La Chanson des gueux/ Nos gaietés

Maurice Dreyfous (p. 189-191).


I

NOS GAIETÉS


Quand, soûls, nous braillons un chant,
D’aucuns vont nous reprochant
Notre dignité partie.
Laissez-nous ! les jours sont courts.
On n’est pas gai tous les jours
    Dans notre partie.

Vous nous appelez des fous.
Mais, braves gens, savez-vous
Que pour vous jouer ce rôle
Nous crevons de faim souvent ?
Et dîner avec du vent,
    Ce n’est pas très drôle.


La faim, la soif et le froid
Sont les sujets de ce roi
Qui s’intitule poète.
Pauvre roi, qui plus d’un jour
Donnerait toute sa cour
    Pour une omelette !

C’est entendu, c’est certain,
Nous aurons quelque matin
Notre colonne Trajane.
En attendant ce moment,
Nous la changerions vraiment
    Pour un mac-farlane.

L’auréole et ses rayons,
Sacrebleu ! nous les payons
En misère avec usure.
Nous célébrons nos los.
Quel hymne ! Mais nos sanglots
    Battent la mesure.

Vous qui buvez sans témoins,
Et qui mangez pour le moins
Trois fois par jour à votre heure,
Taisez-vous, quand par hasard
Nous attrapons une part
    De l’assiette au beurre.


Ne faites pas les méchants.
N’ayez pas, grâce à nos chants,
Des digestions moins calmes.
Ventres creux et gosiers secs,
Nous aimons vins et biftecks
    Autant que les palmes.

Laissez-nous donc rire un peu.
Aujourd’hui le ciel est bleu,
Notre tristesse est partie.
Laissez-nous ! les jours sont courts.
On n’est pas gai tous les jours
    Dans notre partie.