La Chartreuse de Parme (édition Martineau, 1927)/Chapitre XIX

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 153-182).


CHAPITRE DIX-NEUVIÈME



L’ambition du général Fabio Conti, exaltée jusqu’à la folie par les embarras qui venaient se placer au milieu de la carrière du premier ministre Mosca, et qui semblaient annoncer sa chute, l’avait porté à faire des scènes violentes à sa fille ; il lui répétait sans cesse, et avec colère, qu’elle cassait le cou à sa fortune si elle ne se déterminait enfin à faire un choix ; à vingt ans passés il était temps de prendre un parti ; cet état d’isolement cruel, dans lequel son obstination déraisonnable plongeait le général, devait cesser à la fin, etc., etc.

C’était d’abord pour se soustraire à ces accès d’humeur de tous les instants que Clélia s’était réfugiée dans la volière ; on n’y pouvait arriver que par un petit escalier de bois fort incommode, et dont la goutte faisait un obstacle sérieux pour le gouverneur.

Depuis quelques semaines, l’âme de Clélia était tellement agitée, elle savait si peu elle-même ce qu’elle devait désirer, que, sans donner précisément une parole à son père, elle s’était presque laissé engager. Dans un de ses accès de colère, le général s’était écrié qu’il saurait bien l’envoyer s’ennuyer dans le couvent le plus triste de Parme, et que, là, il la laisserait se morfondre jusqu’à ce qu’elle daignât faire un choix.

— Vous savez que notre maison, quoique fort ancienne, ne réunit pas 6.000 livres de rente, tandis que la fortune du marquis Crescenzi s’élève à plus de 100.000 écus par an. Tout le monde à la cour s’accorde à lui reconnaître le caractère le plus doux ; jamais il n’a donné de sujet de plainte à personne ; il est fort bel homme, jeune, fort bien vu du prince, et je dis qu’il faut être folle à lier pour repousser ses hommages. Si ce refus était le premier, je pourrais peut-être le supporter ; mais voici cinq ou six partis, et des premiers de la cour, que vous refusez, comme une petite sotte que vous êtes. Et que deviendriez-vous, je vous prie, si j’étais mis à la demi-solde ? quel triomphe pour mes ennemis, si l’on me voyait logé dans quelque second étage, moi dont il a été si souvent question pour le ministère ! Non, morbleu ! voici assez de temps que ma bonté me fait jouer le rôle d’un Cassandre. Vous allez me fournir quelque objection valable contre ce pauvre marquis Crescenzi, qui a la bonté d’être amoureux de vous, de vouloir vous épouser sans dot, et de vous assigner un douaire de 30.000 livres de rente, avec lequel du moins je pourrai me loger ; vous allez me parler raisonnablement, ou, morbleu ! vous l’épousez dans deux mois !…

Un seul mot de tout ce discours avait frappé Clélia, c’était la menace d’être mise au couvent, et par conséquent éloignée de la citadelle, et au moment encore où la vie de Fabrice semblait ne tenir qu’à un fil, car il ne se passait pas de mois que le bruit de sa mort prochaine ne courût de nouveau à la ville et à la cour. Quelque raisonnement qu’elle se fît, elle ne put se déterminer à courir cette chance : Être séparée de Fabrice, et au moment où elle tremblait pour sa vie ! c’était à ses yeux le plus grand des maux, c’en était du moins le plus immédiat.

Ce n’est pas que, même en n’étant pas éloignée de Fabrice, son cœur trouvât la perspective du bonheur ; elle le croyait aimé de la duchesse, et son âme était déchirée par une jalousie mortelle. Sans cesse elle songeait aux avantages de cette femme si généralement admirée. L’extrême réserve qu’elle s’imposait envers Fabrice, le langage des signes dans lequel elle l’avait confiné, de peur de tomber dans quelque indiscrétion, tout semblait se réunir pour lui ôter les moyens d’arriver à quelque éclaircissement sur sa manière d’être avec la duchesse. Ainsi, chaque jour, elle sentait plus cruellement l’affreux malheur d’avoir une rivale dans le cœur de Fabrice, et chaque jour elle osait moins s’exposer au danger de lui donner l’occasion de dire toute la vérité sur ce qui se passait dans ce cœur. Mais quel charme cependant de l’entendre faire l’aveu de ses sentiments vrais ! quel bonheur pour Clélia de pouvoir éclaircir les soupçons affreux qui empoisonnaient sa vie !

Fabrice était léger ; à Naples, il avait la réputation de changer assez facilement de maîtresse. Malgré toute la réserve imposée au rôle d’une demoiselle, depuis qu’elle était chanoinesse et qu’elle allait à la cour, Clélia, sans interroger jamais, mais en écoutant avec attention, avait appris à connaître la réputation que s’étaient faite les jeunes gens qui avaient successivement recherché sa main ; eh bien ! Fabrice, comparé à tous ces jeunes gens, était celui qui portait le plus de légèreté dans ses relations de cœur. Il était en prison, il s’ennuyait, il faisait la cour à l’unique femme à laquelle il pût parler ; quoi de plus simple ? quoi même de plus commun ? et c’était ce qui désolait Clélia. Quand même, par une révélation complète, elle eût appris que Fabrice n’aimait plus la duchesse, quelle confiance pouvait-elle avoir dans ses paroles ? quand même elle eût cru à la sincérité de ses discours, quelle confiance eût-elle pu avoir dans la durée de ses sentiments ? Et enfin, pour achever de porter le désespoir dans son cœur, Fabrice n’était-il pas déjà fort avancé dans la carrière ecclésiastique ? n’était-il pas à la veille de se lier par des vœux éternels ? Les plus grandes dignités ne l’attendaient-elles pas dans ce genre de vie ? S’il me restait la moindre lueur de bon sens, se disait la malheureuse Clélia, ne devrais-je pas prendre la fuite ? ne devrais-je pas supplier mon père de m’enfermer dans quelque couvent fort éloigné ? Et, pour comble de misère, c’est précisément la crainte d’être éloignée de la citadelle et renfermée dans un couvent qui dirige toute ma conduite ! C’est cette crainte qui me force à dissimuler, qui m’oblige au hideux et déshonorant mensonge de feindre d’accepter les soins et les attentions publiques du marquis Crescenzi.

Le caractère de Clélia était profondément raisonnable ; en toute sa vie elle n’avait pas eu à se reprocher une démarche inconsidérée, et sa conduite en cette occurrence était le comble de la déraison : on peut juger de ses souffrances !… Elles étaient d’autant plus cruelles qu’elle ne se faisait aucune illusion. Elle s’attachait à un homme qui était éperdument aimé de la plus belle femme de la cour, d’une femme qui, à tant de titres, était supérieure à elle Clélia ! Et cet homme même, eût-il été libre, n’était pas capable d’un attachement sérieux, tandis qu’elle, comme elle le sentait trop bien, n’aurait jamais qu’un seul attachement dans la vie.

C’était donc le cœur agité des plus affreux remords que tous les jours Clélia venait à la volière : portée en ce lieu comme malgré elle, son inquiétude changeait d’objet et devenait moins cruelle, les remords disparaissaient pour quelques instants ; elle épiait, avec des battements de cœur indicibles, les moments où Fabrice pouvait ouvrir la sorte de vasistas par lui pratiqué dans l’immense abat-jour qui masquait sa fenêtre. Souvent la présence du geôlier Grillo dans sa chambre l’empêchait de s’entretenir par signes avec son amie.

Un soir, sur les onze heures, Fabrice entendit des bruits de la nature la plus étrange dans la citadelle ; de nuit, en se couchant sur la fenêtre et sortant la tête hors du vasistas, il parvenait à distinguer les bruits un peu forts qu’on faisait dans le grand escalier, dit des trois cent marches, lequel conduisait de la première cour dans l’intérieur de la tour ronde, à l’esplanade en pierre sur laquelle on avait construit le palais du gouverneur et la prison Farnèse où il se trouvait.

Vers le milieu de son développement, à cent quatre-vingts marches d’élévation, cet escalier passait du côté méridional d’une vaste cour, au côté du nord ; là se trouvait un pont en fer fort léger et fort étroit, au milieu duquel était établi un portier. On relevait cet homme toutes les six heures, et il était obligé de se lever et d’effacer le corps pour que l’on pût passer sur le pont qu’il gardait, et par lequel seul on pouvait parvenir au palais du gouverneur et à la tour Farnèse. Il suffisait de donner deux tours à un ressort, dont le gouverneur portait la clef sur lui, pour précipiter ce pont de fer dans la cour, à une profondeur de plus de cent pieds ; cette simple précaution prise, comme il n’y avait pas d’autre escalier dans toute la citadelle, et que tous les soirs à minuit un adjudant rapportait chez le gouverneur, et dans un cabinet auquel on entrait par sa chambre, les cordes de tous les puits, il restait complètement inaccessible dans son palais, et il eût été également impossible à qui que ce fût d’arriver à la tour Farnèse. C’est ce que Fabrice avait parfaitement bien remarqué le jour de son entrée à la citadelle, et ce que Grillo, qui comme tous les geôliers aimait à vanter sa prison, lui avait plusieurs fois expliqué ; ainsi il n’avait guère d’espoir de se sauver. Cependant il se souvenait d’une maxime de l’abbé Blanès : « L’amant songe plus souvent à arriver à sa maîtresse que le mari à garder sa femme ; le prisonnier songe plus souvent à se sauver, que le geôlier à fermer sa porte ; donc, quels que soient les obstacles, l’amant et le prisonnier doivent réussir. »

Ce soir-là Fabrice entendait fort distinctement un grand nombre d’hommes passer sur le pont en fer, dit le pont de l’esclave, parce que jadis un esclave dalmate avait réussi à se sauver, en précipitant le gardien du pont dans la cour.

On vient faire ici un enlèvement, on va peut-être me mener pendre ; mais il peut y avoir du désordre, il s’agit d’en profiter. Il avait pris ses armes, il retirait déjà de l’or de quelques-unes de ses cachettes, lorsque tout à coup il s’arrêta.

— L’homme est un plaisant animal, s’écria-t-il, il faut en convenir ! Que dirait un spectateur invisible qui verrait mes préparatifs ? Est-ce que par hasard je veux me sauver ? Que deviendrais-je le lendemain du jour où je serais de retour à Parme ? est-ce que je ne ferais pas tout au monde pour revenir auprès de Clélia ? S’il y a du désordre, profitons-en pour me glisser dans le palais du gouverneur ; peut-être je pourrai parler à Clélia, peut-être autorisé par le désordre j’oserai lui baiser la main. Le général Conti, fort défiant de sa nature, et non moins vaniteux, fait garder son palais par cinq sentinelles, une à chaque angle du bâtiment, et une cinquième à la porte d’entrée, mais par bonheur la nuit est fort noire. À pas de loup, Fabrice alla vérifier ce que faisaient le geôlier Grillo et son chien : le geôlier était profondément endormi dans une peau de bœuf suspendue au plancher par quatre cordes, et entourée d’un filet grossier ; le chien Fox ouvrit les yeux, se leva, et s’avança doucement vers Fabrice pour le caresser.

Notre prisonnier remonta légèrement les six marches qui conduisaient à sa cabane de bois ; le bruit devenait tellement fort au pied de la tour Farnèse, et précisément devant la porte, qu’il pensa que Grillo pourrait bien se réveiller. Fabrice, chargé de toutes ses armes, prêt à agir, se croyait réservé cette nuit-là aux grandes aventures, quand tout à coup il entendit commencer la plus belle symphonie du monde : c’était une sérénade que l’on donnait au général ou à sa fille. Il tomba dans un accès de rire fou : Et moi qui songeais déjà à donner des coups de dague ! comme si une sérénade n’était pas une chose infiniment plus ordinaire qu’un enlèvement nécessitant la présence de quatre-vingts personnes dans une prison ou qu’une révolte ! La musique était excellente et parut délicieuse à Fabrice, dont l’âme n’avait eu aucune distraction depuis tant de semaines ; elle lui fit verser de bien douces larmes ; dans son ravissement, il adressait les discours les plus irrésistibles à la belle Clélia. Mais le lendemain, à midi, il la trouva d’une mélancolie tellement sombre, elle était si pâle, elle dirigeait sur lui des regards où il lisait quelquefois tant de colère, qu’il ne se sentit pas assez autorisé pour lui adresser une question sur la sérénade ; il craignit d’être impoli.

Clélia avait grandement raison d’être triste, c’était une sérénade que lui donnait le marquis Crescenzi ; une démarche aussi publique était en quelque sorte l’annonce officielle du mariage. Jusqu’au jour même de la sérénade, et jusqu’à neuf heures du soir, Clélia avait fait la plus belle résistance, mais elle avait eu la faiblesse de céder à la menace d’être envoyée immédiatement au couvent, qui lui avait été faite par son père.

Quoi ! je ne le verrais plus ! s’était-elle dit en pleurant. C’est en vain que sa raison avait ajouté : Je ne le verrais plus cet être qui fera mon malheur de toutes les façons, je ne verrais plus cet amant de la duchesse, je ne verrais plus cet homme léger qui a eu dix maîtresses connues à Naples, et les a toutes trahies ; je ne verrais plus ce jeune ambitieux qui, s’il survit à la sentence qui pèse sur lui, va s’engager dans les ordres sacrés ! Ce serait un crime pour moi de le regarder encore lorsqu’il sera hors de cette citadelle, et son inconstance naturelle m’en épargnera la tentation ; car, que suis-je pour lui ? un prétexte pour passer moins ennuyeusement quelques heures de chacune de ses journées de prison. Au milieu de toutes ces injures, Clélia vint à se souvenir du sourire avec lequel il regardait les gendarmes qui l’entouraient lorsqu’il sortait du bureau d’écrou pour monter à la tour Farnèse. Les larmes inondèrent ses yeux : Cher ami, que ne ferais-je pas pour toi ! Tu me perdras, je le sais, tel est mon destin ; je me perds moi-même d’une manière atroce en assistant ce soir à cette affreuse sérénade ; mais demain, à midi, je reverrai tes yeux !

Ce fut précisément le lendemain de ce jour où Clélia avait fait de si grands sacrifices au jeune prisonnier, qu’elle aimait d’une passion si vive ; ce fut le lendemain de ce jour où, voyant tous ses défauts, elle lui avait sacrifié sa vie, que Fabrice fut désespéré de sa froideur. Si même en n’employant que le langage si imparfait des signes il eût fait la moindre violence à l’âme de Clélia, probablement elle n’eût pu retenir ses larmes, et Fabrice eût obtenu l’aveu de tout ce qu’elle sentait pour lui ; mais il manquait d’audace, il avait une trop mortelle crainte d’offenser Clélia, elle pouvait le punir d’une peine trop sévère. En d’autres termes, Fabrice n’avait aucune expérience du genre d’émotion que donne une femme que l’on aime ; c’était une sensation qu’il n’avait jamais éprouvée, même dans sa plus faible nuance. Il lui fallut huit jours, après celui de la sérénade, pour se remettre avec Clélia sur le pied accoutumé de bonne amitié. La pauvre fille s’armait de sévérité, mourant de crainte de se trahir, et il semblait à Fabrice que chaque jour il était moins bien avec elle.

Un jour, et il y avait alors près de trois mois que Fabrice était en prison sans avoir eu aucune communication quelconque avec le dehors, et pourtant sans se trouver malheureux ; Grillo était resté fort tard le matin dans sa chambre ; Fabrice ne savait comment le renvoyer, il était au désespoir ; enfin midi et demi avait déjà sonné lorsqu’il put ouvrir les deux petites trappes d’un pied de haut qu’il avait pratiquées à l’abat-jour fatal.

Clélia était debout à la fenêtre de la volière, les yeux fixés sur celle de Fabrice ; ses traits contractés exprimaient le plus violent désespoir. À peine vit-elle Fabrice, qu’elle lui fit signe que tout était perdu ; elle se précipita à son piano et, feignant de chanter un récitatif de l’opéra alors à la mode, elle lui dit, en phrases interrompues par le désespoir et par la crainte d’être comprise par les sentinelles qui se promenaient sous la fenêtre :

« Grand Dieu ! vous êtes encore en vie ? Que ma reconnaissance est grande envers le Ciel ! Barbone, ce geôlier dont vous punîtes l’insolence le jour de votre entrée ici, avait disparu, il n’était plus dans la citadelle avant-hier soir ; il est rentré, et depuis hier j’ai lieu de croire qu’il cherche à vous empoisonner. Il vient rôder dans la cuisine particulière du palais qui fournit vos repas. Je ne sais rien de sûr, mais ma femme de chambre croit que cette figure atroce ne vient dans les cuisines du palais que dans le dessein de vous ôter la vie. Je mourais d’inquiétude ne vous voyant point paraître, je vous croyais mort. Abstenez-vous de tout aliment jusqu’à nouvel avis, je vais faire l’impossible pour vous faire parvenir quelque peu de chocolat. Dans tous les cas, ce soir à neuf heures, si la bonté du ciel veut que vous ayez un fil, ou que vous puissiez former un ruban avec votre linge, laissez-le descendre de votre fenêtre sur les orangers, j’y attacherai une corde que vous retirerez à vous, et à l’aide de cette corde je vous ferai passer du pain et du chocolat. »

Fabrice avait conservé comme un trésor le morceau de charbon qu’il avait trouvé dans le poêle de sa chambre : il se hâta de profiter de l’émotion de Clélia, et d’écrire sur sa main une suite de lettres dont l’apparition successive formait ces mots :

« Je vous aime, et la vie ne m’est précieuse que parce que je vous vois ; surtout envoyez-moi du papier et un crayon. »

Ainsi que Fabrice l’avait espéré, l’extrême terreur qu’il lisait dans les traits de Clélia empêcha la jeune fille de rompre l’entretien après ce mot si hardi, je vous aime ; elle se contenta de témoigner beaucoup d’humeur. Fabrice eut l’esprit d’ajouter : Par le grand vent qu’il fait aujourd’hui, je n’entends que fort imparfaitement les avis que vous daignez me donner en chantant, le son du piano couvre la voix. Qu’est-ce que c’est, par exemple, que ce poison dont vous me parlez ?

À ce mot, la terreur de la jeune fille reparut tout entière ; elle se mit à la hâte à tracer de grandes lettres à l’encre sur les pages d’un livre qu’elle déchira, et Fabrice fut transporté de joie en voyant enfin établi, après trois mois de soins, ce moyen de correspondance qu’il avait si vainement sollicité. Il n’eut garde d’abandonner la petite ruse qui lui avait si bien réussi, il aspirait à écrire des lettres, et feignait à chaque instant de ne pas bien saisir les mots dont Clélia exposait successivement à ses yeux toutes les lettres.

Elle fut obligée de quitter la volière pour courir auprès de son père ; elle craignait par-dessus tout qu’il ne vînt l’y chercher ; son génie soupçonneux n’eût point été content du grand voisinage de la fenêtre de cette volière et de l’abat-jour qui masquait celle du prisonnier. Clélia elle-même avait eu l’idée quelques moments auparavant, lorsque la non-apparition de Fabrice la plongeait dans une si mortelle inquiétude, que l’on pourrait jeter une petite pierre enveloppée d’un morceau de papier vers la partie supérieure de cet abat-jour ; si le hasard voulait qu’en cet instant le geôlier chargé de la garde de Fabrice ne se trouvât pas dans sa chambre, c’était un moyen de correspondance certain.

Notre prisonnier se hâta de construire une sorte de ruban avec du linge et le soir, un peu après neuf heures, il entendit fort bien de petits coups frappés sur les caisses des orangers qui se trouvaient sous sa fenêtre ; il laissa glisser son ruban qui lui ramena une petite corde fort longue, à l’aide de laquelle il retira d’abord une provision de chocolat, et ensuite, à son inexprimable satisfaction, un rouleau de papier et un crayon. Ce fut en vain qu’il tendit la corde ensuite, il ne reçut plus rien ; apparemment que les sentinelles s’étaient rapprochées des orangers. Mais il était ivre de joie. Il se hâta d’écrire une lettre infinie à Clélia ; à peine fut-elle terminée qu’il l’attacha à sa corde et la descendit. Pendant plus de trois heures il attendit vainement qu’on vînt la prendre, et plusieurs fois la retira pour y faire des changements. Si Clélia ne voit pas ma lettre ce soir, se disait-il, tandis qu’elle est encore émue par ses idées de poison, peut-être demain matin rejettera-t-elle bien loin l’idée de recevoir une lettre.

Le fait est que Clélia n’avait pu se dispenser de descendre à la ville avec son père : Fabrice en eut presque l’idée en entendant, vers minuit et demi, rentrer la voiture du général ; il connaissait le pas des chevaux. Quelle ne fut pas sa joie lorsque, quelques minutes après avoir entendu le général traverser l’esplanade et les sentinelles lui présenter les armes, il sentit s’agiter la corde qu’il n’avait cessé de tenir autour du bras ! On attachait un grand poids à cette corde, deux petites secousses lui donnèrent le signal de la retirer. Il eut assez de peine à faire passer au poids qu’il ramenait une corniche extrêmement saillante qui se trouvait sous sa fenêtre.

Cet objet qu’il avait eu tant de peine à faire remonter, c’était une carafe remplie d’eau et enveloppée dans un châle. Ce fut avec délices que ce pauvre jeune homme, qui vivait depuis si longtemps dans une solitude si complète, couvrit ce châle de ses baisers. Mais il faut renoncer à peindre son émotion lorsque enfin, après tant de jours d’espérance vaine, il découvrit un petit morceau de papier qui était attaché au châle par une épingle.

« Ne buvez que de cette eau, vivez avec du chocolat ; demain je ferai tout au monde pour vous faire parvenir du pain, je le marquerai de tous les côtés avec de petites croix tracées à l’encre. C’est affreux à dire, mais il faut que vous le sachiez, peut-être Barbone est-il chargé de vous empoisonner. Comment n’avez-vous pas senti que le sujet que vous traitez dans votre lettre au crayon est fait pour me déplaire ? Aussi je ne vous écrirais pas sans le danger extrême qui nous menace. Je viens de voir la duchesse, elle se porte bien ainsi que le comte, mais elle est fort maigrie ; ne m’écrivez plus sur ce sujet : voudriez-vous me fâcher ? »

Ce fut un grand effort de vertu chez Clélia que d’écrire l’avant-dernière ligne de ce billet. Tout le monde prétendait, dans la société de la cour, que madame Sanseverina prenait beaucoup d’amitié pour le comte Baldi, ce si bel homme, l’ancien ami de la marquise Raversi. Ce qu’il y avait de sûr, c’est qu’il s’était brouillé de la façon la plus scandaleuse avec cette marquise qui, pendant six ans, lui avait servi de mère et l’avait établi dans le monde.

Clélia avait été obligée de recommencer ce petit mot écrit à la hâte, parce que dans la première rédaction il perçait quelque chose des nouvelles amours que la malignité publique supposait à la duchesse.

— Quelle bassesse à moi ! s’était-elle écriée : dire du mal à Fabrice de la femme qu’il aime !…

Le lendemain matin, longtemps avant le jour, Grillo entra dans la chambre de Fabrice, y déposa un assez lourd paquet, et disparut sans mot dire. Ce paquet contenait un pain assez gros, garni de tous les côtés de petites croix tracées à la plume : Fabrice les couvrit de baisers ; il était amoureux. À côté du pain se trouvait un rouleau recouvert d’un grand nombre de doubles de papier ; il renfermait six mille francs en sequins ; enfin, Fabrice trouva un beau bréviaire tout neuf : une main qu’il commençait à connaître avait tracé ces mots à la marge :

« Le poison ! Prendre garde à l’eau, au vin, à tout ; vivre de chocolat, tâcher de faire manger par le chien le dîner auquel on ne touchera pas ; il ne faut pas paraître méfiant, l’ennemi chercherait un autre moyen. Pas d’étourderie, au nom de Dieu ! pas de légèreté ! »

Fabrice se hâta d’enlever ces caractères chéris qui pouvaient compromettre Clélia, et de déchirer un grand nombre de feuillets du bréviaire, à l’aide desquels il fit plusieurs alphabets ; chaque lettre était proprement tracée avec du charbon écrasé délayé dans du vin. Ces alphabets se trouvèrent secs lorsqu’à onze heures trois quarts Clélia parut à deux pas en arrière de la fenêtre de la volière. La grande affaire maintenant, se dit Fabrice, c’est qu’elle consente à en faire usage. Mais, par bonheur, il se trouva qu’elle avait beaucoup de choses à dire au jeune prisonnier sur la tentative d’empoisonnement : un chien des filles de service était mort pour avoir mangé un plat qui lui était destiné. Clélia, bien loin de faire des objections contre l’usage des alphabets, en avait préparé un magnifique avec de l’encre. La conversation suivie par ce moyen, assez incommode dans les premiers moments, ne dura pas moins d’une heure et demie, c’est-à-dire tout le temps que Clélia put rester à la volière. Deux ou trois fois, Fabrice se permettant des choses défendues, elle ne répondit pas, et alla pendant un instant donner à ses oiseaux les soins nécessaires.

Fabrice avait obtenu que, le soir, en lui envoyant de l’eau, elle lui ferait parvenir un des alphabets tracés par elle avec de l’encre, et qui se voyait beaucoup mieux. Il ne manqua pas d’écrire une fort longue lettre dans laquelle il eut soin de ne point placer de choses tendres, du moins d’une façon qui pût offenser. Ce moyen lui réussit ; sa lettre fut acceptée.

Le lendemain, dans la conversation par les alphabets, Clélia ne lui fit pas de reproches ; elle lui apprit que le danger du poison diminuait ; le Barbone avait été attaqué et presque assommé par les gens qui faisaient la cour aux filles de cuisine du palais du gouverneur ; probablement il n’oserait plus reparaître dans les cuisines. Clélia lui avoua que, pour lui, elle avait osé voler du contre-poison à son père ; elle le lui envoyait : l’essentiel était de repousser à l’instant tout aliment auquel on trouverait une saveur extraordinaire.

Clélia avait fait beaucoup de questions à don Cesare, sans pouvoir découvrir d’où provenaient les six cents sequins reçus par Fabrice ; dans tous les cas, c’était un signe excellent ; la sévérité diminuait.

Cet épisode du poison avança infiniment les affaires de notre prisonnier ; toutefois jamais il ne put obtenir le moindre aveu qui ressemblât à de l’amour, mais il avait le bonheur de vivre de la manière la plus intime avec Clélia. Tous les matins, et souvent les soirs, il y avait une longue conversation avec les alphabets ; chaque soir, à neuf heures, Clélia acceptait une longue lettre, et quelquefois y répondait par quelques mots ; elle lui envoyait le journal et quelques livres ; enfin, Grillo avait été amadoué au point d’apporter à Fabrice du pain et du vin, qui lui étaient remis journellement par la femme de chambre de Clélia. Le geôlier Grillo en avait conclu que le gouverneur n’était pas d’accord avec les gens qui avaient chargé Barbone d’empoisonner le jeune Monsignore, et il en était fort aise, ainsi que tous ses camarades, car un proverbe s’était établi dans la prison : il suffit de regarder en face monsignore del Dongo pour qu’il vous donne de l’argent.

Fabrice était devenu fort pâle ; le manque absolu d’exercice nuisait à sa santé ; à cela près, jamais il n’avait été aussi heureux. Le ton de la conversation était intime, et quelquefois fort gai, entre Clélia et lui. Les seuls moments de la vie de Clélia qui ne fussent pas assiégés de prévisions funestes et de remords étaient ceux qu’elle passait à s’entretenir avec lui. Un jour elle eut l’imprudence de lui dire :

— J’admire votre délicatesse ; comme je suis la fille du gouverneur, vous ne me parlez jamais du désir de recouvrer la liberté !

— C’est que je me garde bien d’avoir un désir aussi absurde, lui répondit Fabrice ; une fois de retour à Parme, comment vous reverrais-je ? et la vie me serait désormais insupportable si je ne pouvais vous dire tout ce que je pense… non, pas précisément tout ce que je pense, vous y mettez bon ordre ; mais enfin, malgré votre méchanceté, vivre sans vous voir tous les jours serait pour moi un bien autre supplice que cette prison ! de la vie je ne fus aussi heureux !… N’est-il pas plaisant de voir que le bonheur m’attendait en prison ?

— Il y a bien des choses à dire sur cet article, répondit Clélia d’un air qui devint tout à coup excessivement sérieux et presque sinistre.

— Comment ! s’écria Fabrice fort alarmé, serais-je exposé à perdre cette place si petite que j’ai pu gagner dans votre cœur, et qui fait ma seule joie en ce monde ?

— Oui, lui dit-elle, j’ai tout lieu de croire que vous manquez de probité envers moi, quoique passant d’ailleurs dans le monde pour fort galant homme ; mais je ne veux pas traiter ce sujet aujourd’hui.

Cette ouverture singulière jeta beaucoup d’embarras dans leur conversation, et souvent l’un et l’autre eurent les larmes aux yeux.

Le fiscal général Rassi aspirait toujours à changer de nom ; il était bien las de celui qu’il s’était fait, et voulait devenir baron Riva. Le comte Mosca, de son côté, travaillait, avec toute l’habileté dont il était capable, à fortifier chez ce juge vendu la passion de la baronnie, comme il cherchait à redoubler chez le prince la folle espérance de se faire roi constitutionnel de la Lombardie. C’étaient les seuls moyens qu’il eût pu inventer de retarder la mort de Fabrice.

Le prince disait à Rassi :

— Quinze jours de désespoir et quinze jours d’espérance, c’est par ce régime patiemment suivi que nous parviendrons à vaincre le caractère de cette femme altière ; c’est par ces alternatives de douceur et de dureté que l’on arrive à dompter les chevaux les plus féroces. Appliquez le caustique ferme.

En effet, tous les quinze jours on voyait renaître dans Parme un nouveau bruit annonçant la mort prochaine de Fabrice. Ces propos plongeaient la malheureuse duchesse dans le dernier désespoir. Fidèle à la résolution de ne pas entraîner le comte dans sa ruine, elle ne le voyait que deux fois par mois ; mais elle était punie de sa cruauté envers ce pauvre homme par les alternatives continuelles de sombre désespoir où elle passait sa vie. En vain le comte Mosca, surmontant la jalousie cruelle que lui inspiraient les assiduités du comte Baldi, ce si bel homme, écrivait à la duchesse quand il ne pouvait la voir, et lui donnait connaissance de tous les renseignements qu’il devait au zèle du futur baron Riva, la duchesse aurait eu besoin, pour pouvoir résister aux bruits atroces qui couraient sans cesse sur Fabrice, de passer sa vie avec un homme d’esprit et de cœur tel que Mosca ; la nullité du Baldi, la laissant à ses pensées, lui donnait une façon d’exister affreuse, et le comte ne pouvait parvenir à lui communiquer ses raisons d’espérer.

Au moyen de divers prétextes assez ingénieux, ce ministre était parvenu à faire consentir le prince à ce que l’on déposât dans un château ami, au centre même de la Lombardie, dans les environs de Sarono, les archives de toutes les intrigues fort compliquées au moyen desquelles Ranuce Ernest IV nourrissait l’espérance archifolle de se faire roi constitutionnel de ce beau pays.

Plus de vingt de ces pièces fort compromettantes étaient de la main du prince ou signées par lui, et dans le cas où la vie de Fabrice serait sérieusement menacée, le comte avait le projet d’annoncer à Son Altesse qu’il allait livrer ces pièces à une grande puissance qui d’un mot pouvait l’anéantir.

Le comte Mosca se croyait sûr du futur baron Riva, il ne craignait que le poison ; la tentative de Barbone l’avait profondément alarmé, et à un tel point qu’il s’était déterminé à hasarder une démarche folle en apparence. Un matin il passa à la porte de la citadelle, et fit appeler le général Fabio Conti qui descendit jusque sur le bastion au-dessus de la porte ; là, se promenant amicalement avec lui, il n’hésita pas à lui dire, après une petite préface aigre-douce et convenable :

— Si Fabrice périt d’une façon suspecte, cette mort pourra m’être attribuée, je passerai pour un jaloux, ce serait pour moi un ridicule abominable et que je suis résolu de ne pas accepter. Donc, et pour m’en laver, s’il périt de maladie, je vous tuerai de ma main ; comptez là-dessus. Le général Fabio Conti fit une réponse magnifique et parla de sa bravoure, mais, le regard du comte resta présent à sa pensée.

Peu de jours après, et comme s’il se fût concerté avec le comte, le fiscal Rassi se permit une imprudence bien singulière chez un tel homme. Le mépris public attaché à son nom qui servait de proverbe à la canaille, le rendait malade depuis qu’il avait l’espoir fondé de pouvoir y échapper. Il adressa au général Fabio Conti une copie officielle de la sentence qui condamnait Fabrice à douze années de citadelle. D’après la loi, c’est ce qui aurait dû être fait dès le lendemain même de l’entrée de Fabrice en prison ; mais ce qui était inouï à Parme, dans ce pays de mesures secrètes, c’est que la justice se permît une telle démarche sans l’ordre exprès du souverain. En effet, comment nourrir l’espoir de redoubler tous les quinze jours l’effroi de la duchesse, et de dompter ce caractère altier, selon le mot du prince, une fois qu’une copie officielle de la sentence était sortie de la chancellerie de justice ? La veille du jour où le général Fabio Conti reçut le pli officiel du fiscal Rassi, il apprit que le commis Barbone avait été roué de coups en rentrant un peu tard à la citadelle ; il en conclut qu’il n’était plus question en certain lieu de se défaire de Fabrice ; et, par un trait de prudence qui sauva Rassi des suites immédiates de sa folie, il ne parla point au prince, à la première audience qu’il en obtint, de la copie officielle de la sentence du prisonnier à lui transmise. Le comte avait découvert, heureusement pour la tranquillité de la pauvre duchesse, que la tentative gauche de Barbone n’avait été qu’une velléité de vengeance particulière, et il avait fait donner à ce commis l’avis dont on a parlé.

Fabrice fut bien agréablement surpris quand, après cent trente-cinq jours de prison dans une cage assez étroite, le bon aumônier don Cesare vint le chercher un jeudi pour le faire promener sur le donjon de la tour Farnèse : Fabrice n’y eut pas été dix minutes que, surpris par le grand air, il se trouva mal.

Don Cesare prit prétexte de cet accident pour lui accorder une promenade d’une demi-heure tous les jours. Ce fut une sottise ; ces promenades fréquentes eurent bientôt rendu à notre héros des forces dont il abusa.

Il y eut plusieurs sérénades ; le ponctuel gouverneur ne les souffrait que parce qu’elles engageaient avec le marquis Crescenzi sa fille Clélia, dont le caractère lui faisait peur : il sentait vaguement qu’il n’y avait nul point de contact entre elle et lui, et craignait toujours de sa part quelque coup de tête. Elle pouvait s’enfuir au couvent, et il restait désarmé. Du reste, le général craignait que toute cette musique, dont les sons pouvaient pénétrer jusque dans les cachots les plus profonds, réservés aux plus noirs libéraux, ne contînt des signaux. Les musiciens aussi lui donnaient de la jalousie par eux-mêmes ; aussi, à peine la sérénade terminée, on les enfermait à clef dans les grandes salles basses du palais du gouverneur, qui de jour servaient de bureaux pour l’état-major, et on ne leur ouvrait la porte que le lendemain matin au grand jour. C’était le gouverneur lui-même qui, placé sur le pont de l’esclave, les faisait fouiller en sa présence et leur rendait la liberté, non sans leur répéter plusieurs fois qu’il ferait pendre à l’instant celui d’entre eux qui aurait l’audace de se charger de la moindre commission pour quelque prisonnier. Et l’on savait que dans sa peur de déplaire il était homme à tenir parole, de façon que le marquis Crescenzi était obligé de payer triple ses musiciens fort choqués de cette nuit à passer en prison.

Tout ce que la duchesse put obtenir et à grand’peine de la pusillanimité de l’un de ces hommes, ce fut qu’il se chargerait d’une lettre pour la remettre au gouverneur. La lettre était adressée à Fabrice ; on y déplorait la fatalité qui faisait que depuis plus de cinq mois qu’il était en prison, ses amis du dehors n’avaient pu établir avec lui la moindre correspondance.

En entrant à la citadelle, le musicien gagné se jeta aux genoux du général Fabio Conti, et lui avoua qu’un prêtre, à lui inconnu, avait tellement insisté pour le charger d’une lettre adressée au sieur del Dongo, qu’il n’avait osé refuser ; mais, fidèle à son devoir, il se hâtait de la remettre entre les mains de Son Excellence.

L’Excellence fut très-flattée ; elle connaissait les ressources dont la duchesse disposait, et avait grand’peur d’être mystifié. Dans sa joie, le général alla présenter cette lettre au prince, qui fut ravi.

— Ainsi, la fermeté de mon administration est parvenue à me venger ! Cette femme hautaine souffre depuis cinq mois ! Mais l’un de ces jours nous allons faire préparer un échafaud, et sa folle imagination ne manquera pas de croire qu’il est destiné au petit del Dongo.