La Chanson française du XVe au XXe siècle/Le Vieux Vagabond

La Chanson française du XVe au XXe siècle, Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 236-237).


LE VIEUX VAGABOND

Air : Guide mes pas, ô Providence ! (Des Deux Journées.)


   Dans ce fossé cessons de vivre ;
   Je finis vieux, infirme et las.
   Les passants vont dire : Il est ivre.
   Tant mieux ! Ils ne me plaindront pas.
   J’en vois qui détournent la tête :
   D’autres me jettent quelques sous.
   Courez vite ; allez à la fête.
Vieux vagabond, je puis mourir sans vous.

   Oui, je meurs ici de vieillesse,
   Parce qu’on ne meurt pas de faim.
   J’espérais voir de ma détresse
   L’hôpital adoucir la fin ;
   Mais tout est plein dans chaque hospice,
   Tant le peuple est infortuné !
   La rue, hélas ! fut ma nourrice.
Vieux vagabond, mourons où je suis né.

   Aux artisans, dans mon jeune âge,
   J’ai dit : Qu’on m’enseigne un métier.
   Va, nous n’avons pas trop d’ouvrage,
   Répondaient-ils ; va mendier.
   Riches, qui me disiez : Travaille,
   J’eus bien des os de vos repas ;
   J’ai bien dormi sur votre paille.
Vieux vagabond, je ne vous maudis pas.

   J’aurais pu voler, moi, pauvre homme ;
   Mais non : mieux vaut tendre la main.
   Au plus, j’ai dérobé la pomme
   Qui mûrit au bord du chemin.

   Vingt fois pourtant on me verrouille
   Dans les cachots, de par le roi.
   De mon seul bien on me dépouille.
Vieux vagabond, le soleil est à moi.

   Le pauvre a-t-il une patrie ?
   Que me font vos vins et vos blés,
   Votre gloire et votre industrie,
   Et vos orateurs assemblés ?
   Dans vos murs ouverts à ses armes,
   Lorsque l’étranger s’engraissait,
   Comme un sot j’ai versé des larmes.
Vieux vagabond, sa main me nourrissait.

   Comme un insecte fait pour nuire,
   Hommes, que ne m’écrasiez-vous ?
   Ah ! plutôt vous deviez m’instruire
   A travailler au bien de tous.
   Mis à l’abri du vent contraire,
   Le ver fût devenu fourmi ;
   Je vous aurais chéris en frère.
Vieux vagabond, je meurs votre ennemi.

Béranger.