La Chanson des quatre fils Aymon/Avant-propos

Anonyme
Texte établi par Ferdinand CastetsCoulet (p. v-xi).

AVANT-PROPOS


 « Seignor, ce dist Renaus, par pesant aventure
Commence l’on tel chosse qui molt longement dure.
Quant dus Bues d’Aigremont ot la teste perdue,
Durement m’en pesa et si fu bien droiture.
Bertelai en feri d’un eschec à painture,
.I. neveu Charlemaigne »…..

(Les Quatre Fils Aymon, v. 8708-8712.)


Ce volume est le terme de recherches continuées pendant vingt-cinq ans sur le manuscrit du Cycle des Fils Aymon qui comprend l’Histoire des Fils Aymon ou Renaus de Montauban, le Maugis d’Aigremont, le Vivien de Monbranc, la Mort de Maugis[1]. L’ordre suivi dans mon travail m’a amené à finir par la principale de ces compositions.

De la comparaison des textes découlent des conséquences importantes. Ils représentent, non une version unique avec simples variantes de détail, mais plusieurs rédactions distinctes. Le cadre général demeure le même, mais il est très diversement rempli. Le manuscrit Hatton d’Oxford, pour une partie, et le manuscrit 764 de la Bibliothèque Nationale pour l’ensemble, se séparent seuls de la tradition. Le manuscrit La Vallière, que je reproduis, donne la forme la plus ancienne qui subsiste. Je le corrige et complète d’après les parties qui lui sont communes avec d’autres manuscrits. À côté ou au-dessous de cette rédaction j’en ai reconnu trois autres représentées chacune par plusieurs manuscrits. La version française en prose dérive d’une rédaction perdue qui était formée de parties empruntées aux quatre rédactions déterminées[2]. Aucun manuscrit n’est l’exacte copie d’un autre. La plupart sont incomplets. Tous les textes, à l’exception du La Vallière, tiennent compte du Maugis d’Aigremont, dont l’importance dans l’évolution de la légende en France et à l’étranger se trouve ainsi plus grande qu’on ne l’avait soupçonné.

Je n’ai acquis que lentement la connaissance des diverses rédactions qui nous sont parvenues. J’en ai continué la recherche et l’étude jusqu’à la dernière heure. La description des manuscrits, les notes au texte et les appendices permettront de juger des principaux changements que les trouvères ont apportés successivement à l’antique récit. Déjà le manuscrit La Vallière n’est pas homogène[3]. Toutes les autres rédactions contiennent une partie qui leur est commune avec lui (l’épisode ou branche de Vaucouleurs), une ou plusieurs parties originales et des parties empruntées aux diverses rédactions. En bien des points j’ai dû abandonner des opinions que j’avais trop promptement acceptées dans mes travaux antérieurs, soit sur la foi d’autrui, soit en raison de mon ignorance partielle d’une matière dont d’abord l’étendue et la complexité m’échappaient.

L’introduction était imprimée dans la Revue des Langues romanes avant que j’aie pu connaître les remarquables travaux de M. Bédier sur les Chansons de Geste. J’en aurais sûrement profité, tout en ne m’y ralliant point sans quelques réserves, car en cet ordre d’étude aucune solution ne me paraît exclure absolument sa contraire. Mais l’on est heureux de voir un beau talent renouveler une matière si précieuse, dont tout semblait avoir été dit.

Les encouragements de deux hommes illustres, notre si regretté Gaston Paris et M. Pio Rajna, l’éminent philologue italien, m’ont soutenu dans une tâche ingrate. Tout en dernier lieu, M. Cowley, bibliothécaire à l’Université d’Oxford, m’a aidé à me faire une idée moins incomplète de manuscrits que j’avais d’abord renoncé à classer.

Ce serait pour moi une grande récompense, si la première édition française de celle de nos épopées qui fut la plus populaire, rappelait, dans notre pays, l’attention sur les aventures si dramatiques, si émouvantes des fils du vieux duc Aymes. On connaît surtout Renaud et ses frères par les brillantes transpositions italiennes. Nul n’admire plus que moi la finesse de Pulci, les inventions merveilleuses de Boiardo, le génie et l’art incomparable d’Arioste, mais entre notre épopée et le roman chevaleresque italien, il est toute une littérature populaire où la matière de France a subi une première élaboration au détriment de plusieurs de ses caractères éminents. Pour ne citer qu’un exemple, le Renaud italien, épris de toutes les belles dames, infidèle à Clarisse, me paraît dériver d’œuvres telles, que l’Anchroja, qui s’inspire évidemment du Maugis d’Aigremont plus que des Fils Aymon. Il faut donc revenir aux poèmes primitifs, si éloignés qu’on les suppose de notre tempérament moderne. Lorsque Ginguené, étudiant le premier les antécédents de l’épopée italienne, cite quelques passages où Tasse a imité la Spagna, il en vient à parler de ces conseils, que Charlemagne assemble souvent, des combats, des ambassades, et conclut : « L’auteur ne peut pas n’avoir point emprunté de l’Iliade et de l’Odyssée l’idée des discours longs et fréquents que se tiennent ses héros, quelques formes dont ils se servent en commençant tous ces discours, le soin de faire répéter par celui qui porte un message les propres mots de celui qui l’envoie, des locutions telles que celle-ci : Il dit alors dans son cœur ou alors s’adressant à son cœur, il dit[4]. » Ces remarques sont judicieuses, mais les auteurs de la poésie populaire italienne ne connaissaient pas Homère ; ils devaient tout cela et bien autre chose à nos Chansons, surtout à celle des Fils Aymon. Citons un exemple de « s’adresser à son cœur ».

Le roi de Gascogne vient annoncer à sa sœur qu’il la donne en mariage à Renaud :

Li rois en est entrés en sa cambre pavée ;
Sor un cosin de paile a sa seror trovée,
Et tint sor ses jenos une ensegne sertée,
Gentiment l’enlumine, car ele estoit letrée
Et a dit à son cuer qu’à Renaut ert donée.

Le roi l’informe d’abord de sa volonté de la marier. Elle change de couleur, se penche inquiète sur l’enseigne qu’elle ornait, puis demande : « Por amor Deu, biau sire, qui m’aves vos donée ? » Quant elle sait qu’il s’agit de Renaud, elle est toute « réconfortée » et répond discrètement qu’elle fera ce qui agrée au roi[5]. La scène est exquise de charme et de chaste simplicité, et Ginguené n’était pas mal inspiré en cherchant ses termes de comparaison dans l’Iliade et l’Odyssée.

Nul n’ignore ce qui manque à notre première littérature, mais encore convient-il de l’apprécier équitablement. Les différences de la grammaire, du vocabulaire et de l’orthographe froissent d’abord nos habitudes. Mais il ne faut point exagérer ces différences ni les difficultés qui en résultent pour les gens instruits. Elles ne constituent point une barrière infranchissable, car un assez court apprentissage mettrait un homme de bonne volonté en mesure de lier connaissance avec nombre d’œuvres importantes du Moyen Âge français. Je reviens aux Fils Aymon.

La composition paraît manquer d’art, parce que c’est un premier assemblage d’éléments qui ne sont ni d’un même auteur ni de même date. Dans les dernières rédactions, les parties sont mieux subordonnées à l’idée générale qu’expriment les vers que j’ai pris pour épigraphe : la mort de Beuves a pour conséquence que Renaud tue un neveu de l’empereur. De ces faits tout découle naturellement. À cet égard notre mauvaise édition en prose marque le terme où les remanieurs se sont arrêtés. Mais à passer par des mains moins habiles que celles des diascévastes grecs, le vieux poème perdait en vérité, perdait surtout en intensité d’action, de sentiment et d’expression. L’on s’en aperçoit sans peine à la seule comparaison des trois mille vers de la fin, telle que je l’ai donnée, et du texte plus récent que le premier éditeur avait emprunté d’une rédaction toute différente pour le fond et la forme.

Les Fils Aymon, Renaud surtout, font l’unité de l’action, car sauf dans la première branche ou Beuves d’Aigremont, et dans la courte narration d’une guerre de Saxe où Roland fait ses premières armes, Renaud, seul ou avec sa famille, est toujours au premier plan. Se réconciliera-t-il avec Charles ? et quand il aura fait sa paix avec le roi, quelles seront pour lui et pour les siens les conséquences de cette paix ? Tel est le cadre du récit à partir de la mort de Bertolais. La pénitence et le martyre du héros achèvent la narration d’une manière attendrissante et noble. L’ensemble laisse une impression de grandeur.

Mais dans tout cela l’on n’a point la cause essentielle de la popularité qui est restée si longtemps fidèle à l’Histoire des Quatre Fils Aymon.

La multiplicité des personnages intéressants, la variété des caractères dont plusieurs ne sont pas seulement esquissés, l’antagonisme des deux parentés en conflit, celle de la geste de Ganelon, formée de traîtres, et celle que constituent les barons loyaux, tous attachés à Renaud par le lien du sang, la diversité des situations, la réunion des noms illustres de l’épopée : Ogier, Naymes, Richard de Normandie, Roland, Olivier, Estous, qui prennent tous part à l’action, le relief des scènes principales, la sympathie qui dès le début va aux malheurs, et aux souffrances des enfants du vieux duc Aymes, l’émotion communicative du narrateur, une dignité courtoise et fière qui faiblit vers la fin, mais qui domine dans toute la partie centrale ; chez Renaud, un parfait accord de vaillance, de loyauté et de sagesse, la justice de la cause que lui et ses frères soutiennent sans espoir, et ces éléments de merveilleux, la magie du fidèle Maugis et les dons de Bayard, le cheval-faé, expliquent pourquoi les Fils Aymon ont conquis d’emblée l’Europe du Moyen-Âge, pourquoi l’épopée italienne leur a fait une si belle et si large place, et comment plus tard, mutilés, défigurés dans des versions en prose infidèles et triviales, ils ont conservé des lecteurs jusqu’à l’heure présente.

Certes il y a des taches. Charlemagne pousse l’acharnement de sa rancune à un point qui nous paraît odieux, et Maugis abuse vraiment de son pouvoir de le berner. Et cependant il demeure le vieil empereur honoré. La violence tourne parfois à la brutalité. Ces défauts reflètent les mœurs d’un temps où toute chose, le mal comme le bien, avait un relief plus franc qu’aux époques de civilisation raffinée.

On verra que la forme elle-même n’est point sans mérite. Alerte, vigoureuse, donnant à l’occasion l’expression éloquente et juste, elle devrait être, elle sera sûrement un jour l’objet d’une étude spéciale. La part conventionnelle y est grande, comme dans toute épopée primitive ; mais que cela tienne au moment ou bien à l’auteur du premier arrangement des parties constitutives du poème, il s’y révèle des qualités qui me paraissent personnelles, soit dans les discours qui sont fréquents et longs, soit à certains endroits du récit.

Richard, blessé à mort, gît sur la roche Mabon. Il entend ses frères dire que Maugis vient à leur secours. Il ne pouvait parler, avait perdu tout sentiment. Il entend la nouvelle comme en rêve. Il relève doucement la tête et appelle Renaud : « Je vous ai entendu nommer Maugis, le fort larron. Était-ce vérité ou songe ? » — « Sur ma foi, dit Renaud, nous l’aurons dans un moment. » — « Frère, dit Richard, pour Dieu, montrez-le moi. Certes, si je le voyais avant de mourir, mon âme irait plus joyeuse devant notre Seigneur. » — « Frère, répond Renaud, je vais vous le montrer. » Il le prend par l’aisselle et le soulève. Quand Richard vit Maugis, nul homme n’eut joie si grande. Quatre fois il se pâma, et ne put dire ni oui ni non. Puis, quand il fut revenu à lui, il dit fièrement : « Certes, je suis guéri et ne sens plus ni douleur ni mal. »

Et Richars l’entendi, qui jut sor le perron,
Ki tos iert amuïs et perdoit la raison.
Si entent la parole, com fust avision ;
Lors a levé le chief belement contremont,
Et apele Renaut à molt basse raison :
« Or vos oï nomer Maugis, le fort larron.
Ce me fu or avis ou ce fu avision ? »
« Par foi, ce dist Renaus, orendroites l’aurom. »
« Frere, ce dist Richars, por Deu, monstres le nos.
Certes se jel veoie ençois que morusom,
M’ame en iroit plus lie devant nostre Seignor. »
« Frere, ce dist Renaus, nos le vos monstreron. »
Il le prist par l’aisele, sel leva contremont.
Quant Richars vit Maugis, si grant joie n’ot hom ;
.IIII. fois se pasma, ainc ne dit o ne nom ;
Et quant fu revenus, si dist fiere raison :
« Certes, or sui garis, ne sent mal ne dolor. »[6]

Tout cet épisode de Vaucouleurs est d’une puissance dramatique que l’on ne saurait trop admirer. De même, le retour des Fils Aymon à Dordonne après leur long séjour dans les Ardennes, et l’émotion de leur mère quand elle les reconnaît. Ce sont de très réelles beautés et les remanieurs les ont respectées. Il y a çà et là de la bonhomie, on cite volontiers les proverbes. Notre poésie héroïque touche à sa fin, mais avant de s’éteindre, elle rassemble toutes ses forces pour jeter un dernier et plus brillant éclat.

Montpellier, septembre 1909.

Ferdinand Castets.
  1. Maugis d’Aigremont : 9608 vers, dans Revue des Langues romanes, 1802, p. 5-416 ; tirage à part 1893. L’on y a la Mort de Magis : 1244 vers, à p. 281 sqq. Vivien de Monbranc dans Recherches sur les rapports des Chansons de Geste et de l’Épopée chevaleresque italienne avec textes inédits empruntés au ms. H 247 de Montpellier : parties du Renaud de Montauban, du Maugis d’Aigremont, le Vivien de Monbranc ; Revue des Langues romanes, août-novembre 1886, p. 128-163 ; tirage à part, 1887, p. 147-182. En raison de sa date, l’édition complète du Maugis n’est pas mentionnée dans la Bibliographie de Léon Gautier.
  2. Dans la famille formée par les mss. de l’Arsenal, de Peterhouse, Laud d’Oxford, l’édition française en prose, le Rinaldo en vers, la fin du récit est modifiée en ce que le corps de Renaud n’est pas enseveli à Tremogne (Dortmund) ; ainsi s’est constituée une légende où l’on ignorait le vrai lieu du culte dont, pendant des siècles, notre Renaud, confondu de bonne heure avec saint Reginald, a été honoré en Allemagne.
  3. V. les notes aux vers 6020 et 8625, et à l’appendice les observation sur le ms. La Vallière. Enfin Vivien d’Aigremont est mentionné au v. 8170, alors que ce personnage doit son existence au Maugis d’Aigremont, poème de date plus récente que les parties sûrement anciennes de la version La Vallière. — La sœur du roi Ys est dite d’abord Aélis, puis Clarisse, et c’est le second nom qui prévaudra.
  4. Histoire de la Littérature italienne, t. IV, ch. 4, p. 196
  5. V. 4282-4298.
  6. 7696-7712.