvait toute notre famille. Il est vrai que nos forces commençaient à diminuer considérablement. Le plus jeune de mes frères était depuis plusieurs jours atteint d’une forte fièvre ; et en général nous étions tous atterrés par la misère. Mon père ayant pris avec lui l’aîné de ses garçons, partit pour son île de Safal, en nous promettant de venir nous voir tous les dimanches. Je l’accompagnai jusqu’à la porte de la cour, en lui recommandant surtout, de ne pas s’exposer, et de ménager une santé qui nous était si précieuse. Ce bon père m’embrassa, et me dit de n’avoir aucune crainte à son sujet, qu’il sentait trop que sa vie était nécessaire à ses enfans, pour l’exposer imprudemment. « Quant à ma santé, ajouta-t-il, j’espère bien la conserver aussi, à moins que le ciel n’en ait décidé autrement ». À ces mots, il me dit adieu et s’éloigna. Je rentrai dans la maison où je donnai un libre cours à mes larmes. Je ne sais quel pressentiment vint alors s’emparer de moi ; il me sembla que je venais de voir mon père pour la dernière fois ; et ce ne fut qu’au bout de trois jours, en recevant une lettre écrite de sa main, que je pus chasser ces noires idées. Mon père nous annonçait qu’il se portait bien, et que tout était tranquille à Safal. Le même jour, je lui écrivis pour l’informer de l’état de notre jeune frère qui se trouvait un peu mieux depuis la veille ; je lui envoyai en même temps quelques livres de pain frais et trois bouteilles de vin qu’une personne généreuse nous avait donnés. Le dimanche suivant, nous nous attendions à voir arriver notre père, mais un orage affreux qui gronda pendant toute la journée, nous priva de ce plaisir. Néanmoins nous recevions de ses nouvelles tous les deux jours, et elles étaient toujours satisfaisantes.

Vers les premiers jours d’août 1819, le meilleur ami de mon père (M. Dard), qui, dès le commencement de nos infortunes, nous avait tendu une main secourable, vint nous annoncer son prochain départ pour la France, et nous faire ses adieux. Nous le félicitâmes sur le bonheur qu’il avait de pouvoir quitter le triste pays du Sénégal. Après nous être entretenus quelques moments de notre malheureuse situation, et du peu d’espoir que nous avions d’en sortir, cet homme sensible sentant couler ses larmes prit congé de nous, me promettant d’aller voir mon père en passant devant Babaguey. Quelques jours après, notre jeune sœur tomba dangereusement malade. La fièvre me prit aussi, et en moins de quarante-huit heures, toute notre famille fut atteinte de la même maladie. Cependant, ma sœur Caroline avait encore assez de force pour nous soigner ; et je dois dire que sans son courage, nous aurions peut-être tous succombé à la fièvre qui nous accablait. Cette bonne sœur n’osait écrire à mon père l’état déplorable où se trouvait sa famille. Mais hélas ! il fallut bien se résoudre à lui apprendre cette triste nouvelle. Je ne sais ce qui se passa pendant deux jours, depuis l’envoi de la lettre de ma sœur à mon père ; le délire m’avait ôté toute connaissance. Lorsque cet accès fut un peu diminué, et qu’en reprenant mes sens, je pus reconnaître les personnes qui m’entouraient, je vis mon père qui pleurait auprès de mon lit. Sa présence ranima le peu de forces qui me restaient. Je voulus parler, mais mes idées étaient si confuses, que je ne pus proférer que quelques mots sans suite. J’appris alors que mon père informé de l’état dangereux où nous nous trouvions, était accouru au Sénégal avec l’aîné de mes frères qui avait aussi la fièvre. Mon père ne paraissait pas non plus très-bien portant ; il nous dit, pour nous rassurer, qu’il attribuait son indisposition à une chûte qu’il avait faite en dormant sur un banc à l’habitation de Safal ; mais nous nous apperçûmes bientôt que le moral était chez notre infortuné père, plus affecté que le physique. Souvent je le surprenais dans de sombres méditations ; un air taciturne et égaré se peignait dans tous ses traits. Ce bon père qui avait résisté, avec le plus grand courage, à tant de chagrins et de malheurs, versait des torrens de larmes à la vue de ses enfans expirans.

Cependant, la maladie empirait tous les jours dans notre famille ; ma jeune sœur se trouvant plus mal, M. le docteur Quincey la vit et prescrivit tous les remèdes qu’il crut nécessaires pour la soulager. Vers le milieu de la nuit, cet enfant se plaignit d’un grand mal de ventre ; après avoir pris ce que le médecin avait ordonné, elle s’assoupit, et nous la crûmes endormie. Ma sœur Caroline qui passait les nuits à nous veiller malgré son état de faiblesse, profita du moment de ce prétendu sommeil, pour prendre elle-même un peu de repos. Quelque tems après, elle voulut voir si la petite Laure dormait encore ; et levant le voile qui la couvrait, elle jette un cri perçant ; je m’éveille à ce cri lugubre, et ma sœur d’une voix tremblante me dit : Hélas ! Laure est morte ! Mes sanglots éveillent bientôt notre malheureux père. Il se lève, et voyant les pâles couleurs de la mort sur le visage de son enfant, il s’écrie avec l’accent du désespoir : « C’en est donc fait, mes cruels ennemis jouiront de leur victoire ! Ils m’ont ravi le pain que je gagnais à la sueur de mon front pour nourrir mes enfans, ils ont sacrifié ma famille à leur haine implacable ; qu’ils viennent donc jouir du fruit de leur délation, à la vue de la victime qu’ils ont immolée ? Qu’ils viennent rassasier leur rage, à l’aspect de la misère dans laquelle il nous ont plongés. Ô cruel Sch…, ton barbare cœur ne peut être celui d’un Français. » En prononçant ces derniers mots, mon malheureux père s’éloigna, et fut se coucher sous la galerie qui se trouvait à la porte de la maison que nous habitions. Il resta long-tems enseveli dans une profonde méditation, sans que nous pussions lui arracher une seule parole. Enfin, sur les six heures du matin, le médecin arriva et fut fort surpris d’apprendre la mort de la jeune Laure ; il s’approcha de mon père qui était comme insensible à tout ce qui se passait autour de lui, et l’interrogea sur l’état de sa santé. « Je me porte bien, répondit mon père, je veux retourner à Safal ; car je m’y trouve mieux qu’ici ». Le médecin lui représenta que son état et celui de ses enfans ne lui permettaient pas de s’éloigner du Sénégal ; mais il fut inflexible. Voyant que rien ne pouvait le décider à rester à Saint-Louis, je me levai quoi que très-faible, et je fis chercher des nègres et un canot pour conduire toute notre famille à Safal. Pendant ce tems, un de nos amis s’occupait de faire inhumer le corps de notre jeune sœur ; mais mon père ne voulut pas qu’elle fût enterrée ailleurs que dans son île. Il fut donc décidé que nous l’y conduirions nous-mêmes. Cependant pour ne pas avoir un aussi triste spectacle sous les yeux pendant la traversée, j’empruntai un second canot pour y déposer le corps de la jeune Laure. Ayant fait attacher ce canot derrière celui qui devait nous conduire, nous prîmes nos jeunes frères dans nos bras et nous allâmes nous embarquer. Arrivés vis-à-vis de la maison qu’occupait M. Thomas, mon père se sentit fortement indisposé. Je profitai de cette circonstance pour l’engager à descendre chez son ami, espérant que nous parviendrions à le dissuader de retourner à Safal. Il y consentit sans peine ; mais nous ne fûmes pas plutôt entrés dans cette maison, que mon père se trouva très-mal. Nous fîmes aussitôt appeler le médecin, qui lui trouva tous les symptômes des fièvres pernicieuses. Nous le couchâmes, et toute notre famille éplorée resta auprès de son lit, tandis que le canot qui conduisait les restes de notre jeune sœur, prenait la route de Safal. M. Thomas s’occupa de nous trouver un logement plus sain que celui que nous venions de quitter. Cependant le malheureux état de mon père était tellement empiré, qu’il lui fut impossible de pouvoir marcher ; nous fûmes donc obligés de le mettre dans un fauteuil pour le transporter à notre nouvelle demeure. Tous les honnêtes gens du Sénégal ne purent alors contenir l’indignation dont ils étaient animés contre le gouverneur Sch…, dont la conduite plus qu’inhumaine envers notre famille, était la principale cause de tous nos malheurs. On se porta à son hôtel, et l’on ne craignit point de lui dire hautement, qu’il était honteux pour le chef de la colonie, de laisser ainsi périr de misère une famille entière. M. Sch…, soit qu’il fût sensible à ces reproches, soit qu’il fût enfin revenu à des sentimens plus humains envers nous, fit parvenir secrètement à notre habitation quelques provisions. Nous les reçûmes dans la persuasion qu’elles nous venaient de quelque ami de mon père ; mais ayant ensuite appris que c’était le Gouverneur qui nous les avait envoyées, mon père me dit de les lui renvoyer. Je ne crus pas devoir le faire, attendu qu’une partie de ces provisions était déjà consommée, et que d’ailleurs, dans la détresse à laquelle nous étions réduits, je me plaisais à croire que le Gouverneur voulait enfin réparer ses torts envers notre famille. Mais hélas ! ces secours arrivèrent trop tard ; l’instant fatal approchait où mon père devait enfin succomber sous le poids de tant d’infortunes.