La Chanson du jardinier, souvenirs de l’Argonne

La Chanson du jardinier, souvenirs de l’Argonne
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 289-329).
LA
CHANSON DU JARDINIER
SOUVENIRS DE L’ARGONNE.

3 septembre. — Je ne voulais point passer à V... sans voir Tristan. Cette fois je l’ai trouvé enfoncé dans une mélancolie noire.

— Mon cher, s’est-il écrié en me serrant la main, tu arrives mal, j’ai le cerveau enveloppé de toiles d’araignée. Le présent m’ennuie, et l’avenir ne me dit rien de bon. Le monde extérieur m’apparaît comme voilé d’un brouillard qui offusque ma vue; aussi je plonge dans le passé pour échapper à toute cette brume et retrouver un coin de bleu. Je crois que ma mélancolie est causée par ces cloches de vêpres qui sonnent depuis une demi-heure à Saint-Jean. En les écoutant, il me semblait que j’étais encore enfant de chœur et je me retrouvais dans ma vieille église paroissiale, à ma place coutumière, sur la première marche de l’autel, avec ma sonnette à portée de la main. Je distinguais un coin du chœur, un plat d’étain plein de liards et la petite console où je posais les burettes... Une fois engagé dans ces chemins du temps passé, on ne les quitte plus. Tous les détails d’autrefois émergent de l’ombre avec un relief et une couleur qui tiennent de l’hallucination. Je me revoyais avec mes livres attachés à une courroie, gravissant les rues montueuses et somnolentes de ma petite ville; je parcourais de nouveau l’antique logis de ma grand’tante, la haute foulerie encombrée de cuves et de tonneaux, la salle lambrissée de boiseries vermoulues datant du XVIIe siècle et le jardin plein de framboisiers.

Ces maisons du temps jadis, avec leur luxe de paliers, de couloirs et de recoins, ont une physionomie originale et constituent à elles seules une patrie. Un enfant qui y a été élevé s’en souviendra toujours. Vous autres, gens de Paris, qui avez changé vingt fois d’appartemens dans le cours de votre enfance, vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir un home, une bonne vieille maison remplie de reliques. Vous me faites l’effet d’enfans élevés au biberon, tandis que nous autres provinciaux nous avons bu à pleines lèvres au sein de la mère nature. Vous ne connaissez pas la volupté de retrouver après trente ans les mêmes meubles poudreux à leur place familière, les couloirs enchevêtrés où l’on jouait à cache-cache, le grenier à la charpente touffue, abritant dans ses profondeurs de massives armoires qu’on osait à peine ouvrir, de peur d’en voir sortir un spectre. Dans vos maisons modernes, toutes décorées avec la même élégance banale, où l’eau et le gaz montent jusqu’au cinquième, il n’y a plus de place pour le mystère, pour les spectres, pour ces naïves et délicieuses terreurs de l’enfance.

Laisse-moi, pendant que ces cloches bourdonnent encore, te conter une impression de ce temps-là. Depuis plusieurs jours, elle me revient avec une persistance étrange. C’était à B.., dans l’Argonne, et j’avais quinze ans. On entrait en hiver et les veillées avaient déjà recommencé. J’ai toujours aimé ces semaines de novembre, quand l’air est froid et sec, quand, au lieu des mille perles de la rosée, on trouve sur les chemins des milliers de paillettes de givre; lorsque la parole sort avec une légère et fine vapeur des lèvres des jeunes filles, et que le soir on se presse sept à huit autour de la cheminée flambante. Nous étions donc tous réunis à veiller dans la grand’chambre, aux environs de la Sainte-Catherine. Tout à coup, dans la rue déserte, il y eut un long piétinement et un murmure confus de jeunes rires. On frappa à la porte et une voix d’enfant demanda : — Voulez-vous voir la sainte Catherine? — C’est une coutume de mon pays meusien. Chaque année, en novembre, les petites filles habillent de blanc la plus jolie de leurs camarades; on lui met des fleurs au front et au corsage, et le soir, on promène de porte en porte la fillette, qui est censée représenter la sainte et qui chante un compliment suivi d’une quête destinée à fêter la patronne des filles. — Voulez-vous voir la sainte Catherine? — On répondit affirmativement; la porte s’ouvrit toute grande, et la troupe poussa dans la chambre une mignonne enfant de douze ans, aux joues vermeilles, aux cheveux noirs enguirlandés de roses blanches. Je la reconnus tout de suite; c’était Franceline, la fille du brigadier-forestier. Elle était jolie comme une petite fée avec ses yeux bruns scintillans, et deux fossettes qui se creusaient de chaque côté des joues au moindre mouvement de ses lèvres rouges. Elle s’avança dans le cercle lumineux, et, d’une voix argentine, elle chanta la complainte, — une sorte de nénie décousue, sans rime ni raison, mais dont les images naïves agissent d’une façon puissante sur des cerveaux d’enfans :

Sainte Catherine
Couronnée d’épines,
Aux pieds de Jésus ;
Jésus la regardant
Lui disait : Sainte Catherine,
Sainte Catherine!

J’étais là-haut dans un beau petit bois,
J’ai trouvé une serpe qui m’a coupé les doigts;
Je me suis mise à trembler
En voyant mon sang couler,

A l’arbre d’or
Mon cœur est tout en or,
Et à ma tête est un clair diamant,
C’est mon amant qui m’en a fait présent...

La chanson tout entière n’avait pas le sens commun, et pourtant « ce beau petit bois, » les doigts où le sang coule, « l’arbre d’or » et « le clair diamant, » ces mots sonores et colorés sortant de ces pures lèvres enchantaient ma jeune imagination. A partir de ce soir-là, je devins amoureux de Franceline.

Ces amours de quinze ans ont le charme des primevères d’avril ; elles en ont la grâce frêle, le velouté, la couleur d’un blond doré, et aussi le parfum, ce premier parfum qui annonce le printemps et qu’on n’oublie plus. — Franceline rentra dans son couvent, mais je n’en restai pas moins féru d’amour, et sous les noires solives de la salle d’étude d’un collège, je vécus doucement avec ce jardin vert enfermé dans mon cœur. Je ne la revis que plus tard, quand je revins au pays après mon baccalauréat. Elle avait dix-sept ans et moi vingt. La fleur avait tenu toutes les promesses du bouton, et elle était vraiment jolie. Nous nous voyions souvent le soir, chez une voisine. Franceline avait une voix claire et bien timbrée; elle savait toute sorte de chansons de paysans qu’elle chantait avec beaucoup de charme. Une surtout m’est restée, ou du moins l’air m’est resté, car je n’en sais plus qu’un lambeau de couplet. Il s’agit d’un jardinier amoureux qui va voir sa bien-aimée à la nuit close :

Hé! dormez-vous, sommeillez-vous,
Mon cœur joyeux?
A votre porte est arrivé
Votre amoureux.
— Non, je ne dors ni ne sommeille.
Toute la nuit je pense à vous...

Voilà tout ce que ma mauvaise mémoire a retenu, mais je me souviens qu’il y avait à la fin un élan passionné digne du cri de Roméo sur le balcon de Juliette. — Un soir, à l’époque de cette même fête de sainte Catherine, Franceline m’avait redit sa chanson. Nous étions seuls dans la grand’chambre, qu’éclairait faiblement une lampe fumeuse. Je la vois encore cette lampe tout à fait primitive : un haut chandelier de cuivre supportant une boule de verre pleine d’huile, dans laquelle trempait une mèche grésillante. — Nous n’étions séparés que par la petite table sur laquelle nous jouions aux dominos. J’avais la tête échauffée par la chanson passionnée du Jardinier, et j’avais résolu d’être audacieux. Au moment où nos doigts se rencontrèrent en mêlant les dés, je saisis rapidement l’une de ses mains et je la baisai. Elle retira brusquement ses doigts prisonniers sur mes lèvres; ses longs cils noirs s’abaissèrent sévèrement sur ses yeux, ses joues à fossettes s’empourprèrent, et d’une voix émue, qu’elle s’efforçait de rendre courroucée : — Monsieur, dit-elle, prenez vos dominos et jouons! — J’obéis gauchement, et tous deux, aussi effrayés l’un que l’autre, n’osant plus lever les yeux, nous achevâmes la partie dans un silence solennel, pendant lequel on n’entendait plus que le cri-cri du grillon derrière la platine du foyer.

Vingt ans se sont passés depuis cette soirée, et la scène m’apparaît encore dans ses plus minces détails, comme si c’était hier... Je m’arrête; ce bruit des cloches de vêpres me ferait défiler jusqu’à demain le chapelet de mes souvenirs. — Peu de temps après, je partis pour commencer, comme Wilhem Meister, mes années d’apprentissage de la vie, et Franceline elle-même quitta le pays. J’ai appris qu’elle s’était mariée. Je ne l’ai plus revue et je n’ai jamais pu retrouver la chanson qu’elle chantait si bien. J’ai beau faire des efforts de mémoire, je m’arrête toujours au seul fragment que je t’ai cité, mais l’air me hante et me poursuit. Je suis comme Jean-Jacques, qui ne se rappelait plus que quelques paroles confuses de la romance de sa tante Suzon, et qui cependant y trouvait un charme si attendrissant. J’ai cherché partout ces paroles perdues, j’ai interrogé en vain les vieilles fileuses dans les veilloirs, j’ai feuilleté tous les livres qui traitent de nos chansons populaires, mais ni dans le recueil de M. de Puymaigre sur les Chants du pays messin, ni dans le Romancero de la Champagne, je n’ai retrouvé la Chanson du Jardinier. Plus je désespère de la ressaisir et plus elle m’obsède. A l’intérêt purement intime et personnel se mêle maintenant la curiosité fiévreuse du philologue et du collectionneur. J’y mets de l’amour-propre et de l’entêtement, et je n’arrive à rien.

— Pourquoi, ai-je dit à Tristan, au lieu de feuilleter de vieux bouquins, ne vas-tu pas bonnement chercher la chanson à sa source? Tu l’as entendu chanter en Argonne, les échos des forêts du pays doivent la répéter encore. Retournons-y ensemble. Je t’amènerai deux joyeux compagnons qui seront enchantés d’être pilotés par toi. Nous passerons gaîment huit jours à courir les villages et les défilés de la forêt. Nous y retrouverons ta chanson, et qui sait? peut-être aussi Franceline...

Tristan a hoché la tête. — On ne rêve pas deux fois le même rêve, a-t-il répondu en soupirant. — Pourtant cette fugue de huit jours à travers bois le tentait. Il s’est laissé séduire par l’idée de nous servir de cicérone, et en nous quittant, nous nous sommes donné rendez-vous aux Islettes.


10 septembre. — « Ainsi, laissant après elle un blanc sillon de lumière, une étoile filante glisse du ciel dans la mer, et le matelot crie à ses compagnons : Enfans, larguez les voiles, le vent est bon ! » — Ces vers de Théocrite me revenaient à la mémoire, tandis que le train fuyait à travers la vallée de la Meuse. Le convoi, enveloppé d’une blanche traînée de vapeur, glissait doucement en effet sur la verte étendue des prés, comme ferait une étoile filante à travers le ciel. A Verdun, je montai dans un antique cabriolet qui me cahota lentement le long de la côte qui domine la Meuse, puis insensiblement s’enfonça dans des solitudes boisées, au sommet desquelles je découvris tout à coup à mes pieds la plaine tantôt jaune et tantôt verte, prolongeant au loin, sous une fine lumière d’automne, ses molles ondulations jusqu’aux premières maisons de Damvillers.

C’était là que je devais trouver mes compagnons de voyage. Ce sont deux frères, tous deux artistes. L’aîné est peintre, et, bien que fort jeune, il n’a pas attendu longtemps ces premiers sourires du succès qui, au dire de Vauvenargues, sont plus doux que les feux de l’aurore. Les terres fortes de notre pays meusien ne sont guère fécondes en artistes, mais quand elles en produisent un de loin en loin, elles le font robuste et original. Mon ami ressemble à ces poiriers trapus, nés à grand’peine dans un sol pierreux, mais qui, ayant une fois pris le dessus, donnent des fruits pleins de suc et de saveur. Petit, leste, énergique et narquois, doué d’une remarquable habileté de main, il possède déjà tous les secrets de son métier, mais c’est là le moindre côté de son talent. Ce qui constitue sa véritable originalité, c’est une finesse savante jointe à une scrupuleuse sincérité; une couleur sobre, claire, argentée, qui enveloppe ses têtes de bourgeois, d’enfans ou de bergers dans un bain d’air lumineux; c’est en un mot la netteté et le naturel, ces deux maîtresses qualités qui font les bons peintres comme les bons écrivains. Dégagé des conventions de l’école, il est resté dans le sentiment de la vie moderne, tout en peignant avec la bonne foi consciencieuse et précise des vieux maîtres français et flamands. Sa manière rappelle par certains procédés celle de Memmling et des Clouet; aussi l’avons-nous surnommé le Primitif.

Après une longue course à travers les chemins, quelle bonne chose qu’une halte dans un milieu bien intime et bien cordial, où tout s’unit harmonieusement pour vous faire accueil : — les fleurs rangées sur le manteau de la cheminée, les toiles pendues au mur, le vin qui rit dans les bouteilles, et surtout les figures bienveillantes des hôtes ! Le Primitif et son frère Everard me secouaient vigoureusement les mains; le père me souriait en me débarrassant de mon sac et de mon bâton; le grand-père, allègre en dépit de ses quatre-vingt-trois ans, arrivait les bras chargés de bouteilles; la ménagère se hâtait de soulever le couvercle de la soupière fumante. La mère du Primitif est bien la mère qu’il faut à un peintre : elle est experte aux choses de la vie domestique, et en même temps elle comprend ces caprices., ces raffinemens et ces inquiétudes qui font de la vie d’un artiste une existence à part. Petite, alerte, ayant le regard tendre et les traits mobiles, c’était merveille de la voir passer de la salle à la cuisine, avec une vivacité d’hirondelle, se posant un moment sur sa chaise pour repartir l’instant d’après en quête d’un verre ou d’une assiette, revenant avec un sourire, veillant à tout, pensant à tout et n’oubliant qu’elle-même.

Après le déjeuner, nous avons traversé le bourg pour gagner le jardin où le Primitif travaille en plein air. Damvillers a été jadis fortifié par Charles-Quint et a eu les honneurs d’un siège. Plus tard Louis XIV l’a fait démanteler, mais ses anciens fossés subsistent encore; on les a transformés en vergers où l’herbe pousse dru, grâce au voisinage d’un ruisseau qui se nomme la Tinte. Vu de la plaine, le bourg a l’air d’un îlot de verdure, du milieu duquel émergent à peine quelques toitures brunes et la tour de l’église. Assez loin à l’entour, le pays est plat et le regard y court à l’aise sur une large étendue de prés et de cultures. C’est un paysage calme, discrètement coloré, mais qui ne manque ni de caractère, ni d’une certaine ampleur. Quand il m’en eut bien fait comprendre les lignes harmonieuses et les délicates nuances, le Primitif me ramena vers les jardins : — Maintenant, dit-il, allons admirer les fleurs du grand-père.

De vrai, la chose en valait la peine. En entrant dans ce rustique jardinet, resserré entre un bout de pré où coule la Tinte et les vergers des fossés, on avait les yeux en fête. Sur le fond vert des arbres, les notes blanches, roses, jaspées et violettes d’un épais massif de reines-marguerites éclataient comme une musique joyeuse; à côté, des géraniums faisaient flamber leurs fleurs d’un rouge-feu, et de grands fuchsias lançaient au loin comme des fusées leurs branches flexibles d’où retombait une pluie de clochettes empourprées. Une lumière finement tamisée par un ciel pommelé baignait toutes ces couleurs chantantes et en faisait valoir les moindres modulations. Et du milieu de ces fleurs tapageuses se détachait l’originale figure du grand-père, promenant lestement ses quatre-vingt-trois ans d’un massif à l’autre. Sa toque de velours, crânement penchée sur l’oreille, laissait voir à plein son visage socratique à l’expression narquoise. Ses yeux bleus pétillaient de malice, le nez large et retroussé avait un accent gouailleur que corrigeaient juste à point deux bonnes lèvres spirituelles et gourmandes; sa barbe blanche s’étalait en éventail sur une vieille veste de chasse aux jolis tons feuille-morte, et ses mains sans cesse en mouvement agitaient impatiemment les branches d’un sécateur. C’était un double plaisir de contempler, à côté de la plantureuse floraison des massifs, cette verte et sereine vieillesse.

Quand nous eûmes tout admiré à loisir, le Primitif me montra une étude de paysanne en plein air, terminée récemment : — une fillette de quatorze ans, qui revient du bois et se tient immobile, adossée à un hêtre. C’était bien le type des filles de notre pays meusien dans toute sa fraîche saveur : le front bas, mais intelligent, les yeux aux paupières allongées laissant filtrer un regard un peu farouche, les pommettes et les mâchoires saillantes, le menton carré indiquant une race travailleuse et opiniâtre, la bouche grande, aux lèvres entr’ouvertes, sur lesquelles on sentait passer le souffle de la respiration. — Voilà, m’écriai-je, la vraie paysanne; tout, dans le regard, dans l’attitude, dans les plis fripés du casaquin et de la jupe, dit la résignation au travail et le pain gagné au jour le jour, à la sueur du visage. A la bonne heure, cela me console des moissonneuses élégiaques ou des viragos noires et débraillées que j’ai vues aux dernières expositions.

— Et pourtant, répliqua le Primitif, ceux qui les avaient peintes étaient des gens très forts, mais ils peignaient avec un parti-pris d’étonner le bourgeois, et non avec la préoccupation d’être vrais. Voyez-vous, l’étude patiente et consciencieuse de la nature, il n’y a que cela! Le paysan a sa façon à lui d’être joyeux ou triste, de sentir et de penser; c’est cette façon d’être particulière qu’il faut chercher à deviner. Quand vous l’aurez trouvée et rendue, peu importe que vos personnages aient des traits irréguliers, l’allure gauche et les mains calleuses; ils seront beaux, parce qu’ils seront vivans et pensans. La plupart des têtes de Holbein ne sont pas belles dans le sens plastique du mot, mais elles sont singulièrement intéressantes; sous leur laideur ou leur vulgarité, il y a la pensée et le sentiment qui illuminent tout. Dans ce temps-ci, nous sommes un tas d’artistes très habiles, et, malgré tout notre savoir-faire, notre peinture n’est le plus souvent qu’amusante, comme on dit à l’atelier. Elle n’empoigne pas, parce que nous-mêmes nous n’avons pas peint avec conviction. Il faut changer de méthode si nous voulons qu’il reste quelque chose de nous. Il faut chercher à voir et à rendre cet intime rayonnement des êtres et des choses, qui est le vrai beau, parce qu’il est la vie; en un mot, il faut appliquer les procédés des vieux maîtres : — peindre avec sincérité et bonne foi...

Tandis que nous causions, le crépuscule commençait à effacer les couleurs du petit jardin. Au loin, sur la grise étendue de la plaine, montaient de sveltes filets de fumée bleue indiquant les feux allumés par les ramasseuses de pommes de terre. Les trilles grêles et flûtes des rainettes se faisaient entendre parmi les prés, et de lourdes charrettes chargées de gerbes d’avoine roulaient sourdement sur la route. Sept heures sonnèrent à la tour de l’église; nous rentrâmes en longeant les maisons du bourg, dont les fenêtres laissaient apercevoir les rouges flambées de l’âtre et les ombres actives des ménagères affairées à préparer le souper de leur homme.


11 septembre. — Dès le matin, le Primitif, son frère Everard et moi, nous sommes partis sac au dos. A Verdun, le train de Châlons nous a emportés vers l’Argonne, qui étend comme un rempart verdoyant ses quinze lieues de hautes forêts entre les monotones campagnes du Verdunois et les plaines crayeuses de la Champagne. — Clermont ! — Le convoi file entre des talus boisés qu’il emplit de sa blanche vapeur. — Les Islettes ! — Nous voici arrivés, et nous sautons gaîment hors du wagon.

Debout près de la barrière, Tristan, qui nous a devancés, agite son chapeau en signe de reconnaissance. Tristan s’est métamorphosé : de fortes guêtres jaunes emprisonnent jusqu’aux genoux ses longues jambes; il est vêtu d’une courte jaquette gris de fer avec les culottes bouffantes d’étoffe pareille, et, pour plus de pittoresque, il a décoré d’un brin de houx son feutre à larges bords.

— Qu’est-ce que cet accoutrement? lui dis-je ébaubi.

— Costume de touriste! répond-il en se tournant avec ostentation devant moi, je me suis fait faire cela en l’honneur de l’Argonne.

— Une heureuse idée! Dans ce pays-ci, où les gens sont d’un naturel sauvage et n’ont jamais vu de touristes, on va se mettre aux portes quand nous passerons, et les gamins nous suivront comme des revenans du dernier carnaval.

Nous débouchons dans la grande rue des Islettes, formée de deux files de maisons rangées le long de la route de Sainte-Menehould. A droite et à gauche, des collines couvertes de forêts indiquent le cours de la petite rivière de Biesme, et sont déjà noyées dans les brumes du crépuscule.

Tristan nous conduit à l’Hôtel de l’Argonne, où il a fait préparer notre gîte. Tristan est un bon fourrier; dans la salle à manger, une claire flambée nous accueille, et sur la table nous attend un copieux souper que nous dévorons de grand appétit.

Nous sortons de table pour fumer en plein air. La nuit est tout à fait venue, et au détour d’un chemin nous apercevons une immense clarté rougeâtre, qui semble courir sur la forêt.

— Un incendie dans les bois ! s’écrient le Primitif et Everard.

— Non, répond Tristan, ce doit être la réverbération des fours d’une verrerie... Si vous voulez, nous pousserons jusque-là.

Nous sommes en effet dans le pays du verre et des gentilshommes verriers, et, chemin faisant, Tristan nous conte leur histoire.

D’après lui, l’établissement des verriers dans l’Argonne remonterait au règne de Philippe le Bel. Ce qu’il y a de certain, c’est que, déjà en 148, on trouve une charte du duc de Lorraine, maintenant les maîtres et ouvriers en verre dans leurs anciens droits et franchises. Ce n’était pas un mince cadeau, car, outre l’exemption « de toute taille, subsides, gîte et chevauchée, ces privilèges comprenaient » droits de paisson, d’affouage et de chasse dans la forêt, droits de pêche dans les ruisseaux, étangs et rivières, etc. Ces gentilshommes, demi-artistes, demi-aventuriers, avaient été sans doute attirés en Argonne par les ressources nombreuses que le sol offrait à leur industrie. Un sable pur y foisonnait sur les plateaux couverts de fougères; la forêt leur donnait du charbon à discrétion, et ils vendaient avantageusement aux vignerons du Barrois et de la Champagne leurs bouteilles et leurs gobelets, appelés dans le pays des godets. En outre, les futaies giboyeuses de Beaulieu et de La Chalade, les eaux poissonneuses de la Biesme étaient faites pour retenir des gens qui aimaient la bonne chère et avaient toujours eu du sang de braconnier dans les veines.

Ils s’étaient donc installés en pleine forêt et s’y considéraient comme chez eux. La solitude était profonde; elle éloignait les importuns, effrayait les créanciers et les sergens, et permettait aux verriers de mener à leur guise une existence sans préjugés. Leur commerce prospérait; les rois de France s’intéressaient à eux, Henri III avait confirmé leurs privilèges, et Henri IV daigna leur donner audience en passant aux Islettes.

— Quoi, dis-je à Tristan, le Béarnais est venu ici?

— Oui, en 1603, lors de son voyage à Metz, et même par un temps assez maussade. On était en mars, et, pour parler le patois du pays, il mousinait, c’est-à-dire qu’il tombait une pluie fine et pénétrante. Au bas de la côte de Biesme, près du pont, le roi vit sortir de la forêt et se ranger le long du parapet un groupe de singuliers personnages, dont la mine fière et l’accoutrement campagnard attirèrent son attention. Ils se tenaient tête nue, sous la bruine, l’épée en verrouil et un placet à la main. — Qui sont ces gens-là? demanda Henri IV au postillon. — Sire, ce sont des souffleurs de bouteilles. — Le Béarnais aimait à rire, les mauvaises langues prétendent qu’il se permit à l’endroit de ces souffleurs de verre une plaisanterie assez salée[1]. La voiture ne s’arrêta pas, car on avait déjà perdu beaucoup de temps à écouter la harangue des notables de Sainte-Menehould, mais le roi fit prendre les placets des verriers, et peu après leur accorda de nouvelles lettres patentes. Ce temps-là fut leur âge d’or, et cela dura jusqu’au XVIIIe siècle. Ils gagnaient gros et menaient grand train; mais la révolution de 1789, en anéantissant leurs privilèges, leur porta un rude coup. Mécontens du nouvel ordre de choses, ils luttèrent de leur mieux pour défendre le régime qui succombait; Dumouriez, dans ses Mémoires, rapporte les efforts que tentèrent les verriers de l’Argonne pour entraver les manœuvres de l’armée républicaine. Beaucoup d’entre eux émigrèrent et s’enrôlèrent dans l’armée de Condé, où ils se battirent bravement. Quand ils rentrèrent au pays, vers la fin de l’empire, fatigués de l’exil, écloppés et fort mal en point, ils trouvèrent leurs verreries en ruine.

— Et maintenant, comment vivent-ils?

— Assez pauvrement. Depuis 1830 surtout, ils ont descendu un à un les degrés de la mauvaise fortune. Quelques-uns ont pris du service et sont devenus d’excellens officiers, d’autres ont été réduits à se faire bûcherons ou braconniers ; les plus chanceux se sont tirés d’affaire en remontant de nouvelles verreries, et, à la tête des usines du Neufour, de la Harazée, des Senades et des Islettes, on retrouve les descendans des nobles verriers du XVIe siècle : les Grandrupt, les Brossard et les Parfondrupt. Ceux à qui la fortune n’a pas souri vivent au jour le jour, déclassés, dépenaillés, mais portant haut leurs noms sonores, fidèles à la bonne cause, fervens catholiques, et revenant tous, comme le lièvre, mourir au gîte. Ils gardent pieusement le souvenir et l’orgueil de leur antique origine, ayant en grand mépris les roturiers, qu’ils tiennent à distance et qu’ils appellent des sacrés-mâtins. Ceux-ci le leur rendent bien d’ailleurs ; ils les ont surnommés dans leur patois ; les hâzis, c’est-à-dire les brûlés, et il n’est sorte de propos ironiques qu’ils ne se permettent sur leur compte. Il y a dans la forêt de Beaulieu un hameau, Bellefontaine, qui n’est habité que par des familles de verners ; les mauvais plaisans prétendent qu’il n’existait dans tout le village qu’une seule épée ; les gentilshommes l’empruntaient tour à tour, aux jours de parade et de cérémonie, c’est pourquoi on l’avait baptisée la Fatiguée

Tristan s’est interrompu, car nous voici arrivés à la verrerie. Les hauts bâtimens de l’usine se dressent devant nous. D’espace en espace, des lueurs d’un rouge incandescent font dans la façade noire de radieuses trouées. L’un de ces trous éblouissans a une plus large embrasure ; c’est la grand’porte de l’usine, et de cette baie voûtée s’échappe une maîtresse gerbe lumineuse qui se prolonge bien loin au dehors, et se promène parmi les ombres de la forêt comme la queue d’une flamboyante comète. Nous entrons. Sous la haute toiture de tuiles s’élève un vaste rectangle de maçonnerie, dans l’intérieur duquel flambe la fournaise qui doit mettre en fusion les élémens du verre. Sur chacune des faces latérales du massif bâillent les bouches des fours ou creusets qui contiennent le verre et qu’on nomme des ouvreaux. Il s’en échappe une lumière aveuglante et une chaleur à peine supportable. La fonte gronde et détonne dans les creusets. Çà et là s’agitent les ouvriers chargés de surveiller l’opération, et leurs robustes silhouettes s’enlèvent en noir sur la violente clarté des ouvreaux. Les verriers ne sont pas encore arrivés ; ils dorment en attendant que le verre soit à point ; mais la fusion est presque complète, et leur rôle va commencer. Dix heures sonnent, un apprenti sort avec une lanterne et va frapper aux portes des maîtres souffleurs qui logent aux environs de l’usine ; devant chaque logement, il appelle les hommes à l’atelier en chantant d’une voix traînante : « À l’ouvreau, messieurs, à l’ouvreau ! »

Au bout d’une demi-heure, la verrerie bourdonne comme une ruche. Tout le personnel de l’usine est à son poste, et chacun prend la place que lui assigne son emploi, car, dans ce métier de verrier, il y a des grades bien distincts, et on ne conquiert le titre de maître souffleur qu’après avoir passé par les degrés successifs de porteur, de gamin et de grand garçon. Le gamin, armé d’une longue canne de fer creux, cueille le verre liquide dans le creuset et passe la canne au grand garçon, qui prépare cette masse vitreuse, d’une belle couleur rouge cerise, en la roulant sur une plaque de métal, où elle s’allonge en fuseau, puis il remet au maître souffleur la canne à l’extrémité de laquelle pend ce fuseau de verre rouge; celui-ci plonge le verre dans un moule, souffle dans la canne, à laquelle il imprime en même temps un léger mouvement de rotation, et en moins d’une minute il retire la bouteille toute formée et encore lumineuse. Frappant lestement avec un maillet sur la partie inférieure, il y pratique le renflement conique qui forme le fond ; avec un peu de verre cueilli au creuset, il modèle la bague du goulot, et, la bouteille parachevée, il la jette toute brûlante au porteur, qui la reçoit humblement dans un étui en fil de fer et court la déposer dans un second four, où elle subira une nouvelle cuisson.

Le maître souffleur est le grand acteur du drame de la bouteille, et il a conscience de son rôle important. Il ne travaille que deux heures d’affilée, puis se repose deux heures, et c’est justice, car il est difficile de tenir longtemps à ce feu d’enfer. Ces souffleurs doivent être cuits jusqu’aux moelles par l’haleine embrasée de la fournaise, et quand on les voit, n’ayant pour tout vêtement qu’une longue robe de cotonnade bleue, s’agiter tout suans devant l’ouvreau, on comprend ce surnom de hâzis que leur ont donné les paysans. Presque tous ont une fière et énergique expression de visage; la robe qui tombe jusqu’à leurs pieds et les lueurs rouges du creuset aident encore à leur donner un air presque majestueux. L’un d’eux surtout nous a frappés. C’était un garçon de vingt-cinq ans, svelte, élancé, ayant le cou finement attaché, des cheveux châtains bien plantés et frisotant ainsi que la barbe. Sa tournure, ses yeux intelligens, son nez busqué et le fin sourire de sa bouche rappelaient certaines têtes de Léonard de Vinci. Il s’est aperçu qu’il attirait notre attention, et, descendant de sa plate-forme de l’air d’un maître de maison qui va au-devant de ses hôtes, il nous a invités à souffler une bouteille, « si c’était notre plaisir. » Et tandis qu’il parlait, il y avait vraiment dans son geste, dans son accent, dans son port de tête, quelque chose d’aisé, de fier et de chevaleresque qui disait une race de choix et une nature déjà affinée.

Quand nous avons eu soufflé chacun notre bouteille, nous avons pris congé de nos hôtes et quitté la verrerie, dont la longue gerbe de rayons nous a courtoisement reconduits jusqu’à l’auberge.


12 septembre. — La verrerie et les verriers m’ont trotté toute la nuit dans la tête, nous a dit Tristan ce matin, je n’ai quasi point dormi; pour occuper les heures d’insomnie et aussi pour me consoler de n’avoir point retrouvé la Chanson du Jardinier, j’ai rimé des couplets en l’honneur des souffleurs de verre. — Et tandis que nous longions le village dans la direction du ruisseau, il nous a récité la Chanson de la Bouteille :


Versez du charbon nuit et jour,
A plein tas, enfans! Plus encore!
Que la fonte, aux bouches du four.
Soit rouge comme un ciel d’aurore.
Charbon, fougère et sable fin,
La forêt donne tout, pour faire
Ce clair et frêle abri du vin :
Le verre.

Comme au souffle pur d’un enfant
S’enfle une bulle diaphane,
La bouteille se gonfle au vent
Du verrier soufflant dans sa canne ;
Elle sort du moule pesant,
Toute molle encore et vermeille.
Salut! cours le monde, à présent,
Bouteille !

Froids bordeaux, bourgognes fumeux,
A la couleur pourprée ou blonde.
Quels vins ignorés ou fameux
Chanteront dans ta panse ronde?
Quand un buveur décoiffera
Ta cire vierge, un jour de fête,
Quelle ivresse ensoleillera
Sa tête!

Quel gîte auras-tu? quel destin
T’attend sur ta route douteuse?
Panier d’argent, comptoir d’étain,
Nappe blanche ou table boiteuse?..
Chez les bourgeois ou chez les gueux,
Quelque part où le ciel t’envoie,
Mets tous les cœurs et tous les yeux
En joie.

Mais bien plutôt reste avec nous,
Bouteille du pays d’Argonne !
Qu’on te remplisse du vin doux
Chauffé par nos soleils d’automne.
Et qu’en octobre, assis au frais,
Un robuste coupeur de chênes
Te vide en l’honneur des forêts
Lorraines.


Tout en écoutant les vers de notre ami, nous avons atteint le ruisseau de la Biesme, qui sépare le département de la Meuse de celui de la Marne. A partir du ruisseau, la route de Sainte-Menehould s’élève en serpentant entre deux escarpemens boisés, et à mesure qu’on monte, on voit en se retournant s’élargir un magnifique horizon de forêts. En bas, coupant perpendiculairement la vallée, s’allonge sur deux lignes le village des Grandes-Islettes ; çà et là, aux lisières des bois ou parmi des prés d’un vert foncé, se détachent des îlots de maisons qui dépendent de la commune et portent tous de jolis noms forestiers : — les Senades, le Bois-Bachin, la Noue-Saint-Vanne, les Petites-Islettes. A droite et à gauche, les croupes boisées s’enchaînent ou s’entre-croisent, et de Clermont à La Chalade, l’œil embrasse une sinueuse ligne de forêts moutonnant sur le ciel d’un bleu doux.

A un tournant de la côte, un paysan qui nous accompagne nous montre des tas de décombres : — Tenez, il y avait là une maison; les Prussiens l’ont brûlée pour se. venger des francs-tireurs qui s’étaient postés dans le taillis et avaient tué un de leurs hommes... Ah ! les malabres, ils nous ont fait bien des maux.

Les Allemands ont occupé ce malheureux pays jusqu’en 1872 et l’ont laissé sous une profonde impression de terreur et d’inquiétude. On ne saurait dire la haine que les gens de l’Argonne ont vouée aux envahisseurs. Aujourd’hui encore ils sont restés en méfiance et en éveil, et les paysans sont tentés de voir dans tout étranger un Prussien. — Que soit! a continué notre guide, ils ne sont pas tous retournés chez eux, et plus d’un a laissé sa peau dans nos bois...

Il s’est brusquement interrompu, nous a regardés de côté, — car, en somme, il ne sait pas au juste quels sont ces nouveaux venus, si singulièrement accoutrés, — puis avec cette prudence finaude du paysan lorrain, il a ajouté : — C’est égal, messieurs, on pensera ce qu’on voudra, moi je dis que faire un coup pareil sur un pauvre soldat égaré, c’est quasiment un assassinat...

Ce sauvage souvenir de la dernière guerre nous a assombris, et nous avons gravi silencieusement ce défilé de l’Argonne, si mal défendu en 1870. Notre humeur ne s’est guère rassérénée que sur le plateau, lorsqu’on nous a menés à la place encore très visible où, en 1792, le général Dillon avait établi ses batteries. En ce temps-là nous avons fait meilleure figure contre les Prussiens, et les gorges de l’Argonne ont été cette fois, du moins, suivant le mot de Dumouriez, « les Thermopyles de la France. » Quoi qu’en dise Dante, dans les jours de tristesse il y a une amère douceur à se souvenir des jours prospères. Assis dans l’une des tranchées des batteries de Dillon, j’ai éprouvé une singulière consolation à rappeler à mes amis que Gœthe n’était pas précisément fier en traversant l’Argonne à la suite de l’armée du roi de Prusse, et je leur ai cité sa description saisissante de la piteuse retraite des alliés après Valmy[2]. « Le matin encore, on n’avait songé qu’à embrocher et à manger en masse tous ces Français; maintenant on n’osait plus ni se parler, ni se regarder, et si on s’adressait la parole, c’était pour maudire cette expédition. Les monts d’Argonne étaient, depuis Sainte-Menehould jusqu’à Grandpré, occupés par les Français, dont les hussards continuaient à nous faire une petite guerre destructive... Malgré les pluies continuelles, nous manquions d’eau, car les étangs avaient été rendus insalubres par la quantité de chevaux qui s’y étaient noyés. Paul, mon élève, mon domestique et mon fidèle compagnon, recueillait l’eau arrêtée sur le cuir des voitures pour me préparer mon chocolat, et j’ai vu plus d’un de mes amis boire dans les trous que les pieds des chevaux creusaient après eux. » Et plus loin : « Parmi les paysans réquisitionnés se trouvaient deux jeunes gens de quatorze à quinze ans. Forcés de partager nos misères, ils étaient tristes et désolés; je leur offris la moitié du pain de munition que je venais d’acheter à nos soldats. A ma grande surprise, ils n’en voulurent pas, la faim leur semblait préférable à une pareille nourriture. Je leur demandai ce qu’ils mangeaient chez eux; l’aîné me répondit aussitôt : — De bon pain, de bonne soupe, de bonne viande. — Or, comme chez eux tout était bon, et que chez nous tout était mauvais, je ne fus nullement étonné lorsqu’on m’apprit qu’ils s’étaient évadés en nous abandonnant leurs chevaux. Cet incident acheva de me prouver que les mots pain blanc, pain noir, sont un véritable shiboleth entre Allemands et Français. »

— Ici Goethe raisonne à faux, a interrompu le Primitif, le pain blanc et le bien-être ne sont pas déjà une si bonne école de patriotisme. C’est parce que nous avions au logis de trop bon pain, de trop bonne soupe et le reste, que beaucoup d’entre nous se sont fait tirer l’oreille pour aller se battre. Les Prussiens, avec leur pain noir et leur saucisse aux pois, n’avaient rien à regretter, eux, et ils marchaient de meilleur cœur en avant, für Gott und Vaterland.

En nous entendant parler de Gœthe et de saucisse aux pois, notre guide a commencé à froncer le sourcil. Nos discours, entremêlés de mots allemands, lui semblaient décidément suspects, et à la descente, au beau premier sentier tournant, il nous a brusquement faussé compagnie.


14 septembre. — Tristan, qui n’abandonne pas facilement les dadas qu’il a une fois enfourchés, s’était arrêté au Neufour, dont l’entrée lui avait paru invitante et où une dizaine de femmes, assises à la porte d’une grange, écossaient des haricots. Sa chanson du Jardinier lui tenait au cœur, et il espérait que, parmi ces commères à la langue bien pendue, il s’en trouverait au moins une possédant le répertoire des vieilles chansons du pays. Nous l’attendions au bord de la route, regardant les brumes courir sur le ciel et de claires trouées de soleil argenter les toits des Islettes. Au bout d’une demi-heure, notre poète est revenu, la mine allongée et les yeux tristement abaissés sur ses opulentes guêtres jaunes. — O mes amis, a-t-il soupiré, la province s’en va, la province se meurt! J’ai interrogé ces femmes en patois; croiriez-vous qu’elles m’ont répondu en français? Et quand je leur ai parlé des chansons d’autrefois, elles m’ont ri au nez; elles ne savent plus que de niaises romances sentimentales ou des refrains de café-concert. La couleur locale s’efface, l’accent provincial se perd, le langage banal de tout le monde gagne de proche en proche, et chaque jour voit disparaître un mot du terroir, une coutume, une originalité. Quand tout aura été noyé dans la même couleur grise, quel triste logis sera le monde pour ceux qui vivent de la vie de l’imagination ! La terre aura l’air d’un vaste domaine, racheté après une faillite par des parvenus et des cuistres, qui changeront les parterres en carrés de choux, nivelleront les collines et défricheront les forêts.

— En attendant ce jour néfaste, s’est écrié le Primitif, enfonçons-nous en plein bois et en pleine sauvagerie.

Nous avions justement gagné le Claon, qui échelonne à mi-côte ses maisons blanchies à la chaux, sa petite église et son étroit cimetière ombragé de tilleuls. Derrière l’église, un chemin montant s’engageait dans une des gorges de la forêt, et nous nous sommes hâtés de le gravir pour échapper à la vallée trop civilisée. Un quart d’heure après, la vieille forêt nous enserrait de toutes parts. Du haut du sentier que nous suivions, nos regards plongeaient dans un entonnoir profond où les grands hêtres semblaient descendre en bataillons serrés. Parfois un rais de soleil tombait dans cet abîme de verdure, et alors, sur les hautes branches pendantes, et sur les pentes veloutées de mousse, des traînées de lumière se promenaient lentes et câlines comme des caresses. — Houp ! s’exclama le robuste Everard de sa voix de stentor. — Son cri roula joyeusement sous les ramées, et tout au fond de ce puits sonore un écho nous le renvoya en notes affaiblies... Nous étions bien en pleine solitude et l’immense forêt semblait être à nous tout entière.

Nous y marchions allègrement, foulant les herbes humides d’un pied de propriétaire, sans trop nous inquiéter de la direction de notre sentier ni de l’état du ciel, qui était redevenu brumeux. Nous avions fait une lieue à peine, quand la tranchée où nous cheminions a débouché sur une large route forestière. Herbeuse et coupée d’ornières profondes, elle s’enfonçait droit dans la forêt en suivant le sommet du plateau. Nous la voyions s’allonger à perte de vue, se rétrécissant peu à peu, et finissant par s’effacer dans une buée verdâtre.

— C’est la Haute-Chevauchée, nous a dit Tristan.

— En effet, la voilà marquée sur la carte, mais d’où lui vient ce nom plein de couleur?

— Tous les trois ans, les officiers de l’abbaye de Beaulieu parcouraient jadis cette route pour procéder à la visite des chemins, dont l’entretien était à la charge des habitans de la forêt, et cette tournée seigneuriale s’appelait la haute chevauchée. En suivant cette avenue dans la direction du nord, nous atteindrons un carrefour qui se nomme la Pierre-Croisée, et dont l’un des embranchemens nous mène à Varennes.

Nous nous sommes remis en marche; mais le soleil, qui pendant un moment avait fait mine de nous sourire, nous a tout à coup faussé compagnie, et quand nous avons atteint la Pierre-Croisée, une pluie fine s’est mise à tomber. A partir de cet endroit, le chemin est devenu une simple coulée ou plutôt un raide escalier, resserré entre deux talus de grès, où des genêts et des bouleaux formaient un frissonnant berceau. La descente était pénible, mais en revanche cet escalier tournant en plein bois était d’une sauvagerie charmante. De temps en temps, des échappées nous laissaient voir la vallée de l’Aire noyée de brumes transparentes, et un horizon de côtes bleuâtres, à l’extrémité desquelles le bourg de Montfaucon se dressait comme une forteresse sur sa colline en pain de sucre.

Enfin, à travers les hachures de la pluie, nous avons aperçu Varennes, et nous y avons pénétré en longeant une place mélancolique et silencieuse, plantée de tilleuls et bordée de vieux logis aux volets hermétiquement clos. Comme nous passions devant une église dont le pignon démantelé borde la grand’rue, Tristan a ralenti le pas. — Tenez, a-t-il dit, il y avait ici autrefois un passage voûté, et c’est sous cette voûte que, dans la nuit du 21 au 22 juin 1791, Louis XVI a été arrêté avec sa famille. Voyez-vous, en face de cette officine d’apothicaire, une maison basse dont la façade a été rebâtie en pierres neuves? C’était le logis de l’épicier Sauce, chez lequel la famille royale passa le reste de la nuit, tandis que dans les villages environnans le tocsin sonnait à toute volée et que les dragons de M. de Damas refusaient de monter à cheval pour sauver le roi.

Ce bout de rue où est venue sombrer la royauté a encore aujourd’hui une physionomie de coupe-gorge. Entre deux rangées de masures trapues et noircies, la chaussée en pente semble brusquement murée par une rue transversale qui la coupe à angle droit, dans la direction du pont, et dresse en face d’elle une ligne de pignons à mine revêche. Nous avons traversé le pont jeté sur l’Aire, et nous sommes entrés à l’Hôtel du Grand-Monarque, dont l’enseigne ironique grince au vent à deux pas de l’endroit où la monarchie a été si rudement malmenée. Nous étions affamés. On nous a servi à déjeuner dans une petite salle dont la fenêtre ouverte donnait sur la place de l’église. Tout en mangeant, nous ne pouvions nous distraire de la pensée de cette dramatique nuit du 21 juin 1791, et nous nous sommes remis à discourir sur l’arrestation de Louis XVI.

— Ce qui m’étonne, a commencé le Primitif, c’est que dans ce pays plein de gentilshommes verriers, tous fervens royalistes, il ne se soit pas trouvé dix hommes résolus pour envahir la boutique de M. Sauce et enlever le roi à la barbe de la municipalité de Varennes.

— Oui, a répondu Tristan, il semble qu’il n’y avait rien de plus facile : les gardes nationaux n’étaient pas gens d’humeur belliqueuse; la municipalité, ahurie à l’aspect de cette famille royale qui lui tombait sur les bras, était tout d’abord effrayée et hésitante, et pourtant rien n’a été fait. On eût dit qu’il y avait là une sorte de fatalité inéluctable et qu’il était écrit que la royauté viendrait s’effondrer entre Sainte-Menehould et Varennes. La famille royale avait commencé par perdre une demi-heure à Clermont, et ce retard a permis à Drouet fils d’arriver à Varennes avant les voitures et d’y jeter l’alarme; puis, remarquez cet assemblage de coïncidences fâcheuses : cette compagnie de dragons qui tourne casaque, cette municipalité effarée et obséquieuse qui s’incline devant la majesté royale et qui cependant la retient prisonnière...

— Ne crois-tu pas, ai-je dit à mon tour à Tristan, que dans l’enchaînement des faits historiques on trouve parfois la main d’une mystérieuse Némésis?

— A propos de quoi me demandes-tu cela? a répliqué mon ami en écarquillant ses yeux bleus.

— Tu vas voir. Écoute d’abord ce récit qui est de point en point historique[3]. Au XVIIe siècle, il y avait à Sainte-Menehould un conseiller du roi qui était protestant et se nommait Louis de Marolles. C’était un homme paisible et studieux, marié, père de quatre enfans. Il vivait fort honorablement dans sa petite ville, s’occupant de mathématiques et de musique, et, bien qu’il fût un calviniste fervent, comme il descendait d’une ancienne famille champenoise, il était fort estimé et aimé dans son pays. En 1685, Louis XIV révoqua l’édit de Nantes, et les rigueurs qu’on exerçait dans toute la France contre les protestans n’épargnèrent pas ceux de Sainte-Menehould, qui formaient un bon tiers de la population. On se mit à les persécuter légalement, et leur temple fut démoli. Quelques-uns abjurèrent, beaucoup prirent le parti de s’expatrier, et de ce nombre fut Louis de Marolles, Il s’enfuit avec sa famille vers la frontière allemande, mais au moment où il allait passer le Rhin et où il ne lui fallait plus pour être sauvé qu’une demi-heure de répit, — note ce détail, — les gens du roi l’arrêtèrent et le jetèrent dans une prison de Strasbourg. Sa fuite et son arrestation avaient fait quelque bruit à la cour. On lui fit dire qu’il fallait abjurer, et on lui envoya le père Dez, recteur des jésuites. Il refusa de l’entendre. Irrité par cette obstination, le ministre Louvois donna l’ordre de commencer son procès. On voulait un exemple capable d’intimider ceux qui auraient été tentés d’imiter la ferveur de ce huguenot. Le 9 mars 1686, Marelles fut condamné à « servir le roi à perpétuité comme forçat dans ses galères, » et ses biens furent confisqués. Le 14 mars, il fut transféré à la Conciergerie, et on vint le prévenir de nouveau, de la part de sa majesté, qu’il lui serait fait grâce s’il voulait se laisser catéchiser. — « Je trouve, répondit-il, ma religion bonne et préférable à toute autre. C’est, à mon avis, tenter et offenser Dieu que d’abandonner une religion que l’on aime, et je mourrai martyr de la mienne. » — Dans l’intervalle, le parlement de Paris avait confirmé la sentence des premiers juges, mais en même temps le président et le procureur-général s’étaient chargés de représenter à Louis XIV les circonstances de l’affaire et le mérite de l’homme; le roi fut inflexible, et répondit qu’il ne voulait pas faire d’exceptions.

Alors il n’y eut plus ni répit, ni pitié pour cet hérétique endurci. On lui mit les fers aux mains et au cou, et, le 20 juillet suivant, on le dirigea sur Marseille avec la chaîne des galériens. En arrivant, il était exténué et on fut obligé de le laisser à l’hôpital ; mais dès qu’il fut rétabli, on le fit monter sur une galère et on l’y enchaîna jour et nuit. Les lettres qu’il put écrire de là à sa femme et à ses enfans sont à la fois navrantes et sublimes. Quelques-unes furent interceptées et montrées au roi, mais Louis XIV resta implacable. Il est même probable que la cour donna de nouveaux ordres pour que la peine de M. de Marolles fût aggravée; on voulait le pousser à bout et briser son orgueil. Il fut tiré des galères et jeté dans un des cachots de la citadelle; ce fut sa dernière épreuve. Après six années de tortures entre quatre murailles humides où ses habits pourrissaient et tombaient en lambeaux, il mourut à cinquante-six ans, le 17 juin 1692.

Eh bien! voici ce que j’appelle la Némésis de l’histoire : — Un peu plus d’un siècle après la mort de Marolles, presque jour pour jour, l’arrière-petit-fils de ce roi, « qui ne voulait pas faire d’exceptions, » était reconnu par Drouet à Sainte-Menehould, dans la ville natale de Louis de Marolles, puis arrêté à Varennes par suite d’un retard d’une demi-heure, et ramené au milieu d’une foule ameutée et hurlante dans ce même Sainte-Menehould, qui fut pour lui la première étape vers l’échafaud de la place de la Révolution. On ne m’ôtera pas de l’esprit que Louis XVI, à Varennes, a payé la dette du grand roi.

— Oui, c’est étrange, a murmuré Tristan en tirant de larges bouffées de sa pipe, tandis que ses yeux rêveurs erraient sur la place de l’église. — Tout à coup, il s’est levé en agitant les bras et en donnant les signes d’une vive émotion.

— Calme-toi, ai-je repris, doucement flatté néanmoins de voir à quel point mon récit l’avait agité.

— Mon cher, s’est-il écrié d’une voix étranglée, c’est elle !

— Qui, elle? ai-je murmuré avec humeur.

— Elle!.. ma chanteuse... Franceline !

Sans même daigner ajouter un mot d’explication, il a enjambé la fenêtre et s’est élancé sur la place.


Le même jour, neuf heures du soir. — Au bout d’une demi-heure, Tristan est rentré à l’auberge, encore tout échauffé de sa course. — Eh bien? lui ai-je demandé.

— Eh bien ! mon cher, je l’ai manquée de deux minutes. Au moment où j’ai tourné l’angle de la rue, elle montait en voiture. Je suis resté stupide au milieu de la chaussée. J’aurais dû crier : « Franceline, c’est moi, c’est Tristan ! » Une sotte peur m’a retenu, et pendant ce temps la voiture a filé sur la route de Clermont.

— Était-ce véritablement ta Franceline ? En somme, tu ne l’as aperçue que de dos. Songe que depuis vingt ans elle a dû passablement changer de figure et de tournure. N’as-tu pas été trompé par une fausse ressemblance ?

— Je me suis fait toutes ces objections pendant que je courais, et en même temps une voix intime me disait : c’est bien elle, c’est sa démarche et son air de tête. Elle avait jadis une façon leste et élégante à la fois de rassembler les plis de sa jupe en marchant; eh bien ! elle a fait ce même geste familier avant de monter dans la voiture. — Et tu n’as pas questionné les gens du bureau de la diligence?

— Si fait. J’ai demandé comment s’appelait cette voyageuse. On m’a d’abord toisé des pieds à la tête, puis on m’a murmuré un nom inconnu. Du reste ces gens ne savaient rien, sinon que la jeune dame était en visite chez des parens, du côté de Beaulieu. Un moment, j’ai été tenté de suivre la voiture à la course, mais c’eût été une folie, et d’ailleurs la route était trop mauvaise.

— Console-toi, nous fouillerons la forêt de Beaulieu, et peut-être y rencontreras-tu ta Franceline, errant au bord d’une clairière, comme la Rosalinde de Shakspeare dans la forêt des Ardennes...

Après avoir payé notre écot, nous avons repris le chemin de La Chalade. Tandis que nous escaladions, avec la pluie dans le dos, les gradins de la coulée qui mène à la Haute-Chevauchée, j’ai mis le Primitif et son frère au courant des préoccupations de Tristan, et je leur ai conté l’histoire de la chanson du Jardinier.

— La chanson du Jardinier, a dit Everard, attendez donc, ne commence-t-elle pas par ces vers?

Un jardinier de bonne mine
Était épris d’une beauté ;
Pour une fois qu’il a manqué
A son devoir,
Il a laissé sa belle amie
Au désespoir.

— Oui, s’est écrié notre ami haletant, c’est bien cela... Après?

— Je n’ai jamais su que ce couplet. La vieille servante, qui me le chantait dans mon enfance, disait aussi une autre chanson qui m’est restée dans la mémoire, à cause de son tour original. — Et de sa voix éclatante il a entonné les couplets suivans :

L’avant-veille de mes noces,
Ah! grand Dieu, que la nuit dura!
Je croyais qu’il était jour.
Aussitôt je me leva.

Je mis la tête à la fenêtre;
C’était la lune qui était là.
Je croyais qu’il était jour,
Les onze heures n’y étaient pas.

— Belle lune, ô belle lune,
Que n’avances-tu d’un pas?
Si j’avais mon arbalète,
Je te jetterais à bas.

Il y a en effet dans ces vers toute l’impatience ingénue et passionnée d’un amoureux de vingt ans; mais écrire ces chansons sans l’air, c’est revoir, un jour de pluie, un paysage qu’on a admiré par une matinée de soleil. — Nous nous sommes mis à disserter sur les chansons rustiques et à rechercher pourquoi, malgré leurs rimes indigentes, leurs allures heurtées et leurs couplets décousus, elles ont un charme si puissant.

— C’est, a dit le Primitif, le charme même de la vie rustique dans laquelle elles entrent comme élément. Remarquez qu’elles perdent presque toute leur saveur quand on les lit froidement dans un livre. Il faut les entendre chanter en plein air par une robuste voix de paysan. Alors elles s’harmonisent avec la lumière, le gazouillement des oiseaux, le claquement des fouets, l’odeur des blés et des foins; toutes ces choses de la nature sont l’accompagnement obligé d’une chanson rustique.

— C’est vrai, a repris Tristan, cela me rappelle une impression de printemps que j’ai eue à l’ombre d’un pommier en fleur où bourdonnaient des milliers d’abeilles. Non loin de moi, un jeune laboureur qui poussait sa charrue, chanta lentement ces cinq vers :

Rossignol sauvage,
Rossignolet des bois,
Apprends-moi ton langage,
Apprends-moi la manière
Dont on se fait aimer!

Pourquoi cette chanson m’émut-elle jusqu’aux larmes? Ce n’était pas le charme de la voix rude et sans art du laboureur; ce n’était pas non plus la poésie très primitive des paroles? Non, mais c’était tout : mon joli pommier, le doux soleil, tant d’alouettes dans l’air, tant de bourdonnemens d’abeilles, et la voix lointaine de ce paysan. J’étais en paradis. Cette glorieuse matinée, j’en ai couché l’impression dans l’herbier de mes souvenirs, et cette chanson du laboureur est comme le signet qui m’aide à en retrouver la place.

Tout en causant, nous descendions le sentier de La Chalade, — un ravin encaissé dans de hauts talus sablonneux qu’égaient çà et là une touffe de bruyères, une cépée de houx, un bouleau échevelé; — et nous continuions d’entremêler notre causerie de lambeaux de chansons. Dans ce couloir sonore, la voix puissante d’Everard semblait avoir doublé de volume. Tout à coup à notre complainte ont répondu comme un écho les notes traînantes d’une autre chanson rustique, rhythmée par des claquemens de fouet et des tintemens de sonnailles. Au-dessus du talus d’un chemin latéral, nous avons vu pointer les deux longues oreilles d’une bête de somme; un mulet, grelot au cou, a débouché dans le ravin, puis dix autres l’ont suivi, et toute cette procession a défilé devant nous, escortée par deux conducteurs en blouse bleue. — Ce sont des brioleurs, nous a dit Tristan.

Dans ces bois escarpés, où les routes forestières sont rares et où les sentiers ressemblent presque tous à des escaliers, les charrois se font pour la plupart à dos de mulet. De là, l’industrie des brioleurs qui conduisent aux verreries le charbon, la fougère et le bois de chauffage. C’est un métier qui ne rapporte pas de gros bénéfices, mais qui n’exige pas non plus de grandes mises de fonds. Les conducteurs couchent à la belle, étoile et les mulets trouvent dans le bois le vivre et le couvert. Ce sont de braves bêtes, ne bronchant jamais sous les charges les plus pesantes, et connaissant si bien les moindres sentes de la forêt que, souvent, on les laisse revenir seules de la verrerie à la vente. Le mulet, qui est le chef de la bande et dont le cou est orné d’une maîtresse clochette, prend la tête du convoi, et les autres suivent docilement à la file.

Nous avons fait comme eux, et, nous mettant à la queue leu leu, nous avons suivi les brioleurs jusqu’à l’entrée de La Chalade. Le village qui descend en désordre vers la vallée de la Biesme semblait noyé dans les masses forestières qui le pressent de toutes parts. Quelques rumeurs d’étable et quelques cris d’enfans montaient à peine jusqu’aux vergers où nous nous étions arrêtés. Un rayon de soleil perça les nuées et fit scintiller les toits mouillés.

— Si je commençais un bout d’étude ! s’est écrié le Primitif, en déballant sa boîte à couleurs. — Puis, avisant une vieille femme qui menait sa vache le long d’une haie, il lui a demandé s’il n’y aurait pas moyen de se procurer une chaise dans le village.

Après quelques façons, la bonne femme a confié sa vache à un gamin, et elle est allée quérir la chaise désirée, mais en l’apportant, elle a jeté un coup d’œil inquiet sur la toile et la boîte à couleurs. — Ce n’est pas pour nous ramener les Prussiens, au moins, a-t-elle dit, que vous tirez les plans de notre village?

Toujours cette préoccupation du Prussien ! Elle empêche positivement ces bonnes gens de manger et de dormir en paix.

Pendant que le Primitif enlevait rapidement son étude, nous sommes descendus jusqu’à l’église, qui date du XIVe siècle et qui dépendait jadis de l’abbaye de La Chalade. La grande nef a été détruite, il ne reste debout que l’abside, haute et solennelle encore, malgré ses parois verdies et ses vitraux brisés. Çà et là, contre les murs ruisselans d’humidité, se dressent des boiseries sculptées et d’énormes pierres tombales où sont gravés des chevaliers aux mains jointes et au casque baissé. Dans l’angle formé par l’église et les anciens bâtimens abbatiaux, est blotti le petit cimetière du village. Nous sommes restés jusqu’à la nuit dans ce coin verdoyant où les larmes de la dernière pluie s’égouttaient doucement dans la feuillée des sureaux. Les fosses, couvertes de folles avoines et d’armoises, laissent à peine deviner leurs croix de bois noir; dans un angle, à l’écart, s’élèvent les pierres funéraires de quatre ou cinq gentilshommes verriers. Même après la mort, les hâzis ont voulu tenir les sacrés-mâtins à distance, et une balustrade de fer protège leurs tombes ornées de longues épitaphes...


16 septembre. — Ce matin, la pluie fouette les carreaux avec une persistance désespérante. Les contours de la forêt ont disparu dans la vapeur, et nous fumons silencieusement devant le feu de l’auberge. Dans la salle voisine, des verriers qui font le samedi, se chamaillent autour du billard. Le bruit sec des billes d’ivoire nous arrive, mêlé au bourdonnement des mouches contre la vitre et au clic-clac des sabots de notre hôte en train de préparer le déjeuner. De temps en temps, les portes s’ouvrent, une rafale humide nous vient de la rue, la cheminée fume et nous entendons le tintement grêle des sonnailles d’un convoi de mulets trottant sur la route détrempée. C’est navrant.

— A propos, dit Everard, savez-vous qu’il y a eu ici une faïencerie célèbre?.. Toutes ces fameuses faïences révolutionnaires sortent de la fabrique des Islettes.

— Bah! répond le Primitif en bâillant, depuis qu’on s’est engoué de la faïence et qu’il n’est si petit bourgeois qui ne pende à son mur deux ou trois plats ébréchés, toutes ces poteries me laissent indifférent. Tes assiettes révolutionnaires ont surtout le don de m’agacer avec leurs canons lilas, leurs coqs et leurs vilains bonshommes couleur chocolat qui crient : Vive la nation !

Notre hôte s’est senti froissé dans son orgueil local. — Les Islettes ne fabriquaient pas que ces assiettes-là, a-t-il répliqué; si ces messieurs veulent pousser jusqu’à la maison du charron, ils verront dans sa cuisine tout un dressoir garni de belles pièces, comme on n’en fait plus nulle part. Des savans sont venus de Verdun et de Paris pour les regarder, et ils ont offert des mille francs au charron s’il voulait les vendre, mais le vieux y tient comme à ses yeux et ne veut s’en défaire ni pour prix ni pour somme.

— Au fait, la pluie menace de durer; si nous allions voir les assiettes ?

On nous a conduits après déjeuner chez le charron. Dans une cuisine proprette, devant un clair feu de ramilles, un bon vieux et une bonne vieille étaient assis de chaque côté de la cheminée. La femme avait le casaquin et le bonnet ruche des paysannes meusiennes, le mari portait un gilet de laine brune, et son bonnet de coton bleu encadrait une petite figure ridée et futée où pétillaient deux yeux encore très vifs. La flamme de l’âtre éclairait ces deux visages antiques, en même temps qu’elle jetait des touches lumineuses sur les marmites de cuivre alignées par rangs de taille et sur le précieux dressoir où les faïences étaient disposées avec amour.

— Bonjour, père Baptiste, dit notre hôte, voici deux messieurs qui désireraient voir vos plats.

— Faites, messieurs, a répondu le bonhomme en se soulevant à demi de dessus sa chaise, regardez à votre loisir... On irait loin maintenant avant de retrouver les pareils!

La collection du charron était en effet fort curieuse. On ne connaît guère la faïence des Islettes que par quelques échantillons communs; mais toutes les vaisselles du dressoir étaient des pièces de choix, fabriquées sous le premier empire, à l’époque où la faïencerie de Bernard, du Bois des Pences, était en pleine prospérité. Presque toutes les peintures de ces plats représentent des scènes rustiques, familières et parfois légèrement égrillardes : — un paysan occupé à scier du bois, un grenadier pressant la taille d’une baigneuse court-vêtue, des fruits et des fleurs du pays s’échappant d’une corne d’abondance. — Le dessin en est assez pur, les tons un peu pâles, mais très harmonieux. Au point de vue de la décoration, on peut classer ces faïences en deux catégories distinctes, correspondant à deux systèmes de coloration qu’on appelle dans le pays le bleu et le réverbère. Le bleu s’employait surtout pour les dessins d’ornement et de fantaisie; le réverbère, où les tons rouges dominent, était spécial aux faïences à personnages. L’une de ces dernières nous a paru particulièrement curieuse; elle représente deux personnages antiques à la tunique flottante, se livrant à une pyrrhique grotesque qui rappelle étonnamment les contorsions de Calchas dans la Belle-Hélène. A côté, je remarquai un plat à barbe au fond duquel était peint un jeune paysan à la figure rasée et à la chemise entr’ouverte.

— Ceci, c’est mon portrait, fit le bonhomme en souriant; il n’est plus guère ressemblant tout de même, ayant été peint la semaine d’avant mon mariage. Ce jour-là, le décorateur de Bernard me dit : Baptiste, il faut que je tire votre ressemblance sur un de mes plats. — Avec plaisir, repartis-je, — et le propre jour de mes noces, au moment où on partait pour la messe, il m’a apporté le plat que voici... Tu t’en souviens, Lélette?

— Oui bien, ma fi! reprit la petite vieille, même qu’il pleuvait tout comme aujourd’hui, et que je me faisais un mauvais sang à l’idée que je ne serais jamais prête, parce que vous n’en finissiez pas de virer autour de mes cotillons. — C’est que sous vos cotillons, notre Lélette, il y avait un moût joli brin de fille, et ça me faisait venir l’eau à la bouche de penser que vous alliez devenir notre femme.

— Ah ! il y a beau de temps de cela ! dit la bonne femme en croisant ses mains sur son giron, et vous ne seriez une si impatient à cette heure, Baptiste !

— À cette heure comme alors, répliqua-t-il avec un joyeux sourire qui plissa toutes les petites rides de sa figure.

La bonne dame se mit à rire à son tour en fourrageant dans les poches de son devantier (tablier). Et j’admirais cette brave femme qui aidait cet homme à vieillir gaîment, et ce brave homme qui, en échange, allongeait doucement la vie de sa femme. Je savais gré à toutes les jolies faïences du dressoir de leur rappeler les événemens de leur jeunesse passée. Je comprenais maintenant que le vieux couple refusât de les vendre. Chacune de ces assiettes avait vu le jeune charron, pimpant et amoureux, faire la cour à sa ménagère, alors dans toute la fraîche beauté de ses vingt ans. Leurs images naïves avaient réjoui les deux époux pendant le long chemin qu’ils avaient fait côte à côte à travers la vie. Je formais tout bas le vœu qu’ils s’en allassent le même jour, comme Philémon et Baucis, unis dans la tombe comme ils l’avaient été sur la terre, et je me disais : c’est pourtant une bonne chose qu’une bonne femme !

Je fus tiré de mes réflexions par une exclamation de Tristan, qui tenait dans ses mains un grand plat ovale. Sur ce plat était peint un jardinier en galant déshabillé rose, occupé à bêcher un vert jardinet, tandis qu’un petit amour nu lui décochait une flèche ; au bas, y avait deux portées de musique avec ces vers :

Ah! si l’amour prenait racine,
J’en planterais dans mon jardins.
J’en planterais si long, si large
Aux quatre coins,
Que j’en donnerais à toutes les filles
Qui n’en ont point.

— Mais c’est un des couplets de ma chanson ! s’écriait Tristan en dévorant des yeux la faïence.

— La chanson du Jardinier, a repris le bonhomme, je la connais, on la chantait dans mon jeune temps.

— Vous la savez encore?

— Oh! nenni, il y a trop longtemps de ça, et je l’ai oubliée; mais il y a une petite nièce de ma femme qui la sait tout au long et qui la chante bien gentiment.

— Et votre petite-nièce demeure aux Islettes, n’est-ce pas?

— Non, monsieur ; elle s’est mariée en Champagne, mais son oncle est garde forestier dans la forêt de Beaulieu, et elle vient de temps en temps faire un tour dans le pays... Ah ! elle a une bien jolie voix, la Franceline, n’est-ce pas, Lélette?

— Franceline ! — Tristan a failli laisser tomber la précieuse faïence, tant il était ému, et j’ai été obligé de la lui enlever des mains.


17 septembre. — Nous avions résolu de ne pas manquer le pèlerinage qui aura lieu lundi, en pleine forêt de Beaulieu, à l’ermitage de Saint-Rouin, et nous nous sommes décidés à aller coucher à Futeau pour être tout portés le lendemain. Cette portion de l’Argonne est plus intéressante encore que celle qui descend vers La Chalade. Les prés y sont plus accidentés et plus verts; les lisières qui les bordent, plus riches en beaux arbres de toute essence, A mesure qu’on avance, le regard se repose sur des hameaux blottis aux marges de la forêt. Ici, les Senades avec leur vieille verrerie; là, la Contrôlerie avec ses chaumières basses et lézardées. Entre ces deux hameaux, la vallée a l’aspect à la fois intime et solennel d’un parc centenaire : les pelouses mamelonnées, coupées par des bouquets de frênes, descendent mollement vers la Biesme, dont la rive opposée est ombragée par de magnifiques arbres de lisières : chênes, hêtres et charmes, étendant royalement vers la prairie leurs ramures majestueuses. Entre leurs fûts grisâtres on aperçoit le pelage fauve des troupeaux de vaches qui paissent sous bois, et sur les talus de la rivière s’épanouit une riche végétation de fleurs automnales.

Le temps s’était remis au beau; l’air était tiède, le soleil se montrait par intervalles et nous envoyait des flambées de rayons; la terre détrempée par la pluie fleurait bon, comme sent bon le pain chaud sortant du four. Tristan, chez qui les faïences du charron avaient ravivé le désir de retrouver sa chanson et de revoir Franceline, était mélancolique et nerveux, avec des intermittences de fièvre. Comme toujours en pareil cas, son effervescence se traduisait en effusions et en dithyrambes. A la vue des fleurs d’automne qui foisonnaient sur les talus, il est devenu tout à fait lyrique et s’est mis à apostropher les buissons : — Vous êtes heureuses, vous, les fleurs! s’est-il écrié en caressant de ses longs bras les tiges épanouies, qu’avez-vous à craindre? L’humidité d’une ondée ou le pied des troupeaux qui passent?.. Le lendemain vous repoussez de plus belle. Jamais vous n’avez inspiré un sentiment de haine ou de douleur. Qui vous regarde sourit, et qui vous respire est charmé. Vous vous perpétuez d’année en année par vos graines; mais nous?.. nos plus doux soleils sont inquiets et nos jours les plus purs ont des nuages menaçans. Si loin que nous voyions, nous sommes tristes de ne pouvoir pousser notre regard au-delà. Vous restez où vous êtes nées; nous, nous voyageons comme des malades condamnés qui nulle part ne retrouveront leur santé perdue. Fleurs immobiles et muettes, étranges et charmantes formes, joie de la vue et de l’odorat, je vous envie!

— Amen! a répondu le Primitif; seulement, mon bon Tristan, votre homélie est venue trop tôt. Il fallait la réserver pour demain, quand la procession des pèlerins s’agenouillera devant l’ermitage. En y ajoutant deux ou trois phrases en l’honneur de saint Rouin, je vous assure que vous produiriez un bel effet sur l’auditoire.

— Saint Rouin ! a grommelé Tristan, vexé, savez-vous seulement, profane que vous êtes, ce que c’était que saint Rouin?

— Je l’ignore absolument.

— C’était l’apôtre de l’Argonne, ni plus ni moins, et le fondateur de l’abbaye de Beaulieu.

Là-dessus Tristan s’est longuement étendu sur l’histoire de son saint, dont voici en substance les traits les plus originaux : — Rouin ou Rodinge était un moine irlandais du VIIe siècle. Poussé par le désir d’évangéliser, et suivant l’exemple des moines de son pays, qui, « pareils, dit saint Bernard, à des essaims d’abeilles, inondaient toutes les contrées de l’Europe, » il passa le détroit avec son disciple Etienne et, traversant les Ardennes, vint à Verdun près de son maître en théologie, l’évêque Paul. Pris de l’amour de la retraite, il visita les profondes vallées de l’Argonne, qui lui rappelèrent la solitude de sa verte Érin, et résolut de répandre la semence de vérité parmi les populations sauvages qui s’y étaient abritées. Beaulieu, avec son promontoire planté de chênes qui regardent au loin les plaines du Barrois, lui sembla un emplacement à souhait pour un monastère. Il pensa sans doute que toute terre vierge appartient à Dieu, et sans plus s’inquiéter de la question de propriété, ses disciples et lui se mirent à l’œuvre, défrichèrent un coin de forêt, y bâtirent des cabanes et y plantèrent la croix; mais cette façon d’agir ne fit pas l’affaire d’un certain seigneur Austrésius, qui était propriétaire du territoire de Beaulieu ; la nouvelle de cette usurpation le mit violemment en colère, il somma les intrus de déguerpir, et, exaspéré par la résistance passive des moines, il leur envoya des gens d’armes qui les expulsèrent de la forêt k coups de fouet. Rouin, meurtri et marri, « tourna, dit son historien, son affliction vers le ciel et vers Rome, et s’en alla visiter les tombeaux des apôtres Pierre et Paul[4]. » Alors la dextre de Dieu s’appesantit sur Austrésius; ses troupeaux furent décimés par la peste, ses enfans moururent dans ses bras, lui-même tomba dangereusement malade, et ses serviteurs épouvantés l’abandonnèrent. Il reconnut la main qui le frappait, se repentit, fit pénitence, et ce fut dans ces dispositions que le surprit le retour de Rodinge.

Celui-ci revenait de Rome réconforté et armé du don des miracles. Il n’avait qu’à planter son bâton en terre pour en faire jaillir des sources, et qu’à imposer sa main sur les malades pour les guérir. Austrésius le supplia de venir à son aide; Rodinge accourut, fit sur le moribond le signe de la croix, et lui rendit force et santé. Austrésius ne fut point ingrat; il donna au moine cette terre de Beaulieu, dont il l’avait jadis si brutalement expulsé. « Le temps de semer dans la tristesse et les larmes était passé; celui de moissonner dans la joie était venu. » Bientôt le monastère dressa au sommet du plateau sa riche église et ses cloîtres en arcades, sous l’invocation de saint Maurice.

Mais il n’est point de parfait sanctuaire sans une authentique et vénérable relique. Saint Rouin résolut de s’en procurer une qui fût précieuse entre toutes et assurât à son abbaye une féconde source de miracles. Il y avait aux pieds des Alpes du Valais un célèbre monastère, celui d’Agaune, où l’on conservait les ossemens du fondateur de la légion thébéenne, saint Maurice. Au retour d’un second voyage à Rome, saint Rouin s’y arrêta. « Brûlant, dit son historien, du désir de posséder une des reliques du saint, il s’adresse secrètement au prévôt de l’abbaye, le touche par son éloquence et lui promet en retour de riches offrandes. » Ce prévôt, ou plutôt l’un des gardiens de l’église, céda à ces argumens irrésistibles. « La nuit suivante, poursuit le panégyriste[5], car ils redoutaient l’un et l’autre la douleur et l’opposition des moines d’Agaune, ils vont au tombeau du martyr. L’abbé de Beaulieu y dépose ses présens et reçoit l’os de l’avant-bras de saint Maurice... Et avant que les regrets et les plaintes des religieux aient pu les entraver, nos pèlerins se hâtent de quitter le Valais. »

— Ho! ho! s’est écrié l’incrédule Everard, savez-vous bien qu’aujourd’hui votre saint serait condamné aux travaux forcés pour vol sacrilège, commis nuitamment à l’aide d’effraction?

— C’était une fraude pieuse, a répondu sèchement notre ami; elle était justifiée par la sainteté du but, et les bollandistes l’excusent en alléguant l’usage fréquent et la bonne foi de ces sortes de marchés[6]. D’ailleurs, omnia sancta sanctis, et ce qui prouve que ce larcin ne fut pas mal vu d’en haut, c’est que l’abbé revint sain et sauf à Beaulieu, au milieu des acclamations des fidèles émerveillés. Le nouveau monastère était fondé sur des bases solides, et sa prospérité s’accrut promptement. Du vivant même de saint Rouin, l’abbaye possédait déjà sept cent soixante-dix manses ou petites métairies. — Lorsqu’il vit son œuvre accomplie, l’ancien ermite se prit à regretter le premier calme de son désert. Il résigna son autorité dans les mains de son disciple Etienne, et se retira dans un vallon de la forêt, qui a porté depuis son nom. On l’appelait alors Bonneval, la bonne vallée. L’eau des sources et les fruits sauvages suffisaient à sa subsistance. « Parfois, dit son vieux panégyriste Richard, il revenait secrètement pendant la nuit à sa chère abbaye; il la visitait doucement pour corriger les négligences qu’il pouvait y remarquer, et quand le chant du coq ou l’étoile du matin l’avertissait de l’approche de l’aurore, il s’éloignait inaperçu dans les gorges de la forêt, » C’est là qu’il mourut, à quatre-vingt-six ans, le 17 septembre 680, et c’est là qu’une chapelle s’élève aujourd’hui, près d’une source miraculeuse, qui est visitée à chaque anniversaire par de nombreux pèlerins.

Tristan s’arrête pour reprendre haleine. Everard, qui est sceptique jusqu’aux moelles, en profite pour entamer un réquisitoire contre les superstitions locales et contre ce culte des sources qui revient à la mode.

— Superstitions tant que vous voudrez, riposte Tristan; mais il y a oreilles et oreilles, et il faut de la musique pour toutes les oreilles. Je place la superstition au même rang que la musique grossière, aux sons de laquelle les nègres dansent et s’exaltent. C’est de la pâte sucrée, enveloppée d’un gros papier d’or et d’azur, mais c’est la dragée des pauvres gens. Mettez de la lumière et de l’air partout, je ne m’y oppose pas; mais, pour Dieu, ne faites le déménagement de la vieille chambre familière et sympathique que lorsque les meubles nouveaux seront tout prêts et rangés devant la porte. Or je cherche votre mobilier neuf partout; je ne le vois nulle part, et, ma foi, je préfère encore mes vieilleries à votre chambre froide et nue...

Sur ces entrefaites, nous sommes arrivés à Futeau. C’est un des plus pauvres, mais c’est aussi un des plus pittoresques villages de la Meuse. Les maisons de bois, perchées sur de hauts talus, à peine éclairées par d’étroites fenêtres, ont un aspect vermoulu et misérable, mais pas une n’a la physionomie banale. La plupart font mine de vouloir s’effondrer et prennent des poses abandonnées ou tragiques. De grandes filles maigres, à l’œil farouche et aux cheveux ébouriffés, se dressent, curieuses, sur le pas des portes, et des grappes d’enfans demi-nus s’égrènent le long des escaliers de bois qui descendent sur la chaussée. Toute la population de Futeau vit de la forêt, et rien que de la forêt. Les hommes sont bûcherons, brioleurs, scieurs de long ou brintiers (c’est le nom qu’on donne aux fabricans de manches de fouet, faits avec des brins de houx, de néflier sauvage et d’aubépine). Les femmes vont en hiver ramasser le bois mort, les épines, les genêts, la fougère; elles les brûlent et en vendent la cendre aux ménagères des petites villes voisines. En été, dans la saison des fraises et des framboises, elles forment toutes une association : dix ou douze, des plus adroites et des plus accortes, se transportent pour six semaines à Châlons-sur-Marne; les autres vont cueillir les fraises dans la forêt, et chaque soir une voiture conduit à la ville La récolte du jour pour y être vendue au profit de l’association.

Toutes ces petites industries ne constituent pas précisément une fortune; aussi, pendant les hivers rudes, un tiers de la population va mendier aux environs. Lors de la disette de 1847, une bonne moitié du conseil municipal était inscrite sur la liste des indigens. Avant 1849, il n’y avait à Futeau ni église ni maison d’école. Aujourd’hui, grâce aux allocations du département et au zèle du curé, il y a au centre du village une école bien aménagée et une élégante petite église. A deux pas de l’église, dont il est. séparé par un jardinet, s’élève le presbytère, si propret, si avenant et si bien enfoui dans la verdure qu’on porte envie au curé qui l’habite.

Comme nous entrions dans Futeau, un garçon qui débouchait des prés, la faux sur l’épaule, nous a rejoints, et nous avons lié connaissance. Quand nous sommes arrivés en face de l’église, Tristan, à la vue du coquet presbytère, n’a pu retenir son enthousiasme. — Voilà où je voudrais vivre! s’est-il écrié; je serais le curé de ce village, j’y coulerais doucement de longues années. — Puis, se tournant d’un air aimable vers notre jeune faucheur : — Et quand vous prendriez femme, je vous confesserais, je vous marierais...

— Oh ! a répliqué le camarade en changeant sa faux d’épaule, vous me marieriez, c’est possible; mais, pour ce qui est de me confesser, nenni da !

La réplique de ce faucheur a coupé sur pied les effusions lyriques de notre ami; il a fait la moue et s’est renfermé dans un silence boudeur.

— Eh ! eh! ami Tristan, a murmuré Everard en gravissant l’escalier de l’auberge, voilà un gaillard qui aurait bon besoin d’être évangélisé par saint Rouin!..


18 septembre. — Eperonnés par Tristan, qui craignait de manquer l’arrivée des pèlerins, nous étions sur pied à l’Angélus, Le jour commençait à poindre et les bois de Bellefontaine étaient surmontés de cette aimable couleur aurore qui fait plaisir à voir, comme les premières rougeurs sur les joues d’une fille de quinze ans. Nous avons quitté le village, emportant dans nos sacs de quoi déjeuner, et nous étonnant de voir la route encore déserte. Nul n’est prophète en son pays; aux Islettes, on nous avait semblé tiède à l’égard de saint Rouin; à Futeau, la population est positivement indifférente. A l’endroit où s’embranche le chemin de Bellefontaine, nous avons vu passer deux ou trois paysannes et autant d’enfans. Peu après, une voiture de maître nous a frôlés au passage : sur les coussins, en face de deux dames ensommeillées, se dandinait un abbé pimpant et satisfait, ayant à ses côtés un jeune garçon dont il est sans doute le précepteur. Un peu plus loin, nous avons rencontré un char à bancs plein de bottes de paille et de bourgeoises endimanchées, et c’est tout.

— Il me semble que la forêt ne donne pas, remarque Everard, est-ce que ce pèlerinage serait un four?

— La plaine est plus fervente, répond Tristan; vous verrez tout à l’heure les gens de Brizeaux, de Passavant et de Waly arriver en procession.

Si le défilé des pèlerins manque de couleur, en revanche, la route qui conduit au pèlerinage tient toutes ses promesses. Les tranchées latérales nous découvrent de jolis dessous de bois : — ravins fuyans, mares ombreuses, clairières ensoleillées où des écureuils gambadent d’arbre en arbre. A un détour, les massifs s’écartent et la surface unie et bleue d’un étang apparaît dans la profondeur du bois, avec son encadrement de joncs, de bouleaux et de sorbiers. Une hutte de chasseur aux canards effondre sur le bord son toit de chaume en ruine, un bateau est à demi enfoncé dans la vase; de temps en temps un bouillonnement monte entre les joncs, une poule d’eau émerge à la surface, tourne à droite et à gauche son cou fin et sa tête inquiète, puis replonge au fond de l’étang. — Pendant que nous sommes en contemplation devant cette nappe d’eau solitaire, une cloche au son grêle résonne dans l’air matinal. — C’est la messe des pèlerins, s’écrie Tristan, nous arriverons en retard!

En effet, en débouchant dans la prairie plantée de pommiers où se trouve l’ermitage, nous avons entendu bourdonner les voix des chantres. La chapelle s’élève au bout du pré, presque à la lisière du bois; c’est une bâtisse modeste, surmontée d’un clocheton en auvent où se balance la cloche, et flanquée d’une maisonnette qui sert de sacristie. En avant, un réservoir bordé d’une margelle de pierre reçoit les eaux de la source miraculeuse et sert de piscine à l’usage des fidèles. — Dans l’allée qui conduit à la chapelle, des voitures de toute forme et de toute provenance : coupés de maître, cabriolets de louage, charrettes de paysan font comme un rempart autour de l’autel de feuillage où l’on célèbre la grand’messe en plein air. On en est déjà au Kyrie quand nous pénétrons dans l’enceinte réservée aux pèlerins. Notre apparition ne laisse pas de donner de notables distractions à l’assistance. Nos sacs de touristes, la boîte à couleurs et surtout le costume excentrique de Tristan causent une surprise mêlée d’inquiétude.

Nous demeurons impassibles et, mettant chapeau bas, nous nous accoudons à la balustrade de la piscine. Il y a tout au plus deux cents personnes autour de l’autel. Le gros de l’assemblée se compose de femmes et d’enfans; une vingtaine de prêtres et de séminaristes en vacances sont agenouillés çà et là, et leurs soutanes jettent des notes noires au milieu des robes voyantes des femmes. Quelques privilégiés ont des sièges réservés et écoutent dévotement la messe, assis à l’aise dans des fauteuils; mais la majeure partie des assistans s’installe comme elle peut sur l’herbe des pelouses ou sur les bancs de la piscine. La matinée est fraîche, et une dévote a apporté une chaufferette sur laquelle ses pieds sont pieusement posés; deux dames plus frileuses encore sont restées dans leur voiture et lisent leur paroissien en se serrant l’une contre l’autre sur les coussins. Le jeune abbé, frisé et content de lui, que nous avons remarqué sur la route, se tient près du marche-pied avec son élève. C’est un beau brin d’abbé, brun, bien découplé, au menton rasé de frais et bleuâtre, aux façons précieuses et apprêtées; ses gros yeux noirs semblent pleins d’admiration pour sa propre personne, et ses lèvres rouges ont l’air de se murmurer à elles-mêmes des complimens. Il se penche respectueusement du côté des deux dames et nous signale à leur attention avec un petit rire sec.

Cependant on a lu l’Évangile, et un certain remue-ménage annonce qu’il va se passer quelque chose d’important. En effet, deux prêtres escortent jusqu’à l’estrade de l’autel un évêque à cheveux gris, à la tête bienveillante et fine, qui bénit l’assemblée et commence en style fleuri le panégyrique de saint Rouin. Le soleil, qui s’est élevé au-dessus des arbres, se met de la fête et darde ses rayons obliques sur l’autel. L’eau du réservoir chatoie, les chandeliers d’argent jettent des éclairs, les chappes des chantres, les calottes rouges des enfans de chœur, les toilettes bariolées des dévotes s’épanouissent dans la verdure comme des fleurs dans un pré, et le prélat lui-même, avec sa robe et son camail de cérémonie, ressemble à un magnifique iris violet. Ce charmant tapage de lumière et de couleurs fait la joie du Primitif, mais non point celle de monseigneur. Ce traître de soleil qui lui vient droit dans les yeux gêne fort son éloquence. En vain il se sert de son bonnet comme d’un écran, les rayons empourprent sa figure, l’obligent à cligner les paupières et dérangent toute la belle ordonnance de son sermon. De plus, un bruit de vaisselle et de couverts partant de la maisonnette où des paysannes préparent le déjeuner des officians, distrait l’auditoire et déconcerte l’orateur. Aussi le prélat galope à bride abattue vers sa péroraison, et le panégyrique tourne court.

Le sermon fini, on entonne le Credo, et nous allons déjeuner dans un coin. A notre retour, nous trouvons la grand’messe terminée et les pèlerins éparpillés dans la prairie. — Voici le moment de commencer mon étude, dit le Primitif. — Il s’installe sous un pommier et ouvre sa boîte. Everard, Tristan et moi, nous nous promenons à travers les groupes. La plupart des pèlerins mangent sur l’herbe, deux ou trois femmes emplissent des bouteilles à la source; sous un haut couvert de hêtres, des buveurs sont attablés, et à travers la feuillée le soleil fait pleuvoir des gouttelettes de lumière sur les blouses bleues et sur les figures hâlées. Tout ce monde nous dévisage avec des mines ébahies et méfiantes. On se donne des coups de coude à notre approche, et derrière nous il me semble entendre murmurer le mot : « Prussiens! » A l’ombre de son pommier, le Primitif est entouré de gamins et de paysans qui le regardent silencieusement préparer sa palette. Notre ami a esquissé l’ermitage et les bois sur un panneau où subsistent encore les vieux fonds d’une ébauche inachevée, il y pose rapidement de larges touches de couleur, de sorte que, pour le quart d’heure, le panneau ne présente aux yeux peu exercés qu’un mélange confus de tons gris et verts. En ce moment, une ombre noire se projette à côté de moi, je me retourne et j’aperçois l’abbé frisé et content de lui, qui examine d’un air ironique l’étude du Primitif, et qui brusquement, sans même nous saluer, engage ainsi la conversation :

— Alors vous vous supposez en ballon pour peindre ce paysage?

Cette façon étrange d’entrer en matière nous ébaubit et nous humilie; pourtant le Primitif, qui croit avoir affaire à un homme intelligent, prend la peine de lui expliquer ce que c’est qu’une ébauche. — Je ne fais qu’indiquer les valeurs, ajoute-t-il, revenez dans quelques instans et vous y verrez plus clair.

L’abbé jette un coup d’œil circulaire et imposant sur notre entourage campagnard, et réplique d’un ton bref : — Si je fais cette observation, c’est que je crois m’y connaître.

— Il y a des grâces d’état, murmure Tristan entre deux bouffées de pipe.

L’abbé, piqué, foudroie le mauvais plaisant de ses gros yeux noirs, et reprend : — Je fais moi-même de la peinture de paysage. — Ah! Vous peignez le paysage, riposte le Primitif en poursuivant son ébauche, habitez-vous l’Argonne, monsieur l’abbé?

— Pourquoi, monsieur?

— Parce que je vous en aurais fait mon compliment; pour un paysagiste, c’est une bonne fortune de vivre dans ce pays-ci.

L’abbé, dédaigneux et tranchant. — Non, je suis Parisien et j’ai eu pour maître un paysagiste qui est professeur à l’École des Beaux-Arts.

Le Primitif. — Vraiment ?.. Vous m’étonnez; l’enseignement de l’école ne comprend pas le paysage.

L’abbé, d’un ton plein de sarcasme. — En êtes-vous bien sûr?

Le Primitif. — Très sûr, attendu que je sors moi-même de l’École...

Ici un silence; l’abbé comprend qu’il s’est trop aventuré, il rougit, pince les lèvres, fait signe à son élève et se décide à battre en retraite, mais avant de s’éloigner, il nous laisse un : — Au revoir, messieurs! — plein de menaces.

— Eh! il ne manque pas d’aplomb, l’abbé! dit Everard, gageons qu’il était venu pour nous faire subir un interrogatoire et nous confondre ?

— Il en est pour ses frais, mais il va publier partout que nous sommes d’affreux bohèmes.

Pendant ce temps, on chante vêpres, puis la procession, bannières en tête, se déroule comme un long ruban à travers les feuillées. Le plain-chant des prêtres se mêle aux cantiques que les pèlerins entonnent en l’honneur de saint Rouin; la cloche tinte doucement, un grand silence se fait, et dans l’air sonore monte la voix claire et lente de l’évêque qui bénit la foule agenouillée.

La cérémonie est terminée, les pèlerins se dispersent, et une bonne part d’entre eux vient s’attrouper curieusement autour de notre pommier. Plus de cinquante paires d’yeux nous dévisagent. Les propos qu’on échange n’ont rien de flatteur pour nous, et il est évident que les spectateurs sont mal disposés. Le Primitif continue à peindre sans s’émouvoir. A chaque minute, le cercle s’épaissit, et les voix élèvent leur diapason. En bons campagnards prudens, les beaux parleurs de la bande se sont d’abord murmuré leurs réflexions à l’oreille, puis, voyant que nous n’en prenions point souci et que le Primitif poursuivait imperturbablement son travail, deux ou trois se sont enhardis et ont formulé à haute voix leur opinion.

— Sais-tu ce qu’ils font là, toi, Faraud?

— Tu le vois bien, nomme, ils tirent le plan de la forêt.

— Est-ce qu’ils n’étaient point l’autre soir à La Chalade?

— Oui; ah ! ils sont malins, allez, ils prennent les plans de tout! — Ils font tout comme ce Mac-Farlane, qui était à Verdun et qu’on a chassé de la ville parce qu’il photographiait les forts.

À ces mots, Tristan, violemment agacé, quitte sa pipe et s’adressant au dernier interlocuteur: — Est-ce que c’est une allusion?

— Peut-être bien.

— Alors vous nous prenez pour des espions prussiens?

— Dam, ça en a l’air.

— Tas d’imbéciles! s’écrie Everard en serrant les poings, c’est ridicule, nous sommes Meusiens tous quatre!

— Voyons, dis-je à mon tour, impatienté, si vous croyez que nous sommes des Prussiens, il ne s’agit pas de biaiser comme vous le faites depuis un quart-d’heure... Conduisez-nous devant une autorité quelconque et demandez-nous nos papiers.

Un brigadier-forestier sort du cercle. — Vous avez raison, répond-il, et puisqu’il en est ainsi... Il se redresse, prend un air grave et rajuste son képi : — Au nom de la loi, messieurs, je vous somme de m’exhiber vos papiers?

— A la bonne heure! — Nous fouillons nos poches, et chacun de nous remet au garde les pièces qui peuvent établir notre identité : des cartes de visite, des lettres et un permis de chasse. Le forestier met ses lunettes et examine tout cela longuement, tandis que les curieux se penchent pour lire par-dessus son épaule.

— Le permis est expiré depuis deux jours, remarque un maître d’école pointilleux et rébarbatif.

— Et puis, ajoute un autre, des cartes de visite, ce n’est pas des papiers.

Le brigadier est perplexe, la foule est décidément hostile, et d’instant en instant la situation devient plus critique.

— D’ailleurs, qu’est-ce qui prouve qu’ils n’ont pas fabriqué leurs cartes de visite exprès?.. Les Prussiens en font bien d’autres.

Je m’emporte, Everard bondit et menace, Tristan se démène et commence un sermon en trois points pour prouver aux paysans que, pendant deux ans d’occupation, les Prussiens ont eu tout le temps de prendre les plans des défilés de l’Argonne. Seul, le Primitif garde un peu de sang-froid et continue de jeter rageusement de petites touches de couleur sur son panneau. Tous les yeux sont agressifs, toutes les voix accusatrices éclatent à l’unisson et couvrent le plaidoyer du pauvre Tristan; on se croirait au finale d’un quatrième acte d’opéra, quand tout à coup une claire et douce voix de femme s’écrie : — Mais je le connais ! il n’est pas Prussien du tout, sa famille est de B..., c’est M. Tristan!

Notre ami se retourne, pâlit, rougit et s’exclame à son tour : — Franceline ! C’est comme un coup de théâtre. Le nez du brigadier s’allonge, le maître d’école pointilleux s’esquive, les regards s’adoucissent et les rumeurs s’apaisent. — Tristan s’est hâté de renouer connaissance avec sa Franceline si merveilleusement retrouvée. Il ne nous avait pas trop vanté le charme de sa personne, et, bien que depuis longtemps sa trentaine soit sonnée, elle est restée jolie: grande, svelte, les cheveux bruns lissés en petits bandeaux, elle a de longs yeux noirs, un teint blanc, et les deux fossettes décrites par Tristan se marquent encore sur ses joues au moindre sourire des lèvres.

Elle accueille les remercîmens expansifs de son ami d’enfance avec une réserve embarrassée, et alors je remarque auprès d’elle un homme déjà mûr, ayant la tenue correcte d’un ancien militaire et qui me fait penser à l’honnête et méthodique Albert, ce mari de la Charlotte de Goethe. C’est en effet le mari de Franceline, et sa présence jette naturellement un froid sur cette réunion de deux amoureux qui ne se sont pas vus depuis vingt ans. La raideur cérémonieuse de l’époux intimide Tristan, qui n’ose plus rappeler le temps passé. Franceline elle-même semble mal à l’aise; mais sa physionomie laisse deviner son émotion contenue, et ses yeux noirs racontent mélancoliquement ce que ses lèvres sont forcées de taire. Pourtant, lorsque son mari lui fait remarquer qu’il est tard, elle tend affectueusement la main à Tristan. — Nous sommes, dit-elle, en visite chez notre oncle, à la maison forestière des étangs de Buisine; si vos promenades vous mènent de ce côté, n’oubliez pas de venir nous voir. — Et elle part. Tristan, adossé au tronc du pommier, la regarde fuir sur la route, appuyée au bras de son maître et seigneur...

Je me rapproche alors de notre brigadier et je lui fais un bout de morale sur l’inconvénient de prendre des moulins à vent pour des géans et des promeneurs inoffensifs pour des Prussiens. — Que voulez-vous? répond le brave homme un peu décontenancé, il ne faut pas vous offenser... Tous les gens vous accusaient de parler allemand, et votre ami a un si drôle de costume!.. Ma fi, nous faisions notre devoir. Si nous vous avions arrêtés et si vous aviez été réellement des Prussiens, savez-vous que ça aurait été une bonne note pour le pays?

— On vous aurait peut-être décoré? dit le Primitif, qui a terminé son étude et qui se retourne d’un air gouailleur vers le garde; je suis sûr qu’au fond vous regrettez que nous ne soyons pas des Prussiens ?

— Ma fi, messieurs, bien sûr. C’aurait été tout de même un honneur pour le pays.


La chapelle était close, et le sacristain de Futeau, après l’avoir verrouillée, s’en retournait, emportant dans une boîte oblongue le calice qui avait servi pour la messe. La petite prairie était redevenue solitaire et les ombres des pommiers s’allongeaient. Nous avons plié bagage, afin de visiter avant la nuit la Gorge-nu-Diable qu’on nous a beaucoup vantée. Le dernier incident du pèlerinage nous a laissés pensifs et taciturnes. Tristan, seul, songeant à sa Franceline, aussitôt perdue que retrouvée, exhale tout haut sa mélancolie : — Elle est heureuse, elle, soupire-t-il en secouant les cendres de sa pipe; elle a un mari, des enfans, et elle se console dans ce milieu réchauffant de la famille. Quand le nid est bâti, l’oiseau ne vagabonde plus à travers la forêt. A mesure qu’elle devient plus intense, la vie de famille rétrécit de plus en plus son rayonnement. Seul, le célibataire est semblable à ces ronds circulaires que la chute d’une pierre produit dans une eau paisible; il étend de plus en plus ses cercles ondoyans, et les pousse élargis et inutiles vers des rives désertes...

Je ne sais quelle fée nous a enguignonnés, mais nous errons comme des âmes en peine dans la forêt de Beaulieu, sans pouvoir trouver l’entrée de la Gorge-au-Diable. Le jour tombe, la futaie s’enténèbre; impatientés, nous finissons par prendre le premier sentier venu et nous le suivons à l’aventure. Au bout d’une heure, nous atteignons un espace vague et découvert qui, dans la nuit, nous fait l’effet d’une vaste clairière vaporeuse. — Où diantre sommes-nous? — Le cri d’une poule d’eau et l’air plus humide qui nous caresse le visage nous apprennent enfin à quel point nous nous sommes fourvoyés.

— Parbleu! s’écrie Everard, depuis deux heures nous piétinons sur place, et nous revoilà quasi au point de départ. Ce que nous prenions pour une clairière est un étang, et ces formes blanches qui dansent là-bas comme des fantômes, sont tout bonnement des buées de brouillard.

— Je parie, ajoute le Primitif, que Tristan nous a égarés exprès, afin de nous ramener vers la maison de la dame de ses pensées !

Tristan ne répond rien et fait de vains efforts pour s’orienter. — Nous ressemblons, dit Everard, au Petit-Poucet, perdu dans les bois avec ses frères, et je vais comme lui grimper à un arbre pour essayer de voir par-dessus la brume.

En même temps, il escalade un tremble et se hisse jusqu’à la fourche des dernières branches. — Sauvés! nous crie-t-il, j’aperçois une lumière à l’autre extrémité de l’étang. Ce doit être le logis de l’Ogre; allons-y bravement.

Nous nous remettons à longer prudemment la lisière, Peu à peu la lumière annoncée par Everard commence à percer la brume; un chien aboie; nous nous dirigeons de son côté et nous distinguons une petite croisée à travers laquelle brille le lumignon d’une lampe. Encore quelques pas, et la maison forestière, — car c’en est une, — dresse devant nous sa façade blanche et son toit en colombage. Nous poussons la barrière d’un potager et nous heurtons timidement.

Une porte s’ouvre, — et c’est Franceline elle-même qui vient au-devant de nous et nous sert d’introductrice. Nous sommes chez son oncle, le garde de la forêt de Beaulieu. Nous lui racontons comment nous nous sommes fourvoyés en cherchant la Gorge-au-Diable. — Asseyez-vous, messieurs, dit le forestier, et chauffez-vous, car la soirée est fraîche... À cette heure, vous ne trouverez plus rien à manger à Futeau ; nous allions justement nous mettre à table, et vous partagerez notre souper.

On nous a fait une bonne flambée et nous nous sommes assis sous la cheminée, en face de Franceline, qui déshabillait son plus jeune enfant, tandis que deux autres garçons s’amusaient à édifier un château de cartes. Le mari est rentré sur ces entrefaites, et après un premier mouvement de surprise, il nous a cordialement tendu la main. La glace était rompue, la femme du forestier a posé sur la table une marmite pleine de pommes de terre fumantes, et nous nous sommes mis à table.

Tout en arrosant de claire piquette les pommes de terre rissolées et farineuses, on a reparlé du pèlerinage.

— Il paraît, a dit le garde, qu’il n’y avait pas grand monde; tous les ans le nombre des pèlerins diminue... Si vous voulez voir, la vraie fête de saint Rouin, il faut venir ici le lundi de la Pentecôte; alors il y a Un rapport auprès de l’ermitage; on goûte sur l’herbe, on danse dans le pré, c’est plus gai et il y vient souventes fois deux mille personnes.

La conversation ne tarissait plus. Tristan et Franceline restaient seuls silencieux. Ils ne semblaient pas encore remis de l’émotion de cette rencontre inattendue, et l’ombre du temps passé, qui venait de ressusciter pour eux, suffisait à occuper leurs esprits. Peut-être aussi constataient-ils mutuellement les métamorphoses inévitables que vingt ans produisent au dehors et au dedans de nous? En tout cas, leur pensée était mélancolique et attendrie plutôt que joyeuse, car leurs yeux restaient rêveurs, et parfois un soupir passait sur leurs lèvres. De temps à autre, Tristan caressait le front de l’un des bambins, assis entre lui et Franceline; celle-ci, à son tour, prenait la tête de l’enfant et y déposait un baiser. Cet heureux bambin était comme une sorte de jeune dieu Terme, à la discrétion duquel les deux anciens amoureux confiaient leurs muettes effusions. Pourtant, au dessert, Tristan, d’une voix mal assurée, a demandé à sa voisine si elle se souvenait encore de la chanson du Jardinier.

— Certainement, et je la chante parfois pour endormir les enfans.

— Voudriez-vous nous la chanter ce soir, avant que nous prenions congé de vous?

Elle a rougi légèrement, puis. ayant d’un regard rapide sollicité et obtenu le consentement du mari, elle a commencé la chanson qui avait fait passer tant de nuits blanches à Tristan.

C’est, comme celui-ci me l’avait dit, l’histoire d’un jardinier galant et volage, qui a encouru la disgrâce de son amoureuse, une vraie fille d’Eve, qui, lasse de bouder, rappelle bien vite l’inconstant :

Reviens demain, reviens ce soir,
Mon bel ami !
Oui, je le jure, je veux t’attendre
Toute la nuit.

Le galant n’a pas manqué l’heure
Que sa maîtresse lui avait dit,
Et à la porte il a frappé
Trois petits coups :
— Hé! dormez-vous, sommeillez-vous,
Mon cœur joyeux?
A votre porte est arrivé
Votre amoureux.

— Non, je ne dors ni ne sommeille,
Toute la nuit je pense à vous.
Parlez tout bas, marchez tout doux.
Mon bel ami.
Car si mon père vous entend,
Morte je suis...

Ils ne furent pas le quart d’une heure ensemble
Que le coq a chanté minuit.
— Oh ! je voudrais, oh ! je voudrais
Pour cent louis.
Que le coq qui chante minuit
Soit bien rôti !

Ils ne furent pas le quart d’une heure ensemble
Que l’alouette chanta le jour.
— Belle alouette, belle alouette
Tu as menti!
Tu as chanté la pointe du jour,
Il n’est que minuit...

Puis, sur ce cri passionné, qui ressemble en effet à l’exclamation de Roméo sur le balcon de Juliette, le poète rustique, tout échauffé par son amoureux récit, prend la parole pour son compte et s’écrie, en guise de moralité :

Ah! si l’amour prenait racine,
J’en planterais dans mon jardin,
J’en planterais si long, si large,
Aux quatre coins,
Que j’en donnerais à toutes les filles
Qui n’en ont point.

— Peuh ! a dit le vieux garde, m’est avis que ça serait de la semence perdue, car il n’est si laide fille qui n’ait son brin d’amour au cœur dès qu’elle attrape ses quinze ans.

Il se faisait tard, et nous devions le lendemain quitter l’Argonne. Nous avons pris cordialement congé de nos hôtes. Tristan et Franceline se sont serré la main une dernière fois, puis, ayant gravi la chaussée, nous avons aperçu devant nous la route de Futeau. Le brouillard s’était dissipé, le premier quartier de la lune brillait encore et faisait courir des moires argentées sur les eaux de l’étang. Tristan s’est retourné vers la maison forestière et s’est accoudé un moment aux poutres de l’écluse. Le rez-de-chaussée de la maison était resté éclairé, une ombre a passé dans la baie de la fenêtre, puis quelques minutes après, une petite lumière grésillante s’est montrée à une chambre haute, dont la croisée paraissait ouverte.

Tristan ne bougeait pas. Il lui coûtait trop de s’en aller. Tout à coup, dans le silence des bois et l’atmosphère sonore de l’étang, une voix claire et bien timbrée s’est fait entendre, et ce couplet est venu jusqu’à nous :

Ils ne furent pas le quart d’une heure ensemble
Que l’alouette chanta le jour.
Belle alouette, belle alouette,
Tu as menti!
Tu as chanté la pointe du jour,
Il n’est que minuit.

C’était Franceline qui couchait ses enfans. Par un délicat sentiment bien féminin, elle envoyait à son ami d’enfance ce refrain de leur jeune temps, en guise de dernier adieu.


ANDRE THEURIET.

  1. Henri IV, d’après la tradition populaire, répondit au postillon : « Eh bien ! dis-leur de souffler au c. de tes chevaux pour les faire aller plus vite! » — Histoire de Sainte-Menehould, par Cl. Buirette.
  2. Goethe, Mémoires, t. II, édition Charpentier.
  3. Histoire de Sainte-Menehould, par Cl. Buirette, 1837.
  4. Vie de saint Rouin, par l’abbé Didiot, Verdun 1872.
  5. Vie de saint Rouin, par l’abbé Didiot. — Manuscrit du bienheureux Richard. — Vita sancti Roding. « Auri pondus numerum excedens repromittit... os brachii a cubito quidquid usquam est gemmarum vel auri pretiosius recipit; moxque imperat suis fugam accelerare » (p. 535).
  6. « Hujusmodi sacrarum reliquiarum emptiones, ab antiquis frequenter factæ, bona eorum fide excusandœ sunt. » (Acta Sanctorum, t. XLIV p. 517.)