La Chanson des gueux/ À Maurice Bouchor

Maurice Dreyfous (p. 241-245).


I

À MAURICE BOUCHOR


Alors âgé de quinze ans


Mon cœur porte plus d’une entaille.
Très peu vieux, j’ai beaucoup vécu.
La vie, âpre et rouge bataille,
M’étreint, mais ne m’a pas vaincu.

Or, toi, tu connais moins les hommes,
Étant le plus jeune parmi
Tous les poètes que nous sommes,
Maurice Bouchor, mon ami.

Tu sais, frère, combien je t’aime.
C’est pourquoi je veux m’épargner,

En t’avertissant, le baptême
De l’expérience à gagner.

Dans l’humaine et noire atmosphère,
Je te dirai comment, par où,
Tu dois entrer, afin de faire
Jusqu’à l’horizon bleu ton trou.

Le monde est composé de lâches
Et de faibles. Toi qui te sens
Hardi, fait pour les grandes tâches,
Le cerveau plein, les reins puissants,

Ne leur laisse pas voir ton torse
Avant d’être bien aguerri.
Leur masse écraserait ta force,
Leur clameur couvrirait ton cri.

Entre ainsi qu’un grain dans un crible,
Perdu, petit, ratatiné.
Que le lion fauve et terrible
Ait l’air d’un ruminant mort-né !

Comme leur race n’est pas tendre,
Ils riront autour de toi. Bien !
Il le faut. Pour se faire entendre
Être grotesque est un moyen.

Vois ! Ils s’assemblent. Sois fantasque,
Barbouillé, grimaçant, moqueur.

Sur ta figure colle un masque ;
Mets un faux nez ; montre un faux cœur.

N’embouche pas une trompette
De cuivre à l’éclatant reflet.
Ce qu’on entend dans la tempête
Par-dessus tout, c’est un sifflet.

Fi du glaive ! prends une batte,
Bats quelqu’un, et si le battu
S’indigne et t’appelle acrobate,
Réponds zut ou turlututu !

Chante des chansons ridicules ;
Prêche l’absurde à plein gosier ;
Dis, en voyant des renoncules,
Qu’elles poussent sur un rosier ;

Dis que la nue est la fumée
De ta pipe, que le jasmin
Est une fleur moins parfumée
Qu’un gueux se torchant dans sa main ;

Dit qu’il est des têtes sans nuque,
Des vers sans rime, et qu’un enfant
Peut être fait par un eunuque,
Car nul décret ne le défend ;

Dis que le poète est une huître,
La perle étant le philistin ;

Dis que ton père était bélître,
Que ta grand’mère était catin ;

Braille, blague, monte des scies,
Sois blanc, noir, jaune, rouge, bleu ;
Fais-leur prendre enfin tes vessies
Pour des lanternes, sacrebleu !

Alors, quand le grand rire bête
Aura bien secoué leurs flancs,
Gonflé leur col, rougi leur tête,
Et fait rouler leurs gros yeux blancs,

Quand leurs bouches seront des antres,
Et quand, le derrière aux talons,
Ils feront craquer sur leurs ventres
Épanouis leurs pantalons,

Alors, dressant ta haute taille,
Combats sans merci, sans repos,
Frappe d’estoc, frappe de taille,
Et fais des haillons de leurs peaux ;

Et s’ils te demandent des grâces,
Frappe toujours, n’en donne point ;
Et crève leurs bedaines grasses,
À coups de pied, à coups de poing ;

Et grandis, grandis comme un songe
À leurs regards épouvantés,

Et que leur œil dans ton œil plonge
Comme dans un puits de clartés ;

Que tes cheveux soient une queue
De comète, et royalement
Ouvre au vent ta bannière bleue
Découpée en plein firmament ;

Monte plus haut, comme un grand aigle,
Plus haut toujours, comme un condor ;
Monte sans frein, sans loi, sans règle,
Et perds-toi dans le couchant d’or ;

Et vogue enfin à pleines voiles,
Loin du monde, loin de céans ;
Que tes larmes soient des étoiles,
Et tes sueurs des océans ;

Et là-haut dans le libre espace,
Sur ton corps glorieux et beau
Si tu vois qu’il reste une trace
De la bataille ou du tréteau,

Sur ton front si tu vois encore
De la boue et du sang vermeil,
Débarbouille-toi dans l’aurore
Et sèche-toi dans le soleil !