sous le pseudonyme Gilbert Doré
Le Monde illustré (février à avril 1890p. 64-69).

XVII


— Enfin !

Bien loin dans la lande elle avait aperçu une ombre et elle monta sur le banc, la main abritant ses yeux, pour mieux voir, dans le rouge poudroiement du soir splendide. C’était lui ; il venait, portant son fidèle biniou, le chapeau en arrière, rubans flottants. Il distinguait sans doute, dans la verdure, sa coiffe blanche et sa robe sombre, car il lui fit un signe de la main, et aussitôt la chanson du biniou vint à elle… C’était le salut d’amour qu’il lui donnait.

Comme il sonnait gaiement, le vieux biniou, un air de fête ! Il chantait la joie du foyer retrouvé, le soir, quand les ombres des menhirs s’allongent, quand des cris légers montent des sillons… Il chantait la maison qui apparaît au bout de la route, comme un nid dans les rameaux, et la femme, la bien-aimée du paysan, forte, fidèle et douce, qui attend au seuil, anxieuse, blanche colombe du doux nid.

Yann avancait et derrière lui le radieux occident s’embrasait de lueurs de triomphe. Il marchait, rythmant son pas sur sa musique, svelte, jeune, charmant dans sa veste courte, le vent soulevant ses longs cheveux qui rayonnaient comme une flamme. Il était beau, de la beauté mâle et saine de sa race que de longues générations d’époux fidèles lèguent à leurs fils. Rien d’efféminé n’amollissait sa virile élégance. Il venait, sonnant du biniou sous le ciel de braise, entre deux files de menhirs, et l’on eût dit qu’au son de l’instrument national la vieille terre celtique tressaillait d’aise, remuée jusqu’à ses entrailles de granit.

Et Maria-Josèphe, immobile, subissait aussi l’influence du soir, de la solitude, de la mélodie… Elle se sentait pénétrer d’une admiration qui était de la joie. Émue, elle regardait son mari qui venait.

Quand il entra dans la maison, elle l’accueillit d’un élan qui prouvait que l’absence avait paru longue. Et gaiement elle versa dans les assiettes la soupe fumante, tout en se faisant conter les détails de la noce qu’il avait menée avec son biniou. Elle mettait à tout ce qu’elle faisait une animation qu’il ne lui avait pas vue depuis longtemps, parlant de ses projets d’arrangement dans la maison qui, décidément, était un peu primitive. « Nous ferons ceci, puis cela. » Est-ce qu’il ne fallait pas avoir d’autres sièges ?… On se serait cru chez des vieux… Et puis, elle voulait changer les velours de sa veste, afin qu’il lui fît honneur…

Lui, ravi, parlait, mangeait, riait, avec un gros poids de moins sur le cœur, car c’était sa crainte quand il partait, de la retrouver plus triste. Il l’aimait tellement, tellement, qu’il aurait cassé son biniou pour elle… Et dire qu’il l’avait là, si près, si près, jusqu’à la fin de sa vie, et qu’il osait à peine lui baiser furtivement le front…

Vers la fin du repas, la gaieté de Maria-Josèphe tomba… Tandis qu’elle rangeait les assiettes dans le bahut, Yann s’en alla lentement dans le jardin, avec son biniou de cornouiller, le vieux biniou, son inséparable compagnon, l’interprète éloquent et discret de toutes les émotions de sa vie.

Maria-Josèphe était venue s’appuyer au seuil de la porte. Le soir était proche — un soir d’octobre très doux. Le bleu du ciel verdissait sur le ravin de Kerloquet, rose encore du côté de Carnac avec une grande raie de flamme en bas sur l’horizon extrême. On entendait de-ci, de-là, de petits bruits d’oiseau se blottissant au nid. Les étoiles ne s’étaient pas encore levées.

Une paix infinie tombait du calme firmament sur la campagne labourée pour les semailles d’automne.

Yann s’était assis sur la margelle du puits, regardant le reflet du ciel dans l’eau noire. Puis, tourné vers la lande, sans voir sa femme, il laissa vibrer au hasard l’instrument champêtre, suivant les caprices de son inspiration.

Et maintenant le vieux biniou ne chantait plus son chant de joie… Triste, délicieusement triste, il pleurait une lente complainte d’amour. Il disait la douleur et la passion des humbles, le mal de ceux qui sentent sans pouvoir le dire ce que tant d’autres disent si bien sans le sentir. Il se lamentait sur le laboureur aux mains rudes qui vit près de la terre, la torturant pour la rendre belle et féconde, et qui, las de ses durs travaux, voit les autres passer avec leurs promises et n’a pas de bien-aimée pour l’endormir sur son cœur… Et le pêcheur qui rêve dans l’orage en songeant que la vague peut l’emporter et que sa vieille mère seule pleurera et priera pour sa pauvre âme… Et le conscrit qui part pour le service et dont aucune n’attend le retour. Ainsi, dans sa langue naïve, animée, transformée par l’inculte génie d’un pauvre Breton, le biniou chantait l’éternel poème que dédaignent les rimeurs des villes, le poème des tendresses et des souffrances ignorées qui rongent les simples cœurs et les âmes ignorantes. Il vibrait, il pleurait, il parlait avec une voix humaine, murmurant des consolations fraternelles à tous les déshérités d’amour.

La dernière note expira dans un sanglot suprême… Le musicien resta immobile, en silence, un long moment. Puis il tourna un peu la tête. Maria-Josèphe était là. Elle était à genoux près du puits, comme une statue de la Magdeleine, les mains jointes sur son tablier, et de ses yeux grands ouverts sur Yann, tombait une pluie de larmes…

Yann crut avoir ravivé l’ancienne douleur dans son âme. Il fut pétrifié de remords ; puis il descendit de son siège de pierre. Elle le suivait des yeux, sans essuyer ses larmes, et il lui semblait que dans ces yeux noyés était une douceur inconnue…

Alors il vint s’asseoir sur le banc près duquel elle était prosternée.

— Maria-Josèphe, que vous ai-je donc fait pour que vous ayez tant de peine ?… Je me réjouissais de vous voir plus heureuse, ce soir.

Elle secoua la tête :

— Je n’ai aucune peine, Yann.

— Comment, dit-il, vous n’avez pas de peine et vous pleurez !… Ma Doué ! Est-ce que j’aurais fait ou dit quelque sottise ?… Ah ! tenez, je m’en veux… je ne sais pas de quoi, par exemple, mais je m’en veux de vous voir ces larmes sur les joues… Je le sais bien… je suis un pauvre garçon sans esprit, bien au-dessous de vous et je n’ai pas d’autres mérites que celui de vous aimer, mais pardonnez-moi, j’avais cru — on s’imagine comme ça des choses — j’avais cru qu’à la fin vous me verriez si malheureux, si dévoué, si tendre, que cela vous remuerait le cœur et que vous auriez un peu d’amitié pour moi… mais je ne suis qu’une bête et vous ne m’aimerez jamais que par pitié…

Maria-Josèphe le saisit par le bras, violemment, comme si de telles paroles l’eussent mise hors d’elle, elle cria :

— Yann, Yann, ne dites pas cela… vous vous trompez… Yann ! comprenez donc… Mon Dieu !… Je ne peux pas dire… Yann, ô mon Yann !…

Et elle tomba sur la poitrine de son mari, la tête perdue, cachant son visage dans ses mains… Et Yann n’osant croire ce que lui disaient clairement l’accent, le regard, le trouble de sa femme, Yann murmura :

— Oh !… ma Doué ! Est-ce que je suis fou ?… Maria-Josèphe, je crois que je rêve…

Mais elle se serrait contre son épaule, décidée à tout dire dans cet abandon éperdu de son être…

Yann referma sur elle ses bras frémissants, ivre d’amour, d’orgueil et de joie.

— Ma bien-aimée ! dit-il.

— Yann, ô mon Yann, dit-elle comme en expirant, je vous aime…

— Et moi aussi, je t’aime, je t’aime, répétait-il… Oh ! dis, dis, tu veux donc être vraiment ma femme, ma femme tout à fait ?

— Oui, soupira-t-elle.