sous le pseudonyme Gilbert Doré
Le Monde illustré (février à avril 1890p. 18-21).

IX


Que devint donc le brave Yann lorsque, dix jours après l’entrevue que nous avons racontée, il entra à l’improviste dans l’auberge, par un après-midi d’été si rayonnant que le beau soleil lui avait mis au cœur un espoir plus doux encore ? Certes il dut sentir au plus vif du cœur la morsure de la jalousie, quand il vit Maria-Josèphe dans ses beaux habits du dimanche, souriante, rougissante et devant elle un jeune homme étranger, de mine élégante et hardie, qui copiait à grands traits sur un album, la forme bien-aimée. Robert Léris ne se dérangea point à l’entrée du Breton ; autre chose l’intéressait vraiment et Yann, dans sa peine et dans sa colère, s’assit brusquement devant le verre de cidre qu’une servante lui apportait… Il étouffait… Décidément la vieille grand’mère le Bihan était tout à fait folle ! Et cette Maria-Josèphe qui riait au Parisien, au monsieur des villes, si bien parlant, si bien vêtu, dont le chapeau de paille claire faisait honte sur la table au grand chapeau du paysan. Ah ! la mauvaise, la mauvaise !…

Elle se laissait courtiser négligemment sans doute. Mais non, Yann le sentait bien, — car la jalousie éveille de subtiles intelligences dans les âmes les plus primitives — elle n’avait jamais eu pour aucun autre ces timidités et ces hardiesses charmantes du geste et de la voix, cette gravité du regard et ce trouble mal dissimulé par une gaieté d’emprunt qui sonnait faux. Que lui disait-il donc, l’étranger qui osait emporter sur une feuille de papier fragile l’image vivante de sa grâce et de sa beauté ? Il lui parlait de Paris, des fêtes où il avait assisté, d’un tableau qu’il comptait faire. Ses dents brillaient sous sa fine moustache ; il souriait de l’air dégagé d’un homme qui se sent supérieur à son entourage et qui se plaît à l’éblouir… Et Yann, devant ce monsieur aux beaux habits, aux mains blanches, aux séduisantes paroles, Yann avait honte de sa veste noire, de ses gros souliers et de sa timidité paysanne. Ses longs cheveux et ses mains hâlées le gênaient horriblement ; il se croyait gauche, maladroit et ridicule ; il aurait voulu s’enfuir, se cacher, n’être jamais entré dans la maison que M. Léris remplissait de son importance.

— Est-ce bientôt fini, monsieur Robert ? demanda Maria-Josèphe.

Elle semblait un peu lasse et s’appuyait à la table du bout de ses doigts pendants.

— Encore une minute, je vous en prie… à moins, ajouta-t-il avec un accent de réelle sollicitude, que vous ne soyez fatiguée. Pouvez-vous garder la pose un instant encore ?

— Tant qu’il vous plaira, monsieur Robert.

— En ce cas… toujours, répondit-il avec un sourire, sans paraître remarquer l’ardente rougeur qui couvrit les joues de Maria-Josèphe.

Yann ne doutait plus de son malheur. Ses jalousies d’autrefois lui semblaient bien vaines auprès de sa douleur d’aujourd’hui… Pour se donner une contenance, il but une goutte de cidre restée au fond de son verre et se leva. Mais Maria-Josèphe, tournant à demi la tête, le regarda si doucement qu’il se sentit tout remué. Il n’y avait point d’amour pourtant dans ses yeux, mais point de coquetterie non plus ; rien que de la pitié, une timide pitié qui semblait demander grâce. Hélas ! la douceur même de ces prunelles agrandit la plaie au cœur de Yann, en affirmant davantage leur expression toute différente de celle d’autrefois… Il eût mieux aimé les railleries et les brusques caprices dont il avait tant souffert ; il les eût mieux supportés que l’émotion inquiète du regard de la jeune fille, — indice des troubles de son cœur.

Yann parti, Robert ferma son album.

— C’est à recommencer, dit-il.

— Oh ! dit-elle fâchée.

Il sourit.

— C’est à recommencer sur la toile. Cette fois, je tiens mon tableau. Savez-vous que je vous le devrai, mademoiselle Maria-Josèphe ? Je ne suis, moi, que le très humble interprète de la nature et, Dieu merci, quand la nature est si belle, ce serait un crime que de vouloir la corriger… et une sottise. Je n’essayerai pas même de l’idéaliser : une copie fidèle est tout ce que je pouvais et devais tenter de faire sans commettre un sacrilège, car c’est un sacrilège que de mutiler la beauté.

Maria-Josèphe écoutait, comprenant d’instinct la flatterie de ces paroles qui lui révélaient un monde nouveau. Elle était jeune et se savait jolie ; les aveux et les regards luisants des jeunes hommes le lui avaient appris de bonne heure ; mais jamais elle n’avait savouré le miel délicat d’un tel hommage. Cependant elle n’avait point d’orgueil, cette fois, plutôt de l’attendrissement et du trouble, comme si la griserie de la vanité heureuse, au lieu de lui monter à la tête, lui descendait doucement, délicieusement, jusqu’au cœur.