La Chanson des gueux/ À Frédéric Lemaître

Maurice Dreyfous (p. 256-260).


VI

À FRÉDÉRICK LEMAÎTRE


Le Samedi 29 janvier 1876, on enterrait au cimetière Montmartre Frédérick Lemaître. Après plusieurs discours prononcés sur la tombe, le poème suivant fut dit par M. Mounet-Sully, avec une émotion profonde. En terminant cet adieu au grand artiste, le jeune tragédien eut un geste d’une simplicité sublime et d’un effet poignant. Il déchira les feuillets et les laissa choir comme des fleurs dans la fosse ouverte.
(Note de l’éditeur.)


Salut, maître ! Salut, géant ! Salut, génie !
Tu ne me connais pas. Mais nous te connaissons.
Nous venons saluer ta gloire non finie,
Toi qui ne mourras pas, nous autres qui naissons.

Nous venons saluer l’art même en ta personne,
Nous venons couronner l’artiste surhumain,
Et dire, dans des vers où ton grand nom résonne,
Nos souvenirs d’hier aux vivants de demain.


On saura quelle était l’ampleur de ton domaine.
Et que les passions des gueux comme des rois,
Tous les cris, tous les vœux de la pauvre âme humaine,
Ont chanté tour à tour et pleuré par ta voix.

Triste ou gai, formidable ou bon, tendre ou farouche,
Que de fois tu nous fis plier les deux genoux,
Et voir, comme en rêvant, suspendus à ta bouche,
Les mondes inconnus que tu créais pour nous !

*

Là-bas, quelle ombre langoureuse
S’approche de nous à pas lents ?
Ah ! voici venir l’amoureuse.
Tu mets ta main dans ses doigts blancs,
Tu mêles ton âme à son âme ;
Elle rit, et pleure, et se pâme,
Et se sent brûler à la flamme
Que font les soleils de tes yeux ;
Et l’aigle avec la tourterelle
Chante la chanson éternelle,
Et nous emporte d’un coup d’aile
Ivres d’amour au fond des cieux.

Puis, tout à coup, rugit le drame,
Qui, lion fauve, par les bois
Traîne la passion qui brame
Ainsi qu’une biche aux abois.

Alors, entrant dans sa tanière,
Les bras nus, comme un belluaire,
Tu prends le monstre à la crinière,
Tu te roules sur lui, vainqueur ;
Et serrant la bête domptée
Comme Hercule faisait d’Antée,
Devant la foule épouvantée
Tu brises ses reins sur ton cœur.

Mais il faut que tu te reposes
Et des soupirs et des sanglots.
Vas-tu donc effeuiller des roses
Ou bien secouer des grelots ?
Non. Ton rire, énorme et fantasque,
Se tord aux rides de ton masque,
Et l’on dirait une bourrasque
Qui lutte avec des flots grondants.
Fi du sourire fin et mièvre !
C’est l’ironie et c’est la fièvre
Qui met dans le coin de ta lèvre
Le pli des sarcasmes stridents.

*

Et comment pourrais-tu ne pas être ironique ?
Ainsi qu’un carrefour, ton esprit communique
Aux ruelles sans nombre, aux passages obscurs,
D’où l’on voit déboucher, grouillant entre les murs,
Ceux-ci pieds nus, ceux-là faisant sonner leurs bottes,

Brandissant des poignards, agitant des marottes,
Criant, riant, priant, et se tordant les mains,
Le troupeau des vertus et des vices humains.

Vous représentez-vous tout ce que fut cet homme,
Et ce qu’il a vécu d’existences, en somme ?
Être Napoléon, Othello, Buridan,
Kean, Méphistophélès, don César de Bazan,
Et passer, oubliant ce qu’on était naguère,
De Paillasse à Vautrin, de Ruy-Blas à Macaire !
Rendre tout, sentir tout ! Avoir autant de voix
Qu’il est d’astres au ciel et de feuilles aux bois !
S’incarner tous les jours, prendre cent effigies,
Comme les anciens dieux dans les mythologies !
Se dire que tout l’homme habite ce front-là,
Et n’avoir qu’un seul cœur pour porter tout cela !

Ah ! le monde qui vient au théâtre et s’amuse,
Ne sait pas ce que coûte un baiser de la muse,
Quelle amertume il laisse, et quels déchirements
Dans les grands cœurs blessés qu’elle a pris pour amants.
Non, vous ne savez pas qu’à son front de monarque,
Sous la couronne d’or l’épine a fait sa marque,
Et que son grand manteau de pourpre éblouissant
Est rouge d’avoir bu le plus pur de son sang.
Non, vous ne savez pas qu’il faut souffrir sans trêve
Pour donner une forme, une vie, à son rêve,
Que la fleur de l’idée a pour sève les pleurs,
Que les enfantements sont toujours des douleurs.

Et maintenant, qui donc te jettera la pierre,
Disant que tu devais courber ta tête altière,
Et vivre comme nous, pris sous un joug étroit ?
Ô génie ! après tout, n’avais-tu pas le droit,
Pour apaiser ta faim de vivre inassouvie,
Toi qui donnais ton cœur, de dépenser ta vie ?
A-t-on vu les lions ramper sur les genoux ?
Et les dieux sont-ils faits pour vivre comme nous ?

Va donc, dors ton sommeil dans un linceul de gloire,
Puisque te voilà mort, bien qu’on ne puisse y croire.
Toi qui roulais ainsi qu’un fleuve aux larges flots,
Avec un bruit d’éclats de rire et de sanglots,
Tu te perds dans la mort, dans cette mer immense.
Pour la première fois en toi la paix commence.
Mais avec le repos ne viendra pas l’oubli.
Notre regard de ta lumière est tout rempli,
Et l’on en gardera l’éternelle mémoire.
C’est en vain que la nuit jette son ombre noire
Sur les derniers rayons d’un beau soleil couchant.
Aux franges d’un nuage il s’arrête, accrochant
Parmi les lointains bleus de l’horizon qui bouge,
De grands lambeaux de pourpre et des lames d’or rouge.
La nuit a beau gonfler sa robe obscure, il luit.
Quand l’ombre l’a voilé, nos yeux tout pleins de lui,
Sous le ciel ténébreux l’imaginent encore ;
Et demain, quand naîtra la pointe de l’aurore,
Dans l’azur du matin qui va se déployer
C’est son dernier reflet qu’on croit voir flamboyer.