La Charité privée à Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 57 (p. 270-300).
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LA
CHARITE PRIVEE
A PARIS

II.[1]
LES DAMES DU CALVAIRE.


I. — MADAME VEUVE GARNIER.

Chevalier errant de la monarchie que l’on allait décapitée, blessé, tout boursouflé par la petite vénale, agonisant, abandonné par le capitaine du navire qui devait le transporter hors de la France, contre laquelle il avait combattu, Chateaubriand fut recueilli, soigné, sauvé par la femme d’un pilote anglais ; il lui doit la vie et ne l’a pas oublié. En rappelant dans ses Mémoires cet épisode de sa jeunesse, il s’écria : « les femmes, ont un instinct céleste pour le malheur. » Cette exclamation, je n’ai pu la retenir en visitant la léproseries où les Dames du Calvaire sont à l’œuvre. Ce n’est point une congrégation religieuse ; elles forment entre elles une association libre et laïque ; aucun vœu ne les enchaîne, aucun costume ne les distingue ; elles sont du monde et ne l’ont point quitté ; elles ont leurs malades à l’infirmerie, il est vrai ; mais elles ont leurs enfans à la maison, leurs relations, leurs plaisirs, leurs devoirs de société ; si elles consacrent une partie de leur temps au soulagement d’incurables misères, si elles abandonnent spontanément les raffinemens de leur existence pour venir panser des cancers et laver des dartres rongeantes, c’est qu’il leur plaît de faire ainsi pour obéir aux impulsions de la foi qui les anime.

L’œuvre est d’hier ; elle germe à Lyon à peu près à l’époque où les Petites-Sœurs des pauvres commencent à Saint-Servan leur apostolat de charité ; mais nul prêtre ne l’inspire ; elle est conçue tout entière par une femme veuve, que la douleur et les regrets conduisent à l’amour de ce qui souffre et au sacrifice de soi-même. Elle était née à Lyon le 17 juin 1811 et s’appelait Jeanne-Françoise Chabot ; son père, négociant de quelque aisance, lui fit donner l’éducation qui suffisait alors aux filles de la bourgeoisie moyenne. Elle me paraît avoir été douée d’une nature exubérante ; elle a été extrême dans le bien, elle aurait pu être excessive dans le mal ; elle devait être passionnée, « de premier jet, » passant avec rapidité de la résolution à l’action, ne réfléchissant guère et sautant volontiers par-dessus les obstacles, dont elle ne mesurait pas la hauteur ; elle était de celles dont on dit familièrement : « Mauvaise tête et bon cœur. » Lorsque l’âge fut venu de l’apprentissage scolaire, on la mît au couvent de la Visitation. Elle n’y fut point docile ; elle regimbait, je crois, contre la règle, elle chansonnait les religieuses et n’était point matée par les châtimens. Un incident futile, amplifié sans doute par l’esprit étroit des sœurs, la délivra. Volontairement ou involontairement, elle avait brisé une cruche ; il paraît que le méfait était grave ; l’écolière fut punie plus que de raison et humiliée. L’enfant, blessée dans son bon sens et dans son esprit de justice, se révolta et déclara qu’elle mettrait le feu au couvent. Les béguines de la Visitation ne crurent pas devoir conserver une élève aussi récalcitrante, et elles la rendirent à sa famille. Vingt ans auparavant, Lamartine s’était sauvé d’un pensionnat lyonnais, où ses maîtres le martyrisaient.

La future mère des Dames du Calvaire chassée d’un couvent, il y a là de quoi faire réfléchir. J’y insiste, car le mal est permanent et ne semble pas près de prendre fin. Le but de l’instruction doit être de reconnaître les facultés de l’enfant, de les développer, de les féconder et de le mettre à même d’en tirer parti au cours de l’existence pour l’agrandissement intellectuel, l’accroissement de la richesse, ou les services à rendre au pays, dans l’état actuel de l’enseignement, quel que soit le principe en vertu duquel il est distribué, quelle que soit la bannière qu’il ait arborée, les pédagogues ne tiennent compte ni du caractère, ni des sentimens, ni des vocations de l’écolier ; ils ne lui demandent, ils ne lui imposent que la soumission à une règle uniforme. Hors de la discipline point de salut ! La discipline est inflexible, elle ne se plie à aucune exception, mais les natures les plus exceptionnelles sont contraintes de s’y plier. Il en résulte des révoltes de l’esprit, des actes d’insubordination, la stérilité des études et l’absence d’éducation. Les maîtres n’en sont pas moins persuadés de l’excellence de leur système, qui laisse la cervelle en friche pour ne s’occuper que de la conduite extérieure et des fautes contre les règlemens. Quelques-uns d’entre eux, ivres de leur importance, s’imaginent que c’est là le moyen de « forger les âmes ; » ils ne s’aperçoivent pas qu’ils les dépriment, les corrompent ou les exaspèrent. Jeanne-Françoise Chabot ne se laissa pas « forger » au couvent de la Visitation, et j’estime qu’elle a sagement agi. Rentrée au domicile paternel, elle y trouva les exemples et les soins d’une famille honnête qui sont indispensables à l’enfant et dont les préjugés scolaires sont souvent l’opposé, sinon l’ennemi.

Dans le milieu où elle était née, où elle se sentait aimée, elle se façonna elle-même, Dieu merci ! Elle sut conserver l’indépendance de son caractère ; elle sauva la vitalité de son initiative, sans quoi l’on ne fait rien de bon en ce monde. On peut se figurer qu’il y eut des bourrasques, des rêves exaltés, des aspirations vers un idéal entrevu et que la destinée ne permet pas d’atteindre ; qu’importe ! Les âmes appelées aux fortes œuvres planent dans des espaces intermédiaires, où elles sont saisies par des conceptions que le vulgaire ignore. En 1830, Mlle Chabot épousa M. Garnier ; elle avait alors dix-neuf ans. Union médiocre dans le petit commerce ; le mari travaillait, la femme tenait le comptoir ; la jeune fille qui s’était insurgée contre la discipline conventuelle fut une épouse modèle dans toute l’acception du terme. Elle aimait son mari, et elle employait son énergie, — cette énergie virile que l’on avait souvent essayé d’efféminer, — à mieux se soumettre et à ne résister jamais. Elle était heureuse ; mais le bonheur n’a point de durée dans la race humaine. Deux fois elle fut mère ; à vingt-trois ans, elle avait perdu ses enfans et elle était veuve.

L’ardeur de sa nature éclata dans son désespoir ; elle fut violente, elle fut outrée ; sa maternité était brisée ; la mort avait précipité trop de vides autour d’elle ; elle sombrait et se sentait si accablée qu’elle en poussait des cris de détresse. Elle fut lente à se résigner, à se courber sous un destin que rien ne pouvait réparer, à accepter de n’avoir plus personne à aimer ; j’imagine que la lutte a été très dure en elle et que, sans les convictions religieuses dont elle était pénétrée depuis l’enfance, elle n’en fût point sortie sans dommage. Elle n’avait pas de fortune ; la mort inopinée de son mari compromettait le succès des opérations commerciales ; elle liquida sa situation et se retira avec 1,200 francs de rente : à peine de quoi ne pas mourir de faim. C’est avec de telles ressources qu’elle sera bientôt conduite à entreprendre une œuvre d’une charité inexprimable. Une fois de plus, je ferai remarquer que ces créateurs d’institutions bienfaisantes, de maisons de refuge pour les malheureux, les enfans estropiés, les vieillards délaissés, pour les incurables, sont des gens qui ont souffert et que la vie a broyés. L’œuvre des Dames du Calvaire est née de la douleur d’une veuve.

Avec la fougue qui était un de ses caractères distinctifs, Mme Garnier se tourna plus vivement encore que par le passé vers la religion ; elle lui demanda, non pas de lui rendre ce qu’elle avait perdu, mais de la calmer, et de lui donner de quoi apaiser ce que la mort de tant d’êtres adorés laissait d’inassouvi en elle. Elle se consacra aux œuvres de paroisse ; elle quêta pour les pauvres, habilla les petits enfans nus, tricota des bas, fit des vêtemens, et grimpa dans les mansardes pour y porter des aumônes, des consolations et du pain. Ils sont nombreux, sous les toits de Lyon, les pauvres gens auxquels la misère n’est pas clémente. Pendant le règne de Louis-Philippe les émeutes, les épidémies[2], les chômages n’ont point épargné la ville : Perrache, La Croix-Rousse et La Guillotière peuplent les hospices et meurent dans les hôpitaux. Là, il y a deux villes : le siège du primat des Gaules et Commune affranchie ; la ville catholique et la ville révolutionnaire ; l’une panse l’autre, l’aide à vivre, l’aide à mourir. Mme Garnier trouvait là un champ d’action d’une fécondité lamentable ; sa charité pouvait s’y répandre à l’aise, sans jamais s’épuiser. C’était une quêteuse intrépide et que rien ne rebutait ; elle se montrait résolue jusqu’à l’importunité en demandant pour les autres. On avait remarqué son activité sans lassitude ; on eût dit qu’elle réclamait les besognes les plus dures, les plus fatigantes, comme si elle eût voulu se fuir et ne point rester en tête-à-tête avec elle-même. On satisfaisait autant que possible à ce besoin d’expansion qui la tourmentait, et, parmi les visites à faire aux malades, on lui réservait les plus lointaines.

Un jour, on lui désigna une femme qui demeurait dans le quartier de la Glacière ; c’était, disait-on, une femme abandonnée de tous et rongée par un mal effroyable. Était-ce une lépreuse ? On l’a dit, je ne le crois pas. La lèpre est devenue tellement rare en nos pays de France, que l’on peut affirmer presque avec certitude qu’elle n’y existe plus. Dans une bauge mansardée, au milieu d’exhalaisons fétides, Mme Garnier trouva une femme couchée sur des chiffons empestés et dont le corps n’était plus qu’un ulcère. L’ivrognerie, la débauche et ce qui s’ensuit semblaient avoir frappé sur cette créature leurs coups les plus formidables. Elle était farouche et ne répondait pas lorsqu’on lui parlait. En vain, Mme Garnier essaya-t-elle de l’attendrir, elle n’en put tirer un mot. Le spectacle était affreux et la puanteur était horrible. Mme Garnier revint le lendemain et les jours suivans. Elle s’était fait une sorte de large blouse qu’elle passait par-dessus ses vêtemens avant de pénétrer dans le cloaque ; elle nettoyait la chambre, secouait le paquet de haillons et de copeaux qui faisait office de lit, lavait la malade, la pansait ; elle était obligé d’aller sur le palier aspirer une bouffée d’air et revenait continuer cette besogne surhumaine. La misérable n’y comprenait rien et se laissait faire ; tant de dévoûment, des soins si pénibles et si constans la pénétrèrent et amollirent son cœur. Un jour, elle baisa la main de Mme Garnier et pleura.

Lorsque Job, assis sur la cendre, frappé d’une lèpre maligne depuis les pieds jusqu’à la tête, eut pris « un tesson pour se gratter, » ses amis vinrent le voir ; ils se placèrent près de lui et, pendant sept jours et sept nuits, ils le regardèrent sans oser parler. Aucun d’eux, ni Éliphaz de Théman, ni Bildad de Schoua’h, ni Tsophar de Naamah, ne pensa à faire couler de l’eau sur ses plaies vives, à changer sa tunique souillée, à entourer ses ulcères de linge propre ; nul n’imagina de lui venir en aide et d’emporter dans un lieu de secours cet homme qui avait été « le plus grand des pays d’Orient. » Ses trois amis se contentèrent de philosopher avec lui, d’échanger des arguties scolastiques, et d’écouter une dissertation d’histoire naturelle sur Béhémot et Léviathan. Mme Garnier ménagea les aphorismes ; mais elle ne ménagea ni la charpie, ni le vin sucré, ni la bonne nourriture, ni les consolations, — les consolations de tendresse et d’espérance qui vont à l’âme et y font briller des lueurs que l’on ne soupçonnait pas. Elle ne ménagea pas non plus ses démarches, car elle réussit à obtenir pour sa protégée une place à l’hôpital. L’aspect, l’odeur de cette infortunée, étaient tels que la première fois que l’aumônier s’approcha d’elle, il recula et fut sur le point de s’enfuir. Mme Garnier était là, elle comprit l’horreur involontaire dont le prêtre était saisi, et, comme pour lui donner courage, elle s’assit sur le lit de la malade et la tint embrassée. « La lépreuse » ne pouvait survivre, elle mourut bientôt ; mais elle partit fortifiée, sans haine, sans colère, enfin calme, et regardant vers des régions lumineuses qu’on lui avait fait apercevoir au-delà du tombeau.

Pour les intelligences naturellement disposées aux larges conceptions, un fait simple suffit parfois à ouvrir le domaine de l’inconnu : Une pomme tombant d’un arbre révéla, dit-on, à Newton, les lois de la gravitation ; dans le monde moral et pour les cœurs fervens, les phénomènes se produisent de la même manière. Les soins prodigués à une lépreuse perverse et résistante furent pour Mme Garnier le point de départ d’une création dont la grandeur est pour surprendre. Ce qui s’agita en elle, on peut le deviner. — Quoi ! dans nos villes, à côté du luxe qui s’affiche, de la débauche qui s’étale, il y a des misères pareilles, des maux sans merci, des décompositions anticipées, des souffrances sans nom et des êtres que nul espoir ne soutient ! Ces malheureux ne peuvent être admis dans les hôpitaux ordinaires, parce qu’ils sont incurables ; les hospices réservés aux incurables refusent de les recevoir parce qu’il n’y a pas de place ; faut-il donc les laisser périr au milieu de leurs sanies, sans secours, sans une bonne parole promettant les compensations futures, sans un verre d’eau pour étancher leur soif, comme des loups blessés crevant au fond des bois ? Non, il faut les rechercher, les recueillir ; panser leurs plaies, apaiser le tumulte de leur âme, laver leur corps et nettoyer leur esprit. Les femmes seules sont capables de ces dévoûmens prolongés qui ne reculent ni devant la fatigue, ni devant le dégoût, ni devant l’ingratitude ; et parmi les femmes, celles qui gardent au cœur le deuil permanent da veuvage, qui se sont données à Dieu pour être non pas consolées, mais rassérénées, qui ont demandé à l’amour divin de calmer les douleurs de l’amour terrestre, les veuves, en un mot, convaincues des vérités supérieures et chauffées par la foi, sont plus que toutes autres aptes au grand labeur de la charité. — Donc, on adoptera les femmes incurables et on les confiera aux soins des femmes veuves. C’est là le principe de l’œuvre ; en n’en a pas dévié.

Forte de son projet et résolue à le réaliser, Mme Garnier se mit en chasse ; l’expression n’a rien d’excessif : elle pénétra dans les Brotteaux et fouilla la Guillotière, où ne manquent ni la misère, ni la maladie. Elle y trouva une jeune fille, retirée de la fournaise d’un incendie, vivante encore, défigurée, excoriée, sanguinolente. Elle loua une chambre et y installa Marie « la Brûlée, » dont elle devint la mère et se constitua la sœur gardienne ; auprès de cette malade, elle put bientôt conduire deux cancérées. Que l’on se rappelle la chambre de Jeanne Jugan, où Marie Jamet et Virginie Trédaniel apportaient les vieilles infirmes de Saint-Servan ! A Lyon aussi, l’œuvre va naître sous l’inspiration d’une pauvre femme qui ne s’inquiète ni de sa faiblesse, ni des difficultés et qui ne compte que sur son grand cœur à travers lequel elle aperçoit la Providence. Deux veuves s’étaient jointes à elles et l’aidaient. Le noyau de l’association est formé.

La chambre était petite, les trois malades la remplissaient et s’y trouvaient à l’étroit, Mme Garnier rêvait de louer une maison, d’y transporter ses incurables, d’y amener toutes celles qu’elle pourrait découvrir et d’appeler près d’elle les veuves chrétiennes dont la foi désirait s’exercer par des actes moins platoniques que la prière et la méditation. Il lui fallait de l’argent et l’on sait qu’elle était sans fortune. Elle entra en campagne, expliquant son projet, et demandant que l’on s’y associât. On l’écouta avec étonnement, on leva les épaules, et plus d’une fois on lui dit : « Vous êtes folle ! » Non, certes, elle n’était point folle, mais elle était exaltée, et dans la vie un grain d’exaltation ne nuit pas à ceux qui, pour toucher au but, doivent secouer l’indifférence humaine, vaincre l’égoïsme et réveiller la générosité. Elle était hardie, elle était tenace : dix fois dans la même journée, elle livrait assaut à la même personne ; pour se débarrasser d’elle on déliait les cordons de la bourse ; elle emportait l’aumône et courait à ses malades. Elle avait de l’emphase dans le geste et dans la parole ; elle plaidait si passionnément la cause à laquelle elle s’était dévouée, qu’on la prenait pour une visionnaire et même pour une actrice. Elle ne s’en blessait pas : elle avait la vision nette du bien qu’elle voulait faire ; elle jouait son rôle de solliciteuse, elle le jouait si parfaitement que souvent elle se retirait les mains pleines. Tant d’objections s’élevaient néanmoins contre elle, tant d’observations lui avaient été adressées, qu’elle éprouva quelques doutes et se demanda si l’œuvre qu’elle voulait entreprendre ne serait pas frappée d’impuissance, dès le début, par sa grandeur même et par le courage, pour ne pas dire l’héroïsme, qu’elle exigerait. C’était une femme de résolution subite ; tout à coup, l’idée lui vint d’aller, soumettre son projet à l’archevêque de Lyon, qui était le cardinal de Bonald ; elle se rendit immédiatement près de lui et lui exposa le plan de l’association qu’elle voulait former. Le cardinal la laissa parler sans l’interrompre, puis il lui dit : « Votre projet est bon, la réalisation en sera difficile, mais Dieu vous aidera ; marchez sans crainte, et comptez sur moi. » Après un instant de réflexion, il ajouta : « Votre œuvre sera nommée : l’association des Dames du Calvaire[3]. » L’œuvre était approuvée et baptisée. La parole du cardinal ne fut pas inutile ; dans Lyon la catholique, ce fut un encouragement, ce fut un ordre. Bien des bourses jusque-là fermées s’ouvrirent et l’on put louer, dans la rue Vide-Bourse, une maisonnette où les incurables déjà recueillies furent installées. Marie « la Brûlée, » impotente et ne pouvant marcher, était tellement hideuse qu’un cocher de fiacre refusa de la recevoir dans sa voiture. Mme Garnier la chargea sur ses épaules et l’emporta. Ceci se passait le 3 mai 1843.

On avait « déménagé » trois malades ; la maison était assez spacieuse pour en contenir dix-sept, qui y furent bientôt ; le nombre des pensionnaires avait augmenté, celui des veuves qui les servaient et quêtaient pour elles s’était également augmenté. L’ardeur de Mme Garnier, dont on avait souri jadis, n’excitait plus que l’émulation ; l’œuvre de la « visionnaire » commençait à convaincre les incrédules et on s’empressait d’y participer. On put se déplacer, aller occuper une maison plus vaste, et, le 5 mai 1845, on s’établit à un endroit nommé les Bains-Romains, non loin de Notre-Dame de Fourvières, qui est un lieu de pèlerinage cher à la population lyonnaise. La maison, bien située, était déjà presque un hospice ; les dames veuves ne suffisaient plus à la besogne quotidienne, on leur adjoignit des filles de service qui purent les soulager et ne laisser aucun malade en souffrance. L’œuvre s’était développée dans des proportions et avec une rapidité inespérées ; on dut songer à lui donner une sorte de discipline définitive, et Mme Garnier en rédigea elle-même le règlement organique, tel qu’il est en vigueur aujourd’hui. L’œuvre se compose : 1° de dames veuves agrégées qui viennent à l’hospice panser les incurables ; 2° de dames veuves qui résident dans l’hospice et soignent les malades ; 3° de dames veuves zélatrices qui quêtent pour accroître les ressources nécessaires au traitement des malades et à l’entretien de la maison ; 4° d’associées qui versent une cotisation annuelle dont le minimum est de 20 francs. Tout le poids de l’œuvre porte sur des veuves : c’est l’ordre de la viduité : « Cette pauvre veuve, dit Jésus à ses disciples, a donné plus que les autres. »

Un article des statuts dit expressément : « Les dames sociétaires ne forment point une société religieuse proprement dite. L’association n’exige de ses membres aucun vœu ni perpétuel, ni temporaire. On peut en faire partie sans renoncer entièrement à sa famille, à ses biens, à sa liberté. » C’est là l’originalité de l’œuvre et sa force ; c’est ce qui lui permet un recrutement facile, c’est ce qui offre à certaines natures désireuses du bien, redoutant la contrainte, un attrait auquel elles ne résistent pas ; l’acte de la volonté individuelle est permanent et provoque l’acte de sacrifice. Cette disposition est à la fois ingénieuse et habile : on ne déserte point le poste que l’on a librement accepté et l’on accomplit avec joie la tâche que l’on s’est imposée à soi-même. Se figure-t-on ce que serait une armée de volontaires combattant chacun pour sa propre cause et à la place qu’il aurait choisie ? C’était là le fait du groupe qui s’était formé autour de Mme Garnier ; aile encourageait les autres par son exemple, l’exemple des autres l’animait ; entre ces veuves il y avait émulation de chaque minute : on était joyeux de découvrir de nouvelles incurables, on était heureux d’avoir réuni de nouvelles ressources ; celles-ci ne manquaient pas à Lyon, qui est une ville riche, peu luxueuse, économe et charitable. Mme Garnier savait solliciter ; son dévoûment, du veste, était si large que l’on aimait à s’y associer. Elle le vit bien, lorsque, ne consultant personne et obéissant à une de ces impulsions qu’elle ne savait modérer, elle fit une « folie » qui aurait pu compromettre à jamais son œuvre et qui cependant lui donna de plus fortes assises.

Quoique l’on eût changé de logement, on était toujours à l’étroit, car les malades étaient plus nombreux que les lits dont on pouvait disposer. On avait utilisé tant bien que mal d’anciens bâtimens, mais ils devenaient insuffisans à mesure que l’œuvre se dilatait, et Mme Garnier ambitionnait d’avoir un véritable hospice, construit sur ses plans, aménagé pour le service des incurables, et assez vaste pour permettre de ne jamais fermer la porte aux postulantes. Elle apprit qu’un vieux domaine, nommé le dos de La Sarra, situé sur les coteaux de Fourvières, était à vendre : l’ancienne maison, un peu délabrée, avait la réputation excessive d’être un château. Tout autour s’étendait un terrain où bien des bâtisses pouvaient trouver place. Mme Garnier alla trouver le propriétaires le vit huit fois au cours de la même journée, le pria, le supplia, l’émut, le troubla et obtint de lui une réduction de 80,000 francs sur le prix demandé ; on se frappa dans la main et le marché fut conclu. Or, Mme Garnier aurait pu fouiller dans la caisse de l’œuvre des Dames du Calvaire, elle n’y aurait même pas trouvé de quoi acquitter les frais de vente. Aidée de Mme Girard, que l’on pourrait appeler sa première assistante, elle redoubla d’efforts et d’éloquence ; elle réunit toutes les personnes qui, à un titre quelconque, participaient à l’œuvre, et leur expliqua qu’il lui fallait de l’argent, non-seulement pour payer le clos de La Sarra, mais encore pour édifier un hospice, parce que la maison d’habitation ne pourrait suffire qu’au logement des dames sociétaires et des filles servantes. C’était de quoi faire jeter les hauts cris ; nul ne se plaignit ; on avait adopté l’œuvre, on désirait lui donner un développement approprié au but entrevu, on s’imposa des sacrifices qui lurent onéreux ; on apporta toutes les sommes que l’on put recueillir ; pour le reste, on prit des engagemens qui furent régulièrement tenus. On était propriétaire du clos, on avait de quoi bâtir et l’on se mit au travail.

À mesure que l’œuvre grandissait, Mme Garnier sentait s’élargir la mission de bienfaisance dont elle était l’apôtre. Non contente de ramasser des incurables, elle voulut rechercher les cancers de l’âme et les guérir. Puisque l’on allait avoir de la place, pourquoi ne pas ouvrir un refuge aux filles perdues que la débauche a lassées et qui peut-être n’ont besoin que de quelques secours moraux pour rejeter, toute bestialité et reprendre rang parmi les créatures humaines ? Comme Mme de Beauharnais de Miramion au XVIIe siècle, comme aujourd’hui les Dames du Bon Pasteur, elle eût voulu avoir sous sa houlette le troupeau des filles repenties et ramener dans les voies droites toutes les brebis égarées. Ç’a été là le rêve de plus d’un grand cœur, et de cruelles désillusions ont atteint ceux qui ont tenté de le réaliser. Lorsque Mme Garnier fit confidence de ce nouveau projet aux Dames du Calvaire, elle se heurta contre d’invincibles et justes objections ; elle céda, ou, pour mieux dire, elle sembla céder. La charité est naturellement entêtée, elle a si souvent triomphé des obstacles qu’elle n’en veut tenir compte ; elle s’obstine, elle persiste ; elle excelle à se dérober aux observations, et, s’il le faut, elle se cache pour faire le bien, comme on se cache d’une action mauvaise. Dans ses courses à travers les misères, lorsqu’elle plongeait aux bas-fonds de la perversité, elle avait découvert une fille plus fatiguée ou moins rebelle que d’autres, qui avait semblé écouter ses paroles avec douceur. Il n’en fallut pas davantage pour faire croire à Mme Garnier qu’il y avait là une âme que l’on pouvait purger de toute corruption. Elle emmena cette fille avec elle au Calvaire, n’en souffla mot, l’enferma dans sa propre chambre, et, à force de soins maternels, d’encouragemens et de tendresse, s’imagina qu’elle parviendrait à l’arracher au vice. La conversion n’était point du goût de la pécheresse, qui, un beau jour, sauta par la fenêtre, décampa et reprit la clé des champs, la clé de la débauche et de la dégradation. Aventure qu’il était facile de prévoir et qui attrista Mme Garnier, mais qui, du moins, eut ce bon résultat de lui démontrer par l’expérience même que son projet était de ceux auxquels il est sage de renoncer. Les Dames du Calvaire n’eurent donc à soigner que les cancers matériels ; cela est suffisant.

L’installation nouvelle était terminée ; de grands dortoirs, un jardin, des ombrages, de l’air et du soleil donnaient à l’hospice une ampleur et des facilités de service que l’on ne connaissait pas encore ; on en prit possession le 2 juillet 1853 ; là, on était chez soi, sur son terrain, dans sa maison ; la fondatrice put se réjouir et espérer que des jours nombreux lui permettraient de veiller longtemps encore sur l’œuvre qu’elle avait créée seule et malgré des difficultés qui eussent fait reculer un cœur moins vaillant que le sien. Elle avait alors quarante-deux ans, elle était de bonne santé, point jolie, malgré une expression qui ne manquait pas de douceur, très alerte, de mouvemens brusques, démonstrative jusqu’à l’excès, et demandant à son énergie morale plus que ses forces physiques ne pouvaient produire. Depuis son veuvage, depuis bientôt vingt années, elle avait haleté sur les chemins de la bienfaisance, chemins rudes qu’il faut gravir plusieurs fois avant d’y récolter le fruit que l’on cherche ; sans repos ni merci pour elle, marchant nuit et jour, brûlée d’une ardeur qui dévorait sa substance, elle avait été le Juif errant de la charité, et plus lasse qu’elle ne le croyait, elle avait continué sa route, les yeux fixés vers le but qu’elle s’était promis d’atteindre. Ses angoisses avaient dû souvent être poignantes au milieu des obstacles qu’elle affrontait avec une impétuosité que ni les déceptions, ni les tracasseries des hommes de loi ne parvinrent jamais à ralentir. Elle n’avait rien ménagé en elle, ni l’âme ni le corps. Il arriva un instant où la matière surmenée refusa d’obéir. La pauvre femme était non pas au bout de sa tâche, mais au bout de ses forces, qu’elle avait usées dans un travail surhumain. Elle devait mourir à la peine, tuée par son propre apostolat. La révoltée qui était en elle, qui jadis, aux jours de l’enfance, menaçait d’incendier le couvent et qui, après tout, lui avait peut-être insufflé son indomptable volonté, la révoltée subsistait. Elle se redressa contre la mort et n’en voulut pas ; il lui semblait qu’elle avait encore du bien à faire et elle se refusait à partir. Il lui fallut un grand effort pousse soumettre ; elle pensa à ceux qu’elle avait aimés, à ceux qui l’avaient précédée, à ceux qu’elle allait revoir, et elle se résigna.

Au moment où tout espoir de la conserver était perdu, il se produisit un fait que je ne dois pas omettre. Dans ses courses à la recherche de ceux qu’elle pourrait sauver, Mme Garnier avait rencontré une femme de vie dissolue, qu’elle avait amenée au repentir. Cette femme, par suite d’héritages authentiquement établis, possédait un bijou précieux, une véritable relique, qui était la croix d’or que saint François de Sales avait portée. Dans l’effusion de sa gratitude, la fille repentie l’avait donnée à Mme Garnier. Sur son lit de mort, aux approches de l’agonie, la fondatrice de l’œuvre du Calvaire priait et tenait cette croix pressée sur ses lèvres. Le cardinal de Bonald la fit réclamer comme une relique appartenant à l’église ; Mme Garnier feignit de ne pas comprendre ; le cardinal fit plus que d’insister, il ordonna ; il agissait en qualité de supérieur ecclésiastique. On fut contraint d’obéir, mais pour ne point répondre par un refus péremptoire, la moribonde dut subir avec elle-même un combat cruel[4]. Je regrette un tel acte d’autorité ; j’estime que le cardinal de Bonald eût chrétiennement agi en laissant Mme Garnier, — une sainte, — mourir avec la croix de saint François de Sales entre les mains, et je pense que la place de cette relique était non pas dans le trésor de la cathédrale du primat des Gaules, mais dans la petite chapelle de l’hospice des Dames du Calvaire. Mme Garnier avait fait assez de bien au cours de sa vie, pour qu’on ne lui fît point de mal à l’heure de sa mort.

Deux ou trois jours après la violence morale qui avait été exercée sur elle, le 28 décembre 1853, Mme Garnier mourut. L’impulsion qu’elle avait donnée à son œuvre était si forte, que, loin de s’affaiblir, elle sembla recevoir une vibration plus puissante, car chacun rivalisa de dévoûment pour remplacer celle qui n’était plus. C’est là le fait des fondations de charité qui, s’appuyant sur une foi d’autant plus active qu’elle est plus sincère, correspondent à l’un des besoins impérieux que créent la cruauté de la nature et l’indifférence des hommes. Il suffit d’avoir conçu une œuvre pareille, pour qu’elle soit, en quelque sorte, obligée de naître, de prendre corps, de s’accroître, car les misères l’assaillent et la contraignent à se développer, fût-ce au prix de sacrifices et de labeurs sans cesse renouvelés. Pour certains cœurs haut placés, l’exercice de la charité devient une nécessité tyrannique, à laquelle on ne peut se soustraire. On n’est jamais quitte envers la bienfaisance, parce que l’on reconnaît que la souffrance ne se tient jamais quitte envers l’espèce humaine. On a beau redoubler d’efforts et d’activité, on ne sait où courir, car de tous les coins de l’horizon, de toutes les mansardes, de toutes les soupentes, de tous les grabats, on s’entend appeler. On loue une chambre, puis un appartement, puis une maison : on parvient enfin à construire un hospice ; on n’a repoussé aucune infortune, on a vécu de privations et de dégoûts, afin d’apaiser les chairs dolentes et les âmes aigries ; on a si impitoyablement rudoyé son existence, que l’existence vous abandonne, et lorsqu’à l’instant suprême on ne forme plus que le vœu de mourir en baisant une croix vénérée, un prince de l’église vous l’arrache des lèvres : c’est dur !


II. — L’HOSPICE DE LA RUE LOURMEL.

L’œuvre se développa aux lieux mêmes de sa naissance, et l’on put croire un moment qu’elle resterait confinée sur sa colline, dans ce clos de La Sarra que Mme Garnier avait si virilement conquis. Malgré le désir que l’on éprouvait de s’étendre et d’envoyer des « missions » dans différentes villes, on hésitait, car l’heure était mauvaise. La guerre avait ruiné bien des gens que la commune avait humiliés jusqu’au désespoir. Était-ce le moment d’essayer de s’établir à Paris et d’y faire appel à la charité épuisée ou affaiblie par les désastres que l’on venait de traverser ? On attendit jusqu’en 1874, et alors on se décida à agir. Mme veuve Lechat, femme énergique, qui possédait plus d’une des qualités de Mme Garnier et dont le visage solidement modelé avait quelque apparence d’un bouledogue attendri, ne douta pas de la générosité de Paris et lui demanda d’indispensables ressources. Quant aux malades, on savait d’avance qu’ils ne feraient point défaut. La propagande de Mme Lechat et de quelques veuves qui se réunirent à elle fut active ; on quêta, on mendia : « Pour les pauvres cancérées, s’il vous plaît ! » Bientôt on put louer et outiller une maison où l’on entra le 8 décembre 1874 et qui fut solennellement inaugurée deux jours après ; actuellement abandonnée par les Dames du Calvaire, cette maison existe encore, je l’ai visitée. C’est un berceau ; — je me suis repris, j’allais dire : une crèche.

Elle est située à l’angle de la rue Léontine et de la rue Alphonse. Je me doute bien que cette indication n’apprend rien au lecteur. Dans le XVe arrondissement, où fut jadis la plaine de Grenelle, que j’ai encore connue presque déserte, au fond du quartier de Javel, on a percé des rues que bordent quelques masures. Près d’un terrain maraîcher où verdissent des poireaux et des laitues, à proximité d’une petite chapelle dont les murs en plâtre ne semblent pas bien solides, un pédagogue plein d’illusions avait fait bâtir une école. Il n’y manquait que des élèves ; les deux marronniers qui ornent le préau ne les remplaçaient pas. il fallut abandonner la maisonnette scolaire. C’était bien loin, c’était bien insuffisant, mais on se répéta le vieux proverbe : « Petit à petit l’oiseau fait son nid » et Mme Lechat, assistée de quatre veuves, loua la maison pour y établir à Paris, la succursale des Dames du Calvaire. On s’aménagea ; l’ancien parloir et l’ancienne classe réunis purent contenir douze lits ; des chambrettes placées au premier étage, c’est-à-dire sous le toit, furent réservées aux dames résidentes ; on improvisa une chapelle dans une sorte de cabinet qui prenait jour sur le jardin maraîcher ; une cahute en pisé recrépi, qui aujourd’hui est une crémerie, faisait office de chambre des morts. C’était étroit et incommode ; actuellement c’est fort sale ; lorsque c’était « l’hospice des femmes incurables, » c’était propre et fourbi tous les jours. L’œuvre semble douée d’une force d’expansion naturelle, car lorsque l’on tenta de s’installer à Paris, on ne comptait que cinq dames associées ; au bout d’un an, il y en avait deux cent quarante-six. Comme Lyon, Paris s’empressa d’écouter les voix qui l’imploraient pour d’intolérables souffrances.

La maison, assise sur un terrain bas, n’était pas assez éloignée de la rivière ; on s’en aperçut lors des inondations de 1875 ; une nuit, on cria au secours et sauve qui peut ! L’eau se précipitait. Aller chercher de l’aide à la mairie, il n’y fallait pas songer, la course eût exigé une demi-heure, et c’était plus qu’il n’en fallait à la Seine pour battre les frêles murailles et les jeter bas. On invoqua quelques chiffonniers du voisinage, qui s’empressèrent ; on fit un barrage de tous les matériaux qui tombaient sous la main ; on n’arrêta pas, mais on retarda l’invasion de l’eau ; les malades ingambes s’enfuirent, on emporta les autres, et tout ce pauvre monde effaré, guidé, encouragé par les Dames du Calvaire, put se réfugier à l’asile Payen[5]. Les voisins ne s’étaient pas réservés ; ils avaient protégé la maison, dont le rez-de-chaussée baignait déjà dans l’eau, et ils avaient concouru activement au déménagement des incurables. On voulut les récompenser, ils refusèrent toute rémunération ; on insista, ce fut en vain ; ils disaient : « Nous savons bien que vous êtes des « madames, » mais vous soignez les malades et nous sommes heureux de vous avoir donné un coup de main. » Ils n’en démordirent pas ; à leur façon, ces braves gens avaient participé à l’œuvre du Calvaire.

Le second vicaire de la paroisse de Grenelle, l’abbé Raymond, était l’aumônier du petit hospice, il visitait les pauvres femmes que mange la bête cancéreuse, il leur disait la messe et les réconfortait à l’heure inéluctable qui si souvent sonne au-dessus des lits où reposent les condamnés. C’était, — c’est encore, — un homme jeune, dont l’accent méridional accuse l’origine. Avant de venir à Grenelle, il était à Belleville, où, pendant la commune, il connut les Trinquet, les Ranvier de l’endroit et ne faiblit point devant leurs menaces ; il y était pendant la guerre et il suivit les troupes qui allaient livrer la bataille de Champigny ; on pouvait avoir besoin de son ministère ; en tout cas, un infirmier de plus, robuste et dévoué, n’est jamais inutile aux blessés. Les soldats qu’il escortait n’étaient point très solides au feu ; il y eut de l’hésitation quand éclatèrent les obus ; puis on se débanda et l’on tourna les talons. L’abbé, à ce moment, ne se souvint. que du Dieu des armées, que l’on invoque avant le combat, auquel on rend grâce après le triomphe ; il se jeta au-devant des fuyards et les ramena. Au pas de course et face à l’ennemi cette fois, on passa devant un général de brigade ; un officier lui cria : « Où faut-il aller ? » Le général répondit en riant : « Suivez cette soutane, elle est dans la bonne route ! » Hélas ! malgré « cette soutane » et malgré « la bonne route, » on n’était pas dans le chemin qui conduit à la victoire.

La pauvre école transmuée en hospice était de dimensions si restreintes qu’elle en devenait inhospitalière. Où bâtir ? La place manquait ; on acheta un chalet portatif et on le roula dans un coin de la cour ; c’était un agrandissement, mais si médiocre qu’il était illusoire, A peine établie depuis une année, la maison ne pouvait plus suffire ni aux malades ni à leurs infirmières volontaires. Ne trouvera-t-on pas, comme sur les collines de Lyon, un clos de La Sarra, où l’on pourra construire un hôpital sérieux, un hôpital définitif dont les incurables et les Dames du Calvaire pourraient prendre possession ? Le clos existait rue Lourmel, non loin de la rue Léontine, à portée du boulevard de Grenelle et près d’un marché où il serait facile de s’approvisionner. Comment acheter et surtout comment bâtir ? Toujours de la même façon, en s’adressant à cette charité française, à cette charité chrétienne, qui jamais ne se récuse. Les femmes mirent de l’ardeur à demander et à donner ; l’une d’elles a livré ses diamans, qui étaient nombreux et de choix, à la seule condition que son nom ne serait jamais prononcé. Plus d’une de celles dont parle le monde, qui ont des titres retentissans, qui habitent des châteaux historiques et dont les aïeux suivirent Pierre l’Ermite, ont fait des économies sur leur toilette, n’ont pas renouvelé les harnais de leurs équipages pour glisser quelques billets de 1,000 francs dans l’aumônière des dames zélatrices ; au fond des bourses de quête on trouva des bracelets et des bagues. Je sais une femme élégante, et jeune, et jolie, - qui, pendant deux hivers consécutifs, ne porta que des robes de laine ; j’en fus étonné ; à cette heure, je n’en suis plus surpris.

Trois mille mètres de terrain furent achetés ; avec prudence, au fur et à mesure des ressources, on y éleva une maison hospitalière dont on prit possession à la fin de 1880. La première supérieure de Paris, Mme Lechat, qui par son activité avait tant contribué à la construction du nouvel hospice, n’y entra pas : on peut dire qu’elle mourut sur le seuil, le 24 septembre 1879. Pas plus que Mme Garnier elle ne s’était ménagée, mais moins heureuse qu’elle, elle partit avant d’avoir vu ses malades établies dans les conditions qu’elle avait rêvées pour elles. Le sceptre, — qui est une pince à charpie, — a passé aux mains de Mme veuve Jousset, dont le nom a de la célébrité dans la typographie parisienne ; si son règne n’est pas fait de douceur et de mansuétude, elle a l’apparence trompeuse.

Une petite porte basse qui pendant le jour n’est jamais fermée, comme si l’on craignait que la souffrance n’entrât pas assez vite ; un jardin en contre-haut soutenu par un mur de pierres meulières, jardin trop nouveau pour avoir déjà de l’ombrage ; les arbres, — qui pousseront, — sont actuellement remplacés par un hangar à l’abri duquel les incurables peuvent s’asseoir et s’envelopper d’air sans craindre le vent et les rayons du soleil. Au bout du jardin, l’hospice, vaste bâtiment construit de matériaux simples et solides, ouvert de larges baies, comme il convient à la demeure des maladies ; l’orientation est bonne ; si l’on montait sur les toits, on apercevrait les coteaux de Passy, les verdures du bois de Boulogne et le Mont-Valérien. Au-devant de l’hospice, semblable à la guérite d’une sentinelle avancée qui a repris son poste de combat, le chalet, le petit chalet roulant, annexe de la maison primitive, souvenir de la vieille école où l’on campa d’abord, que l’on a démonté et remonté ; il fait bonne figure et n’a point souffert dans son voyage. Aujourd’hui, c’est le cabinet de la supérieure et le parloir où l’on reçoit les visites ; aux murailles, deux bons portraits de Mme Lechat et de Mme Jousset, le Christ d’après Titien, Sainte Monique et Saint Augustin d’Ary Scheffer, le Repos en Égypte et la croix d’argent, la croix d’uniforme, qui est le seul emblème qui distingue les Dames du Calvaire lorsqu’elles sont de service. La maison est intelligemment distribuée, aérée, lumineuse, bien faite pour l’objet qu’elle doit remplir. Les couloirs de dégagement sont spacieux et l’on peut y circuler sans troubler le repos des malades. Une officine avec un grand fourneau pour les préparations pharmaceutiques et des lavabos qui ne sont que trop indispensables aux infirmières ; à côté s’ouvre la pharmacie, où je remarque un meuble en bois blanc et à tiroirs ; sur chaque tiroir, un nom ; c’est là que les dames agrégées serrent le tablier d’hôpital ; je lis des noms dont la plupart sont dignes d’être criés par un héraut d’armes[6]. En face ou à peu près s’étend le dortoir, où vingt lits entourés de rideaux de cotonnade reçoivent les incurables ; une ou deux chambres particulières sont réservées pour des enfans malades que l’on a recueillis dans, le quartier. De plain-pied avec le dortoir, la chapelle, froide et nue comme toutes les constructions trop neuves ; aux murailles, les tableaux d’un chemin de croix. Un escalier, accosté d’une pente douce munie de rails sur lesquels peut glisser un cercueil, conduit à la salle mortuaire, où sont déposées les pauvres femmes enfin délivrées de leur supplice. Là, mieux que dans les hôpitaux, on respecte les cadavres ; on ne les couche pas sur la dalle de pierre ou sur la planche de chêne ; on les étend sur un lit garni de matelas ; ils y restent exposés et entourés de prières jusqu’au moment où le couvercle de la bière se referme sur eux.

En pénétrant au second étage, on comprend que l’hospice compte s’agrandir et offrir plus de place aux malades. Là, en effet, tout est provisoire ; les cloisons du corridor central et des chambres sont en bois ; il suffira d’un coup de marteau pour les démonter, et alors on aura un second dortoir ample et très éclairé. Actuellement, et en attendant des ressources nouvelles, cet étage est réservé au logement des dames résidentes, que l’on pourrait aussi bien nommer les dames pensionnaires, car non-seulement elles soignent les cancérées, dirigent l’approvisionnement, veillent à la lingerie, à la buanderie, à la confection des bandes et des compresses, sonnent la cloche du réveil, tiennent les comptes, font les correspondances, passent les marchés avec les fournisseurs, assistent les malades à leur dernier moment, les lavent, les ensevelissent, les accompagnent à la chapelle, mais elles paient pension comme des voyageuses de la bienfaisance descendues au grand hôtel de la charité. Jamais nulle rétribution, d’aucune sorte, n’est réclamée aux malades, mais les infirmières paient le droit de vivre à leur côté et de se lever la nuit pour leur porter secours. Les chambres sont gaies et vivantes ; elles n’ont rien de la régularité morne qui parfois est si pénible à contempler dans « la clôture » des communautés religieuses.

Chacune des dames résidentes s’est meublée à sa guise ; le lit est en acajou et muni d’une bonne literie où le sommeil peut réparer les forces épuisées ; il y a des rideaux drapés, des tables couvertes ; de ces gracieux ustensiles dont les femmes aiment à se servir ; dès portraits sont pendus aux murailles et maintiennent en permanence le souvenir des absens ; des gants jetés sur un guéridon, un chapeau de dentelles noires accroché à une patère, un vague parfum d’iris ou de verveine rendent plus éclatant encore le contraste qui s’accuse entre des habitudes élégantes et une fonction devant laquelle plus d’un cœur viril succomberait. Du fond de la pharmacie et du dortoir des cancérées monte une odeur d’acide phénique qui est comme un rappel à la réalité ; ici, au second étage, c’est le lieu du repos transitoire ; en bas, c’est le lieu du labeur, du dégoût à vaincre, du sacrifice permanent. Là, les Dames du Calvaire, les veuves ont pu faire l’expérience que les chagrins s’allègent d’eux-mêmes et deviennent moins cuisans lorsqu’on leur donne pour compagne la fonction de soulager la souffrance, et elles reconnaissent que le meilleur moyen de ne pas trop s’appesantir sur ses propres douleurs est de toujours penser aux douleurs d’autrui.

Au dernier étage habitent les filles de service, jeunes pour la plupart, se dévouant aussi, car elles ne reçoivent pas de gages, vêtues d’un costume semblable et que je trouve d’apparence trop religieuse, car il convient avant tout de laisser à l’œuvre son caractère expressément laïque. Elles dorment dans un dortoir commun et vivent dans une salle commune, où je vois des machines à coudre, où l’on raccommode les draps, où l’on ourle les torchons, où l’on roule les bandes fraîchement lavées pour le pansement du lendemain. Ces trois étages s’élèvent sur un vaste sous-sol bitumé qui contient les appareils d’un calorifère et d’un ventilateur, la cuisine étincelante de cuivres, la chambre aux provisions, une serre qui m’a paru glaciale, et la salle à manger, — beaucoup trop froide — où les dames résidentes prennent leur repas.

La maison était à peine inaugurée qu’elle a failli être détruite ; l’inondation avait menacé la petite maladrerie de la rue Léontine, l’incendie s’est attaqué à l’hospice de la rue Lourmel. Dans la nuit du 17 décembre 1881, le feu prit dans une fabrique de câbles télégraphiques juxtaposée à la maison des Dames du Calvaire. Ce fut une des dames qui, réveillée à deux heures du matin par l’intensité des flammes, donna l’alarme en sonnant à toute volée la cloche de la chapelle. Tout le monde fut vite sur pied ; on ferma les compteurs à gaz, on ouvrit les robinets des bains, on leva et on habilla en hâte les malades afin de les sauver d’abord si le péril devenait trop pressant ; à cinq heures du matin, les pompiers, grâce à la pompe à vapeur de Passy, étaient maîtres du feu ; les murs de l’hospice étaient noircis et calcinés, on n’eut qu’à les réparer et l’on en fut quitte pour la peur ; mais la peur fut vive, et le souvenir de cette nuit redoutable ne s’est point effacé de la mémoire des dames résidentes.

Je n’ai encore parlé que des annexes où sont groupés le service et les servantes de la vraie maison, qui est le dortoir où l’on souffre, où l’on gémit, où l’on meurt ; on pourrait l’appeler la salle de l’extrême-onction, car c’est l’antichambre du repos ; celles qui viennent s’y coucher n’en sortent guère que pour s’en aller dans un monde où les plaies vives et les dartres rongeantes sont inconnues. Vingt lits : en 1882, vingt-six décès. L’infatigable faucheuse y est à demeure et ne se lasse pas de frapper. Pour les malheureuses qui sont là, défigurées, ouvertes, tuméfiées, la mort est l’anéantissement souhaité d’une chair saturée de tortures et la libération d’une âme à laquelle nulle espérance n’est interdite ; lorsqu’elle approche, on lui sourit. L’une me disait, — comme Alfieri, celle-là avait au front il pallor della morte e la speranza, la pâleur de la mort et l’espérance : « Puisque je suis incurable, pourquoi ne pas finir tout de suite ? » C’est une clinique de cancers d’une incomparable richesse, et le médecin, — le docteur Eugène Legrand, — qui soigne ces infortunées, a sous les yeux des objets d’étude et d’observation dont la diversité est désespérante. La nature est inépuisable dans l’invention des supplices qu’elle inflige aux humains, — qui, heureusement, ne sont que des mortels, — on dirait qu’elle s’ingénie à dérouter la charité et à la vaincre ; peine perdue : plus le mal est horrible et repoussant, plus la charité se fait active, ardente et courageuse. Quelque effroyable que soit la tâche, nulle dame du Calvaire n’a jamais reculé.

Les lits, convenablement espacés, sont enveloppés de rideaux blancs ; des formes étranges entourées de bandelettes mouillées de sanies sanguinolentes, disparaissent à demi sur les oreillers : ce sont les malades ; pourquoi la vie s’acharne-t-elle à ne point abandonner ces matières en décomposition ? En passant devant ces lits, plus lamentables à voir que les dalles de la Morgue, sur lesquelles reposent, du moins, des corps devenus insensibles, je me rappelais mes courses à travers le cimetière de Damas, lorsque je cherchais au milieu des tombes la masure où vivaient les lépreux, juifs et musulmans, parqués loin de la ville, jetés hors de l’humanité, qui s’en écartait avec épouvante, psalmodiant une plainte sans parole, car le voile de leurs palais était effondré, tendant une main sans doigts, car leurs phalanges étaient tombées, levant la tête pour voir, car leurs paupières boursouflées fermaient les yeux. Gonflés, recouverts d’écailles, ils achevaient de pourrir ensemble dans une puanteur telle que les chiens hurlaient et se sauvaient à leur approche. À cette époque (septembre 1850), un seul homme venait chaque jour les consoler et les secourir : c’était le supérieur de nos lazaristes. La parole de Mahomet : « Fuis le lépreux comme tu fuirais le lion, » n’avait pas été prononcée pour lui.

Il n’y a point de lépreuses à l’infirmerie du Calvaire, car la lèpre n’existe plus dans notre pays, qu’elle a tant ravagé jadis ; au XIVe siècle, dix-neuf mille léproseries en Europe, dont deux mille en France. On ne dit plus la messe des morts sur « le ladre ; » on ne le conduit plus solennellement, en chantant le De profundis jusqu’à sa « borde ; » on n’a plus à lui remettre en main « la cliquette, » qu’il doit faire bruire pour indiquer sa présence. Xavier de Maistre le chercherait en vain dans le val d’Aoste, il n’y est plus. Où le trouverait-il ? On dit qu’il existe encore dans certaines régions de la Suisse, de la Norvège et de la Suède ; en dehors de Damas ; je l’ai vu à Rhodes, à Jérusalem, à Naplouse, à Birket-ek-Karoum et dans la Calabre ultérieure deuxième, à Catanzaro, sur les bords du golfe de Squillace.

Pour n’être point la lèpre, les maladies que l’on soigne à l’hospice de la rue Lourmel n’en sont pas moins hideuses ; il faut avoir le courage de les regarder en face, car, sans cela, on ne pourrait apprécier, comme il convient, le prodigieux dévoûment des Dames du Calvaire ; que le lecteur m’excuse donc si j’appelle son attention sur des objets d’autant plus dignes de pitié que leur aspect seul est pour inspirer le dégoût. L’odeur d’acide phénique qui plane dans le dortoir et baigne les lits d’une atmosphère purifiante indique tout de suite que l’on vient d’entrer dans le domaine des plaies vives. Quelques malades ne sont point couchées ; assises et s’occupant à de faciles besognes, elles ont de la vaillance encore et peuvent, dans les beaux jours, marcher au long des allées du jardin. Un bandeau bossue de charpie leur coupe le visage en deux ; la paupière est rouge, l’œil est anxieux, les lèvres sont blafardes ; des boursouflures violacées marbrent la peau des joues ; si l’on enlève le bandeau, on voit le mal dans toute son horreur : c’est le lupus vorax, le loup dévorant, qui, de préférence, se jette au visage et le ronge. Lorsque le moyen âge voyait cette plaie abominable, il lui criait : « Noli me tangere ! Ne me touche pas ! » Lentement, avec des précautions de gourmet qui savoure un morceau succulent, il a mangé le nez, qui n’est plus qu’un nez de tête de mort, mais de tête de mort vivante, humide et saignante. Deux des malheureuses ainsi défigurées prisent encore et fourrent du tabac dans cette blessure qui met à nu les os et découvre les membranes intérieures. Une vieille tradition, qui date sans doute de l’antiquité, règne dans nos campagnes. Pour les paysans, cette dartre persistante et perforante, ce lupus, est une bête qu’il faut nourrir, car elle a toujours faim et détruit l’homme lorsqu’on la laisse manquer d’alimens ; de là un seul mode de médication : une tranche de viande appliquée et maintenue sur la plaie. On essaie aujourd’hui de la traiter par des scarifications répétées, par l’acide azotique ; on cite quelques cas de guérison ; mais les lupus que l’on a arrêtés dans leur marche étaient-ils bien des lupus ?

Ce mal qui lacère le visage, qu’il rend à la fois ridicule et horrible, est très douloureux ; sa persévérance n’est jamais stationnaire, mais sa progression est si lente qu’elle paraît Insensible ; il n’a point pitié du malade ! il le tue en détail, seconde par seconde et pendant des années. A l’époque où j’ai étudié la Salpêtrière, j’ai connu une femme qui occupait une place d’honneur dans la section des cancérées. Elle était alerte, un peu agitée, parlant sans cesse, et vivait, la tête abritée sous un vaste cornet en carton revêtu de calicot bleu qui ressemblait à un éteignoir et qui lui cachait complètement le visage. Jamais elle ne se regardait, elle avait horreur d’elle. Je voulus la voir, mal m’en prit. Un jour qu’elle passait près de moi dans le couloir de la salle Sainte-Cécile, je frappai du doigt le sommet de son cornet de façon à le faire basculer et à la découvrir. Elle me cria une injure et me donna un coup de pied ; je l’avais aperçue : le visage était une plaie où l’on ne reconnaissait plus que les dents et les yeux ; le lupus avait fait sa proie des lèvres, des joues, des paupières et du nez. Elle avait sa légende ; on disait qu’elle s’appelait Médée, comme la magicienne, qu’elle avait été actrice dans un petit théâtre, fort jolie, recherchée et de vie à outrance. Il n’en était rien. C’était une ouvrière émailleuse, nommée Victoire Médez, veuve de Charles Lerévérend ; née au mois de juin 1799, elle fut admise d’urgence à la Salpêtrière en 1853, car déjà elle était hideuse et à demi rongée. Elle n’est décédée qu’en 1871, âgée de soixante-douze ans ; une demi-heure avant sa mort, les maxillaires inférieurs se détachèrent et l’on vit des fosses de l’arrière-gorge ; est-ce au moins le lupus qui lui a donné le repos ? Non, c’est une fluxion de poitrine. J’ai cité cet exemple, qui n’est point une exception, pour montrer que le caractère de cette maladie est son implacable lenteur.

Parfois l’action est plus rapide, mais alors elle semble superficielle, ne s’attaque qu’au derme, respecte les muscles et ne broie pas les os. Une malade est là debout, on la dit guérie ; comment était-elle donc avant de l’être ? Le visage paraît en laque carminée, luisant, parsemé de pellicules épaisses et grisâtres, comme les squames d’un poisson mort ; le nez est tiré en bas, les lèvres sont rétractées, on dirait que la figure est contenue dans une peau trop étroite ; les sourcils sont tombés, les cheveux, ternes, sont rares, le cou est strié de rugosités, un œil est couvert d’une taie laiteuse ; l’épiderme en se reformant, après l’excoriation, a complètement oblitéré l’ouverture des oreilles, dont les lobes ont disparu. La pauvre créature entend, vaille que vaille, et peut répondre aux questions qu’on lui adresse. Elle n’est point sotte et se dit satisfaite d’être en si bon état. Elie va et vient dans la maison, et peut-être plus d’une malade dont la tête est entourée des langes du pansement, la trouve heureuse et envie son sort, qui est de rester épouvantable à voir.

Sur un lit bas j’aperçois une fillette d’environ treize ans ; le visage, déformé par le gonflement des maxillaires, à une apparence japonaise que ne démentent ni la vivacité des yeux, ni la chevelure relevée à la chinoise. L’expression est intelligente, la parole est vive, le sourire est doux et reconnaissant. Elle reste étendue sur le dos, immobile, diminuée, presque aplatie, n’ayant plus que l’usage de la main gauche qui s’agite au bout d’un bras maigre dont la chair est flasque et la peau jaunâtre. L’absence de phosphate de chaux dans les os les a réduits à l’état gélatineux ; avec un peu d’effort on nouerait les jambes comme un câble ; le bras droit a tellement dévié aux articulations que les doigts de la main sont retournés sur eux-mêmes. La vie semble réfugiée, remontée dans la tête ; elle a délaissé ce corps chimiquement si mal composé ; au-dessus de ce frêle cadavre, il y a un cerveau qui pense, raisonne et ne paraît point s’étonner d’être lié à la mort. Cette enfant ne souffre pas, elle meurt cependant et ne s’en doute guère. Bientôt l’âme quittera cette matière incomplète, et la pauvre petite sera libérée. Près d’elle et paraissant la regarder avec curiosité, un gros animal est assis dans un fauteuil muni d’une planchette qui l’empêche de se lever. Est-ce une femme ? Oui, car elle parle. Les pieds et les mains, de substance molle, sont relevés en sens inverse par une contracture des extrémités résultant sans doute de quelque convulsion antérieure à la naissance ; la langue, énorme et charnue, sort de la bouche et pend sur les lèvres épaisses ; la face, blême et bouffie, est enlaidie de deux yeux saillans, ronds, et qui semblent rouler au hasard d’impulsions que l’on ne devine pas ; la parole est embarrassée et comme empâtée de bestialité ; l’intelligence n’est point fermée, elle s’entr’ouvre et comprend. Cette créature embryonnaire, qui rappelle les méduses inconsistantes que soulèvent les vagues, qui ne peut marcher, qui ne parvient pas à surveiller ses fonctions naturelles, est aujourd’hui âgée de trente-six ans, elle a réussi à s’approprier quelque enseignement religieux et on vient de lui faire faire sa première communion.

L’angio-leucite n’est point rare à l’hospice de la rue Lourmel ; c’est là une appellation bien scientifique ; il s’agit de l’éléphantiasis, mot excellent, peignant bien cette déformation des tissus qui fait ressembler les membres de l’homme à ceux de l’éléphant ; maladie redoutable qui presque toujours se porte aux jambes. Hérodote raconte que, pour s’en guérir, les Pharaons prenaient des bains de sang humai » ; Paracelse est moins cruel, il recommande l’or potable et l’eau distillée de perles fines ; on ignore au Calvaire si ce traitement est efficace. Une vieille est assise sur son lit, les pieds posés sur une chaise, je lui demande pourquoi elle ne se couche pas ; elle me répond : « Je suis asthmatique et j’étouffe dès que je suis allongée. » Elle découvre ses jambes ; l’éléphantiasis les a envahies ; le derme est épaissi, violet, écailleux ; les tissus sont engorgés ; les chevilles, perdues dans le soulèvement des chairs, n’apparaissent plus au-dessus du pied, tellement gonflé qu’il semble près d’éclater. Pour diminuer la tension de l’éléphantiasis, il faudrait maintenir la malade sur un plan incliné qui relèverait légèrement les jambes ; pour empêcher l’asthme d’oppresser les poumons, il faudrait que la malade restât debout, ou du moins fût placée de façon à avoir le torse droit. Problème insoluble et vraiment impitoyable ; les deux supplices se combinent et l’on ne peut soulager l’un qu’en exaspérant l’autre. Il en est plus d’une ainsi dans le dortoir ; lorsque, pendant le sommeil, le corps s’abaisse automatiquement en arrière, elles suffoquent, se réveillent avec un cri : « De l’air ! de l’air ! »

Adossée contre un rempart d’oreillers, je vois une jeune femme d’une pâleur terreuse ; elle respire un flacon d’eau de Cologne et secoue la tête avec découragement. Je m’approche d’elle et j’y reste avec effort. Je lui demande : « Pourquoi flairez-vous ce flacon ? est-ce que vous craignez de vous évanouir ? » Un nuage rose passe sur ses joues, elle répond : « Oui, monsieur. » Elle se trompe ; elle cherche à fuir son odeur et n’y réussit pas. C’est une ouvrière du Gros-Caillou ; employée à la manufacture des tabacs, elle a préparé « la tripe, » taillé « la robe, » et roulé le cigare. Elle est tombée par une fenêtre, du haut d’un second étage et s’est brisé la jambe droite. La fracture était compliquée, on a pratiqué l’amputation ; j’ignore quel accident est survenu, mais je regrette que, dans sa chute, la malheureuse ne se soit pas tuée sur le coup. Un cancer s’est emparé d’elle, l’a saisie à la jambe coupée et s’étend jusqu’à la hanche ; sa cuisse blanche et démesurée ressemble à un sac de farine ; le derme s’est fendu sous l’expansion des tissus désagrégés et laisse échapper des putridités nauséabondes. Lorsque les bouffées horribles montent vers elle, elle prend sa petite fiole d’eau de Cologne, et se désespère. Je la regardais pendant qu’on la pansait et que des larmes lui mouillaient les yeux en contemplant sa jambe qui jamais ne la portera plus, et involontairement j’entendais bourdonner dans mon souvenir l’air de la Juive : « Je suis jeune et je tiens à la vie ! » — Quelques jours après ma première visite, je suis revenu ; en entrant dans le dortoir, j’ai cherché des yeux la petite ouvrière en cigares, je ne l’ai pas aperçue. Elle est ailleurs, dans l’endroit où l’on ne souffre pas et où, sans doute, on a compris la raison de la souffrance. Un matin, — le 22 avril, — une dame du Calvaire lui demanda si elle voulait une nonnette pour son dessert ; en souriant, elle répondit : « J’en voudrais deux. » Tout à coup elle cria : ‘ Voilà quelque chose qui part ! » On se précipita vers elle ; le sang ruisselait ; pour arrêter plus rapidement l’hémorragie, on coupa les bandes du pansement ; la pauvrette inclinait la tête comme un oiseau blessé : les lèvres décolorées ne parlaient plus, le regard flottait vers le ciel pour y chercher la réalité des espérances, le corps sembla s’amollir et s’affaissa. Le cancer avait mordu l’artère fémorale et, en moins de deux minutes, l’âme avait rouvert ses ailes.

La place d’où elle est partie n’a pas eu le temps de refroidir, j’y découvre une apparition. Vous rappelez-vous les contes des fées : « Il y avait une petite vieille, si vieille, si vieille que son nez touchait à son menton ? » Elle est là, au Calvaire, accroupie sur son lit, toujours assise, car elle ne peut se tenir autrement, noueuse, ramassée sur elle-même, semblable à ces momies d’Incas que l’on retrouve dans des amphores. L’ankylose l’a prise aux articulations inférieures et l’a ployée en trois. Le long de ses bras décharnés des pralines cancéreuses sont disséminées sur sa peau ridée. C’est une Bretonne bretonnante ; elle est du pays qui est entre Josselin et Ploërmel. Aux jours de son enfance, elle a dû jouer près de L’Étang-au-Duc et sous les chênes de La Mivoie, où les Trente ont combattu jadis. À cette heure, c’est un petit fantôme desséché ; on dirait que le sang n’y circule plus et laisse les chairs mourir d’inanition. Sa voix fêlée est si grêle qu’on croirait entendre la voix d’un ventriloque qui parlerait derrière les rideaux. Elle dit : « Je voudrais fumer ma pipe ; voilà quarante ans que je fume ; ça me manque beaucoup de ne pas fumer. » Elle demande qu’on lui donne du butun. — Butun en bas-breton, c’est du tabac. — Lorsqu’il fait beau et qu’un rayon de soleil échauffe le jardin, on pose ce pauvre squelette décharné sur un fauteuil et on le roule en plein air ; alors la petite vieille recroquevillée fume tout doucement ; elle ferme à demi les yeux et rêve. Peut-être, dans sa somnolence, revoit-elle les filles et les garçons aux longs cheveux s’arrêter sous sa fenêtre et se répète-t-elle la chanson du rossignolet sauvage, du rossignolet d’amour, la chanson de la mariée, qu’elle a écoutée, le cœur battant et le front brillant la jeunesse :

Recevez ce bouquet que ma main vous présente ;
Il est fait de façon à vous faire comprendre
Que tous ces vains honneurs passent comme des fleurs !


Arrêtons-nous encore auprès d’un dernier lit ; celle qui l’occupe et ne le quittera que pour la couche éternelle est une vieille femme qui a dû être jolie autrefois ; elle est proprette ; sous son bonnet les cheveux éclatans de blancheur sont bien rangés. Elle aussi, elle dort assise, non pas qu’elle soit asthmatique, mais parce que le poids de son cancer l’étouffe lorsqu’elle est étendue sur le dos. Elle se découvre le thorax ; la poitrine plate est tout entière mamelonnée de glandes cancéreuses et ressemble à la carte en relief d’un massif de montagnes. L’ablation même n’est point possible ; depuis les clavicules jusqu’à la dernière des fausses côtes, ce n’est qu’une cuirasse formée de nodosités couleur marron nuancée de tons livides. La pauvre femme ne se fait point d’illusion. Le regard a une expression navrante et l’on dirait que les lèvres répètent la phrase de Chateaubriand : « Je me décourage de durer ! » — Elle n’a pas « duré » longtemps ; deux jours après ma visite, son corps s’est endormi pour ne plus se réveiller ; on l’a porté à la chambre des morts et bien vite on a préparé le lit pour y placer une postulante dont le visage est déjà presque disparu.

Que le lecteur ne se figure pas que j’aie outré le tableau : je l’ai atténué ; j’ai reculé devant certaines descriptions, il y a des faces que je n’ai pas dévoilées, des plaies dont j’ai volontairement détourné les yeux. Ce que ces femmes souffrent de ces maux sans remède et sans espoir ne peut s’imaginer ; derrière les rideaux blancs on entend les plaintes étouffées ; parfois, la nuit, le silence du dortoir est troublé par un cri ; c’est la bête féroce qui mord une malade et l’arrache au sommeil. Les Dames du Calvaire ne sont jamais loin, et il n’est pas besoin de les appeler deux fois pour qu’elles accourent. Elles savent administrer l’hydrochlorate de morphine comme de vieux praticiens, et l’art des injections sous-cutanées leur a été révélé. Pour ces maux incurables qui sont une aberration de la nature, le médecin n’a jamais trop de compassion ; là où le médicament reste inefficace et ne peut guérir, la parole affectueuse est un allégement. C’est moins la maladie qu’il faut considérer que la malade, à laquelle on ne prodiguera jamais assez de consolation, de tendresse et d’encouragement. Les Dames du Calvaire ne l’ignorent pas ; elles calment les suppliciées et les endorment par des paroles fortifiantes qui sont les litanies de la commisération, elles apaisent celles qui se révoltent de tant souffrir, s’agenouillent près du lit, prient et font descendre l’espérance dans les cœurs des plus exaspérées.

En quel lieu prierait-on, si l’on ne priait pas dans cette infirmerie où l’on n’a plus rien à attendre de la science humaine, où chaque minute apporte une torture, où la veille est faite d’angoisses, où le sommeil est un cauchemar, où l’âme n’a de refuge que dans les destinées d’outre-tombe ? Une femme ankylosée des genoux, les jambes ravagées par une dartre vive, me disait : « Ah ! que je voudrais pouvoir marcher ! » Je lui demandai en souriant : « Pourquoi ? pour vous promener au soleil ? » Elle me répondit : « Oh ! non, monsieurs pour aller à l’église. » Elles ne peuvent en effet aller à l’église, mai, l’église vient à elles. Chaque matin, à sept heures, les cloisons du dortoir glissent sur des galets de cuivre et découvrent la chapelle, d’où s’échappe un air frais qui s’approche des lits comme une caresse. Les dames résidentes sont à genoux, derrière elles sont les filles de service ; le prêtre est à l’autel, la clochette résonne et la basse messe est dite. Les malades se tournent dans leur lit, tendent leurs mains décharnées vers Celui que l’on invoque, et s’inclinent quand on élève l’hostie. Tout le cœur s’élance lorsque l’aumônier terminant la récitation de l’oraison dominicale, dit : Et libera nos a malo ! Et délivrez-nous du mal I Quelle ferveur en répondant : Ainsi soit-il ! Car, pour ces malheureuses, le mal est tangible et lancinant, il est si effroyable, si extrahumain, qu’il ne peut être que l’œuvre du maudit. C’est l’œuvre du diable, en effet ; les Orientaux le savent et leurs historiens le racontent. Il faut les écouter et apprendre d’eux où ce mal est né aux premières heures des légendes et pourquoi l’homme n’en est pas encore absous.

Zohak, le cinquième roi de la dynastie persane des Pischdadiens, le descendant du géant Caïumarath, qui fut un arbre avant d’être homme et de réduire la terre en servitude, était un roi méchant. Il se plaisait aux cruautés, et pour n’être jamais à court d’inventions malfaisantes, il se faisait aider par Éblis le Lapidé, qui est Satan. Lorsqu’au bout de plusieurs années, Zohak congédia Eblis, celui-ci lui demanda pour récompense de ses services la permission de lui baiser les épaules. Zohak y consentit, et à la place que venaient de toucher les lèvres réprouvées, deux ulcères apparurent où grouillaient des serpens qui lui mangeaient la chair. On assembla les savans de ce temps-là, et ils déclarèrent que le seul moyen de guérir le roi Zohak était d’appliquer chaque jour sur les plaies diaboliques la cervelle d’un homme récemment tué. On tua d’abord les prisonniers, puis les innocens ; on enleva des enfans pour les enfermer dans l’endroit où l’on gardait les malheureux réservés à l’honneur d’être utilisés par la thérapeutique royale. On vola les fils d’un forgeron d’Ispahan, qui se nommait Gao. Il mit son tablier de cuir au bout d’une perche, sortit en criant : « Aux armes ! » souleva le peuple, réunit une troupe de mécontens ; à la tête des révoltés, il se rendit auprès de Féridoun, fils d’Alkian, petit-fils de Giamschid, et le proclama roi. Zohak fut vaincu, le jour même de l’équinoxe d’automne et enfermé dans une des cavernes de la montagne de Dama-vend. Il n’était point guéri, parce qu’on l’avait trompé et qu’on lui avait fourni des médicamens inférieurs. En effet, les apothicaires chargés de massacrer des hommes et de préparer les cervelles humaines laissaient, par pitié, les portes de leur laboratoire ouvertes et les prisonniers s’évadaient ; on remplaçait leurs cervelles par des cervelles de mouton, et Zohak ne s’en apercevait pas. Les fugitifs se sauvaient par des chemins détournés et se réunirent dans des pays alors inconnus : il en résulta la nation des Kurdes. Zohak avait eu beaucoup d’enfans qui se répandirent à travers le monde, car le peuple d’Iran les haïssait en souvenir de leur père et les avait chassés. Ils s’établirent dans les contrées d’Asie, d’Afrique et d’Europe ; ils y propagèrent le mal dont ils étaient dévorés ; car, encore aujourd’hui, tous ceux qui descendent de la lignée de Zohak portent sur leurs corps la trace des baisers de Satan. Lorsque Zohak, qui est dans la géhenne, aura été pardonné de Dieu l’unique, — sur qui soient les saluts du Prophète ! — ce mal disparaîtra de la terre.

Je crois que la science moderne n’acceptera pas sans contestation cette explication de l’origine des cancers et des dartres vives, mais l’Orient ne s’en préoccupe guère ; il a vu une maladie tellement horrible qu’il l’a crue surnaturelle et il en a fait remonter la responsabilité jusqu’au diable, qui est le principe de tout mal ; c’était logique et d’une orthodoxie irréprochable. Les dévastations que produit ce mal sont indescriptibles, je m’en suis aperçu en les décrivant ; elles ont tout ce qui révolte les sens, tout ce qui appelle le dégoût, tout ce qui effraie la compassion, repoussée par l’aspect et par l’odeur. Pour mieux remplir la mission qu’elles ont choisie, les Dames du Calvaire ont vaincu leur répugnance, répudié toute faiblesse et acquis une résistance qui en remontrerait à celle des infirmiers de profession. Je les ai vues à l’œuvre et j’en puis parler. Un matin du mois d’avril, je suis arrivé rue Lourmel, un peu avant l’heure de la visite du médecin. Il faisait sec et froid ; l’hospice avait l’air presque gai avec ses hautes murailles blanches éclairées par le soleil et son petit chalet reluisant. Les dames résidentes, les dames agrégées, accourues de tous les coins de Paris pour ne point manquer au devoir, étaient là : j’en ai compté vingt-trois ; le tablier de calicot blanc à bavette attaché sur la robe noire, qui est la livrée des veuves, les fausses manches passées au bras, la pince à charpie en main, elles causaient entre elles, se promenaient dans le corridor de l’infirmerie, en attendant le moment de pénétrer dans le dortoir. Sur la poitrine, elles portent la croix d’argent, qui est la décoration du Calvaire ; aux doigts, un seul anneau, celui que le prêtre a béni au jour de l’union nuptiale, où est éclose l’espérance qui, en s’envolant, n’a laissé place qu’à la foi et à la charité. Si les ducs, les princes, les marquis, les comtes, les officiers supérieurs, les magistrats, les grands industriels qui ont vécu peuvent voir ce que font leurs veuves aujourd’hui, ils doivent se sentir heureux d’avoir si bien placé l’honneur de leur nom et le souci de l’âme de leurs fils. Que des femmes du monde viennent, une fois par hasard, faire le pansement à l’infirmerie des incurables, ce sera un acte d’humilité ou d’ostentation ; elles viennent à jour fixe, plusieurs fois par semaine, avec persévérance, et elles font acte d’héroïsme[7].

Les Dames du Calvaire sont entrées dans le dortoir, je les ai suivies. Toutes, elles se sont agenouillées sur le parquet, les épaules courbées, la tête inclinée ; une d’elles a récité une courte prière dont je n’ai retenu que la dernière phrase : « Daignez, Seigneur, donner à nos malades la patience et la résignation, et à nous l’esprit de foi et de charité. » En ce qui les concerne, je crois que la prière est exaucée. Elles se relèvent et vont vers les malades. J’étais auprès du docteur Eugène Legrand, qui avait bien voulu me permettre de l’accompagner ; il allait de lit en lit, prescrivant une ordonnance, remontant les courages défaillans et disant des paroles d’espoir auxquelles il ne croyait guère ; pour bien des maux, le mensonge, — est-ce bien le mensonge ? — est la part affective du traitement. Tout en marchant à côté du docteur, en écoutant ses explications techniques, je regardais les Dames du Calvaire. J’admirais la douceur et l’agilité des gestes. Il n’y a pas au monde un instrument plus parfait que la main d’une femme adroite ; ces longs doigts, assouplis par l’élégance même du travail choisi qui combat l’oisiveté, ont de merveilleuses délicatesses pour toucher les plaies sans les aviver, pour les laver, pour y étendre la charpie fraîche et rafraîchissante, pour les entourer de bandelettes et pour caresser la joue de la malade quand le pansement est terminé. La besogne est horrible, on ne s’en douterait pas à voir celles qui l’accomplissent.

Je me suis arrêté devant le lit de la petite fille qui semble se liquéfier. J’ai regardé les mains qui la pansaient ; pareilles à des fuseaux d’ivoire, elles avaient une agilité spirituelle : « Esprit de Mortemart, » a dit un vieil adage. Je les admirais ; elles étaient souples et prévoyantes, lorsqu’avec mille précautions ingénieuses, elles soulevaient sans les faire souffrir ces pauvres membres plus flexibles qu’un rouleau de linge mouillé ; on eût dit que les bandes se déroulaient d’elles-mêmes, comme si une fée les eût touchées ; la petite malade s’apercevait à peine qu’on l’entourait de charpie. Elles ne sont point faibles, ces mains, elles ont une vivacité résistante qui, parfois, ne doit point manquer de vigueur. Elles doivent savoir maintenir un cheval qui devient nerveux et fait des réactions en entendant les trompes sonner un bien-aller ou un vol-ce-l’est. O chasseresse, que je ne nommerai pas et que j’ai contemplée avec attendrissement, ce n’est certes pas Endymion. que vous cherchez près de ces lits cancéreux ! Joinville raconte que, lorsque saint Louis chargeait sur ses épaules les cadavres des pestiférés pour les porter au lieu de sépulture, il était escorté de l’archevêque de Tyr et de l’évêque de Damiette, qui, assistés de leur clergé, récitaient les prières des morts. Prêtres et soldats, épouvantés par la crainte de la contagion et suffoqués par la puanteur des corps morts, tenaient des mouchoirs tamponnés sur leur visage : « Mais oncques ne fut vu au bon roy Louis estouper son nez, tant le faisoit fermement et dévotement. » Les Dames du Calvaire non plus « ne s’estoupent point le nez ; » et, près de certains lits, il y a du mérite ; sous les regards féminins, j’ai tenu bon, mais plus d’une fois je me suis senti pâlir. Non-seulement elles pansent les plaies, mais elles enlèvent le bonnet des malades : « Voyons, la mère, que l’on vous fasse belle ! » Elles dénouent les cheveux rugueux où l’on croit voir encore quelques gourmes de l’enfance, elles peignent, elles nettoient tout cela sans détourner la tête, sans haut-le-cœur « fermement et dévotement, » comme le bon roi Louis. Je connais bien des hommes et des plus résolus qui reculeraient. Les Dames du Calvaire sont ce que les femmes du peuple appellent des mijaurées ; ce sont des femmes accoutumées au luxe ou du moins à un réel bien-être. La plupart sont frêles, avec la prédominance nerveuse des Parisiennes ; plus d’une a dû se sauver à la vue d’une araignée, et pousser des cris de détresse en apercevant une souris ; pour se faire sœurs de charité imperturbables, elles ont accompli sur elles-mêmes un effort dont seules elles peuvent apprécier la puissance ; seraient-elles arrivées à dompter leurs instincts, à modifier leur nature, à triompher de leur répugnance, si elles n’avaient pas eu la foi ? — Non !

Au temps de ma première jeunesse, — c’est une vieille histoire, — j’avais aperçu deux yeux bleus que je n’ai pas oubliés. Jamais plus belles pervenches ne se sont ouvertes à la rosée, jamais expression plus douce n’a été l’âme d’un regard. La femme dont ils illuminaient le visage était charmante ; ses cheveux noirs, son rire vermeil, rehaussé par l’éclat de ses dents, ses épaules bien tombantes, son cou flexible et sa ferme taille en faisaient une beauté rare. On l’admirait, on répétait son nom ; elle venait de se marier et semblait éclairée par un de ces nimbes de bonheur que rien ne peut éteindre. Elle chanta ; sa voix était juste et d’un timbre exquis. On battit des mains, elle eut un triomphe, triomphe de salon, il est vrai, mais dont la qualité n’était point à dédaigner. Bien souvent, à l’âge où l’on rêve encore, j’ai pensé à cette soirée, à cette jeune femme étincelante de jeunesse et de grâce, que j’avais aperçue et que je ne devais plus revoir. Qui de nous, aux jours de la primevère, n’a eu son apparition ? Qui de nous la voyant s’évanouir ne s’est dit : Le honneur était peut-être là ? Parfois j’en parlais : Que devient-elle ? Je savais qu’elle était de vie irréprochable, que jamais l’apparence même d’un soupçon ne l’avait effleurée et qu’elle traversait l’existence sur la pointe des pieds sans y ramasser une tache. Puis le souvenir s’affaiblit, il s’effaça ou s’endormit dans un soin de ma mémoire. J’étais dans l’infirmerie de la rue Lourmel, près du lit d’une cancérée, dont le bras gauche est, à la fois dévoré et momifié par un cancer qui a abattu les phalanges de la main. L’infirmière me dit : « Elle souffre parfois cruellement. » Je regardai la femme qui me parlait, nos yeux se rencontrèrent et je reconnus les siens. La vision de ma jeunesse est aujourd’hui dame du Calvaire.

On ne soigne pas seulement les malades reçues en hospitalité ; la maison s’ouvre à celles du dehors que leur mal n’immobilise pas et qui viennent en consultation. Quand on en a fini avec l’infirmerie, on s’occupe d’elles ; celles-là on les panse, on les peigne, on a même la précaution de les débarbouiller, et cette précaution n’est pas superflue ; je ne suis pas bien certain que l’on ne glisse pas quelque argent dans leur poche pour les aidera acheter une nourriture plus substantielle que l’ordinaire de la pauvreté. Plus d’une parmi celles qui, le matin, traversent le Calvaire afin d’y recevoir des soins, y reviendra, poussée par le mal impie, et s’y couchera pour ne plus se relever ; leur présence à l’heure du pansement est une sorte de stage, auquel le cancer donnera un caractère définitif. Ces malheureuses, — les hospitalisées aussi bien que les externes, — sont très curieuses à examiner lorsque l’on s’avance vers elles pour enlever leurs bandes. et renouveler leur charpie ; elles ont des préférences, cela se voit tout de suite. Elles ont, pour ainsi dire, adopté certaines dames et semblent n’en point vouloir d’autres ; l’une d’elles a de telles contractions dans son bras malade, lorsqu’elle est approchée par une infirmière qui ne lui plaît pas, que le pansement devient impossible. Les Dames du Calvaire les plus recherchées, les plus désirées, sont celles qui appartiennent à la haute aristocratie ; il suffit d’être princesse ou duchesse pour se voir réclamée près de tous les lits. La malade qui a été servie par une grande dame ne peut guère, réprimer un sourire de satisfaction. Une cancérée qui a des prétentions aux lettres et au bel esprit dit volontiers : La duchesse ; est venue aujourd’hui dans, sa petite charrette anglaise ; c’est elle qui s’est occupée de moi ; elle a été charmante ! » Qui se serait imaginé que le cancer a ses vanités ?

Chaque jour, à neuf heures du matin et à cinq heures de l’après-midi, on panse les malades, sans compter les pansemens supplémentaires exigés par quelques plaies où la putréfaction se hâte et ne veut s’arrêter. Est-ce tout ? Non pas. Les bandes, les compresses, tous ces langes qui ont bu la sanie des cancers, qui ont essuyé la bave du loup enragé, ne séjournent point à la maison ; bien vite on se dépêche de les envoyer au blanchisseur. Il faut les trier, les appareiller, les réunir en paquets d’un nombre déterminé qui permette une vérification sûre et rapide, car, dans un tel hospice, le linge, le vieux linge, est avant toute chose un objet de nécessité première. A qui échoit cette besogne abominable ? Aux filles de service, paysannes peu dégoûtées, qui, à la ferme, ont balayé le poulailler, vidé le tect à porcs, creusé des rigoles au purin ? — Non ; aux Dames du Calvaire. J’en ai vu deux assises, sur un bas tabouret, devant une manne putride ; élégantes, éclairées d’un sourire, ayant parfois aux lèvres le petit souffle qui chasse une odeur importune, elles avaient dans les poignets des inflexions plaisantes à regarder. Au temps d’Elisabeth de Hongrie, la manne se fût remplie de roses.

Les chambres des dames résidentes ont quelque chose de personnel que j’ai signalé ; bien plus encore l’infirmière a une individualité qui lui est propre. Son costume, sa coiffure, sa démarche sont à elle ; dans les mouvemens, dans le port de la tête, elle a son attitude personnelle qui la distingue des autres ; elles n’ont de commun que le tablier blanc et les manches blanches qui sont leur parure. C’est ce qui les rend originales et ne permet pas de les confondre avec les sœurs des congrégations, où tout est semblable, la robe et la guimpe, le geste et l’expression, le regard et le sourire. Qui a vu une religieuse les a vues toutes. Chez les Dames du Calvaire rien de pareil ; elles n’ont abdiqué ni leur nom, ni leurs habitudes. Telle qui a passé sa soirée au bal ou à l’Opéra, et s’y est divertie, sera debout, le matin, près d’un lit de cancérée, rabattra les couvertures et épongera la plaie infecte que le lupus a creusée. Elle reste femme du monde à côté des agonisantes, dans sa façon de se mettre à genoux pour prier, dans sa grâce en secouant la charpie, dans son élégance à faire bouffer les oreillers affaissés, dans les modulations de sa voix, lorsqu’elle console une malade qui dit : « Ah ! je souffre trop ! » Entre cette distinction de bon aloi et cette misère faite de tortures, le contraste est éclatant : j’en ai été touché. Plus j’avance dans ces études, plus je soulève les voiles qui cachent les œuvres de la charité privée, plus je pénètre dans ces arcanes de souffrance, de compassion et de foi, plus il me semble, malgré les déclamations envieuses et les revendications furibondes, que la parabole du mauvais riche n’est plus de notre temps et n’est pas de notre pays.


MAXIME Du CAMP.


  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Par une exception encore mal expliquée et dont les Lyonnais sont fiers, leur ville n’a point été touchée par le choléra.
  3. On ne doit pas confondre l’association des Dames du Calvaire, avec la congrégation et avec la communauté des sœurs de Notre-Dame du Calvaire, qui elles-mêmes diffèrent entre elles.
  4. Les Veuves et la Charité, par l’abbé Chaffanjon, p. 151.
  5. L’asile Payen, qui reçoit en hospitalité vingt-quatre vieillards de Grenelle même, a été fondé et est entretenu exclusivement par Mme Payen, fille du célèbre chimiste, membre de l’institut, laquelle consacre sa fortune à des œuvres de charité.
  6. Mme Jousset, comtesse de Lastic, comtesse de Rayneval, comtesse Clary, de Barruel, de Bonval, Ravaut, comtesse de Beaulaincourt, Belly, Hugoulin, de Chevrigny, vicomtesse de Thoisy, duchesse d’Uzès, Boistel, comtesse Lafond, comtesse de Biron, comtesse de Vibraye, marquise de Broc, comtesse de Poutgibaud, Trouillet, comtesse de Briançon, Servolle, Gounelle, baronne de Gaujal, Pradhon, Pichon, comtesse de La Haye, comtesse de Beaurecueil, vicomtesse de Lastic, comtesse de Bonneval, Gariod, Saglio, Tissier, Sanné, de Barras, Bouchard, Bommard, de Contenson, comtesse Cornudet, princesse d’Hénin, d’Assailly, Boulu, de Vaublanc, baronne d’Ortès, Wallaert, d’Eudeville, Philipon, comtesse de Chabannes, comtesse de Saint-Phal, de Jouvencel, marquise de Ferrière, Épinette, baronne de Laroche-Poncier, Antheaunie, de Montéage, Le Cordier.
  7. Une succursale de l’œuvre des Dames du Calvaire a été récemment établie à Marseille.