La Charité privée à Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 62 (p. 574-599).
LA
CHARITE PRIVEE
A PARIS

VII.[1]
L’HOSPITALITÉ DU TRAVAIL.


I. — LA MAISON DE LA RUE D’AUTEUIL.

Les œuvres charitables dont j’ai parlé jusqu’à présent sont, pour ainsi dire, des œuvres fermes ; elles s’ouvrent devant le mal chronique, l’accueillent et ne l’abandonnent pas. La caducité indigente, l’enfance frappée d’infirmités incurables, le cancer, la phtisie, la cécité, rencontrent une hospitalité qui ne se dément pas, qui ne se refuse à aucun sacrifice et qui ne cesse qu’à l’heure où elle remet ceux qu’elle adopte à l’hospitalité de l’éternel repos. En regard, je dois faire connaître des œuvres transitoires qui portent secours à un mal accidentel, le calment, le réconfortent et le mettent sur la voie de la guérison. Elles ressemblent à ces huttes de refuge construites dans les Alpes, en marge des routes encombrées de neige, où le voyageur harassé peut s’abriter pendant la tourmente, dormir sans redouter l’avalanche et reprendre vigueur avant de tenter de nouveau les hasards du chemin périlleux qui va parfois vers le but entrevu et souvent à l’abîme. Paris est plein de voyageurs égarés qu’assaille la tempête, qui marchent à tâtons, se heurtent à tous les obstacles, cherchent leur route et ne la trouvent pas. Lorsqu’ils tombent de fatigue et de faim, lorsque les gîtes les plus infimes se ferment devant eux, lorsque le morceau de pain leur fait défaut, lorsque le vagabondage les saisit et qu’ils tiennent encore à l’existence, que reste-t-il? Le vol ou le dépôt de mendicité qui est à Villers-Cotterets. Ceux qu’effraie cette double extrémité s’affaissent alors dans une misère noire, une misère que ne soupçonnent point ceux qui ne sont pas descendus jusque dans les dessous du bas-fond social ; on couche sur le talus des fortifications, dans les massifs du bois de Boulogne, on mange aux tas d’ordures avant que les chiffonniers les aient fouillés da crochet.

Lorsque j’étudiais à Paris le monde des malfaiteurs et que je le serrais d’aussi près que possible pour en déterminer la physionomie, je suis entré la nuit dans bien des garnis, je me suis assis dans plus d’un bouge et je me suis chauffé, pendant les ténèbres de l’hiver, aux fours à plâtre des carrières d’Amérique. J’ai vu là des choses horribles, mais plus d’une fois j’ai eu sous les yeux des spectacles émouvans. Le crime qui, dans la crainte d’être reconnu, fuit les maisons habitées, coudoie l’indigence qu’on en chasse parce qu’elle n’y peut payer son gîte. Au milieu des filous, des voleurs, des vagabonds, pelotonnés derrière les tas de fagots, j’apercevais des misérables, des pauvres à bout de voie, des surmenés de la mauvaise fortune qui venaient s’abattre là et mettre en pratique le dicton menteur : Qui dort dîne. On eût pu croire qu’une malédiction, — la Malédiction aux pieds terribles, dit Sophocle, — les poursuivait et les jetait dans la promiscuité de toutes les hontes où la police les ramassait. On ne les confondait pas avec les criminels, on savait qu’ils étaient malheureux et non pas coupables ; on les relâchait avec une bonne parole; mais où aller? Le soir, sans abri, sans argent pour s’en faire ouvrir un, ils revenaient rôder autour des hangars où ils avaient été arrêtés la veille. « Il est onze heures : les rondes de police ne passent guère avant une heure du matin ; j’ai le temps de dormir; » — et ils entraient.

Que de fois, à cette époque, témoin des arrestations, témoin des interrogatoires, voyant la préfecture de police dénuée en présence de tant de misère, et n’ayant d’autres lits à offrir que ceux du dépôt, c’est-à-dire de la prison, que de fois je me suis pris à désirer la création d’une sorte de dortoirs publics où le peuple errant de la pauvreté trouverait un vrai sommeil, sur un vrai matelas, sous un vrai toit, et le matin, au réveil, la miche de pain qui répare les forces et ranime l’espérance ! Lorsque je parlais de ce rêve, lorsque j’insistais, les gens savans en la matière me répondaient : « Il y a tous les jours à Paris, 50 ou 60,000 individus qui se lèvent sans savoir comment ils mangeront, ni où ils coucheront le soir. L’indigence provinciale nous a envahis, elle nous déborde, elle nous étouffe, elle arrache le pain réservé à l’indigence parisienne, et nous n’y pouvons rien. » Cela n’est que trop vrai, et je n’avais rien à répliquer. C’est la misère de province qui dévore l’aumône de Paris.

Lorsqu’en 1848 le capitaine Sutter découvrit les gisemens d’or de la Californie, il y eut parmi les peuples une folie d’émigration ; c’est à qui partirait pour les rivages de la mer Vermeille : la fortune était là-bas, on y courait. Pour quelques-uns qui se sont enrichis, combien ne sont point revenus, combien ont péri de débauche, dans les bouges de San-Francisco, de fatigue sur les placers inhospitaliers, sous les balles mexicaines, dans les champs de la Sonora, derrière Raousset-Boulbon ? Aux valets de charrue, aux ouvriers, aux tâcherons de province, Paris, dans le lointain des rêves et l’éblouissement des illusions, apparaît comme une Californie inépuisable, où l’or ruisselle à hauteur de main, où le hasard guette les déshérités pour en faire des millionnaires. La vieille histoire, toujours nouvelle, toujours attentivement écoutée du paysan qui est arrivé à Paris en sabots avec un écu de 6 livres dans sa poche et qui est devenu un gros personnage, fait bien des dupes et crée bien des malheureux. L’écu de 6 livres est vite dépensé ; les sabots sont promptement usés ; il reste la faim, le désespoir, les mauvais conseils de la déception, la colère contre le prochain, la haine envers les heureux et l’envie qui pour toujours s’extravase au fond du cœur ; on s’indigne contre l’indifférence des foules, et l’on s’aperçoit que, désert ou multitude, c’est tout un pour celui qui s’est mis en voyage sans provision de route. Un officier me disait : « Calculez combien il faut qu’il y ait d’hommes qui tombent sur les champs de bataille ou meurent de consomption sur les grabats de l’hôpital pour que l’un d’eux devienne maréchal de France I » De même, il serait bon de pouvoir dire combien de provinciaux doivent pâtir, lutter en vain, mourir de misère à Paris, pour que l’un d’eux fasse fortune. Plus d’un qui est parti de son village, le pied leste, le cœur rayonnant, a tendu la main le soir, au coin des rues, a travaillé dans les cellules de Mazas, a vagué à travers le vol et la famine, a essayé de tous les métiers sans pouvoir en saisir un seul et a poussé son dernier râle sur les paillasses de la maison de répression de Saint-Denis ! Si la situation est dure pour l’homme, elle est atroce pour la femme, créature faible, faillible, soumise aux fatalités de son sexe et à qui la maternité irrégulière est imputée comme un crime. L’homme la prend, s’en amuse, la rejette et ne se soucie de savoir s’il ne l’a pas condamnée à l’abjection, s’il ne lui a pas imposé, pour une seconde de plaisir rapidement oublié, la charge de pourvoir à l’existence d’un être dont elle n’a que le fardeau et la honte. Dans les basses conditions où elle arrive à Paris, que fera-t-elle si, tout de suite et par bonne fortune, elle n’entre en condition? Son salaire est dérisoire lorsqu’elle n’a pas aux mains l’outil spécial des travaux recherchés. La femme qui, d’un métier acquis sans un long apprentissage, peut gagner 3 francs par jour n’est pas commune à Paris, et quand sur une telle somme il faut prélever la nourriture, le logement, le vêtement, que reste-t-il pour parer à une maladie ou à un chômage? si elle est balayeuse, elle est payée 2 francs; si elle est porteuse chez un boulanger, elle reçoit 2 francs et deux livres de pain. Comment vivre ainsi? C’est un mystère. La débauche vénale peut les entraîner lorsqu’elles sont jeunes et qu’elles ont forme humaine; soit, mais lorsqu’elles sont vieilles, laides, sinon hideuses, que deviennent-elles? Je l’ignore. Le suicide est bien plus rare chez la femme que chez l’homme. Je me rappelle avoir constaté en 1867 que, sur 163 suicides inscrits sur les registres de la Morgue, les femmes n’y comptaient que pour le chiffre de 28. Elles ne se tuent donc pas, elles disparaissent et cachent leurs origines. Où les retrouver? A la Salpêtrière, dans les hospices, aux Incurables, chez les Petites Sœurs des Pauvres, dans les maisons ouvertes à la vieillesse, dans les maladreries où végètent les gâteuses, où se débattent les épileptiques, où la caducité retournée vers l’enfance pleure, rit sans motifs, et n’est plus qu’une matière inerte dont l’âme ne se réveille plus.

La charité n’ignore aucun des obstacles, aucun des périls qui encombrent la route où les femmes sont obligées de marcher; aussi c’est vers elles qu’elle regarde avec prédilection, s’ingéniant à les sauver de la misère, parce qu’elle sait que la misère, mieux encore que l’oisiveté, est la mère de tous les vices. La charité redouble d’efforts pour les arracher à la faim, au froid, au dénûment, — mais surtout pour les arracher à la dépravation, car, à travers les prodiges qui lui sont familiers, elle poursuit un idéal de pureté morale auquel il est bien difficile d’élever les épaves humaines qu’elle ramasse et qu’elle cherche à nettoyer de leurs péchés. Réussit-elle dans cet apostolat qui prend soin de la matière pour mieux atteindre l’esprit, je ne sais. On dit qu’il ne faut jamais désespérer de la conversion du pécheur ; le retour à la vertu est donc possible, mais il me semble que le chemin qui y ramène est long et pénible.


La vertu me paraît comme un temple sacré ;
Si la porte par où l’on sort n’a qu’un degré.
Celle par où l’on rentre en a cent, j’imagine,
Que l’on monte à genoux en frappant sa poitrine.


C’est Émile Augier qui l’a dit et je ne le démentirai pas. Elles ne le démentiront pas non plus, les Sœurs de Marie-Joseph que j’ai vues à l’œuvre dans la prison de Saint-Lazare, ni les religieuses de la Compassion qui vivent près des lits pestiférés de Lourcine. Lorsqu’elle est tombée si bas, une femme ne se redresse plus ; pour toujours elle est la proie du cancer social que l’on ne peut nommer dans aucune langue honnête ; aussi doit-on l’empêcher d’être dévorée par la bête insatiable qui ne lâche pas celles qu’elle a saisies. C’est à quoi l’on tâche ; sur ce terrain où les combattans ne font jamais défaut, la charité soutenue par la foi a livré des batailles héroïques, d’autant plus admirables qu’elles ont été secrètes et qu’elles sont restées inconnues. Après la victoire, le Te Deum a été une action de grâces silencieuse dont le cœur a tressailli et que les lèvres n’ont même pas murmurée.

Pour sauver un homme qui se noie à la mer, il suffit parfois d’un grelin lancé avec adresse ; pour sauver une femme qui se perd, qui va disparaître dans le marécage de la misère et de la démoralisation, il suffit parfois de lui tendre la main, de la mettre à l’abri, de lui donner le temps de reprendre haleine et de raffermir son courage épuisé par une lutte trop longue. De cette idée très simple est née l’Hospitalité du travail, qui est un refuge temporaire où les forces renaissent et où l’avenir s’éclaircit. On avait débuté par établir un de ces dortoirs hospitaliers que l’Angleterre appelle workhouses, que saint Jean de Dieu a fondés le premier à Grenade vers 1545, que nous nommons actuellement l’Hospitalité de nuit, et dont j’aurai bientôt à parler. Chaque soir, on ouvrait la porte aux malheureuses qui venaient réclamer asile ; on leur donnait un lit ; le lendemain, à la première heure, elles s’en allaient ; elles avaient dormi en repos, mais c’était tout ; la diane sonnée, il fallait repartir et recommencer la route décevante où il y a tant de fondrières et si peu d’abris. On avait été obligé de restreindre l’hospitalité, sans cela le dortoir serait devenu la propriété des malheureuses qui, chaque soir, seraient revenues occuper les lits disponibles ; un certain nombre de jours devaient donc s’écouler entre une première et une seconde admission. Fut-on fidèle à cette règle ? J’en doute ; comment fermer la porte à une femme hâve et harassée qui demande à dormir sous un toit ? Fallait-il la renvoyer à la rue, à l’arche du pont, à l’anfractuosité du vieux mur, au gardien de la paix qui la verra, en faisant sa ronde, la réveillera et la conduira au poste ? On remarquait, en outre, que lorsqu’elle se présentait pour la seconde, pour la troisième fois, elle était plus déguenillée, plus maigre, plus « minable » qu’au premier jour. On en conclut qu’il était humain d’étendre, de prolonger l’hospitalité, et qu’il serait chrétien d’aider celles qui étaient trop affaiblies ou trop découragées pour se sauver elles-mêmes. Des femmes du monde, — et du meilleur, — s’émurent ; elles regardèrent avec commisération vers ces malheureuses que la nécessité rendait haletantes et poussait vers des hasards redoutables ; elles résolurent de leur offrir un asile où elles auraient le droit de séjourner pendant trois mois, ce qui ménageait le loisir de les refaire, de leur enseigner les premiers élémens d’un métier et de leur trouver une condition acceptable. Chacune de ces femmes, dont quelques-unes sont jeunes et jolies, vida sa bourse dans la caisse de l’œuvre qui allait se créer ; on loua une maison au no 39 de la Grande rue d’Auteuil, et pour le reste on s’en rapporta à la Providence ; quant aux pensionnaires, on savait que l’on n’en manquerait pas ; la misère parisienne était là pour en fournir.

La direction de la maison fut confiée aux religieuses de Notre-Dame-du-Calvaire, qu’il ne faut point confondre avec les Dames du Calvaire, infirmières libres des cancérées, dont j’ai parlé ici-même[2] et qui ne forment entre elles qu’une simple association où nul vœu n’est prononcé. La communauté des religieuses de Notre-Dame-du-Calvaire est de date récente. Elle est née en Quercy, dans la petite ville de Gramat, en 1833. L’abbé Bonhomme, qui la suscita, était ardent et d’une infatigable activité ; il avait organisé un collège et fondé une congrégation de prêtres ; cela ne suffit pas à son zèle, et il réunit en congrégation des femmes qui aspiraient à se dévouer aux faibles et aux malheureux. À la fois enseignante, infirmière, hospitalière, accueillant les convalescentes à la sortie de l’hôpital, formant des ouvrières, instruisant des sourdes-muettes[3], cette congrégation n’a rien de contemplatif : elle agit, et gravit sans repos le chemin de la bienfaisance. Elle est partout où l’on souffre, et ne se repose guère. Elle a été choisie avec un rare discernement pour diriger l’Hospitalité du travail, car la maison d’Auteuil est à la fois une infirmerie, une école, un hospice et un ouvroir. La supérieure est très intelligente, alerte, de cœur large, compatissante au mal moral comme au mal physique, ambitieuse pour son œuvre dont elle comprend l’utilité, très franche dans ses explications, menant son monde avec entrain, montant, descendant cinquante fois par jour les escaliers de sa maison et portant à la ceinture le trousseau de clefs qui sonne à côté du long chapelet.

L’œuvre est trop pauvre actuellement pour acheter un terrain et y bâtir, élever des constructions appropriées à sa destination ; elle est donc locataire d’une modeste maison qui semble appartenir à une petite ville de province et faite pour abriter un vieux ménage de goûts tranquilles et d’habitudes sédentaires. Balzac y eût volontiers placé un chanoine alourdi par l’âge, ou quelque vieille fille casanière, gardant son chat sur ses genoux, tricotant et murmurant une romance du temps de sa jeunesse. C’est triste, froid, presque délabré; mais les religieuses ont passé par là, et tout, de la cave au grenier, est d’une propreté éclatante. Ce n’est qu’un berceau, passons; il y en eut de plus humbles, à Saint-Servan pour les Petites Sœurs des Pauvres, rue des Postes, pour les aveugles de Saint-Paul. La porte cochère, percée d’un judas grillé, s’est ouverte ; je suis entré dans une petite cour pavée, entourée sur trois côtés par des bâtimens à deux étages ; une sœur blanche et noire est sortie de la loge du portier; j’ai traversé un étroit vestibule; une ancienne salle à manger sert de salle d’attente et communique avec l’ancien salon, qui est devenu le parloir. Tout cela est de dimension restreinte et d’apparence pauvrette ; sur les murailles, en guise d’ornement, deux cartes photographiques représentant le Christ du Guide et la Madone de Carlo Dolci : ces reproductions de peintures molles, dont l’expressive douceur constitue le seul mérite, sont bien à leur place dans cette maison, où la tendresse accueille la débilité.

Sur la table il y a un registre, le registre officiel : ce que la préfecture de police appelle le livre des garnis, délivré, signé, paraphé par le commissaire du quartier, et sur lequel, sous peine de contravention, il faut inscrire le nom, la date d’entrée, la profession, la provenance de toute personne prenant logis dans la maison. Tous les jours, les inspecteurs du service des garnis viennent relever les indications et signer la feuille, qui est la feuille de présence. Cette formalité est indispensable, car la maison est un caravansérail où passent les voyageuses sans asile et dont il peut être nécessaire de connaître les étapes. Sous ce rapport, mais sous ce rapport seulement, la maison est assimilée à celle des logeurs et est tenue de se conformer aux règlemens protecteur, qui, dans certains cas, défendent la sécurité et éclairent la justice. A ses débuts, l’Hospitalité du travail a dû payer patente de logeur, mais elle a été exemptée de cette contribution, aussitôt que l’on eut reconnu les services qu’elle rendait sans marchander à la population indigente de Paris; à cet égard, l’administration municipale a mis un empressement qu’il faut louer. J’ai parcouru le registre, qui est intéressant à plus d’un titre. On voit les provenances, elles sont diverses : l’hôpital, le vagabondage, la prison même, fournissent leur contingent; la plupart des noms sont suivis de la mention : sans papiers, c’est-à-dire identité contestable, parfois dissimulée, parfois même ignorée. Que de fois, lorsque j’assistais, en 1869, à l’interrogatoire des femmes arrêtées, j’ai entendu des dialogues dont je restais troublé jusque dans l’âme : « Comment vous nommez-vous? — On m’appelle la Chiffonnette. — Ce n’est pas un nom. — Je n’en ai pas d’autre. — Quel est votre nom de famille? — Je ne sais pas. — Où est votre père? Où est votre mère? — Je ne sais pas. — Les avez-vous connus? — Jamais. — Qui est-ce qui prend soin de vous? — Personne. — Avec qui vivez-vous? — Avec tout le monde. — Où demeurez-vous? — Nulle part. » Une fois, M. Maricot, sous-chef du bureau des mœurs à la préfecture de police, questionnait en ma présence une fillette de seize à dix-sept ans, ébouriffée, impudente et néanmoins émue. Brusquement il lui dit : « Avez-vous entendu parler de Dieu? » Elle répondit : « Dieu? Ah! oui, un vieux, qui a une grande barbe. » Ces souvenirs s’évoquaient d’eux-mêmes pendant que je feuilletais le registre, et la note « sans papiers » me rappelait la longue théorie des filles perdues qui avaient défilé devant moi lorsque j’étudiais la race malade qui végète sur le trottoir, traverse Saint-Lazare, souffre à Lourcine, reste quelques jours à la Maternité, porte le fruit anonyme de sa déchéance à l’Hospice des enfans assistés et meurt à la Salpêtrière, ou à la maison centrale de Clermont, ou dans un asile d’aliénées. Sur ce livre j’ai pu constater une fois de plus combien Paris serait peu misérable si les misérables de province ne l’envahissaient. Les 200 dernières entrées, que j’ai vérifiées une à une, fournissent un renseignement précis : 35 Parisiennes, 165 provinciales ou étrangères; l’Italie, l’Espagne, le grand-duché de Bade, la Belgique, la Hollande sont représentés et figurent à côté de la Martinique, de l’Algérie et du Sénégal. On ne tient pas note de la religion, je le regrette; j’aurais voulu reproduire des chiffres et prouver que l’Hospitalité est sans limites comme sans restriction ; elle ne tient pas compte des sectes; elle accueille la juive, la protestante ou toute autre : elle est vraiment catholique, au sens originel du mot, c’est-à-dire universelle. Aux malheureuses qui viennent heurter à la porte elle ne demande pas : « Quel est le Dieu que tu sers? » Elle leur dit : « Tu souffres, tu es errante, sois la bienvenue; tu nous appartiens. »

Dans quel état arrivent-elles? On peut le comprendre en visitant les annexes du grand dortoir ; à côté d’une petite salle d’attente et d’un cabinet d’enregistrement, s’ouvre une pièce violemment aérée et qui sent le soufre, c’est la pouillerie. Là, autour d’un cylindre en tôle, on suspend les nippes que rien n’a épargnées : ni la pluie, ni le soleil, ni la crotte, ni le gravier des tas de sable sur lesquels on a dormi, ni la terre des fossés où l’on s’est couché. A côté de la robe d’indienne effilochée, on accroche le jupon déchiré, et les bas, quand il y en a, et la chemise, s’il en est. On purifie, on désinfecte ces pauvres loques, qui reprennent quelque consistance, perdent leurs parasites et leur mauvaise odeur. Dès que la femme a été accueillie à l’Hospitalité de nuit, elle est déshabillée et mise au bain. Elle aussi, comme son costume, elle a besoin de déposer au fond d’une baignoire toutes les scories étrangères dont elle est souillée. Il en est plus d’une qui regimbe et qui dit : « Un bain ? Pourquoi? Je ne suis pas malade. » Leur expliquer que la malpropreté est, sinon une maladie, du moins la cause de bien des maladies, serait peine perdue. On se contente de leur répondre : « C’est le règlement, » et on les surveille pour que l’ablution ne soit pas évitée. Dans bien des cas, l’étoupe et le savon noir seraient utiles ; si la maison est agrandie, si la salle de bains est ample et bien outillée, on y viendra. Le dortoir qui fait suite à la pouillerie est vaste, de construction récente et légère, — pans de bois et plâtre; — il doit être glacial, car j’y vois deux gros poêles en fonte que l’on allume le soir, pendant les mois d’hiver; les lits se pressent : on en a ajouté quelques-uns dans la partie médiane ; partout où une couchette a pu être installée, une femme de plus a été admise. Je compte soixante-huit lits dans cette seule salle ; on en a dédoublé quelques-uns pour en gréer une plus grande quantité ; réglementairement, chaque lit doit être composé d’une paillasse et d’un matelas; plusieurs n’ont que l’une ou l’autre; on ne s’en plaint pas : cela vaut mieux que le rebord des routes. Un traversin, des draps de forte toile et une couverture de campement complètent la literie, qui n’est inférieure en rien à celle des casernes et qui est supérieure à celle des navires.

Je suis surpris de voir cinq ou six lits si étroits et si courts qu’ils ressemblent à des berceaux. Ce sont des berceaux, en effet; qui accueille la mère ne peut repousser l’enfant. Un soir, une femme est venue, portant un pauvre petit dans ses bras ; elle a demandé asile : « Entrez vite, chauffez-vous ; réchauffez l’enfant, qui a froid, » et, à côté du lit de la mère, on a installé la bercelonnette. Dans plus d’un cas, c’est une femme qui accourt, qui frappe en hâte, car elle va devenir mère. Bien vite on va chercher un fiacre, et une des neuf religieuses qui composent la congrégation de Paris la conduit à la Maternité, où elle n’arrive pas toujours à temps. Lorsque la malheureuse a quitté les salles de l’hôpital que l’Assistance publique a ouvertes pour elle, lorsque, chancelante encore, affaiblie par la souffrance et inquiète d’un double avenir, elle peut marcher pendant une heure, elle revient à la maison d’Auteuil, où on lui fait place, où on la soigne, où on lui enseigne le travail dont elle pourra vivre et faire vivre son enfant. Pour ces pauvres filles que le vice a déjà touchées du doigt et qu’on ne parvient à lui arracher qu’à force de commisération, une précaution touchante est prise par les sœurs de l’Hospitalité. Quel que soit l’âge, quel que soit l’état civil d’une femme, dès qu’elle est admise dans la maison, on ne l’appelle que madame, et jamais on ne prononce son nom de famille. C’est Mme Louise ou Mme Antoinette, eût-elle seize ans, fût-elle grand’mère. En outre, on a remarqué que les filles mères ont une propension presque invincible à parler de leur enfant, à en raconter les gentillesses ou à se plaindre des sacrifices qu’il impose. Par une délicatesse féminine que je trouve exquise, la supérieure remet à ces malheureuses une bague de cuivre qui simule l’alliance, cet emblème visible du mariage que la femme du peuple ne quitte jamais et qui, pour elle, constate son droit au respect. Supercherie ingénieuse et qui n’a rien de frivole, car elle arrête les suppositions injurieuses et les propos désobligeans. Lorsqu’une femme se présente, la supérieure l’interroge : « Êtes-vous mariée ? — Non. — Avez-vous un enfant ? — Oui. — Bien ! Mettez cette bague à votre doigt. » L’honneur est sauf, et le cœur maternel pourra s’épancher sans péril.

La maison est bonne et les cœurs y sont compatissans ; cependant elle ne peut garder, elle ne peut aider la femme dans les durs travaux qui succèdent à une faute. Ainsi que je viens de le dire, elle s’en sépare momentanément ; elle y est forcée. Ni là ni ailleurs, la charité chrétienne ne s’intéresse à ces malheureuses dans l’instant le plus redoutable de leur existence. femmes, femmes irréprochables, mères dévouées, aïeules fières de votre lignée, pensez aux filles mères ; oubliez le péché, ne considérez que le désastre ; ne continuez pas à vous détourner d’elles ; ne punissez pas la preuve de la faute plus que la faute elle-même, dont le résultat seul est le plus cruel des châtimens ; songez à tant de misère, à tant de jeunesse perdue, à toute une existence compromise pour une heure d’oubli, pour une rencontre peut-être inconnue. Que vos vertus impeccables, que le vœu de chasteté prononcé par les religieuses, ne vous empêchent pas, ne les empêchent pas d’ouvrir quelque asile où ces infortunées trouveront le secours matériel et le secours moral dont elles ont besoin. À ces âmes fourvoyées il faut autre chose que le règlement administratif de la Maternité, de la Bourbe, comme elles disent; vous en relèverez plus d’une quand vous y daignerez compatir. Si, pareilles aux dames du Bon-Pasteur, qui vont chercher les brebis malades jusqu’au fond des léproseries, vous ne reculez pas dans l’œuvre de la pitié, si vous tendez la main à la déchéance, si, par la compassion, vous ressaisissez des cœurs que le vice finira par atrophier, vous aurez diminué le nombre des berceaux dans l’hospice des Enfans-Assistés et vous aurez empêché bien des créatures, affolées par une minute d’hallucination, d’aller s’asseoir sur la sellette de la cour d’assises. Vous ferez mieux que saint Vincent de Paul, qui recueillait les enfans abandonnés; vous les sauverez, avant leur naissance, en sauvant leurs mères.

Ce dortoir où la femme n’est point séparée de son enfant est la seule construction neuve de la maison; il est facile de reconnaître qu’il a été élevé en hâte dans l’ancien jardin, dont il occupe la moitié. Ce qui reste du jardin n’est plus qu’une longue allée, grossièrement sablée, où l’on fait sécher le linge, où se promènent quelques poules s’efforçant à découvrir des miettes de pain au milieu des cailloux, sans ombrage, et terminé par un mur décrépit derrière lequel apparaissent les arbres d’un établissement hydrothérapique. C’est moins un jardin qu’un préau; si triste qu’il soit, il a son utilité et peut permettre quelque exercice. Subsistera-t-il longtemps? J’en doute; au nombre toujours croissant de femmes qui viennent crier merci, on comprend que bientôt il disparaîtra et sera remplacé par un nouveau dortoir où les places seront promptement disputées. Les services rendus ont été de telle importance que la réputation de la maison s’est vite répandue dans le monde des désespérées et qu’à la porte la sonnette ne cesse de retentir. C’est hier, cependant, que l’œuvre fut fondée. La première entrée date du 19 novembre 1880. Une institutrice veuve, sans abri, sans pain, a inauguré l’Hospitalité du travail, cela lui a porté bonheur; elle n’y est pas restée longtemps, et la situation dont elle a été pourvue avait de quoi la satisfaire. C’est là ce que cette institution a d’excellent et de véritablement maternel : non contente de s’ouvrir devant les malheureuses, de les hospitaliser, de les nourrir et bien souvent de les vêtir, de leur offrir un repos de trois mois, elle ne s’en sépare qu’en leur donnant une condition où la vie est assurée. Pour les religieuses qui dirigent la maison, pour les femmes du monde bienfaisantes qui les aident plus efficacement que par des conseils, le labeur est double : d’une part, subvenir aux besoins multiples de l’indigence éperdue ; d’autre part, établir des relations au dehors, se mettre en communication avec des familles offrant toute garantie de moralité, regarder dans les magasins, dans les arrière-boutiques, dans les cuisines, dans les antichambres, dans les blanchisseries et y caser en toute sécurité celles qui sont tombées de misère sur le seuil, auxquelles on a rendu le courage et le goût de vivre, que l’on a restaurées, ramenées au bien et qui ne demandent plus que le salaire du au travail.

Ainsi que l’on vient de le voir, l’acte de préservation est complet, s’exerce avec une persistance, avec une sagacité remarquables et dans des proportions qu’il est bon de faire connaître. Pendant les années 1881, 1882, 1883, le nombre des femmes reçues en hospitalité a été de 7,534, sur lesquels 3,653 ont été placées : près de la moitié, ce chiffre est considérable, mais il paraîtra bien plus considérable si l’on sait que l’Hospitalité de nuit a cessé de fonctionner d’une façon régulière et définitive avec les derniers jours de 1882 ; beaucoup de femmes, en 1882 et en 1881, n’ont donc fait que traverser le dortoir et ne se sont pas assises dans les ateliers. On peut affirmer sans craindre de se tromper qu’actuellement les deux tiers au moins des femmes recueillies ne quittent la maison que pour entrer en condition ; c’est là un résultat exceptionnel. Le séjour est plus ou moins prolongé, selon les occasions plus ou moins facilement rencontrées ; mais, dans certains cas, on a soin de ne se point presser, car ce n’est pas seulement une indigente que l’on héberge, c’est une malade ou peu s’en faut, et l’on s’occupe de fortifier sa santé avant de s’enquérir d’une condition à lui offrir. En effet, et je l’ai dit plusieurs fois, il est impossible à nos hôpitaux déjà trop encombrés de garder les malades aussi longtemps qu’il serait nécessaire à un rétablissement complet. Dès que la période aiguë et dangereuse du mal est passée, dès, comme l’on dit, que le malade peut se tenir sur ses jambes, il est congédié, car bien d’autres attendent qui réclament sa place. Les plus heureux sont ceux qui, après le séjour à l’hôpital, sont envoyés à l’hospice du Vésinet ; mais, là non plus, on ne leur permet pas toujours de recouvrer toute la santé, et l’on abrège la convalescence. Si la femme qui vient de traverser ces deux étapes n’a point de famille pour la recevoir, point de domicile pour s’y réfugier, ce qui est le cas de toutes les servantes, si elle n’a pas de ressources, si nul être charitable ne l’accueille au foyer, que va-t-elle devenir, seule, pauvre, trop faible pour travailler, trop dolente encore pour faire les démarches où elle aura peut-être la fortune de trouver à mettre fin à sa misère ? Elle va à Auteuil : la mère de l’Hospitalité ne la repousse pas ; la convalescente peut se reposer dans la sécurité de la maison bienfaisante ; peu à peu, elle ressaisit ses forces ; elle devient valide. Quand elle est enfin tout à fait vaillante, on lui ouvre la condition où le pain de chaque jour sera le gain de son labeur ; encore une qui sera sauvée ! Dans les trois dernières années, 1,815 femmes sortant des hôpitaux ou de l’hospice du Vésinet ont achevé de se guérir sous la surveillance et par les soins des religieuses de Notre-Dame-du-Calvaire.


II. — LES PENSIONNAIRES.

L’hôpital n’est pas seul à déverser son trop plein à l’Hospitalité du travail ; la préfecture de police a souvent recours à elle et lui demande de l’aider à faire le bien. La police n’arrête pas seulement les voleurs et les vagabonds de profession ; elle ramasse aussi les indigens, compatit à leur détresse et cherche à les secourir ; mais, nous le savons, elle n’a d’autre asile à leur offrir que ses postes ou son dépôt ; elle recule devant cette extrémité ; elle s’adresse alors aux maisons charitables dont il ne lui est pas difficile d’apprécier l’utilité et qu’elle soutient par de faibles subventions, en rapport avec son budget. Elle a l’œil exercé ; tout de suite elle fait la part de la misère et s’efforce de la mettre sur la voie du salut. Dans ses bureaux, si calomniés et pourtant si maternels, on sait mieux qu’ailleurs que pauvreté n’est point crime, et l’on sait aussi que la vie des grandes villes a parfois des heures impitoyables. Quand une femme sans argent ni logis a marché toute la nuit et qu’épuisée, fourbue, elle est tombée sur un banc, endormie de lassitude et désespérée, elle n’a plus la force de fuir quand les gardiens de la paix s’approchent d’elle et l’interrogent. Elle les suit humblement, vaincue par un destin sans pitié. Elle est conduite chez le commissaire de police, qui l’envoi, à « la division. » Là, on la questionne et l’on reconnaît la vérité. On ne peut la diriger sur le dépôt, qui est une prison, car elle n’a commis aucun délit ; on ne peut la livrer « à justice, » car si elle a fait acte de vagabondage, elle y a été contrainte par les circonstances. On écrit à la supérieure de la maison d’Auteuil : « Voilà une femme qui a été trouvée errante sur la voie publique et dont la misère seule est coupable, en voulez-vous ? » Puis on l’expédie sous la conduite d’un agent vêtu en bourgeois ; la supérieure répond : « Je la garde et je la garderai tant que je n’aurai pas trouvé à la placer. » Si la première division de la préfecture voulait ouvrir ses dossiers, on pourrait y rassembler les élémens d’un curieux travail : la police et la bienfaisance. Du mois de janvier 1881 à la fin du mois de décembre 1883, le nombre des femmes entrées à l’Hospitalité du travail sous les auspices que je viens de dire a été de 1,068, et, parmi elles, il y en a plus d’une qui a dû s’étendre dans un lit et manger à sa faim pour la première fois depuis longtemps. Au matin, lorsqu’elles se réveillent, elles sont toutes surprises de se trouver dans un dortoir et d’être enveloppées d’une couverture. L’une d’elles me disait : « Ah! monsieur, quelles délices ! »

On est quelquefois en face de circonstances tellement étranges qu’elles semblent appartenir au roman plus qu’à la réalité. Lorsque je visitai la maison d’Auteuil, j’aperçus dans la cour une jeune femme aveugle qu’une religieuse tenait par le bras et dirigeait vers un escalier. Je fus surpris et je dis à la sœur : « Vous recevez donc aussi les aveugles? » Elle me répondit : « Nous ne pouvons cependant pas les mettre à la porte et les jeter dans la rue. » J’ai eu la curiosité de faire une enquête sur cette malheureuse, et j’en puis raconter l’histoire. Au mois de mars 1883, on fut surpris de voir une femme aveugle se présenter inopinément à l’hospice des Quinze-Vingts et demander à y être admise. Elle arrivait en fiacre avec un petit bagage et venait directement de la gare du chemin de fer de Lyon-Méditerranée. On lui demande ses titres d’admission, elle n’en avait pas; son âge, elle avait vingt-neuf ans; on lui fit observer que l’hospice ne s’ouvrait que pour les personnes ayant dépassé la quarantième année et qu’il était impossible de la recevoir. Son désappointement fut extrême; elle n’avait pas d’argent pour aller loger dans un garni, elle n’avait point de domicile et ne connaissait personne à Paris. Le bon roi saint Louis n’aurait pas refusé d’abriter la malheureuse pendant quelques jours dans la maison qu’il a fondée, mais le bon roi saint Louis est mort, et il n’y a plus de vivant qu’un règlement qui ne supporte pas d’exceptions. La pauvre fille fut menée chez le commissaire du quartier, qui l’envoya au second bureau de la première division de la préfecture de police. On ne pouvait l’y garder; on ne savait où la mettre en hospitalité. Le chef de bureau la conduisit lui-même au dépôt afin de la recommander directement et avec instance à la supérieure des Sœurs de Marie-Joseph, qui ont la garde des femmes détenues. Dès le lendemain, il écrit pour la signaler de nouveau aux soins particuliers des religieuses. La supérieure répond : « Elie a une literie double et la nourriture de l’infirmerie. » Là, du moins, elle était en repos et en sûreté; on avait quelque loisir pour la tirer du mauvais pas où son imprudence l’avait jetée.

Elle se nomme Philippine B... Elle est née aveugle à Ajaccio, fille naturelle, de parens inconnus, la nourrice à laquelle on l’a confiée l’a gardée pendant son enfance. Sa ville natale la plaça à l’Institut des jeunes aveugles de Toulouse; elle y reçut l’instruction compatible à son infirmité et y resta jusqu’à l’âge de vingt-six ans; elle revint alors à Ajaccio, persuadée qu’elle y pourrait gagner sa vie en donnant des leçons à des enfans frappés de cécité; elle fut déçue de tout espoir et tomba dans la misère. Une personne charitable la recueillit pendant quelque temps et lui donna, comme l’on dit, le vivre et le couvert. Elle se fatigue de cette existence subalterne; elle écrit au ministre de l’intérieur et demande à être nommée institutrice dans une maison d’éducation pour les aveugles; on lui répond que les cadres sont complets et qu’il n’y a point de place pour elle. Cela ne la décourage pas; elle a une haute opinion d’elle, et ses illusions lui persuadent qu’il lui suffira de venir à Paris pour être reçue par le ministre de l’intérieur et pour obtenir de lui la création immédiate d’une institution d’aveugles en Corse, dont elle serait la directrice. Ce projet s’empare d’elle jusqu’à l’obsession; elle ignore les formalités indispensables, les conditions d’âge imposées, les diplômes dont il faut être pourvue. Paris est pour elle une terre promise ; si elle y touche, elle est sauvée, car là seulement on rend justice au vrai mérite, et le sien ne sera pas méconnu. Elle réussit à faire partager son erreur à une femme qui lui voulait du bien; elle en reçut le prix de son voyage et partit. On a vu quelles ont été ses premières étapes; on voulut savoir à quoi s’en tenir sur son compte. Le télégraphe interrogea qui de droit à Ajaccio; la réponse ne se fit pas attendre : « Philippine B... est d’une irréprochable moralité et très digne d’intérêt. » La préfecture de police entra immédiatement en campagne pour enlever la malheureuse au dépôt et la placer dans une maison hospitalière.

On pensa d’abord aux Sœurs de Saint-Paul, qui, les lecteurs ne l’ont pas oublié, se consacrent aux aveugles. Malheureusement la postulante était dans des conditions particulières qui rendaient son admission impossible; non-seulement elle était trop âgée pour se plier à la discipline d’une maison où l’on travaille et où l’on prie, mais on savait, à n’en point douter, que, si elle entrait dans une association, ce serait pour y commander et non pour y obéir. Ses lettres en faisaient foi, lettres parfois emphatiques, un peu exaltées, où l’orgueil ne se dissimulait guère ; on y devinait sans peine que Philippine B... rêvait de fonder une œuvre, elle aussi, de la diriger, d’en être la supérieure. Entre elles et les religieuses de Saint-Paul la lutte eût commencé dès le premier jour; la bonne tenue de la maison, qui donne les résultats excellons que j’ai signalés[4], exigeait qu’elle n’y prît point place : elle n’y fut pas reçue. Ces considérations morales, beaucoup plus que la question de la pension annuelle qu’elle ne pouvait payer, empêchèrent la supérieure de l’accueillir dans l’ouvroir de la cécité.

La déconvenue de la préfecture de police fut complète ; mais c’est une intelligente personne, elle comprit la valeur des objections qui neutralisaient une bienfaisance désireuse de s’exercer ; elle ne se découragea pas pour un échec. Elle commença par donner quelque argent à l’aveugle et consulta l’aumônier de Saint-Lazare que ses fonctions mettent naturellement en rapport avec les œuvres charitables ouvertes aux femmes malheureuses. Il n’hésita pas et conduisit Philippine B… à l’Hospitalité du travail. Là, elle serait une exception et ne pourrait, par conséquent, exercer aucune influence fâcheuse sur des compagnes d’infirmité. Pendant les trois mois qu’elle avait le droit d’y rester, on pourrait peut-être la faire rapatrier par les soins du ministère de l’intérieur, ou, invoquant les prescriptions de la loi du 24 vendémiaire an II, qui détermine le domicile de secours, obtenir que la ville d’Ajaccio la prît à sa charge. J’ignore si la supérieure se fit tant de raisonnemens, mais je sais qu’elle accepta Philippine. J’ai dit que, pendant trois mois, elle pouvait demeurer dans la petite maison d’Auteuil, je le répète d’après le règlement ; mais je connais les règlemens des institutions charitables, on ne les délibère, on ne les promulgue que pour avoir le plaisir de les violer : jamais charte constitutionnelle ne fut moins respectée. Trois mois ! il en faut sourire. Philippine B… est entrée à l’Hospitalité du travail, le 5 mars 1883 ; elle y est toujours, et, pendant longtemps encore sans doute, elle y promènera son ennui, ses illusions et sa cécité.

Elle n’est pas la seule qui prolongera son séjour au-delà du terme fixé ; « il y a des précédens, » comme l’on dit en bureaucratie. Le 6 mars dernier, une femme a quitté la maison après y être restée pendant quatorze mois. Ayant atteint la zone trouble qui flotte de la quarante-cinquième à la cinquantième année, défaillant, se relevant, portée à l’hôpital, en sortant, y retournant, sans équilibre, entre un passé qui s’efforçait de subsister encore et un état nouveau qui avait peine à saisir sa forme définitive, elle était incapable d’un service continu et exigeait tant de ménagemens que nul maître n’aurait eu la condescendance de la garder. La foi religieuse est faite de patience parce qu’elle ne désespère jamais. La pauvre femme en fit l’expérience à Auteuil. Lorsqu’elle tombait trop malade pour demeurer sans péril à la maison, elle était conduite à l’hôpital Beaujon ; dès qu’elle se sentait effleurée par la convalescence, elle retournait près des sœurs de l’Hospitalité. Cinq fois elle s’en alla, cinq fois elle rentra au bercail. Elle pleurait et perdait courage. La supérieure lui disait : « Ne vous désolez pas, ma bonne ; ce n’est qu’un mauvais temps à traverser, votre santé se rétablira et nous vous caserons. » La santé s’est enfin consolidée ; une place « très douce » a été offerte et acceptée avec gratitude. Sans la bonté des sœurs et si l’on s’était conformé à la lettre du règlement, que serait devenue cette malheureuse ?

Toutes les femmes qui viennent chercher un asile dans la maison ne sont pas valides et ingambes, il y en a qui sont infirmes, qui sont estropiées, auxquelles toute besogne suivie est interdite par une débilité physique que rien ne peut vaincre ; les renverra-t-on, celles-là, précisément parce qu’elles sont plus à plaindre que d’autres ? Non pas, elles sont au repos ; qu’elles y restent. Elles encombrent la maison, me disait-on, elles l’encombrent indéfiniment. Je l’ai vu. Le lieu de passage devient ainsi un refuge définitif. Cela aussi est contraire au règlement ; on ne s’en soucie, car la charité est insatiable, jamais elle ne se donne assez, jamais elle ne se donne trop. Une sœur dont l’accent méridional dénonçait l’origine, me disait : « Eh ! les pauvres ! ce serait grand’peine de ne pouvoir les garder, les chères ! » À côté de l’œuvre transitoire une œuvre ferme va naître ; je le crois, du moins, quoiqu’on ne m’en ait rien dit. On aura, — on a déjà, — tant de commisération pour les impotentes, les manchotes, les choréiques, les vieilles affaiblies qu’on ne saura leur refuser l’accès de la maison ; on ne tardera pas à s’apercevoir qu’elles la remplissent et alors on aura pour elles une maison spéciale dont elles seront les maîtresses et où les religieuses les serviront pour l’amour de Dieu. La charité a accompli de plus grands prodiges ; si l’on veut savoir comment les œuvres de la bienfaisance privée s’épanouissent et se dilatent, il faut regarder du côté de l’Hospitalité du travail ; je serais bien surpris si, de ce tronc qui sort à peine de terre, ne jaillissaient des rameaux féconds. L’arbre sera transplanté, car il pousse sur un terrain tellement étroit qu’il est menacé d’y être étouffe.

La maison est trop petite, si petite qu’elle en devient inhospitalière et qu’elle ment à son titre. Dans le réfectoire, il faut faire deux ou trois tablées successives, car on a beau presser les places les unes contre les autres, on ne peut réussir à y entasser que le tiers environ des pensionnaires. Pour la cuisine, il en est de même, et je ne devine pas comment on parvient à y préparer tant de repas et tant de portions. Escaliers resserrés, dortoirs où les lits se touchent, recoins qui servent de lavabos, cabinets noirs dont on fait des vestiaires, grenier qui est une chapelle, soupente où couchent la supérieure et deux religieuses, loge de tourière qui est une niche, tout est à jeter bas et à remplacer par d’amples salles que commande le nombre des femmes hospitalisées et qu’imposent les lois de l’hygiène. Est-ce sur l’emplacement aujourd’hui occupé que l’on pourra bâtir? Non, certes; on est enclavé par des propriétés dont le prix est trop élevé pour ne pas faire reculer une œuvre qui trouve ses plus sûres ressources dans les offrandes versées par des mains charitables. On ne veut pas quitter Auteuil, on ne veut pas s’éloigner du lieu de naissance, je le comprends; mais ce XVIe arrondissement, nouvellement annexé à Paris, dont les fortifications l’avaient englobé, possède de vastes terrains, de vieux jardins où des constructions pourraient s’étaler sans gêne. J’en parle à mon aise : il est plus facile de faire des projets que de les réaliser et je ne devrais pas oublier que le loyer de la maison, qui est de 8,500 francs, est une très lourde charge pour l’œuvre, qui tend la main et quête au profit des pauvres femmes qu’elle accueille.

C’est surtout lorsque l’on pénètre dans les ateliers qu’on est frappé de la dimension dérisoire de ces pièces rabougries où les plafonds sont trop bas, les murs trop rapprochés, où les carreaux du dallage se soulèvent d’eux-mêmes, où les portes ferment mal, où tout est vieux et ressemble aux chambrettes d’un « vide-bouteille « abandonné. Là où il faudrait de la place pour installer des tables et donner toute liberté aux mouvemens, les ouvrières sont forcées de coudre « les coudes au corps, » faute d’espace. Dans chaque ouvroir il y a 30 ou 40 femmes qui travaillent sous la surveillance d’une religieuse, silencieusement, maniant l’aiguille avec rapidité et faisant de la lingerie commandée par un entrepreneur. Les ateliers communiquent entre eux par des portes étroites; tout le monde a les yeux baissés sur l’ouvrage ; je regarde et à bien des mains je reconnais la bague de cuivre qui est l’alliance simulée. Quelques-unes de ces femmes sont jeunes ; peu sont jolies ; il y a en effet je ne sais quoi de flétri et de fané qui ne reverdira plus. Elles ont traversé trop d’angoisses, elles sont marquées avant l’âge et ce n’est pas le temps seul qui les a ridées. Je suis frappé de ce fait que presque toutes les chevelures sont ternes, comme si la sève, prématurément tarie, ne les alimentait plus. Bien des mains sont rugueuses, avec des ongles écaillés et une certaine rigidité dans les doigts : on voit qu’avant de tirer la sonnette de la maison hospitalière, elles n’ont reculé devant aucune besogne, qu’elles ont foui la terre, gâché le mortier et bottelé la paille. La plupart sont d’attitude humble; la vie a trop pesé sur leurs épaules, elles en restent courbées; deux ou trois ont gardé quelque impudence dans le regard et un sourire narquois qui semble l’expression d’un souvenir que la vie régulière et laborieuse achèvera d’effacer. Toutes ne sont pas arrivées ici en passant par la grand’route, et plus d’une a pris le chemin de traverse, le chemin mal tracé, peu éclairé, coupé de fossés où l’on tombe et de marécages où l’on se noie. Il y a les petites provinciales, ivres des illusions dont j’ai parlé, que les placeuses ont grugées, auxquelles on a tout offert, excepté un métier honnête et qui sont accourues vers les religieuses en criant : « Sauvez-moi ! » Il y a les pauvres servantes que leurs maîtres ont chassées parce que leur faute devenait trop apparente, qui ont songé au suicide, qui peut-être ont essayé de se suicider et qu’une bonne inspiration, ou un bon commissaire de police, a conduites à la maison d’Auteuil. Il y a les femmes abandonnées par leur mari ou qui se sont enfuies de la chambre conjugale, parce qu’il les battait, les volait et les forçait à céder la place à une concubine. Il y a là toutes les misères, toutes les infortunes, toutes les déceptions ; mais à côté, près du cœur, il y a la charité qui veille, qui ranime l’espérance et relève le courage. Je regardais ces êtres auxquels les hasards n’ont peut-être pas été plus démens que leurs passions, et je tournai les yeux vers la supérieure ; elle me comprit, et, à ma muette interrogation, elle répondit : « Il n’y a que la mort qui soit sans remède. » Dans une telle bouche, ce lieu-commun me parut admirable. Du reste, la moitié, au moins, de ces femmes sont probes et de bonnes mœurs ; si elles sont tombées si bas que la charité privée les a ramassées pour leur épargner les lenteurs et l’insuffisance de la charité publique, c’est qu’elles étaient sans ressources et dans l’impossibilité de se subvenir à elles-mêmes.

On n’est ni prisonnier ni cloîtré dans la petite maison d’Auteuil ; celles qui trouvent la discipline trop étroite, — elle est fort large, — restent libres de pousser la porte et de reprendre la vie errante. La supérieure accorde des sorties, mais ces sorties sont toujours inopinées ; on ne veut pas les régulariser, on a soin de ne jamais les annoncer d’avance, afin d’éviter les rendez-vous concertés et les rechutes qui deviennent souvent mortelles lorsqu’elles se produisent au cabaret. Là, comme dans tous les refuges où viennent s’abriter des êtres que la brutalité du sort a malmenés, on sait que l’eau-de-vie est mauvaise conseillère, qu’elle désagrège les résolutions les meilleures et qu’elle pousse aux fautes dont les conséquences sont parfois redoutables. Aussi, sur ce point, la règle est inflexible ; une femme qui rentre ivre est expulsée ; quelles que soient ses protestations, quelle que soit sa conduite antérieure, un seul excès de boisson suffit à la mettre dehors et à lui fermer pour toujours la porte de I’Hospitalité. Cela n’est que juste ; la maison est un lieu de repos, d’éducation morale, de préparation au travail rémunéré. Si l’ivresse s’y introduisait, le bien déjà obtenu serait compromis et toute espérance d’amélioration pour l’avenir devrait être abandonnée. La surveillance des religieuses à cet égard est rigoureuse, et il n’est point facile de la mettre en défaut. La plupart de ces pauvres femmes sont de volonté molle et d’âme inconsistante; dans leur vie sans lendemain le hasard a joué le principal rôle; elles n’ont guère eu que des rencontres, nulle affection sérieuse ne les a soutenues ; aussi sont-elles surprises et comme déroutées, dans les premiers temps de leur séjour à Anteuil, lorsqu’elles voient qu’on les protège contre l’oisiveté, qu’on les astreint à un travail en rapport avec leurs forces et qui les défend contre elles-mêmes. Les plus faibles se dénoncent au premier abord lorsqu’elles arrivent ; presque toujours elles sont accompagnées d’une autre femme qui, par esprit d’imitation, plus peut-être que par nécessité, demande à être reçue dans la maison. Le résultat de l’interrogatoire est presque toujours identique ; « Quelle est cette femme qui est avec vous? — C’est mon amie. — Depuis quand la connaissez-vous? — Depuis hier. — Où l’avez-vous rencontrée? — Dans une crémerie. » On sait à quoi s’en tenir, et si les deux postulantes sont admises, on fait en sorte de les isoler l’une de l’autre, autant que le permet la dimension des ateliers et des dortoirs. La précaution est sage; malheureusement, on ne peut éviter les confidences, le récit des aventures qui réveillent et qui tentent l’imagination. Les servantes sans place qui se complaisent à raconter ce qui se passe au sixième étage des maisons bourgeoises de Paris, dans les corridors où s’ouvrent les chambres des domestiques, sont dangereuses entre toutes ; c’est comme le pays des Lotophages, on le regrette et l’on y voudrait retourner.

La supérieure qui est experte et perspicace, qui a reçu bien des confessions et qui souvent a dû porter la main à son chapelet en écoutant certaines histoires, est à la fois très loyale et très prudente dans le rôle d’intermédiaire qu’elle exerce avec une rare bonté. Aux personnes chez qui elle place ses pensionnaires elle ne dissimule rien; il y a pour elle un cas de conscience à ne jamais tromper les maîtres et les patrons en quête de servantes ou d’ouvrières que le bon renom de la maison a attirés. Elle dit la vérité, ne plaide même pas les circonstances atténuantes, fait partager l’espérance qu’elle a conçue et ne se trompe guère dans ses appréciations. Lorsqu’une des malheureuses a cette bonne fortune d’être désignée pour une place, la supérieure la fait venir et lui apprend qu’elle est pourvue ; elle visite ses hardes, pauvres nippes réparées vaille que vaille et où manque plus d’une pièce essentielle ; elle y ajoute une ou deux chemises, des bas, un fichu, parfois une robe, puis elle la conduit elle-même jusqu’à la porte. Là, au seuil, les pieds déjà sur le pavé de la rue, elle lui remet l’adresse de la demeure où elle est attendue pour prendre condition : « Allez, ma fille, et que Dieu vous garde ! » De cette façon, nulle de ses compagnes ne saura où elle va et ne pourra se mettre en correspondance avec elle. Par le fait, elle rompt avec son passé et pénètre dans une vie nouvelle.

Les situations qu’on leur procure ainsi sont nécessairement inégales et correspondent à leurs aptitudes que l’on a étudiées avec sagacité ; les unes sont bonnes à tout faire avec un petit gage et beaucoup de fatigue, mais elles ont le pain du jour, le repos de la nuit et le sécurité de l’avenir ; d’autres sont femmes de chambre, ouvrières dans un atelier de couture, blanchisseuses dans une blanchisserie, filles de cuisine, quelquefois cuisinières, et, — je dois le dire, — institutrices. Oui, des jeunes filles qui ont fait des études sérieuses, qui ont franchi lestement le pas des examens, qui ont en poche le « brevet » du second et du premier degré peuvent, sans avoir une défaillance à se reprocher, en arriver à un tel degré de dénûment, qu’elles sont heureuses de trouver abri à la maison d’Auteuil. La moitié des institutrices aptes à faire une éducation ou à diriger les classes d’une école battent le pavé, frappent vainement de porte en porte, sont rebutées, tombent dans la misère ou, pour vivre, dans la dépravation. La mode s’y est mise dans le monde ouvrier, qui se grise de rhétorique, a horreur de l’outil et s’imagine qu’un diplôme timbré et paraphé assure l’existence. Le résultat était facile à prévoir : la jeune fille ne sait aucun état d’où elle peut tirer sa subsistance; elle est institutrice, c’est vrai, mais, le moindre grain de mil ferait mieux son affaire, car elle ne peut utiliser sa science acquise; elle n’en vit pas, elle en meurt; les notions historiques ne donnent pas de pain, et la solution des problèmes de géométrie ne paie pas le loyer. On m’a affirmé, — et je répète sans avoir vérifié, — qu’aujourd’hui 3,000 institutrices, munies de brevet, avaient adressé à la préfecture de la Seine des demandes qui restent forcément sans réponse. Que sera-ce donc, lorsque les lycées de filles auront versé leurs produits dans la population ? J’ai posé la question à un moraliste qui m’a répondu : « Ça relèvera le niveau intellectuel des filles entretenues. »

Les pensionnaires de l’Hospitalité du travail qui sont placées par les soins de la supérieure et par les femmes de bien, protectrices de l’œuvre, sont de deux catégories : les unes, que la misère, la misère seule, a réduites en cet état déplorable, sont sauvées dès qu’elles trouvent le pain, l’abri, la besogne et le gain assuré. Les autres qui ont des tares dans leur vie, qui ont fait l’expérience des mauvais chemins où mène l’abandon de soi-même, et qui, dans la maison d’Auteuil, ont été astreintes à une sorte de retraite dont le calme les a peut-être pénétrées, les vicieuses, en un mot, sont-elles relevées? Sans exagération, on peut répondre oui, pour la presque totalité. Le bon traitement, la douceur, la discipline de l’existence, la régularité du travail, la liberté de conscience absolument respectée, ont produit leur effet. L’apaisement s’est fait dans ces âmes inquiètes, l’esprit de révolte s’est éteint, le cœur s’est dilaté sous l’influence des bontés maternelles. « Le petit troupeau marche tout seul, me disait la supérieure, il est rare que je ne sois pas satisfaite. » Une fois dehors, libérées de la règle, livrées à elles-mêmes, en condition, restent-elles ce qu’elles ont promis d’être, probes et honnêtes ? Oui, et on en a une preuve qui ne laisse aucun doute. Les médecins aliénistes reconnaissent qu’un de leurs malades atteint d’affection mentale ou nerveuse est radicalement guéri lorsqu’il conserve pour ceux qui l’ont soigné, pour la maison dans laquelle il a été traité, une gratitude constante, et dont l’expression cherche les occasions de se manifester. Il en est de même pour les malheureuses dont je parle ; leur reconnaissance est en raison directe de leur persistance dans le bien. On ne s’y trompe pas ; on sait que toute femme qui profite de ses jours de congé pour venir voir la supérieure, la remercier, qui s’informe de ses anciennes compagnes et regarde avec attendrissement la petite maison où elle a été recueillie, on sait que cette femme est dans la bonne route et qu’elle n’en déviera pas. Presque toutes celles que l’on a placées dans les circonstances que je viens de dire reviennent et témoignent à leur passé un sentiment qui est un gage pour leur avenir. Le fait est à signaler, car en général on aime les gens pour le bien qu’on leur fait et non pour le bien que l’on en reçoit.

La maison, lorsque je l’ai visitée, contenait 115 femmes, ce qui est à peu près le chiffre normal et ce qui est incompréhensible, car il est inexplicable qu’un si grand nombre de personnes paissent être comprimées sans étouffer dans un espace si restreint ; 115 femmes à héberger, à nourrir, à vêtir pendant les trois cent soixante-cinq jours de l’année, cela coûte cher. Elles ont beau travailler courageusement au profit de l’œuvre, l’œuvre ne pourrait subsister si elle n’avait d’autres ressources que les produits de l’ouvroir. J’ai entre les mains les comptes de 1883 ; ils sont intéressans à faire connaître et permettront de surprendre la charité privée sur le fait. Les dépenses se sont élevées ai chiffre de 50,628 fr. 40, ce qui est bien peu, car le loyer compte déjà pour 8,500 francs et les dons en linge et en vêtemens pour 3,300 francs. Le produit du travail, probablement soumissionné par un entrepreneur, représente 19,000 francs ; l’écart est considérable, pour faire face aux exigences de l’Hospitalité, il faut ajouter 40 000 francs : où les trouver ? Le ministère de l’intérieur accorde une subvention de 2,000 francs, et la préfecture de police qui, nous l’avons vu, est en relations de bienfaisance avec la maison d’Auteuil, lui donne 1,000 francs; l’écart est diminué, mais il faut qu’il soit comblé, sinon l’œuvre périrait. On s’adresse à la charité, qui répond en donnant par une quête 720 francs, à une vente 6,450 francs, et enfin 30,768 francs par souscription ou de la main à la main. De sorte qu’au 31 décembre, toutes dépenses payées, on reste avec 115 pensionnaires dans la maison et 310 francs en caisse. Quelle opération financière ! on ne calcule pas, on n’hésite pas, on inaugure avec confiance la nouvelle année. En vérité, le proverbe a raison : il n’y a que la foi qui sauve.

L’économie qui préside aux dépenses de la maison est prodigieuse et explique en partie la hardiesse avec laquelle on se jette dans l’inconnu avec la certitude de ne pas succomber à la tâche. Pour bien comprendre le rapport ou, pour mieux dire, la différence qui existe entre les nécessités à pourvoir et les ressources dont on dispose, j’ai examiné les comptes de la cuisine et j’ai été stupéfait. La nourriture est bonne, substantielle et supérieure à celle de bien des ménages d’ouvriers. Régulièrement et chaque jour, les pensionnaires font quatre repas : au déjeuner, la soupe et du pain de la veille; au dîner, la soupe, un plat de viande et un plat de légumes; au goûter, du pain; au souper, la soupe et des légumes; le dessert est exceptionnel et n’est jamais servi qu’à l’époque de certaines grandes fêtes. La provende est donc abondante; pour l’année 1883, elle n’a coûté que 36,440 francs, ce qui représente une dépense quotidienne de 0 fr. 86 1/2 pour la table de chaque pensionnaire. Le vin est exclu des repas; pour le prix que l’on y pourrait mettre, on n’aurait que des liquides frelatés et malsains; on l’a remplacé par de la bière brassée dans la maison même. En récapitulant et en divisant les chiffres que j’ai cités, on voit qu’une femme hospitalisée rapporte 0 fr. 45 par jour et que son entretien revient à 1 fr. 42. Le déficit entraînerait immédiatement la perte de l’œuvre si la charité privée se ménageait et ne fouillait dans sa bourse.

Le ministère de l’intérieur, appréciant les services que l’on rend à la population parisienne, n’a pas hésité, je viens de le dire, à octroyer une subvention à l’Hospitalité du travail. Le conseil municipal a été saisi d’une demande de subsides qui a donné lieu à un incident que je ne pourrais, sans déloyauté, passer sous silence. M. Cattiaux, rapporteur, a dit : « cette œuvre est religieuse, et votre commission vous propose le rejet de la demande. Il vous semblera peut-être étrange que moi, qui, en principe, refuse toute allocation à une œuvre où l’idée religieuse trouve place, je vienne parler de l’œuvre de l’Hospitalité. J’ai visité hier l’établissement. J’y ai vu venir des femmes qui reçoivent gîte et nourriture et peuvent rester jusqu’à ce qu’on ait pu les placer. J’y ai vu aussi une grande tolérance religieuse. Je me plais à reconnaître l’utilité de cette œuvre... » Et plus loin, répondant à une interpellation d’un de ses collègues : « J’ai constaté que l’œuvre était excellente, je le dis. Qu’elle vienne de droite ou de gauche, une œuvre bonne est toujours bonne, et je ne puis pas ne pas la trouver bonne. » Le directeur de l’assistance publique ajoute : « Le grand avantage de cette œuvre, c’est qu’elle place les jeunes filles et les empêche ainsi de tomber dans la mauvaise voie. Elle est très méritante, et je déclare que, pour ma part, j’en suis jaloux[5]. » C’est là un acte de bonne foi que l’on ne saurait trop approuver; il entraîna le renvoi du projet à la commission. Plusieurs conseillers municipaux voulurent, comme l’on dit, en avoir le cœur net et se rendirent à Auteuil; ils purent parcourir la maison, compulser les registres, prendre les faits sur le vif et voir la charité dans son labeur quotidien. La visite eut un résultat qu’il faut louer sans réserve; deux subventions de 1,000 francs chacune furent accordées par le conseil général et par le conseil municipal à l’Hospitalité du travail. Je sais que les robes noires et les guimpes blanches déplaisent à la libre pensée, mais on a eu le bon cœur et le bon esprit de ne point tenir compte de ce détail et de n’envisager que l’ampleur des services rendus. Qu’importe qui fait le bien, pourvu que le bien soit fait? Le jour où, à son allocation, le conseil munipal ajouterait le dégrèvement des frais d’eau et de gaz consommés dans la pauvre maison, qui est si hospitalière sans considération de secte, d’origine et de provenance, les ressources seraient augmentées d’autant et les malheureuses en profiteraient.

Cette hospitalité serait plus fructueuse encore, et presque sans limites, si l’œuvre était assez riche pour se développer sur un espace suffisant et pour s’outiller d’une façon sérieuse. La supérieure est persuadée qu’elle ferait face à tous les frais et se passerait des subventions, des souscriptions, des offrandes, si elle parvenait à réaliser son rêve, qui est de créer une blanchisserie. L’idée n’est point spécieuse et demande à être expliquée. Parmi les femmes qui entrent à la maison d’Auteuil, il y a des ouvrières, des servantes, des institutrices, nous l’avons déjà fait remarquer ; mais la plupart sont des journalières, c’est-à-dire de pauvres créatures ne sachant aucun métier, qui se disent aptes à tout et ne sont bonnes à rien. Celles-là, auxquelles on n’a pas le loisir d’enseigner la couture, sont employées dans la buanderie; avec le système actuel des lessiveuses et des laveuses mécaniques, une femme peut, sans apprentissage préalable, blanchir le linge convenablement et produire un gain dont profilerait l’œuvre commune. Aujourd’hui, à l’Hospitalité du travail, la buanderie ne peut contenir qu’un nombre très limité d’ouvrières, et elle est de proportion tellement minime qu’elle est encombrée par le seul linge de la maison. C’est une sorte de cave ; le fourneau, le cuvier à lessive, les auges à rincer, laissent à peine la place de se mouvoir ; le repassage se fait sous les combles, dans un grenier où l’on étouffe et où l’on se heurte la tête contre les solives. Dans la maison que l’on occupe, ne possédant que des ressources aléatoires, il est impossible de donner à la buanderie des dimensions qui permettraient d’en retirer un produit dont l’Hospitalité, c’est-à-dire la misère, bénéficierait. Ce serait tout autre chose si l’on pouvait établir une véritable blanchisserie, avec machine à vapeur et cuves de cuivre, dans de larges salles où les laveuses, debout devant les bassins, savonneraient, battraient, rinceraient le linge venu de l’extérieur, apporté des collèges, envoyé par les couvens, expédié par les particuliers. Les journalières, promptement devenues de bonnes laveuses, assureraient la prospérité de l’œuvre, et la rémunération de leur travail serait pour la maison une cause d’accroissement et une source de bienfaits. La supérieure est absolue dans son affirmation : « Le jour où nous aurons une blanchisserie, l’œuvre se suffira à elle-même et croîtra. » Plaise à Dieu qu’elle ait bientôt une blanchisserie !

La besogne ne chôme pas dans la petite maison, où le labeur est rendu plus fatigant encore par la distribution irrégulière et l’insuffisance du local. Si l’on est étonné d’y voir 115 femmes entassées, on est surpris que 9 religieuses seulement puissent subvenir aux nécessités d’un service ininterrompu. C’est du matin au soir qu’il faut être sur pied pour répondre aux malheureuses qui arrivent, pour recevoir les maîtres qui viennent demander une ouvrière ou une servante, pour diriger celles qui partent en condition, pour raffermir celles qui se découragent, consoler celles qui se désespèrent et verser à toutes le bien dont elles ont besoin. C’est là l’œuvre vraiment religieuse et charitable qui à toute minute s’accomplit, se renouvelle et ne se lasse pas. Une journée passée dans le parloir en apprend plus sur la misère de la femme et sur l’action de la charité que toutes les dissertations des moralistes et que tous les sermons. On les voit aux prises dans ces luîtes secrètes où l’âme se déploie tout entière. Si multiple, si farouche, si implacable que soit la misère, la charité ne recule jamais : elle aussi, elle prend toutes les formes, et à toutes les cruautés du sort elle oppose toutes les douceurs d’une maternité que rien n’épuise et qui semble se féconder à mesure qu’elle pénètre plus profondément dans les stérilités de l’infortune. De toutes les voluptés, la plus exquise est peut-être le sacrifice de soi-même.

Une œuvre comme celle de l’Hospitalité du travail pourrait-elle être dirigée administrativement par des fonctionnaires relevant du ministère de l’intérieur ou de la préfecture de la Seine? Je ne le crois pas. Jamais une femme salariée, quel que soit son salaire, ne pourra faire ce que fait naturellement une religieuse qui n’est point payée, qui mange quand tout le monde a mangé, qui se couche quand tout le monde est couché et qui se lève avant que personne soit levé. Pour rechercher de tels travaux, les aimer, s’y donner sans mesure, y trouver sa récompense et n’en demander nulle autre, il faut avoir la vocation du dévoûment et croire que l’on obéit aux injonctions d’une pensée supérieure. La régularité, l’économie, l’esprit de direction sont indispensables à de telles fonctions, mais que seraient ces qualités administratives si elles n’étaient dominées, et pour ainsi dire, enveloppées par la tendresse qui s’inquiète du mal dans l’espoir de le guérir et qui pénètre l’âme avec la volonté de la sauver? C’est précisément ce qu’il y a de surnaturel dans la foi qui lui permet d’accomplir des œuvres que l’on dirait surnaturelles, tant elles nous paraissent grandes et secourables. Si, à cette foi qui ne doute de rien parce qu’elle ne peut douter d’elle-même, on substitue l’autorité des employés et des bureaucrates, nul effort ne pourra remplacer l’action des croyances qui s’affirment en épousant toutes les douleurs et en s’associant à toutes les infortunes. L’être humain ne vit pas seulement d’abstractions; à défaut de réalités tangibles où fixer l’espérance qui pour lui est le premier des besoins, il s’attache à des conceptions dont il fait sa force et dont il récolte une inépuisable vigueur pour le bien. A ceux dont la récompense n’est point de ce monde nul sacrifice ne semble pénible. Au-delà de cette vie ils aperçoivent un point lumineux vers lequel ils marchent sans détourner la tête. Plus l’action qu’ils accomplissent est pénible, plus le dévoûment dont ils font preuve est absolu et plus le point lumineux grandit en se rapprochant d’eux. La certitude d’entrer dans la lumière les pousse à des actes dont profite le peuple de la misère et de la souffrance. C’est pourquoi on est criminel de chercher à éteindre cette lumière. J’ai connu un homme de bien qui a subi de dures déceptions en croyant à la vertu des foules et au désintéressement universel ; vieilli, il s’est réfugié dans les idées abstraites : « Vous montez haut, lui dis-je un jour. » Il sourit en me répondant « : Oui, mais je monte dans le vide. » — J’ai gardé souvenance du mot. Ce n’est pas dans le vide que s’élèvent les femmes qui protègent et dirigent l’Hospitalité du travail.


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, du 15 mai, du 1er juillet, du 1er août 1883, du 1er février et du 1er mars 1884.
  2. Voyez la Revue du 15 mai 1883.
  3. La maison de Bourg-la-Reine, où Anne Bergunion, quittant la rue des Postes, établit ses jeunes filles aveugles et forma le noyau de la communauté des Sœurs de Saint Paul, est occupée actuellement par des religieuses de la congrégation de Notre-Dame-du-Calvaire, qui y élèvent et y instruisent 200 sourdes-muettes.
  4. Voyez la Revue du 1er mars.
  5. Voir le Bulletin municipal officiel du 29 décembre 1883, page 1838.