La Chanson du Cidre

(Frédéric Fontenelle)
Hyacinthe Caillière, éditeur (p. np-xii).
LA CHANSON DU CIDRE


Le deuxième volume de la Bibliothèque du Glaneur BretonLa Chanson du Cidre — a été tiré à 50 exemplaires numérotés sur Japon Impérial et à 1.000 exemplaires sur papier teinté.



FRÉDÉRIC, LE GUYADER

(FRÉDÉRIC FONTENELLE)



la
Chanson du Cidre

RENNES

HYACINTHE CAILLIÈRE, ÉDITEUR


MDCCCCI

AVANT-PROPOS

AVANT-PROPOS

On a souvent reproché aux poètes bretons d’être des tristes.

Est-ce pour cela que Stanislas Millet, qui est Normand, a dit que ma bonne humeur était plutôt normande que bretonne ? Mistral, après avoir lu « La Reine Anne », m’écrivait que c’est gai comme le soleil de Provence.

Au fait, sommes-nous aussi tristes qu’on veut bien le dire ?

La mélancolie de Brizeux, — malade comme Musset, — n’est pas toujours de la tristesse. Souvestre, Luzel, Prosper Proux, ne sont pas lugubres. Félix Hémon, ce maître écrivain, le plus sincère peut-être des passionnés de la Bretagne, et qui, nous l’espérons, lui reviendra tout entier quelque jour, Hémon n’est pas un triste. Anatole Le Braz, avec ses somptuosités à la Rubens, n’est pas un triste. Et Le Goffic, non plus, ce Breton pur sang, chroniqueur merveilleux, dont les Enquêtes au cœur du pays breton sont tout simplement des chefs-d’œuvre. Sans doute, il y a beaucoup de tristes, dans la Pleïade de Tiercelin : mais il ne leur a pas donné l’exemple : Tiercelin n’est pas un triste. J’en passe, et des meilleurs, n’est-ce pas, Durocher ?

Donc, la tristesse bretonne est une légende à détruire. Ce tout petit livre s’y emploiera de son mieux.

Il n’a, d’ailleurs, d’autre mérite que d’être « breton ». Or, ce compliment, qui m’a été fait bien souvent par des lecteurs de « l’Andouille », de « La Randonnée du Lièvre », du « Lutrin de Monseigneur Graveran », n’est pas à dédaigner, par le temps qui court. Faire des choses bretonnes, qui soient bretonnes, ce n’est pas aussi banal qu’on pense.

N’est pas breton qui veut.

Je sais bien qu’il existe des écrivains « bretons » fort connus, qui n’ont jamais écrit une ligne réellement bretonne. Luzel est mort avant d’avoir assisté à ce phénomène, lui en qui, plus d’un demi-siècle, a vibré, a chanté l’àme bretonne, dans toute sa franchise et toute sa loyauté, et qui n’a retiré de son Œuvre qu’un peu de gloire, dont nous étions plus fiers que lui.

N’est pas breton qui veut. À ce propos, qu’on me permette de reproduire ici quelques pages, composées pour un autre livre, et ne se rapportant pas directement à « La Chanson du Cidre », mais où je raconte l’aventure significative arrivée, chez nous, à Zola. Il y a là une leçon pour nous, pour tous ceux qui ont la témérité d’aborder « les sujets bretons ».

A propos de « l’ame bretonne »

(Le Trégor, la Cornouailles)

Vous me demandez quelques pages sur « le caractère Trégorois », sur « l’àme Trégoroise ». Vous vous adressez mal. Je ne suis pas votre homme. Je n’habite le Trégor que depuis sept ans. C’est tout juste le tiers du temps qu’il faut pour « connaître » un district breton.

Il y a une quinzaine d’années, Zola fit un séjour de trois mois en Basse-Bretagne, à Sainte-Marine, vis-à-vis de Bénodet, près de Quimper. Et le Maître habita parmi nous.

Il venait là dans l’intention formelle d’y poursuivre la série des Rougon-Macquart. Il venait en Bretagne faire un roman breton, une étude bretonne, une « synthèse » bretonne. Seul, avec sa femme, dans cette maison des bords de l’Odet, transformée en château aujourd’hui, Zola, voisin de l’Océan, se mit à l’œuvre.

Il avait apporté son bagage ordinaire de notes, de documents. De plus, le Ministère de l’Intérieur s’empressait de lui communiquer, par la voie postale encombrée, des monceaux de statistiques. Rapports officiels et médicaux, statistiques sur la consommation de l’alcool, sur la progression de la criminalité, de l’aliénation mentale, le dossier était complet.

Et quel dossier précieux ! Quel fumier à remuer ! Les narines palpitantes, le Maître se délectait à l’avance. Cette Bretagne bondieusarde et sale, livrée à l’ivrognerie et à la superstition, il allait la coucher sur sa table anatomique, et fouiller dedans avec son bistouri de carabin mécréant.

Mais, pour se documenter à fond, il fallait voir de près ce peuple, se mêler aux foules, tout voir et tout entendre. De temps à autre, le Maître prenait le bac, passait de l’autre côté de Teau, et louait une voiture chez Hamon. C’est ainsi qu’ayant connu Pont-Labbé il visita Fouesnant, Concarneau. Il alla plus loin. Le pays de Léon, le pays de Tréguier, furejnt interrogés par cet homme extraordinaire.

Or, de retour dans sa maison de Sainte-Marine, il arriva ceci que Zola laissa de côté la Bretagne et s’occupa d’autre chose[1]. La Bretagne, interrogée par lui, n’avait pas répondu : il faut trois fois sept ans pour la connaître ! Zola fut intelligent de comprendre qu’il n’avait rien à faire chez nous. Il quitta Sainte-Marine, alla promener ailleurs son bistouri et sa personne.

La Bretagne ne fut pas diffamée par Zola.

Zola, dans « La Terre », a synthétisé le Paysan ; mais un paysan quelconque, qui se rencontre partout. Il suffit de s’asseoir, une demi-heure, côte à côte avec lui, à l’auberge, pour le saisir, s’emparer de lui, et l’emporter dans son carnet de notes. Mais le peuple breton n’est pas quelconque. Il est quelqu’un. Il ne se prête pas aux « instantanés » des impressionnistes de passage. Comme tant d’autres, qui chantent la Bretagne en vers et en prose, — et Dieu sait si la banalité bretonne est un article courant, — Zola aurait pu faire un livre sur la Bretagne. Mais Zola, qui a des défauts, Zola qui a des vices, et qui en est pourri, et qui en a pourri des générations, Zola a une qualité littéraire : c’est un ouvrier consciencieux. Il a senti qu’il ne pouvait tirer de sa visite en Bretagne que des banalités. Il a préféré ne rien écrire.

Eh bien, ce qui est vrai pour Zola, et pour les Bretons de passage, est à demi-vrai pour nous. Nous qui sommes nés en Bretagne, nous qui avons, comme Luzel, été élevés au vrai foyer breton, nous qui, durant l’enfance, ne savions guère d’autre langue que la langue bretonne, nous qui avons vécu, souffert, aimé sur cette vieille terre si jeune encore par la candeur relative de ses mœurs, et la ferveur de ses enthousiasmes, quand l’audace nous prend de consulter la conscience, l’âme de ce grand peuple, nous sommes pris d’inquiétude, et la plume nous tombe des mains.

La Bretagne, d’ailleurs, pour préciser les choses, manque d’unité. Costumes, coutumes, idiomes, usages, mœurs, le contraste est saisissant à quelques lieues de distance. Ce qui a découragé Zola avait, déjà, déconcerté Flaubert. Pas de synthèse possible. Les petits ruisseaux de Bretagne sont des fossés immenses séparant des peuplades qui se touchent. Il faudrait cent volumes des Rougon-Macquart pour épuiser la série des contrastes et des antithèses.

Il y a autant de différences entre une femme d’Yffiniac et une femme d’Auray qu’entre une Samoïède et une Artésienne. L’une a les attributs du sexe, l’autre en a toutes les grâces.

Mettez un paysan de Plédran à côté d’un paysan de Fouesnant. Question de langue à part, ces deux hommes ne pourront se comprendre. L’un est resté dans la barbarie. L’autre est encore dans l’âge d’or. C’est un primitif candide, doux et ouvert, autant que le premier est dur et fermé.

Il faut parler ici à demi mot. Car il y aurait tant de choses à dire, si franchise nous était octroyée. Mais pensez-vous que « l’état d’âme » ne change pas profondément, suivant les milieux ?

A côté de nos barbares, nous avons nos raffinés.

Vous connaissez « les Julots », ces hidalgos Léonais, dont la vaisselle est riche, et la table opulente. Tous bacheliers, parlant bien deux belles langues, le français et le breton, race vraiment à part, vraiment noble, glorieuse de ses origines et de son originalité.

Eh bien, tout à côté de ces princes, passez sur l’autre versant des montagnes d’Arrée, vous trouverez là, comme je les ai vus il y a trente ans, des villages préhistoriques, des familles préhistoriques. Vous approchez d’une chaumière : un homme, une femme, des enfants, composant une famille, non sans effroi, vous regardent passer. Vous leur parlez : tout rentre sous terre. Je veux dire dans la chaumière. Vous y pénétrez après eux. La masure, au ras de terre, éclairée d’une seule lucarne, sert d’étable à la vache, de soue à porcs, et d’habitation à toute une famille. Là, près de l’âtre enfumé où brûle un peu de lande avec de la bouse de vache desséchée, vous pourrez voir des êtres à peine humains, serrés les uns contre les autres, vous regardant avec des yeux effarés. Vous interrogez ? Pas de réponse. Ou bien des mots inarticulés, des mots d’une langue à eux, grognements de pourceaux peut-être, ou bêlements de brebis. Et, comme si les bêtes, jusqu’aux reptiles, fraternisaient toutes dans ce milieu d’effroyable sordidité, jetez les yeux vers la lucarne unique éclairant l’immonde chaumière : vous verrez là, tout humide de la buée infecte qui suinte le long des murs, un sourd jaune et visqueux, attiré sans doute par ce peu de lumière, collé des quatre pattes et de la queue à la vitre de la lucarne. Cette vision d’il y a trente ans m’est restée devant les yeux telle que je viens de l’écrire. Et j’affirme qu’il existe encore en Bretagne beaucoup de villages « préhistoriques » comme celui-là, près desquels les cités lacustres d’il y a six mille ans étaient sans doute des coins paradisiaques. Et, ici, il ne s’agit pas d’exceptions dans une région donnée, mais de districts entiers, restés barbares, tout près de cantons très-civilisés[2].

Il est bien évident que ce défaut d’unité, cette diversité d’états d’âme s’expliquent par la diversité des choses extérieures. La Bretagne n’échappe pas à la règle.

« La vue quotidienne des mêmes aspects, a dit J. Hoche, à propos des Orientaux, finit nécessairement par se refléter sur la physionomie, sur le caractère ». « L’homme, dit le poète polonais Kraszewski, finit toujours par se pénétrer des influences extérieures. Nous sommes, dans l’échelle de l’ordre universel, comme la chenille qui se revêt d’une feuille verte en vivant sur une feuille d’arbre, et d’une robe éclatante au cœur d’un fruit empourpré. » Spencer va plus loin : il prétend que les peuples ont copié leur architecture selon les différences d’aspect de la nature autour d’eux.

Dans cet ordre d’idées, certains pays de la Bretagne, le Léonais, le Trégorois, quoique très beaux, sous un aspect plus sévère, n’ont pas l’éclat des côtes du sud. Et leur sévérité physique correspond exactement à celle des physionomies, des mœurs, et des caractères.

Ce sont là des choses qui sautent aux yeux.

  1. Zola écrivit, à cette époque, à Sainte-Marine, une partie de son roman « La Joie de vivre ».
  2. Je ne croyais pas si bien dire. M. Le B…, un archéologue passionné, aussi modeste qu’érudit, a bien voulu me communiquer la belle page qu’on va lire, de M. Paul du Châtellier (explorations dans la commune de Loqueffut, montagnes d’Arrée, 1897) :
    « Les habitants actuels de ce lieu sauvage sont bien les descendants de ceux dont nous venons de troubler les sépultures. Surpris dans nos travaux par une tempête de neige, nous fumes obligés de nous réfugier dans une cahute que nous apercevions à 150 ou 200 mètres. Quel ne fut pas notre étonnement, quand nous y eûmes pénétré, de nous trouver dans une habitation de l’époque de la pierre !
    Le lit est fait de grandes pierres plantées de champ en terre, entourant un rectangle rempli de paille, sur laquelle sont jetées quelques loques. Là couchent le père, la mère, et trois enfants ! La table est un dolmen : deux pierres posées de champ en terre :
    dessus, une dalle. L’armoire est un coffre adossé au lit fait de trois pierres posées de champ en terre pour trois côtés, la quatrième étant une des pierres du lit. Une cinquième, posée dessus, forme ce buffet dans lequel on met le pain et quelques vêtements. Sur la table restent les ustensiles de ménage, et le lait d’une vache qui couche dans le même logis que les gens.
    La femme, à laquelle nous donnâmes quelques fruits, n’en mangeait pas. L’un des enfants ne voulut pas manger de viande. L’existence des habitants actuels du plateau de Norohou ne doit pas très sensiblement différer de celle des populations préhistoriques qui y ont laissé leurs monuments. »
    (P. du Châtellier, Bulletin de la Société d’Emulation des Côtes-du-Nord, 1897, p. 51 et suiv.).