C. Delagrave (p. 55-69).
La lionne  ►


VI

PITOU ET DUMANET DÉLIBÈRENT


Quant à l’Arabe, il avait l’air content, il avait l’air effrayé, il avait l’air transporté de quelque chose que je ne pouvais pas deviner, comme qui dirait d’une envie de pleurer et d’une envie de rire, d’une envie de chanter et de danser, et aussi d’une autre envie d’arracher son burnous et de le déchirer en charpie.

« Où est-il ? »

L’Arabe montra du doigt quelque chose à terre et répondit :

« Là ! »

Pitou se baissa pour mieux voir et répliqua :

« Pas possible !

— J’en suis sûr, » dit l’Arabe.

Pitou reprit :

« Regarde donc, Dumanet. »

Moi, pendant ce temps, je regardais la montagne pour voir venir le lion de plus loin.

Quand Pitou m’appela, je baissai la tête à mon tour et je regardai.

« Qu’est-ce que ça, Dumanet ?

— Parbleu ! qu’est-ce que tu veux que ce soit, si ce n’est pas du crottin d’âne ? »

Alors Ibrahim leva les mains au ciel et dit :

« Vous voyez bien : il a passé par là !

— Qui ? demanda Pitou.

— Ali, mon pauvre Ali !

— Ali ou un autre, reprit Pitou, qui avait espéré trouver la trace du lion et qui ne voyait que du crottin d’âne. Il y a plus d’un âne à la foire qui s’appelle Martin : il y a plus d’un âne aussi qui s’arrête sur le chemin en revenant de la foire et qui laisse sa carte de visite aux voyageurs.

— Oh ! dit Ibrahim, je ne m’y trompe pas, moi. Ali est un friand qui ne mange que des chardons : il n’a jamais voulu goûter l’herbe des champs ni l’orge… Tenez, voyez plutôt… »

Pitou l’interrompit :

« Comment ça ? nous voyons bien Ali, puisque tu dis qu’il n’y en a pas d’autre dans la nature pour s’arrêter comme lui sur le grand chemin ; mais l’autre, le lion, où est-il ? »

Alors le pauvre Ibrahim, qui riait tant en reconnaissant le crottin de son âne que sa figure s’en élargissait comme une pleine lune, devint tout à coup sombre comme un jour d’orage et s’écria :

« Le gueux ! le voilà ! Le brigand ! le voilà ! Tenez, voyez-vous ses pattes, dont la plus petite est large comme le fond d’une assiette ? Voyez-vous comme elles sont écartées ? celles de derrière surtout ?

— C’est vrai, dit Pitou : on croirait voir un seigneur à la promenade, après dîner, écartant les jambes et marchant le ventre en avant pour digérer mieux. »

Je pensai (entre moi) que c’était la pauvre Fatma, la femme d’Ibrahim, que le lion avait dû digérer, et je fis signe à Pitou de ne pas parler davantage, de peur de chagriner notre ami.

Pitou, qui est délicat de cœur mais non de structure (comme disait un Parisien, ouvrier sculpteur et notre camarade de chambrée), et qui ressemble plutôt à un bloc de pierre de taille qu’à celui que les bourgeois de Paris appellent un Apollon du Belvédère, je veux dire un joli garçon monté sur deux flûtes, Pitou donc se retourna brusquement et dit pour changer la conversation :

« Puisque c’est comme ça, nous le tenons : il n’y a qu’à suivre les pattes. »

En effet, il n’y avait qu’à suivre : Pitou avait trouvé ça du premier coup. Je vous l’ai dit, il n’y a pas, il n’y a pas, il n’y a pas pareil à Pitou dans toute l’Europe ! ni même dans les deux Amériques et dans l’Océanie !

Alors Ibrahim s’arrêta et dit :

« Il est là ! »

Et il montra du doigt le haut de la vallée.

« Oui, il est là, le seigneur ! Mais s’il ne dormait pas ?… »

Je répliquai :

« Ibrahim, si le lion ne dormait pas, c’est moi qui le ferais dormir pour toujours ! »

Alors Pitou, étonné que je n’eusse rien dit de lui, fit : « Oh ! » comme s’il avait eu un étouffement.

Mais je me repris et je dis :

« Moi et Pitou. Est-ce que Pitou va d’un côté pendant que Dumanet va de l’autre ? est-ce que Pitou lave la vaisselle à la cuisine pendant que Dumanet fait le beau avec les dames au salon ?… Allons donc, allons donc, ça ne serait pas à faire ! »

L’ami Pitou vit bien que j’avais compris qu’il n’était pas content ; il me serra la main et dit :

« Tout ça, c’est des paroles. Ibrahim, va toujours. Tu disais donc que le seigneur ne dort pas ? Quel seigneur ?

— Le lion, répondit l’Arabe.

— Et alors, s’il ne dort pas, qu’est-ce qu’il fait ? »

Ibrahim répliqua :

« Il dîne.

— Et quand il a dîné ?

— Il va boire à la rivière, et il revient par là chez lui.

— Eh bien, dit tranquillement Pitou, allons l’attendre sur la route. »

Ibrahim secoua la tête.

« Tu ne veux pas ? continua Pitou.

— Non.

— Eh bien, nous irons tous les deux, Dumanet et moi. »

L’Arabe reprit :

« Vous irez, mais vous ne reviendrez pas !

— Pourquoi ?

— C’est, dit Ibrahim, que le seigneur lion n’est pas seul. »

À ce mot, Pitou fit :

« Pas seul ? »

Et il souffla pour mieux réfléchir.

Alors je pris la parole :

« Combien sont-ils ?

— Quatre : le père lion, la mère lionne et deux petits lionceaux.

— Pfff ! pfff ! souffla Pitou : si nous attendions le capitaine Chambard et ses amis. Qu’en penses-tu, Dumanet ? »

C’est vrai que le lion, la lionne et les petits, c’était beaucoup pour une fois. Mais, comme dit le père Dumanet, quand le vin est tiré, il faut le boire.

Je répondis :

« Pitou, si le seigneur lion, au lieu de ses petits et de leur mère, avait à côté de lui ses trois frères, ses deux beaux-frères, ses quatre tantes, ses cinq cousines et trente cousins, et s’ils venaient tous en procession sur cette route, Dumanet fils les attendrait baïonnette en main et leur ferait voir ce que c’est qu’un fusilier du 7e léger. On est de Dardenac, canton de Libourne, mille millions de marmites ! ou l’on n’en est pas ; et quand on est du canton de Libourne, on n’a pas le cœur d’une moule ! Qu’en penses-tu, Pitou ? »

L’ami Pitou répondit :

« Je pense ce que tu penses, Dumanet ! Pourquoi donc est-ce que je voudrais penser subséquemment quand tu as pensé précédentement ? J’aime bien mieux obtempérer tout de suite. »

C’est comme ça qu’il était toujours, l’ami Pitou. Quand j’avais parlé le premier, il obtempérait subséquemment ; si j’avais parlé le second, il obtempérait encore ; mais alors c’était à mon tour de le désobtempérer.

Je lui dis encore :

« Tiens, Pitou, tu n’as pas d’esprit… »

Il répliqua bonnement :

« Ça, c’est vrai. Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? »

Alors, pour le consoler, parce que je croyais que ça le rendait malheureux de n’avoir pas d’esprit, je repris :

« Mais ça ne fait rien, je t’aime bien tout de même ! »

Alors Pitou me dit :

« Je l’espère bien, mon vieux Dumanet !… D’ailleurs à quoi ça sert-il d’avoir de l’esprit ? Est-ce que ça tient chaud quand on a froid ? est-ce que ça donne à manger quand on a faim ? est-ce que ça donne à boire quand on a soif ?

— Non, Pitou ; non !

— Est-ce que ça me consolerait si la mère Pitou venait à mourir, ou la petite Jeanne, qui m’a promis de venir avec moi devant le maire et le curé, et de s’appeler madame Pitou aussitôt que mon temps sera fini ?

— Non, Pitou, non !

— Eh bien, alors, pourquoi donc est-ce que ça me gênerait de n’avoir pas d’esprit comme le sergent Lenglumé, qui pourrait gagner sa vie à vendre des calembours dans les foires (trois mille pour un sou à cause de la beauté du papier) ? Est-ce que ça lui rapporte quelque chose ? »

Je répondis :

« Tu te trompes, Pitou ! Il a eu l’autre jour une bonne gifle et un coup de sabre pour avoir dit du sergent Frotté : « C’est le plus frotté de tous les sergents du 7e léger ! » L’autre, qui n’est pas commode, lui a envoyé une gifle de première grandeur, et le lendemain lui a fait un trou de deux pouces de profondeur dans la cuisse droite. Il en a eu pour six semaines à ne pas faire le malin sur un lit d’hôpital… Et voilà ce que c’est, mon ami Pitou, que d’avoir de l’esprit et pourquoi je suis content que tu n’en aies pas… Mais tu as un cœur d’or.

— Ça, dit Pitou, c’est possible. Je ne sais pas ce que c’est qu’un cœur d’or ; je n’en ai jamais vu… Mais ce n’est pas la peine de me passer la main dans les cheveux et de me chatouiller l’amour-propre. Tu veux aller à la chasse au lion, j’y vas ; la lionne y sera, moi aussi, les petits aussi. Ça ne fait rien, Dumanet ; si tu en es, j’en suis. Seulement, prenons nos précautions : ne va pas te faire dévorer aujourd’hui ; le père Dumanet ne serait pas content… »

Après un moment de réflexion, il ajouta :

« Ni moi non plus. »

À quoi je répondis bien sincèrement, je vous assure :

« Ni moi, Pitou. »

Ce qui le fit rire et moi aussi.

Nous étions alors à l’ombre d’un grand et beau chêne, le même sous lequel nous nous étions arrêtés la veille. On voyait de là une grande partie du pays. Nous nous arrêtâmes pour faire chacun une cigarette.

Tout à coup, Pitou me dit :

« Où donc a passé Ibrahim ? je ne le vois plus. »

En effet, l’Arabe avait disparu.

Au même instant, nous entendîmes une puissante voix d’âne qui criait de toutes ses forces :

« Hi han ! hi han ! hi han ! »

Pitou, entendant cette belle musique, me dit :

« Dumanet, l’âne d’Ibrahim n’est donc pas mort ?

— Probable, mon vieux, tout à fait probable et même conséquent ! sans quoi il n’ouvrirait pas une si forte gueule. »

Alors Pitou ajouta :

« S’il chante, c’est que le lion s’est sauvé.

— Pourquoi sauvé ?

— Parce qu’il aura entendu parler de toi et de ton fusil, qui ne manque jamais son coup à la cible. Sidi Lion est brave, mais il est prudent aussi. »

Nous entendîmes encore une fois :

« Hi han ! hi han ! hi han ! »

Mais c’était une autre voix et un autre bourricot. Celui-ci avait l’air de pleurer et aussi d’appeler au secours. Presque en même temps suivit le rugissement du lion. Alors les deux bourricots ne dirent plus rien : muets comme des carpes au fond de l’eau. Je vis revenir Ibrahim, qui, sans avertir, était allé à la découverte et qui dégrafait son burnous pour courir plus vite. Il arriva en criant :

« Les voilà ! les voilà !

— Qui ? » demanda Pitou.

Mais l’Arabe, essoufflé et plus pressé de se mettre en sûreté que de répondre, nous fit signe de la main qu’on le suivait et se hâta de grimper d’abord dans les plus hautes branches du chêne. De là il nous cria :

« C’est mon pauvre Ali, le lion, la lionne et les petits ! »

En effet, c’était bien eux. Ils étaient à cent pas de nous, au détour du chemin : le lion en avant qui courait au grand trot ; Ali, le bourricot, derrière lui, qui portait les deux lionceaux dans deux paniers placés des deux côtés du bât, et la lionne en arrière-garde, qui veillait sur ses petits et qui empêchait Ali de se sauver à droite ou à gauche. Elle en avait fait son domestique, la vieille coquine ; et elle le menait au marché, comme une bonne fermière, pour faire ses provisions.

Alors Ibrahim (car c’était lui qui avait poussé le premier « hi han ! » pour appeler son âne) recommença à braire d’un ton lamentable, comme s’il avait voulu dire : « Pauvre ami, tu es bien avant dans la peine et moi aussi, mais prends patience ; voici deux Roumis que j’ai amenés pour tuer ton persécuteur. »

Le bourricot se mit à braire à son tour pour répondre : « Je les connais bien, c’est Pitou et Dumanet, deux bons garçons ; mais s’ils ne le tuent pas…, c’est moi qui serai mangé vivant. Ô quel triste avenir ! »

Moi, je dis à Pitou :

« Cette fois, c’est certain, voilà le gibier. Qui est-ce qui va tirer le premier ? »

Lui me rétorqua :

« Tire quand tu voudras, moi, je ne tire qu’à six pas : quand on n’a pas le temps de recharger, il ne faut pas manquer son coup. »

Ça, c’était bien pensé d’un côté ; mais de l’autre c’était mal raisonné : car en tirant d’un peu loin j’avais la chance de crever un œil au lion ou de lui casser une patte et de le mettre pour quelque temps sur la paille, en supposant que l’affaire n’allât pas plus loin.

Tout à coup, le lion s’arrêta et poussa un rugissement. Ça, c’était pour nous effrayer. Pitou me regarda. Je regardai Pitou. Il me dit :

« Alors, c’est convenu, tu commences ?

— Je commence. »

Et je mis en joue le lion. Dire que j’étais tout à fait tranquille et content comme à la noce, ce serait trop ; mais enfin j’étais bien disposé, ça devait suffire. D’ailleurs, Pitou était là en réserve ; et quand j’ai Pitou à côté de moi, je ne vous dis que ça, mes amis… Pitou, c’est ma cuirasse et mon bouclier.

Cependant le lion ne bougeait pas. Il avait l’air de se consulter avec son épouse. Enfin il se décida et poussa un second rugissement plus fort que le premier. Puis il s’avança lentement sur nous. La lionne, le bourricot et les lionceaux le suivaient à quelque distance. Quand il fut à vingt pas, il s’arrêta encore, nous regarda tous les deux en se battant les flancs avec la queue et rugit pour la troisième fois.

Brrr ! c’était dur à entendre, ce grondement. J’en ai encore mal aux oreilles. Cependant, pour en finir, plutôt que parce que j’étais sûr de mon coup, je lâchai la détente…

Vrai ! il n’était que temps. Le gredin faisait un bond qui aurait dû l’amener sur moi du premier coup. Il s’enleva dans l’air à plus de six pieds de haut et retomba à terre, tout près de moi, sur trois pattes. La quatrième de derrière était cassée. Voici comment :

J’avais bien visé la tête ; mais, comme il s’enlevait au même moment pour bondir, la tête se trouva trop haute pour la balle, qui n’attrapa que le pied. Ah ! mille millions de mitrailles ! quel cri ! on aurait dit trois cents douzaines de chats en fureur qui miaulaient en même temps. Mon fusil était déchargé ; si Pitou n’était pas prêt, je n’avais qu’à faire mon testament.

Mais Pitou était prêt. Il s’était à moitié caché derrière un chêne nain et abaissait son fusil dans la direction du lion, qui n’était qu’à trois pas et ne pouvait pas le voir. Il me fit signe de la main de monter sur le rocher en face de lui.

J’y pensais. Je remis mon fusil en bandoulière et je commençai à grimper. Ah ! comme on grimpe dans des moments pareils ! les écureuils, voyez-vous, ne vont pas plus vite : mes ongles s’accrochaient au rocher comme des griffes. Je pensais entre moi :

« Pourvu que Pitou ne perde pas la tête ! »

Tout à coup, comme j’arrivais sur le haut du rocher et je m’accrochais au chêne pour ne pas retomber, voilà que je me sens tiré fortement en bas par le bas de ma capote. C’est ce gueux de lion qui, malgré sa patte cassée, avait eu la force de sauter sur moi et qui m’avait attrapé avec les dents. Par bonheur, il croyait tenir ma chair et ne tenait que ma capote. Par l’âme de mon saint patron l’archange Michel, j’eus une belle peur à ce moment-là ! Je criai à Pitou : « Tire donc ! mais tire donc ! »

Il n’était que temps, car le lion tirait de son côté, mais avec ses dents, et si fort que ma capote allait le suivre et m’entraîner avec elle. Vous voyez comme nous étions tous les quatre : j’étais accroché au chêne sur le haut du rocher, le lion était accroché à ma capote, et Pitou nous regardait et visait de l’autre côté du chemin.

À la fin, quand il se crut sûr de son coup, il fit feu. Au même instant le lion me lâche — ce qui me fit bien plaisir, comme vous pouvez croire — et tombe raide mort sur le chemin, les quatre pattes en l’air. Comme il prêtait le flanc à Pitou, la balle l’avait frappé au cœur. Ça, c’est une chance, comme disait plus tard le capitaine Chambard en regardant le trou de la peau : ça n’arrive pas une fois sur trois cent cinquante.

Alors je pus me retourner et regarder, et je criai dans un transport de joie :

« Toi, Pitou, tu n’as jamais eu et tu n’auras jamais ton pareil ! »

Mais lui me répliqua :

« Dumanet, il n’y a pas pareil à moi, je te l’accorde conséquemment, mais il y en a de meilleurs : c’est le tout de les connaître. »

J’allais descendre pour l’embrasser, quand il me cria tout à coup :

« Attention ! prends garde ! voici l’autre qui arrive au trot avec les petits. Arme ton pistolet et donne-moi la main pour m’aider à grimper. »

Alors je vis la lionne qui venait sur nous à son tour.