La Chasse (Gaston Phœbus)/Chapitre IV

, Joseph Lavallée
La Chasse (1854)
Texte établi par Léon Bertrand, Maison Lefaucheux (p. 30-35).
IV. Du bouc et de toute sa nature

Chapitre quatrième.
Du bouc et de toute sa nature.


Bouc n’est pas commune beste que chascun cognoisse, et pour ce vueill deviser de leur nature, faisson et vie. Des boucs[1] y a deux manières : les uns s’apèlent boucs sauvaiges et les autres boucs ysarus. Les boucs sauvaiges sont bien aussi grans de corps comme un cerf ; mes ils ne sont mie si longs ne si haut en jambes. Mes ilz ont bien autant de char. Ilz portent leurs testes de la faisson qui est yci figurée, et le corps aussi est de la fourme.

Et aucuns dient que autant d’ans comme ilz ont, ils ont autant de grosses royes au-travers de leurs cornes ; mes je ne l’affirme mie : mes tout ainsi que un cerf met sa teste et ses cors, tout einsi mettent ilz leurs royes ; toutes voyes ilz ne portent fort que leurs perches, lesquelles sont grosses comme la jambe d’un homme et aucune fois comme la cuysse, selon ce qu’ilz sont vieuls boucs. Ils ne giètent, ne muent point leurs testes, ne n’ont point de meules comme font cerfs ou autres bestes. Et on plus ha de royes[2] en ses corns et plus les cors sont longs et plus gros, plus vieil est le bouc. Ilz ont grans barbes et sont bruns de poill de lou et bien veluz, et ont une roye noire parmi l’eschine tout au long : et les fesses et le ventre fauves. Les jambes devant noires et derrière fauves. Leurs piez sont comme des autres boucs privés ou chièvres, et leurs trasses grosses et grandes et reondes plus que d’un cerf. Les os tout à l’avenant d’un bouc privé ou d’une chièvre : mes qu’ilz sont plus gros.

Ilz naissent en may, et faonne la chièvre sauvaige ainsi que fet une biche ou chevreule ou daine, mes elle n’a jamais fors que un bouquet[3] ; et le nourrist et alaite en semblant manière que fet une chievre privée. Ilz vivent d’erbes, de bois et de fruiz tout einsi comme j’ay dit des antres bestes doulces.

Ilz giètent leurs fumées en torche au commencement du nouvel temps, et après, ils les remuent formées einsi que font les cerfs. On les juge par les fumées quant sont en torches, einsi que on fet un cerf, et aussi quant elles sont fourmées comme on fet un cerf. Combien que elles ne soient mie de cieux manière ; quar elles retréent[4], quant elles sont formées, sur la fourme des fumées d’un bouc ou d’une chièvre privée, mes que elles sont trop plus grandes et plus grosses. Ils vont au ruyt environ la Touzsains et demuerent un mois en leur chaleur ; et puis quant leur ruyt est passé se metent en harde et compagnie ensemble et descendent des hautes montainhes et roches où ils aront demouré tout l’esté tant pour la noif[5] comme pour ce qu’ils ne trouvent de quoy viander lassus, non pas en un pays droit plain, mes vers les piez des montainhes, querir leur vie ; et einsi demuerent jusques vers la Pasques, et lorz les boucs s’en montent ès plus hautes montainhes qu’ilz truevent, et chescun prent son buysson einsi que font les cerfs et demuerent aucunes fois deux boucs ensemble, einsi que font les cerfs, et aucune fois un tout seul. Les chièvres se départent lors de euls et demuerent plus bas près des ruissauls pour faoner. Et einsi demouerent toute la sayson de l’esté les boucs hors des chièvres jusque tant que vient le temps du ruyt comme j’ay dit. Et lors courrent ils sus aux gens et bestes et se combatent entre euls et réent en la manière que fet un cerf ; mes non pas de tel guyse. Quar ils chantent trop plus laidement.

De la manière comment on les prent et chasse diray je quant je parleray du veneur. Quant on est blessié d’un cerf c’est trop plus périlleuse chose que quant on est blessié d’un bouc ; quar le cerf fet playe einsi comme d’un coutel : et le bouc ne fet point de playe ; mes il blesse du coup qu’il donne, non pas du bout de la teste, mais du milieu, tant que j’ay veu qu’il rompoit à un homme son bras et à un autre sa cuysse ; et s’il tenoit un homme en contre un arbre ou en contre terre il le tueroit ou romproit tout, sans ce qu’il ne li feroit jà playe ; ne il n’a si fort homme ou monde, s’il fiert d’une grant barre de fer, ou d’une coigniée sus l’eschine d’un bouc, qu’il la li fasse point ployer ne bessier. Quant il est au ruyt, il a le col si gros que c’est grant merveille de le veoir.

Ilz font bien longues fuytes quant on les chasse, et vont bien tost, et se vont garentir ès hautes roches einsi que font les cerfs à l’yaue. C’est grant merveille des grans saus[6] qu’ils font, pour garentir leur vie, d’une roche à l’autre ; car j’ay veu saillir bouc X toyses de haut en un saut, qui ne mouroit point, ne se faisoit mal ; quar ils se tienent si fermement sus une roche comme un cheval feroit sur le sablon. Toutes voyes[7] aucune[8] fois chiéent-ils de si haut et pour la pesantour qu’ils ont, qu’ils ne se pevent pas soustenir sur les jambes, et pour ce fièrent ilz de leurs testes contre la roche et en cela se garentissent et soutienent[9]. Mes ils y faillent bien aucune fois ; quar ils se rompent le col ; mes c’est bien à tart[10].

Les autres boucz ysarus ont leurs corps et leurs testes de la fourme qui est ici figurée et sont trop plus petits ; quar ilz ne sont guères plus grans que un bouc privé. Leurs natures et vies sont auques[11] comme d’un grand bouc sauvaige. Et aussi aucune fois les ysarus se vuelent grater ès cuisses de leurs corns et aucune fois ils boutent si fort qu’ils les se metent par les fesses et ne les peuvent rassachier[12] pour ce quelles sont revirées et picotées et einsi tombent et se rompent le col moult souvent. Aussi quant ilz vienent de leurs vianders touzjours vont demourer ès roches et gisent sur la pierre de la roche[13].

Les cuènes[14] des grands boucs sont comme d’un cerf, et des autres boucs comme d’une chièvre ou d’un bouc privé.

Le fien[15] de chescun des boucs est bon contre adurcissement de ners. Ils accueillent[16], espiciaument les grans boucs, trop grant venoison et plus dedans que dehors ; les chièvres ont aussi leurs corns comme les boucs de chescune nature, mes non pas si grans. Les deux manières de boucs ont leur saison comme le cerf et leur ruyt environ la Touzsains. Et lors les doit on chassier jusques à leur ruyt. L’iver, menjent, pource que ne truevent rien vert, des pins et sapins et I bois que on appelle boïxs[17] qui touzjours est vert et autres chosetes que pevent trouver de vert et qui soit leur refreschement.

Leur pel est moult chaulde quand elle est bien conreiée et prise en bonne sayson ; quar nul froit ne pluye ne puet entrer dedans se le poill est dehors. Et, en mes montainhes, en sont plus vestuz les gens que ne sont d’escarlate et en sont aussi leurs chauces et leurs sollers ; quar de cieux bestes y a il trop. Et en une veue, j’ay vu l’iver que on en veoit plus de cinq cents. Et tant pour la char comme pour la pel chescun paysan y est bon veneur de cela, quar il n’y a pas trop grant mestrise de les prendre. Toutes voyes quand je parleray du veneur, diray je comment ou les doit chassier. Leur char n’est pas trop saine, quar elle engendre fièvres pour la grant chaleur qu’ils ont : toutes voyes, quant ils sont en sayson, leur venoison salée est bonne à gens qui n’ont pas chair fresche ne de meilleure quant ils vuelent.

Séparateur

  1. Gaston Phœbus comprend sous la dénomination de bouc sauvage l’ysard ou chamois et le bouquetin appelé autrefois bouc-estain, c’est à dire bouc de rocher. Stein signifie pierre, dans la langue teutonique.
  2. Et on plus ha de royes, et plus on a de royes.
  3. Bouquet, petit du bouc sauvage.
  4. Retréent, retracent, représentent.

    Elles retréent sur la forme des fumées d’un bouc privé ; c’est à dire : elles représentent la forme des fumées d’un bouc privé.

  5. Noif, neige.

    La gorge aussi avait très blanche,
    Comme est la noif sur la branche
    Quant il a fraîchement neigé.

    (Roman de la Rose, vers 558.)
  6. Saus, sauts.
  7. Toutes voyes, c’est le mot espagnol Todavia ; toutefois, néanmoins.
  8. Aucune fois, quelquefois. Aucune est ici la traduction du mot espagnol alguna, qui n’est lui-même que la contraction des deux mots : algo, quelque ; una, une.
  9. Pietro Cirneo, qui écrivait à la fin du xve siècle, dit à peu près la même chose du mouflon : « Persequentibus eum, canibus ipse per rupes altissimas currit, et cum aliter non possit evadere, ex rupe quamvis altissimâ in caput se prsæcipitat et ita crassitudine duritiâ que cornuum illæsus evadit. » De rebus corsicis, Lo 1o.

    Lorsqu’il est poursuivi par les chiens, il gagne le sommet des rochers, et quand il n’a plus d’autre moyen d’échapper, il se précipite la tête la première du haut d’une roche si élevée qu’elle soit ; de cette manière, grâce à la grosseur et à la dureté de ses cornes, il s’échappe sans blessure.

  10. Bien à tart. Bien rarement.
  11. Auques, encore. C’est le mot espagnol aunque.
  12. Ressachier, retirer, du verbe espagnol sacar, tirer.

    On lit dans le roman de la Rose, v. 17459 :

    Et notez ces vers de Virgile,
    Si qu’en vos cueurs vous les fichiez,
    Qu’ils n’en puissent être sachiés.

    Aujourd’hui, on dit encore le ressac des eaux. Dans le manuscrit de la Bibliothèque mazarine, on lit : « Reschasser. » C’est une erreur du copiste.

  13. Dans le manuscrit de la Bibliothèque particulière du roi, on lit :

    « Et gisent sur le plus dur des rochiers. »

  14. Cuènes, couennes, peaux.
  15. Dans le manuscrit de la Bibliothèque particulière du roi, il y a : « le suif. » Dans le manuscrit de la Bibliothèque mazarine : « le fien. »
  16. Voyez la note 2 de la page 37.
  17. Boïxs, buis.