C. Delagrave (p. 75-78).


VIII

ALI RAVISSEUR D’ENFANTS


Vous voyez où nous en étions.

Ali, le pauvre bourricot, sur le chemin, broutant ou faisant semblant de brouter l’herbe et les chardons. La lionne à côté, se léchant le mufle d’où le sang coulait ; c’est sa manière de se moucher. Sur le rocher, le chêne. Sur le chêne, moi, dans le bas, debout sur la plus forte branche, emmanchant ma baïonnette au bout de mon fusil, et tout prêt à piquer la lionne si par hasard elle venait à rebondir pendant que Pitou allait grimper. Pitou enfin, rejetant son fusil sur son épaule en grimpant de toutes ses forces, comme on fait quand on a dans le dos une lionne démuselée. Dans l’effort, sa culotte se déchira, et par la déchirure s’ouvrit une porte si grande que le sirocco, qui est le plus chaud vent d’Afrique, pouvait y souffler à droite et à gauche, dans le corridor, comme le vent du nord souffle dans la caverne de Rochenoire entre les deux pics auvergnats du Ferrand et du Sancy, qui sont les plus beaux de France. C’est Pitou lui-même qui me l’a raconté, et pourtant il n’est pas vantard.

Voilà !

D’autres pourraient vous faire des discours, parce que c’est leur métier ; mais moi, je vous dis les choses comme elles sont. C’est ça qui fait que je suis Dumanet et non un autre, et que la postérité la plus reculée, comme disait M. le préfet en parlant de Napoléon Ier, en fera des histoires.

Enfin Pitou arriva sur la grosse branche du chêne où j’étais déjà et se mit en garde à son tour. Alors, comme nous avions le temps de respirer, nous commençâmes à tenir un conseil de guerre.

Je dis :

« Pitou, as-tu des vivres ? »

Il chercha, ne trouva rien et demanda :

— Non ; pour quoi faire ?

— Ah ! c’est que nous allons soutenir un siège. Tiens, vois la lionne : elle va nous bloquer. »

En effet, elle faisait le tour du rocher en cherchant le moyen d’entrer dans la place. Elle regardait de tous côtés, et enfin elle vit un petit sentier étroit, mais assez large pour elle, qui était haute, longue et maigre. Elle allait y monter quand tout à coup Ali, qui, d’un air fin, la regardait faire, se mit à prendre le galop du côté de la ville en emportant les petits lionceaux. Elle les avait déposés dans les deux paniers qu’il portait sur le dos.

Ah ! comme il courait, le pauvre bourricot ! Vingt kilomètres à l’heure pour le moins, si la gueuse ne s’en était pas aperçue tout de suite. Mais au premier bruit de ses sabots dans le chemin elle se retourna, le rattrapa en sept ou huit bonds et, d’un coup de griffe, le ramena dare-dare, juste au moment où je descendais moi-même de mon arbre pour aller chercher ma cartouchière sur la route. Pitou n’eut que le temps de me crier :

« Remonte vite ! la voilà ! »

C’est qu’elle arrivait, la vilaine bête ! et plus vite qu’une locomotive ! si vite même, qu’en une minute elle était partie et revenue. Sans l’avis de Pitou, j’étais frit comme un goujon dans la poêle.

Alors elle recommença le blocus. Elle fit monter le bourricot sur le rocher par le petit chemin creux qui allait jusqu’au pied du chêne, et, de la patte, elle fit un geste comme pour lui dire :

« Toi ! reste ici, à moins que tu ne veuilles servir à mon souper ! »

Ali comprit bien. Pauvre animal ! il n’était pas bête. Il savait ce qu’on doit à ses supérieurs (quand on ne peut pas faire autrement), c’est-à-dire le respect, la discipline, l’obéissance, le dévouement et le reste. Il poussa un grand cri : « Hi han ! » c’était sa manière de soupirer. Et quand il eut crié, ne sachant plus que faire pour se distraire, il se mit à brouter deux ou trois chardons sur le rocher.


Quant à la lionne, elle regardait.

De quels yeux ! vous pouvez deviner : tout ce qu’il y a de plus féroce dans la nature. Un crocodile à qui vous marchez sur la patte n’en a pas de pareils. Ses dents grinçaient en s’aiguisant l’une sur l’autre. Son poil se hérissait. Elle fouillait la terre avec ses griffes. De temps en temps elle regardait le lion mort, couché dans le chemin, et ensuite Pitou et moi, comme si elle avait voulu nous dévorer tous deux en même temps. Elle regardait aussi ses lionceaux. Elle avait l’air d’une pauvre veuve dont le mari vient d’être assassiné par des brigands et qui crie vengeance à Dieu pour elle et pour les pauvres petits orphelins.

Et nous ! Ni poudre, ni balles, ni cartouches, ni rien, excepté nos baïonnettes. Tout ce que nous pouvions faire, c’était d’attendre sur notre arbre en la surveillant toujours, et de la recevoir à la pointe de la fourchette si elle voulait sauter sur nous.