C. Delagrave (p. 39-44).
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III

LE CAPITAINE CHAMBARD


Avez-vous connu le capitaine Chambard de la 6e du 5e du 7e léger, le plus beau régiment de France, — celui que le vieux Bugeaud, qui s’y connaissait, appela « Fer et Bronze » le soir de la bataille d’Isly ?

Vous savez pourquoi ?

Si vous ne le savez pas, je vais vous le dire, comme le fusilier Brossapoil, le plus ancien de la compagnie, me l’a raconté lui-même trois jours après mon arrivée au corps. Ça me coûta deux litres de la mère Mouilletrou, la cantinière, femme cupide, qui vendait neuf sous son vin qu’elle achetait quatre sous ; mais je ne regrette pas mes deux litres, dont Brossapoil avala les trois quarts, ni mes dix-huit sous, qu’il me laissa payer tout seul.

La science, voyez-vous, la science, ça ne peut jamais se payer trop cher.

« Donc, ce jour-là (celui de la bataille d’Isly), plus de trente mille Marocains à cheval vinrent se jeter au galop sur le 7e de ligne. Une vraie fantasia, quoi ! Chacun tirait son coup de fusil ou de pistolet sur notre carré sans viser, faisait demi-tour et se sauvait à un quart de lieue, de peur d’être embroché par nos baïonnettes. Nous, sur trois rangs, sans nous inquiéter de rien, le premier faisant feu à trente pas, à coup sûr, le second tenant la baïonnette au nez des chevaux, le troisième chargeant les fusils et les passant aux camarades du premier rang, nous en abattîmes plusieurs centaines.

« Quand cet exercice eut duré une heure ou deux, nos cavaliers à nous, s’ennuyant de ne rien faire, prirent le galop à leur tour… Enfin, vous savez le reste. Les Marocains s’en allèrent plus vite qu’ils n’étaient venus. On prit leurs tentes, leurs bagages et le parapluie du fils de l’empereur du Maroc. On l’a montré aux Parisiens, et on l’appelait parasol, pour leur faire croire qu’il ne pleut jamais dans ce pays de moricauds ; mais tu vois bien toi-même qu’il y pleut tout comme ailleurs et même davantage, quand il plaît à Dieu.

« Le soir, le vieux Bugeaud (un que je regretterai toujours) passa dans les tentes et nous dit : « Mes enfants, vos camarades ont fait leur devoir, et très bien, comme c’est leur habitude : mais vous… ah ! vous… » (nous attendions, inquiets de ce qu’il allait dire,) « … je suis tout à fait content de vous. Je vous ai regardés opérer, pas un n’a bronché. C’est plaisir de conduire des gaillards de cette espèce. Vos anciens de l’armée d’Égypte n’ont pas fait mieux, eux qui faisaient si bien. Tous fer et bronze ! Je vais l’écrire en France. Vos pères seront contents, et vos mères aussi. Le maire le fera afficher à la porte de la mairie, et le curé en parlera au prône. »

« Il se fit donner un verre de vin, l’éleva en l’air et le vida en disant :

« Je bois à votre santé, camarades, à la santé du brave 7e léger, du régiment de Fer et Bronze ! »

« Et depuis ce temps-là le nom nous en est resté. Tâchez de le garder, tas de blancs-becs !

« — Mais le capitaine Chambard, est-ce qu’il en était ?

« — S’il en était ? le gaillard ! mais c’est là qu’il fit ses premières armes ! Il sortait de Saint-Cyr et venait d’arriver depuis six semaines au régiment. Grand, mince, maigre, avec un petit air riant qui faisait plaisir à voir ; bon enfant tout à fait, pas punisseur du tout, pas assez même au commencement, parce qu’il faut se faire craindre des mauvais sujets et des coureurs de bordées, qui sans ça vous mangeraient dans la main et finiraient par taper sur le ventre au colonel. Mais le premier qui voulut s’émanciper n’y est jamais revenu ; son affaire fut faite en dix secondes.

« Un fameux homme, le capitaine Chambard, en ce temps-là sous-lieutenant, et qui sera général quand il voudra, ou quand les ronds-de-cuir de Paris auront du bon sens.

« On l’avait mis ce jour-là — le jour d’Isly — tout à fait au coin, à droite et en tête du régiment.

« C’est lui qui devait recevoir le premier choc des moricauds. Comme il n’avait qu’un soupçon de barbe au coin de la lèvre, les voisins le regardaient en riant un peu. Ils avaient l’air de penser : « Comment ce blanc-bec va-t-il se tirer de là ? » Lui riait aussi de cet air bon enfant qui donne confiance à tout le monde. Pourtant il ne parlait pas et faisait sa cigarette en regardant la plaine.

« Tout à coup on entend galoper une dizaine d’officiers. C’était le vieux et son état-major.

« Tout le monde crie : « Vive le maréchal Bugeaud ! » Il salue et nous dit en riant : « Eh bien, les enfants, c’est pour ce matin ! Êtes-vous bien disposés ? — Oh ! pour ça, oui, lui répond le sergent. — Avez-vous bien déjeuné ? — Ça, dit le sergent, ça dépend des goûts. Pour du chevreau et du mouton, nous en avions notre suffisance. Pour le café, le vin et l’eau-de-vie, ces coquins de mercantis nous les font payer six fois plus cher que ça ne vaut. — Ah ! dit le vieux, tu sais bien qu’il n’y a que l’eau du ciel ou de la rivière qui ne coûte rien… Mais n’importe, je vais vous envoyer de quoi boire un bon coup à la santé de la France. » Ce qu’il fit tout de suite. Comme il avait été simple soldat, il savait mieux que personne de quoi les soldats ont besoin en campagne. Il nous dit même en se moquant de nous : « De mon temps, on n’était pas si difficile. En Espagne, j’ai passé trois semaines sans goûter ni pain ni viande, et, malgré tout, il fallait poursuivre dans les montagnes tantôt Mina, tantôt l’Empecinado, — des gaillards qui vivaient d’une once de riz par jour, d’un oignon, d’une gousse d’ail et d’une demi-douzaine de cigarettes… Mais vous autres, à présent, il vous faudrait du pain, de la viande, du café, du vin, de l’eau-de-vie, comme à des milords anglais ou à des seigneurs de trente mille livres de rente ! Eh bien, soyez contents, vous en aurez aujourd’hui parce que c’est jour de fête… »

« Tout le monde cria : « Bravo ! Bravo ! Vive Bugeaud ! »

« Il fit signe de se taire, regarda le sous-lieutenant qui se tenait debout d’un air respectueux et lui demanda :

« Où donc est le capitaine Bouteiller ?

« — À l’ambulance. Il a eu la jambe cassée d’une balle avant-hier, répondit l’autre.

« — Et le lieutenant ?

« — Pris de la fièvre typhoïde il y a cinq jours. On l’a laissé à Mostaganem.

« — Tant pis ! ce sont deux braves officiers, dit le maréchal… Alors, c’est vous qui commandez la compagnie ?

« — Comme vous voyez, mon maréchal.

« — Et vous vous appelez ?

« — Chambard.

« — Vous êtes bien jeune !

« — Monsieur le maréchal, je ferai de mon mieux, dit Chambard. D’ailleurs, mes hommes ont vu le feu presque tous…

« — Bien, bien, mon garçon, reprit l’autre. Je vous regarderai. On fait bien à tout âge quand on a bonne volonté. »

« Chambard ne s’était pas vanté. Nous fîmes, ma foi, si bien, et lui aussi, surtout quand, la cavalerie marocaine se sauvant, on se forma en colonne pour s’emparer de leur camp, que le colonel nous en félicita le soir.

« Le vieux Bugeaud serra la main au blanc-bec et le fit lieutenant d’emblée, en attendant le brevet du ministère de la guerre. Enfin nous fûmes tous très contents, excepté, bien entendu, trois ou quatre, qui avaient des balles en divers endroits.

« Et depuis ce temps Chambard a bien fait son chemin. On l’a ramené de Sébastopol capitaine avec la croix, à vingt-neuf ans, et voilà.

« Avec ça, savant comme tout : qui connaît la terre et la mer, les arbres et les poissons, qui parle arabe comme un Arbi et qui monte à cheval comme s’il était vissé sur sa bête. »


« Si tu en connais un plus fort que ça, Pitou, tu me feras plaisir de me l’indiquer.

— Je n’en connais pas, » répliqua Pitou.