Guillaume de Tudèle et Anonyme
Traduction par Paul Meyer.
Texte établi par Paul Meyer, Librairie Renouard (2p. i-tdm).

INTRODUCTION

I. Observations générales sur la composition du poème.

La Chanson de la croisade contre les Albigeois est l’œuvre de deux auteurs qui diffèrent totalement par la langue, par le style, par les idées. Le premier a commencé son récit aux prédications contre les hérétiques albigeois qui précédèrent le meurtre du légat Peire de Castelnau, assassiné le 15 janvier 1208, et l’a continué jusqu’aux préliminaires de la lutte éphémère engagée en 1213 contre la croisade par le comte de Toulouse et le roi d’Aragon. Le second a repris la narration au point où son prédécesseur l’avait laissée, et l’a poursuivie jusqu’à l’arrivée devant Toulouse de la croisade conduite par Louis, fils du roi Philippe-Auguste, en juin 1219. Ces deux récits consécutifs, mais mal raccordés, ont ceci de commun qu’ils sont demeurés l’un et l’autre inachevés. Le premier auteur s’était arrêté vers le commencement de l’année 1213, afin d’attendre la suite des événements. Des circonstances, qu’il est possible de déterminer, l’empêchèrent de reprendre son récit. Le second auteur s’est arrêté au début du siége de 1219, désireux sans doute d’en voir la fin avant d’en raconter les péripéties, mais, s’il n’est guère douteux qu’il ait eu l’intention de continuer le récit, nous n’avons aucun moyen de savoir s’il l’a fait. Nous avons donc à étudier non une œuvre complète en soi, mais deux morceaux mis bout à bout, et dont la disparité n’est nullement diminuée par le fait que le second auteur a pris pour point de départ de sa narration le point d’arrivée de son devancier.

Il est difficile de trouver un titre approprié pour une œuvre ainsi composée et dont on ne sait même pas quelle devait être l’étendue. L’unique manuscrit qui nous l’a conservée, n’ayant ni incipit, ni explicit, ne nous est à cet égard d’aucun secours. Fauriel, le premier éditeur, a intitulé son édition : Histoire de la croisade contre les hérétiques albigeois[1], titre que j’ai modifié en deux points : en remplaçant histoire par chanson, afin de me conformer aux indications du premier des deux auteurs, qui en maint endroit qualifie son œuvre de cansos[2] ; puis en supprimant hérétiques, parce que la pensée des auteurs, surtout du second, est clairement que la croisade n’était pas uniquement dirigée contre les hérétiques, mais qu’elle avait pour objet, du moins depuis 1212 environ, la dépossession de certains seigneurs du Midi, notamment des comtes de Toulouse et de Foix ; opinion qui peut être bien ou mal fondée, mais dont un éditeur ne peut se dispenser de tenir compte lorsqu’il s’agit de donner un titre à l’ouvrage où elle est exprimée.

Toutefois, s’il est nécessaire d’adopter pour la commodité des citations un titre unique qui indique sous une forme brève la nature et l’objet de l’ouvrage, il est essentiel de ne pas perdre de vue que ce titre créé par nous désigne en réalité deux compositions tellement différentes que l’historien et le philologue ne sauraient, sauf en des cas fort rares, les réunir l’une et l’autre dans la même appréciation, et que chacune d’elles est à étudier séparément, tant au point de vue du récit qu’à celui de la langue.

II. Sources de l’histoire de la croisade contre les Albigeois : les actes.

Pour apprécier la valeur historique de chacune des deux parties de la chanson de la croisade, il est nécessaire de s’être d’abord rendu compte des autres documents que nous possédons sur le même sujet. Ces documents peuvent se classer sous deux chefs : les actes et les récits.

La plus importante série des documents diplomatiques relatifs à la croisade est formée par les lettres du Saint-Siége et des légats. Nous possédons en très-grande partie les registres de la correspondance d’Innocent III ; quatre années seulement nous font défaut : 1201 (livre IV), 1214 à 1216 (livres XVII à XIX). Ces dernières années sont celles où Simon de Montfort, ayant détruit à Muret (1213) la coalition formée par le roi d’Aragon et les seigneurs du Midi, s’occupa d’organiser sa conquête. Elles embrassent aussi la période du quatrième concile de Latran (1215), pendant lequel d’importantes négociations furent engagées entre le comte de Toulouse et le pape. La perte du recueil des lettres pontificales écrites pendant ces trois années cause une grave lacune dans nos moyens d’information. Pour les années qui précèdent, nous avons, sinon toutes les lettres relatives à la croisade qu’a pu écrire le souverain pontife, au moins la partie la plus considérable de cette correspondance. Nous savons que l’enregistrement ne s’appliquait pas à tous les actes pontificaux sans exception[3], mais les omissions ont dû être peu importantes.

Les lettres d’Innocent III sont surtout précieuses pour les informations qu’elles nous donnent sur les antécédents de la croisade et sur ses débuts. Une fois la croisade victorieuse, après le sac de Béziers et la prise de Carcassonne (1210), le pape n’exerce plus qu’un contrôle incertain : toute la direction politique est aux mains des légats, de la correspondance desquels nous n’avons que quelques bribes, et qui d’ailleurs, se trouvant sur les lieux mêmes où leur action s’exerçait, ont dû prendre beaucoup de décisions sans qu’aucune trace écrite en ait été conservée.

Les lettres d’Innocent III ont, au moins en ce qui touche la croisade, un caractère peu personnel. Les décisions qu’il prend, les instructions qu’il donne, sont visiblement la conséquence des informations qu’il vient de recevoir, des suggestions qu’on vient de lui adresser. Ce sont des décrets ou des circulaires rédigés sur rapport. Telle est la condition de tout gouvernement opérant à distance. Il était bien difficile que l’administration pontificale y échappât. Le pape, fût-il Innocent III, ne pouvait s’enquérir par lui-même des affaires innombrables sur lesquelles il avait à statuer. Il était à la merci de fonctionnaires souvent passionnés, parfois peu intègres, toujours très-puissants.

Prenons comme exemple les rapports d’Innocent III avec le comte de Toulouse Raimon VI. À nous en tenir à la correspondance, le pape aurait été l’ennemi acharné du comte de Toulouse. Dès le 29 mai 1207, avant le meurtre de Peire de Castelnau, avant la croisade par conséquent, voici sur quel ton il lui écrit :

Si nous pouvions, avec le prophète, creuser le mur de ton cœur, nous y pénétrerions et nous te montrerions les abominations que tu y as faites. Mais, comme tu es endurci plus que la pierre, autant il sera facile à la parole salutaire d’y frapper, autant il lui sera difficile d’y pénétrer, et c’est pourquoi, si nous jugeons opportun de te reprendre, nous espérons à peine parvenir à te corriger. Quel orgueil s’est emparé de ton cœur ? quelle folie t’a saisi, homme pestilentiel, pour que, dédaignant de garder la paix envers ton prochain, t’éloignant des lois divines, tu te sois allié aux ennemis de la vérité catholique ?...

Suivent des reproches — que n’accompagne aucun semblant de preuve — de s’être allié aux hérétiques, et pour couronner le tout, la menace du sort de Nabuchodonosor[4].

Si grande qu’on veuille bien faire la part de la phraséologie en usage dans le style ecclésiastique, il faut avouer que c’est là une lettre violente. Pourtant, si nous cherchons à connaître les véritables sentiments d’Innocent III à l’égard de Raimon VI, nous découvrons qu’ils furent souvent ceux d’une véritable bienveillance ; que le pape, toutes les fois que son action personnelle se révèle à nous, agit envers le comte de Toulouse avec prudence et modération. Je n’invoquerai pas à ce propos les témoignages concordants, et par conséquent très-graves, des deux auteurs de la chanson, qui l’un et l’autre en des circonstances différentes[5] nous montrent le pape plein de compassion, d’affection même, pour Raimon VI — l’autorité de la chanson, qui sera établie peu à peu dans ce travail, ne doit pas être présumée dès maintenant — mais je citerai Pierre de Vaux-Cernai, l’historien en quelque sorte officiel de la croisade, qui en plus d’un endroit accuse le pape d’une mollesse que certes ne laisse pas soupçonner la correspondance. Ainsi, lorsque, au commencement de l’année 1213, le roi d’Aragon, n’ayant pas encore pris définitivement parti contre la croisade, fit des démarches en faveur du comte de Toulouse, les évêques, alors réunis en concile à Lavaur, repoussèrent la supplique du roi, et écrivirent au pape une lettre de la dernière violence contre le comte Raimon. « Cette lettre », dit Pierre de Vaux-Cernai, « trouva le pape aliquantulum durum, eo quod nimis credulus fuisset suggestionibus nuntiorum regis Aragonensium[6]. » Néanmoins nous avons du pape une lettre qui repousse toutes les demandes du roi d’Aragon, et montre beaucoup de dureté pour le comte de Toulouse[7]. C’est alors que le roi d’Aragon, ayant échoué dans ses tentatives conciliantes, se décida à la guerre.

En réalité, les idées exprimées dans la correspondance ne sont guère qu’un reflet de l’opinion des légats. Le pape ne sait pas toujours ce qu’on lui fait écrire[8].


Les lettres des légats ou des évêques réunis en concile ont beaucoup plus de valeur historique, d’autant qu’elles nous apprennent des faits constatés de première main ; mais malheureusement nous n’avons que celles en petit nombre qui ont été conservées par Pierre de Vaux-Cernai, ou copiées dans les registres de la chancellerie pontificale.

En dehors de l’Église, nous avons encore deux catégories d’actes qui peuvent servir à l’histoire de la croisade albigeoise. La première se compose des documents concernant l’administration des pays conquis. Simon se fit prêter hommage, autant qu’il le put, par les vassaux du comte de Toulouse, après que celui-ci eut été dépouillé de ses États. Il fallut que ceux qui lui avaient été hostiles fissent leur soumission par écrit. Il ne lui suffit pas de leur serment, il exigea la caution de personnes considérables, se portant garants sur leurs biens de la fidélité des soumis. D’autre part, en beaucoup de lieux, les seigneurs du Midi furent expulsés et remplacés par des compagnons d’armes de Simon. Des villes, qui jusque-là paraissent n’avoir pas eu de seigneurs, s’en virent imposer. Il y eut, après la prise de Carcassonne, sur une moins grande échelle naturellement, une distribution de seigneuries analogue à celle qui s’était produite en Terre-Sainte à la suite de la première croisade. Les croisés de 1209, devenus seigneurs de Lombers, de Marmande, de Limoux, de Montréal, exercèrent leurs nouveaux droits et passèrent des actes. Lorsqu’en 1224, six ans après la mort de Simon, Amauri de Montfort vit qu’il ne pouvait soutenir la lutte, et dut appeler à son aide le roi de France Louis VIII, il lui céda tous les droits plus ou moins légitimes qu’il tenait de son père. Avec les droits, il remit les actes y afférents. De ces actes, dont un assez grand nombre sont conservés en original au Trésor des chartes, on fit sous saint Louis un cartulaire, le Registrum curie Francie, dont nous possédons encore plusieurs copies[9]. À l’aide de ces documents et de quelques autres du même genre qui n’ont pas été déposés au Trésor, mais qui se sont conservés dans les archives du Midi[10], nous pouvons nous former une idée sommaire du gouvernement que Simon de Montfort imposa pour un temps aux pays occupés par la croisade. Ces mêmes actes contiennent la mention de divers personnages qui jouent un rôle dans le poème et nous sont ainsi une source précieuse d’éclaircissements.

La seconde catégorie d’actes est formée par les chartes très-nombreuses, mais malheureusement très-dispersées, où on voit des seigneurs prêts à partir pour la croisade, ad partes Albigensium, selon la formule usuelle, faire soit leur testament, soit une donation pieuse à quelque établissement religieux. Les documents de cette espèce n’offrent ordinairement qu’un intérêt assez limité. Eût-on réuni tous ceux qui se sont conservés, qu’on ne connaîtrait encore qu’une fraction bien minime du nombre si considérable des seigneurs qui, depuis 1209, se rendirent à la croisade. En outre, il ne faut pas perdre de vue qu’à tout le moins pendant le gouvernement de Simon de Montfort, les opérations militaires ont toujours été conduites par un petit nombre de personnages établis à demeure dans le Midi, tandis que l’immense majorité des croisés ne joua qu’un rôle collectif, chacun se bornant le plus ordinairement à accomplir strictement sa quarantaine, afin de revenir au plus tôt dans ses foyers sans se soucier autrement du succès de l’expédition.

III. Les récits : Pierre de Vaux-Cernai.

Le Midi de la France a été au moyen-âge très-pauvre en chroniques. La littérature historique de cette époque, au moins jusqu’au xiiie siècle, est sortie presque tout entière des monastères. Mais il s’en faut que tous les établissements religieux aient apporté leur contribution à l’histoire du temps. Pour mettre en écrit les annales contemporaines, pour avoir seulement l’idée de le faire, il fallait posséder une culture littéraire et des traditions qui paraissent avoir été fort rares dans le Midi de la France. Si quelques maisons religieuses nous ont laissé des monuments historiques — citons par exemple l’abbaye de Saint-Martial de Limoges et le prieuré du Vigeois — on remarquera qu’elles appartiennent aux contrées les plus voisines des pays de langue d’oui. Tous les témoignages en effet s’accordent à montrer que les études, partout profondément désorganisées par l’invasion barbare, ne se sont pas relevées dans la même mesure au Midi qu’au Nord. On ne voit pas que les pays de langue d’oc aient participé d’une manière appréciable au mouvement littéraire et philosophique qui est si marqué dans la France du Nord dès le xie siècle. Il n’y avait en préparation dans le Midi, au moment où la guerre éclata, aucune série d’annales tant soit peu importantes où un récit de la croisade pût prendre place, et l’idée de rédiger l’histoire des terribles événements de cette guerre ne paraît être venue à aucun écrivain latin du pays parmi ceux qui en furent les témoins. Les chroniques de Guillaume de Puylaurens et de Bernart Gui, celui-ci chef de l’inquisition de Toulouse au commencement du xive siècle, tous deux méridionaux, n’ont été rédigées qu’assez longtemps après les événements, et celle du second notamment n’est qu’une compilation dénuée d’originalité.

Il n’existe que deux chroniques ayant pour objet spécial ou principal la croisade albigeoise : celle de Pierre de Vaux-Cernai, et celle de Guillaume de Puylaurens. Ce sont deux ouvrages de tout point bien différents.

L’écrit de Pierre de Vaux-Cernai est nommé à l’explicit : « Historia de factis et triumphis memorabilibus nobilis viri domini Simonis comitis de Monteforti. » Et c’est en effet essentiellement une histoire de Simon de Montfort. Cette histoire est dédiée à Innocent III, et par conséquent a dû être commencée du vivant de ce pape qui mourut le 16 ou le 17 juillet 1216 ; elle se poursuit jusqu’à la mort de Simon, tué devant Toulouse le 25 juin 1218 ; mais toute la fin, depuis 1216, est très-écourtée et ne contient, en comparaison de la partie précédente, qu’un sommaire des événements. Il est remarquable que le plus ancien[11] des trois ou quatre mss. qu’on connaît de cet ouvrage ne va pas plus loin que l’année 1217, ce qui, joint au caractère sommaire de la continuation qu’offrent les autres mss., porte à croire que Pierre, ayant rédigé son récit au fur et à mesure des événements, s’arrêta au moment où il apprit la mort du pape à qui il avait dédié son livre, et ne reprit la plume que près de deux ans plus tard, après la mort de Simon, afin d’achever rapidement l’histoire commencée.

Pierre était neveu de Gui, abbé de Vaux-Cernai, qui, en 1212, fut nommé évêque de Carcassonne. Il avait accompagné son oncle à la croisade[12], et paraît être arrivé dans le Midi vers 1210 ou 1211. Il n’assista donc pas aux débuts de la croisade, qu’il raconte en commençant son récit au meurtre de Peire de Castelnau (1208) ; mais pour la suite, du moins jusqu’en 1216, il paraît avoir été très-souvent le témoin oculaire des événements qu’il raconte, et pour ceux auxquels il n’assista pas, nous savons qu’il sut se renseigner auprès de ceux qui eurent la plus grande part à la direction de la croisade, entre lesquels il nomme le légat Arnaut Amalric, les évêques de Toulouse et de Béziers, maître Thédise, chanoine de Gênes, qui fut quelque temps associé au légat Milon.

Pierre de Vaux-Cernai est un fanatique, et ses tendances non dissimulées ont fait tort dans l’esprit des modernes à ses qualités d’historien. Il est rare qu’on le cite sans lui reprocher sa partialité pour Simon, son parti pris de tout approuver chez les croisés, de tout blâmer chez ses adversaires, sa haine irréfléchie autant que vigoureuse, non-seulement des hérétiques, mais de Toulouse, du comte Raimon et de ses adhérents, et de ceux encore qui se montrent partisans tièdes ou modérés de la croisade. Par suite, on n’a pas toujours accordé à son témoignage l’autorité prépondérante qui lui est due. Il est pourtant aisé de faire le départ entre les appréciations que Pierre de Vaux-Cernai nous donne libéralement sur les hommes et sur les choses, et dont naturellement la critique sait le compte qu’elle doit tenir, et les récits clairs et circonstanciés qu’il fait des événements. Nous n’en sommes plus réduits à former notre opinion sur celle des contemporains, surtout lorsqu’il s’agit de l’histoire d’un temps où, à bien peu d’exceptions près, la portée d’esprit chez les écrivains est celle d’un enfant. Nous pouvons recueillir les impressions des témoins, les étudier en tant que documents pour l’histoire des idées, mais nous ne les partageons qu’autant que nous y sommes amenés d’ailleurs par l’étude des faits.

Pierre de Vaux-Cernai ne peut nommer Toulouse sans s’interrompre pour dire Tolosa, imo dolosa ! pour lui, le « comes Tolosanus » est bien plutôt dolosanus ; les habitants de Castelnaudari sont des Ariens, Ariani. S’il parle, soit de Gaston de Béarn, adhérent inconstant de Simon de Montfort, puis du comte de Toulouse, soit des comtes de Foix et de Comminges dont le crime était de ne s’être pas laissé dépouiller sans résistance, il faut qu’il les qualifie de viri sceleratissimi. Mais que nous importe ? En quoi ces explosions de colère font-elles tort au récit des faits ? Bien au contraire, il faut nous féliciter d’une intempérance de langage qui nous permet de distinguer si clairement les sentiments des chefs ecclésiastiques de la croisade dans la société desquels vivait Pierre de Vaux-Cernai.

Plus modéré ou plus circonspect, il nous eût dissimulé bien des faits, bien des motifs qu’il mentionne comme étant les plus naturels du monde, comme honorables même, et qui nous sont infiniment précieux pour apprécier la moralité de l’entreprise dont il s’était fait l’historien enthousiaste. Ainsi, c’est à lui que nous devons de savoir par quel acte de duplicité le légat Arnaut Amalric, « désirant la mort des ennemis du Christ, mais ne les osant pas condamner à mort parce qu’il était moine et prêtre[13], » empêcha la capitulation de la ville de Minerve et le salut des hérétiques qui y étaient renfermés. C’est encore lui qui nous raconte le miracle de Castres dont le point essentiel est qu’un hérétique, qui venait d’abjurer l’hérésie, fut cependant condamné au feu, parce que, disait-on, si sa conversion est feinte, il sera justement puni ; si elle est réelle, le supplice lui servira du moins pour l’expiation de ses péchés[14]. Sachons gré au panégyriste de Simon de Montfort de nous avoir révélé des faits ou des intentions que les plus ardents ennemis des guerres religieuses n’auraient pas osé soupçonner.

Sachons-lui gré aussi de l’attention qu’il a eue de nous apprendre que si Carcassonne, Saint-Antonin, Marmande, une fois tombées au pouvoir des croisés, n’ont pas été incendiées[15], ce fut non par un sentiment de pitié pour les habitants, qui apparemment n’étaient pas tous hérétiques, mais par un motif de pur intérêt. La même cause avait protégé certaines villes de Palestine lors de la première croisade : il n’est pas sans intérêt de constater que les mêmes procédés étaient employés contre les Sarrasins et contre les habitants du Midi de la France. L’auteur de la seconde partie du poème nous assure de son côté que si, après la bataille de Muret, Toulouse ne fut pas incendiée, c’est que Simon trouva plus profitable de la laisser subsister après en avoir détruit les fortifications[16]. Mais une pareille assertion, émanant d’un écrivain hostile à la croisade, ne saurait en bonne critique être acceptée, si elle n’était confirmée par le témoignage irrécusable de Pierre de Vaux-Cernai.

En somme, chez cet auteur, tout est à prendre, tout est historique : les faits, que nous trouvons exacts toutes les fois que nous pouvons les contrôler à l’aide d’autres récits ou des documents contemporains ; les idées, qui sont celles mêmes du petit groupe de clercs qui dirigeait la croisade après l’avoir suscitée.

IV. Les récits : Guillaume de Puylaurens.

Guillaume de Puylaurens est un historien d’un tout autre caractère. Son récit, incomplet, décousu, mal proportionné, dénué de précision, parfois même d’exactitude dans l’indication des dates, ne supporte pas la comparaison avec celui du moine de Vaux-Cernai. Il est cependant très-précieux pour deux motifs. Pierre suit les événements comme on peut les suivre du camp des croisés ; il sait bien ce qui se passe chez les siens, mal ce qui se passe chez l’ennemi. Guillaume, au contraire, a quelques informations particulières et puisées à bonne source sur les sentiments et sur les actes du comte de Toulouse et, en général, des adversaires de la croisade. En outre, Pierre s’arrête à la levée du siége de Toulouse, en juillet 1218, tandis que Guillaume, ayant poussé sa chronique jusqu’en 1272, embrasse, et bien au-delà, toute la durée de la croisade.

Guillaume, chapelain de Raimon VII pendant les sept dernières années au moins de la vie de ce prince (✝ 1249), témoin en des actes, de 1223 à 1249[17], et conduisant sa chronique jusqu’en 1272, peut assurément avoir assisté dans sa jeunesse à quelques-uns des événements de la croisade de Simon de Montfort, puis de son fils Amauri. Mais il n’en laisse rien paraître dans son écrit, où il ne se donne nulle part comme témoin oculaire, sinon, dans son prologue[18], d’une façon vague et sans référence à aucun fait particulier. Il y a là une cause d’infériorité qui est atténuée dans une grande mesure par la valeur des témoignages qu’il a recueillis. Il a visiblement cherché à se renseigner, et il a pu consulter nombre de personnes qui, comme acteurs ou spectateurs, s’étaient trouvées mêlées aux événements. Ainsi, ce qu’il nous dit de la conférence de Montréal[19], entre catholiques et hérétiques (1207), il le tient de l’un des arbitres du débat, un certain Bernart de Villeneuve. Le récit de la bataille de Muret lui avait été fait par le jeune comte de Toulouse, témoin oculaire[20], et pour certaines circonstances qui précédèrent la bataille et font connaître les dispositions d’esprit où était Simon, il avait puisé dans les souvenirs de l’abbé de Pamiers qui s’était trouvé en rapport personnel avec le chef militaire de la croisade[21]. L’évêque de Toulouse Folquet (1205-1231), qui prit une part prépondérante à tous les actes importants de la croisade, lui fournit de précieux renseignements[22], et sur Folquet lui-même et ses rapports avec ses diocésains, Guillaume avait pu recueillir une curieuse anecdote[23] de la bouche de l’un des conseillers de Raimon VI, le sénéchal Raimon de Ricaud qui est mentionné dans le poème[24]. Il avait eu des relations dans les deux partis, et sut profiter des unes et des autres.

À ces relations, à sa qualité de chapelain de Raimon VII, au laps du temps qui s’était écoulé depuis la croisade jusqu’au moment où il écrivait, doit être attribuée la modération dont il fait preuve dans le récit des événements. Cette modération — qui du reste n’ajoute rien à la valeur du récit — ne se manifeste nullement par l’appréciation des motifs de la guerre ou des moyens de répression employés contre les hérétiques, mais seulement par le blâme que l’auteur inflige à ceux des croisés qui voyaient dans la guerre sainte une occasion de profit personnel. Ainsi, parlant du revirement qui, après le concile de Latran, se produisit en faveur du comte de Toulouse, il dira que jusqu’à ce jour l’armée catholique, qui avait poursuivi par tous les moyens l’extirpation de l’hérésie, avait été victorieuse à ce point qu’un seul croisé pouvait pour ainsi dire mettre en fuite mille ennemis. Mais Simon commet la faute de partager le Languedoc entre ses chevaliers, ceux-ci ne songent qu’à s’enrichir, et dès lors « Dieu les abreuva du calice de sa colère[25]. » Il attribue à la vengeance divine la mort du Français Foucaut de Berzi, « homme orgueilleux et d’une atroce cruauté[26], » et il voit dans les désastres subis par les croisés en 1220 et 1221, non pas aucune bienveillance de Dieu envers les ennemis de la croisade, mais la preuve de sa colère contre les croisés eux-mêmes[27]. D’ailleurs Guillaume est aussi convaincu que Pierre de Vaux-Cernai de la légitimité de la guerre en elle-même, du devoir qui s’impose aux catholiques d’exterminer les hérétiques. La différence d’appréciation entre lui et Pierre ne porte que sur un point : Pierre ne voit dans son parti aucun acte blâmable ; Guillaume en découvre un grand nombre. Il n’a point de parti pris d’admiration ou de blâme. En cela consiste sa modération.


Je ne quitterai pas Guillaume de Puylaurens sans appeler l’attention sur une circonstance qu’il est particulièrement à propos de signaler ici. Je veux parler de certaines rencontres qui donnent à croire que Guillaume a connu le poème de la croisade. Ces rencontres n’ont pas été remarquées jusqu’à présent, peut-être parce que les auteurs qui ont traité du chroniqueur latin, ou ont fait usage de sa chronique, n’étaient pas très-familiers avec le poème ; peut-être aussi parce qu’elles ont trait en général à des faits assez insignifiants. Mais c’est précisément parce que ces faits sont le plus souvent des détails sans importance, qu’il me paraît assez peu probable que la tradition les ait conservés jusqu’au temps où écrivait l’ancien chapelain de Raimon VII, vraisemblable au contraire que celui-ci les a puisés dans le poème. Voici celles de ces rencontres qui m’ont frappé.

Les conditions de la capitulation de Carcassonne furent que les habitants auraient la vie sauve, mais on les dépouilla de tout. Sur ce point, tous les témoignages sont d’accord. Ils quittèrent la ville nus, selon Pierre de Vaux-Cernai, « nil secum præter peccata portantes. » G. de Puylaurens nous dit qu’ils durent sortir en chemise et en braies[28] ; et c’est précisément l’expression dont se sert Guillem de Tudèle, v. 754.

Dans la phrase suivante, Guillaume de Puylaurens, parlant du vicomte de Béziers qui resta comme otage au pouvoir des croisés, s’exprime ainsi : « Il mourut peu de temps après de la dyssenterie, et l’on répandit à ce sujet plusieurs impostures en disant qu’il avait été tué à dessein. » C’est exactement ce que dit G. de Tudèle à la fin de la tirade XXXVII.

La prise de Lavaur et les exécutions qui eurent lieu ensuite sont contées d’une façon presque identique dans les deux ouvrages[29], mais comme il s’agit d’un événement important, la coïncidence n’a pas de quoi surprendre.

La bataille de Muret est racontée avec des circonstances fort différentes par le poète et Guill. de Puylaurens, ce dernier ayant eu l’avantage de communications particulières de Raimon VII qui, fort jeune, avait assisté de loin à cet engagement. Il est d’autant plus remarquable que les deux récits s’accordent sur un point : sur le différend qui s’éleva entre le comte de Toulouse, qui proposait d’attendre dans le camp l’attaque des croisés, et le roi d’Aragon, qui décida qu’on prendrait l’offensive. Comparez le début du chap. XXII de G. de Puylaurens avec les vers 2998-3021.

L’insurrection de Toulouse, en 1216, et sa répression offrent de part et d’autre des traits semblables. Les barricades faites de poutres et de tonneaux se retrouvent dans les deux textes[30] ; l’intervention insidieuse de l’évêque Folquet est présentée sous le même jour par les deux auteurs, ce qui est d’autant plus notable que Pierre de Vaux-Cernai n’en dit rien. Enfin, comme dans le poème[31], l’amende à payer par la ville est fixée à 30,000 marcs[32].

En dernier lieu, le récit du combat de Baziége offre chez les deux auteurs de bien grandes ressemblances qu’il est inutile d’indiquer dans le détail, le texte de G. de Puylaurens ayant été rapporté, t. II, p. 457.

On n’objectera pas que si G. de Puylaurens, qui mentionne fréquemment ses autorités, avait puisé dans le poème, il l’aurait dit. Les autorités qu’il cite sont des témoins vivants, non des livres. Mais on pourrait s’étonner qu’ayant connu le poème, il n’en ait pas tiré un plus grand parti. Aussi ne vais-je pas jusqu’à supposer qu’il ait eu sous les yeux un ms. du poème : il suffit, pour rendre compte des coïncidences signalées ci-dessus, d’admettre que Guillaume avait eu occasion, à une époque quelconque, de lire ou d’entendre réciter le poème, dont il aura pu ainsi introduire plus ou moins sciemment des réminiscences dans sa chronique.

V. Récits épisodiques.

En dehors de ces deux auteurs, il n’y a pas de chronique latine qui nous fournisse un récit original et développé de la croisade. On peut cependant puiser d’utiles renseignements dans les chroniques de Robert d’Auxerre et de Guillaume le Breton, qui nous fournissent pour certains événements un récit original. On peut en dire autant de quelques indications, fort sommaires, mais souvent instructives, qui paraissent à leur ordre chronologique dans la chronique d’Aubri de Trois-Fontaines. Je mentionnerai les passages relatifs à la prédication de 1211 (s. h. anno) ; sur le siége de Saint-Marcel (1212), où est mentionné « Martinus de Olit, Hispanus, » évidemment le « Marti Dolitz » de la chanson, v. 2302[33] ; sur le grave dissentiment qui se produisit entre Simon de Montfort et l’archevêque de Narbonne (1214) ; sur la répression de l’insurrection de Toulouse (1216). D’autres passages encore, relatifs à la croisade, sont dans la récente édition de Paul Scheffer Boichorst[34], imprimés dans le caractère réservé aux morceaux originaux, mais ils ne contiennent rien qui ne soit connu et parfois semblent abrégés du récit de Pierre de Vaux-Cernai, que l’auteur mentionne expressément à l’année 1203. Wilmans a émis, dans son mémoire sur la chronique d’Aubri[35], l’opinion que le chroniqueur aurait eu des communications orales ou des relations en forme de lettres, ce qui n’a rien que de vraisemblable, bien qu’une autre hypothèse semble a priori admissible. On remarque surtout que les noms de lieu se présentent souvent sous la forme vulgaire et sous une forme qui parfois s’accorde avec celle qu’on trouve dans la chanson. J’ai déjà mentionné « Martinus de Olit », je citerai encore « Montem Grenier » (1217), le « Mont Graner » du poème, v. 5668, et le château « quod dicitur Crista Arnaldi » (même année), dans Pierre de Vaux-Cernai simplement « Castrum Crestæ[36] », mais dans la chanson, « Crest Arnaut », v. 5694. Faut-il de l’emploi de ces formes, qui parfois coïncident avec celles du poème, conclure que ce dernier ouvrage a été connu d’Aubri ou de l’interpolateur de sa chronique ? Je ne le crois pas : non qu’une telle supposition ait en soi rien d’inadmissible, surtout si on considère que l’auteur de cette chronique a fait, en d’autres parties de l’ouvrage, un usage véritablement extraordinaire des chansons de geste, mais d’abord parce qu’Aubri, dans le peu qu’il nous dit de la croisade, a cependant quelques petits faits qui ne se trouvent nulle autre part, d’où on doit nécessairement induire qu’il a eu des renseignements à lui propres[37] ; ensuite parce que tels des noms qu’il cite sont incorrects, tandis qu’il en eût trouvé la forme correcte dans le poème ; et l’on peut ajouter que parfois ces incorrections sont de telle nature qu’elles trahissent une origine française, ainsi lorsque le chroniqueur dit Gaillart (ad ann. 1212[38] ) au lieu de Gaillac. Il est donc permis de supposer qu’Aubri s’est servi de quelque récit, oral ou écrit, fait en français, ou du moins par un Français.

À part Aubri de Trois-Fontaines, les chroniques générales ne donnent sur la croisade que des indications sommaires dont il y a rarement quelque profit à tirer. Çà et là pourtant un mot où on sent l’impression des contemporains, comme ce passage de la chronique de Saint-Aubin d’Angers où il est dit que les croisés firent un carnage effroyable des hérétiques et des catholiques « qu’ils ne purent discerner[39] », funèbre commentaire du mot attribué au légat Arnaut Amalric par Césaire de Heisterbach : Cœdite eos, novit enim Dominus qui sunt ejus.


Il est encore un contemporain qui n’est pas un chroniqueur, qui n’a point écrit de lettre ni de relation quelconque au sujet de la croisade, mais qui cependant a occasionnellement glissé quelques témoignages précis et sûrs en des ouvrages où on ne s’attendrait guère à les rencontrer. Ce contemporain est Jean de Garlande, grammairien du xiiie siècle, dont la vie et les écrits ont été l’objet de nombreuses recherches, qui n’ont pas encore épuisé la matière. Jean de Garlande était né en Angleterre, mais il avait étudié et professé à Paris[40], et de plus il passa une partie de sa vie à Toulouse, où il professa dans l’université fondée en 1229 par l’évêque Folquet et par le légat du pape[41]. C’est là sans doute qu’il commença son poème De Triumphis Ecclesiæ, écrit à diverses époques et terminé à Paris vers 1252[42], où au milieu de matières aussi diverses que mal ordonnées se trouvent quelques données intéressantes sur la guerre des Albigeois, notamment dans les livres IV et V. On a cité les vers dans lesquels il raconte la mort de Simon de Montfort[43]. Ajoutons ici qu’il mentionne honorablement un chevalier français dont la participation à la croisade n’est guère connue, d’ailleurs, que par la chanson, Hugues de Laci[44], qui fut l’un des compagnons les plus fidèles de Simon de Montfort[45]. Le témoignage de Jean de Garlande est d’autant plus digne d’attention qu’à part Simon et Amauri de Montfort, aucun croisé n’est mentionné dans le De Triumphis ecclesiæ. Par suite on est conduit à attribuer une certaine importance à ce personnage qui, si on s’en tient aux informations que nous possédons d’ailleurs sur son compte, ne paraît pas avoir joué un rôle bien considérable dans les événements de la croisade.

Jean de Garlande, à qui ne manquaient jamais les prétextes à digression, a trouvé le moyen d’introduire dans un autre de ses ouvrages, le Dictionarius, quelques remarques relatives au siége de Toulouse, où périt Simon de Montfort. Voulant énumérer les différents engins de guerre dont il savait les noms, il dit les armes vues à Toulouse au temps de la guerre « nondum sedato tumultu belli », et mentionne les pierrières « quarum una pessum dedit Simonem comitem Montisfortis ». Selon le plan de son livre, Jean de Garlande explique chacun des mots de son dictionnaire dans un très-ample commentaire. C’est dans ce commentaire que se trouve le passage, cité t. II, p. 420, note, où on voit, comme dans le poème, les dames de Toulouse servant la pierrière qui donna la mort au comte Simon. Ce commentaire, qui est une partie essentielle du dictionnaire de Jean de Garlande, n’a jamais été publié. M. Scheler[46] s’est borné à en citer quelques extraits choisis assez arbitrairement, sans même paraître se douter que Jean de Garlande en fût l’auteur. Une circonstance qui mérite d’être notée ici, et qui n’a pas été connue des bibliographes, c’est que le commentaire en question a été écrit à Toulouse même. On lit en effet à la fin d’une copie du xiiie siècle conservée à Trinity College, Dublin (D. 4. 9) : « Explicit Dictionnarius magistri Johannis de Garlandia. Textum hujus libri fecit Parisius, glosas vero Tholose[47]. »

VI. La chanson : manuscrits existants ou perdus ; rédaction en prose ; Guillem Anelier imitateur de la chanson.

Si nous en étions réduits, pour étudier la croisade, aux sources latines, actes et chroniques, nous serions bien mal informés. Beaucoup de faits, principalement de ceux qui se produisirent du côté des méridionaux, nous resteraient cachés. Des nombreux alliés du comte de Toulouse, nous connaîtrions à peine quelques-uns, et par-dessus tout nous ne saurions rien du sentiment avec lequel les populations méridionales, Toulouse notamment, se mirent à la résistance, lorsqu’il devint clair que la croisade ne tendait à rien de moins qu’à remplacer les familles seigneuriales du Midi par quelques ambitieux venus de France.

Sur tout cela Pierre de Vaux-Cernai ne sait à peu près rien et Guillaume de Puylaurens n’offre que quelques notions accidentelles et fragmentaires. La principale source d’information est le poème de la croisade.

Le poème de la croisade nous a été conservé par un ms. qui a fait partie, au siècle dernier, de la célèbre bibliothèque du duc de La Vallière[48]. Acheté pour la bibliothèque du roi, il y a reçu le no 190 du fonds La Vallière, et a été classé, lors de la fusion des divers fonds de la bibliothèque, sous le no 25425 du fonds français. C’est un volume en parchemin de 169 feuillets de 0m,245 sur 0m,180, écrit en gothique très soignée, dans la seconde moitié du xiiie siècle. Il contient un certain nombre de dessins à la plume, qui devaient probablement être plus tard coloriés, mais ne l’ont pas été, et occupent chacun une demi-page. Ces dessins ont été reproduits en lithographie dans les additions de Du Mège à Dom Vaissète, t. V de cette édition. Le fac-simile en taille-douce d’une page, contenant l’un de ces dessins (le concile de Latran) et de plus les vers 3161-87, est joint à l’édition de Fauriel.

Ce que nous savons de l’histoire de ce ms. avant le temps où il entra dans la bibliothèque du duc de La Vallière se borne à peu de chose. En 1337 (n. st.) il appartenait à un prêtre appelé Jordan, qui l’avait engagé pour la somme de quinze livres tournois[49], somme relativement élevée. En 1759, Sainte-Palaye cite à diverses reprises le même ms. dans ses Mémoires sur l’ancienne chevalerie, et le désigne ainsi : « Manuscrit de M. de Bombarde » (II, 51, 74 ; éd. Nodier, I, 377, 398)[50].

Nous avons des témoignages sur l’existence d’autres mss. ou fragments de mss. du même ouvrage.

1° Raynouard possédait un fragment du poème, « d’une écriture assez moderne », nous dit-il, mais néanmoins fort précieux. Il a fait usage des variantes très importantes que présente ce fragment pour établir le texte d’un des morceaux du poème qu’il a publiés dans le t. I de son Lexique roman. J’ai fait, sans succès, une démarche auprès de M. Paquet, exécuteur testamentaire de Raynouard et détenteur de ses papiers[51], pour obtenir communication de ce fragment qui n’a pu être retrouvé.

2° À la fin du xve siècle, Bertrandi, dans son ouvrage imprimé en 1515 sous le titre Opus de Tholosanorum gestis, en cite deux vers, les vers 3806-7, qu’il affirme avoir lus sur la tombe du comte Raimon VI[52]. Catel a contesté l’existence de cette inscription[53] ; D. Vaissète va jusqu’à supposer qu’elle a été imaginée par Bertrandi : « En effet », dit-il, « Raymond n’ayant pas été inhumé, on ne peut lui avoir dressé d’épitaphe[54]. » Que les vers en question aient servi d’épitaphe à Raimon VI, est en effet une assertion qui peut être contestée, mais il est sûr qu’ils ne sont pas de Bertrandi, puisqu’ils se lisent dans le poème, et comme la leçon en est un peu différente de celle qui se lit dans le ms. de La Vallière, il faut supposer qu’ils viennent originairement d’un autre ms.

3° L’auteur d’une chronique du Quercy, qui vivait au commencement du xviie siècle, et dont l’œuvre est conservée à la bibliothèque de la ville de Grenoble, Guion de Malleville, rapporte à l’année 1228 un fragment du poème, 38 vers en tout (vv. 1371-1410) qu’il a dû tirer d’un ms. distinct de celui qui nous est parvenu[55].

4° Le poème a été mis en prose au xve siècle d’après un ms. un peu différent de celui que nous possédons. Il existe trois mss. de cette rédaction en prose, tous trois du xvie siècle : à Paris, Bibl. nat. fr. 4975 (anc. 9646) ; à Carpentras, Peiresc, no 59[56] ; à Toulouse, n° II, 57. Les deux premiers de ces mss. dérivent l’un de l’autre, ou bien ont été copiés l’un et l’autre sur un même texte. En tout cas ils sont de la même famille et offrent une même lacune de plusieurs feuillets. Le ms. de Paris a été publié par D. Vaissète dans les preuves du tome III de l’Histoire de Languedoc, puis par D. Brial dans le t. XIX des Historiens de France ; le ms. de Toulouse a été publié, peu correctement, par Du Mège dans les additions et notes du livre XXIII de D. Vaissète (édit. de Du Mège, t. V)[57].

Cette sorte de traduction, écrite d’un style lourd et pédantesque, et qu’on a pu, non sans vraisemblance, regarder comme l’œuvre de quelque jurisconsulte inconnu[58], est loin d’être la représentation fidèle de l’original. L’auteur ne visait évidemment en aucune manière à faire œuvre de traducteur exact et consciencieux : son but n’était autre, selon toute vraisemblance, que de rédiger à peu de frais un livre d’histoire pour ses contemporains. Or comme le poème se compose de deux parties conçues dans un esprit opposé, il a cherché à rétablir dans les idées une sorte d’unité, et pour y parvenir, il a çà et là ajouté de son cru dans la première partie quelques remarques désagréables au sujet des croisés et de Simon de Montfort, et s’est au contraire attaché à supprimer ou du moins à atténuer les passages les plus violents de la seconde partie. Il se montre naturellement très-favorable au comte de Toulouse qu’il cherche à mettre en toute occasion à l’abri du soupçon. Ainsi, après avoir raconté le meurtre de Peire de Castelnau, il ajoute[59] que si le comte avait pu prendre le meurtrier il en aurait fait telle justice que les légats en auraient été satisfaits, supposition toute gratuite dont il n’y a pas un mot dans G. de Tudèle.

Cette version en prose paraît avoir joui d’un certain succès. Elle est devenue, en l’absence du poème qui n’était guère connu avant la publication de Fauriel, l’une des principales sources de l’histoire de la croisade albigeoise. Chassanion[60], Marc-Antoine Dominici[61], le président Catel, Pierre de Marca, Vaissète, pour ne parler que des anciens, en ont fait usage.

Les rédactions rajeunies, de quelque nature qu’elles soient, ont généralement pour effet de faire oublier les rédactions primitives auxquelles elles se substituent. Mais je ne pense pas que dans le cas présent le prompt oubli dans lequel paraît être tombé le poème de la croisade ait pour cause la composition d’une rédaction mieux adaptée aux besoins du temps ; car, bien avant le xve siècle, le poème, ainsi que tant d’autres ouvrages provençaux, avait perdu toute popularité, et il ne paraît même pas qu’il ait jamais eu grand succès. Aucun ouvrage du moyen âge n’y fait allusion et il n’en existe, comme on l’a vu plus haut, qu’un seul ms. Il n’y a pas lieu de s’en étonner. Indépendamment des circonstances très-défavorables à la littérature qui se produisirent dans le Midi à la suite de la croisade albigeoise, on comprend qu’un poème politique plus encore qu’historique, consacré, au moins dans sa plus grande partie, à soutenir la cause du comte de Toulouse, dut exciter peu d’intérêt dès que cette cause fut perdue sans retour. Il est d’ailleurs à remarquer qu’au moyen âge les poèmes historiques n’ont eu en général qu’un succès peu durable, excepté lorsqu’ils embrassaient (comme par exemple le Brut) une période considérable. En outre, il ne faut pas oublier que la chanson de la croisade paraît n’avoir jamais été achevée, et les circonstances, quelles qu’elles soient, qui ont empêché son achèvement, ont dû nuire à sa publication.

Cependant on peut trouver au moyen âge quelques rares traces de notre poème, outre les mss. du texte en vers et de la rédaction en prose. Nous avons vu (fin du § 4) que G. de Puylaurens l’avait probablement connu. On peut aussi constater l’imitation de quelques vers, de quelques locutions, dans le poème de la guerre de Navarre composé, selon toute apparence, aussitôt après cette guerre, c’est-à-dire vers 1277 ou 1278, par un auteur d’ailleurs inconnu, Guillem Anelier de Toulouse. Il s’en faut que tous les cas d’imitation que je vais citer, et dont quelques-uns ont déjà été mentionnés par M. Fr. Michel et Don Pablo Ilaregui dans leurs éditions du poème de la guerre de Navarre, soient également concluants. Néanmoins, on ne peut nier, à considérer l’ensemble des rapprochements, qu’il y ait eu chez Guillem Anelier au moins une réminiscence du poème de la croisade. Je désigne le poème de la guerre de Navarre par Nav. et celui de la croisade par Cr.

Nav., v. 2461. E Dios pes del defendre, à la fin d’une laisse ; même exclamation placée de même dans Cr., v. 5975.

Nav., v. 2462 et suiv., les laisses LVIII à LX, où sont énumérés les défenseurs du bourg de Pampelune et de San Nicolas, me semblent, comme aux éditeurs, imitées de l’énumération analogue qu’on lit dans la dernière laisse de Cr.

Nav., v. 4339 et suiv. :

E fom tant grant la noiza e la brega, beos dig,

Quel terra e la ribera e l’ayga retendig,
E laü[s] contra l’altre aytan fort s’enaptig
Que de sang ab cervelas la plaça ne buyllig,
On main[t] pe e maint bras debrisset e cruyssig
E maynt’ arma de co[r]s aquel jorn se partig...

Dans cette description de mêlée il y a bien des traits qui se rencontrent dans Cr. :

4685
Que tota la ribeira el castels retendig
4904
Que de sanc ab cervelas son vermelh li senhal
4714
E mant pong e mant pe e mans bras so partig.
Nav.
4355
Tant duret lo tribaylhs tro quel jorns escur[s]ig,
Que venc la nuyt escura que l’us l’autre no vig....
3459
E puys fero la gayta tro l’alba abelig.
Cr.
4721
Aitant dureg la guerra tro quel temps escurzig,
E venc la noitz escura que la guerra partig,
4724
E pois feiron la gaita tro quel jorns abelig.
Nav.
4382
Lay auziratz cridar : Sancta Maria, val !
Cr.
4854
En auta votz escridan : Santa Maria, val !
Nav.
4388
E viratz venir sanc com fa vin per canal,
E viratz y budels anar a no m’en cal.
Cr.
4808
El vi de Genestet que lor ve per canal...
4845
El baro de la vila estan a no m’en cal.
Nav.
4405
Entrel foc e la flama e la dolor el mal.
Cr.
4902
Entre l’acier el glazi e la dolor el mal.
Nav.
4421
E viratz demandar meges e merescal,
Estopa e blanc d’ueu, oli buyllid e sal,
Enpastres e unguens e bendas savenal.
Cr.
4909
D’entr’ ambas las partidas li metge el marescal
Demandan ous e aiga e estopa e sal
E enguens e empastres e benda savenal.
Nav.
4573
. . . . . . . . .car cel qu’es Trinitatz
Esgarda la dreitura el[s] tortz e los pecatz !
Cr.
6340
E Dieus gart la dreitura !

Nous verrons plus loin, §§ XI et XII, que les deux parties du poème de la croisade ont chacune une espèce particulière de laisse, et que le poème de la guerre de Navarre offre un mélange de ces deux espèces.

VII. Guillem de Tudèle : circonstances et date de la composition.

La chanson de la croisade albigeoise, telle qu’elle nous est parvenue dans l’unique ms. que nous en possédons, se compose, comme je l’ai dit au début de cette introduction, de deux poèmes incomplets mis bout à bout, composés par deux auteurs qui, bien loin de s’être entendus en vue d’une œuvre commune, diffèrent essentiellement par les tendances, le style et la langue.

De ces deux auteurs, l’un seulement s’est fait connaître et nous a donné des renseignements sur sa personne, c’est l’auteur de la première partie. Si on combine les passages où il parle de lui, en faisant usage des variantes du fragment de Raynouard, on obtient les résultats suivants.

Il s’appelait Guillem ; il était clerc et avait été élevé à Tudèle en Navarre[62]. À une époque qu’il ne précise pas, mais qui se laisse assez exactement déterminer, comme on va le voir, il se rendit à Montauban et y séjourna onze ans. La douzième année il en sortit[63]. C’est dans cette ville, selon son propre témoignage, qu’il avait commencé son poème, en 1210[64]. D’une phrase assez obscure que contient seul le fragment de Raynouard, il semble résulter que c’est l’approche de la croisade qui l’aurait décidé à quitter Montauban[65]. Mais ce qui est assuré, ou du moins exprimé d’une façon plus claire dans ce fragment, c’est qu’en quittant Montauban il se rendit à Bruniquel[66] auprès du comte Baudouin, qui lui donna un canonicat à Saint-Antonin[67]. Il s’agit simplement de déterminer quand eut lieu ce changement de résidence. Le comte Baudouin, nous le verrons plus loin, périt de mort violente au printemps de l’année 1214. D’autre part le récit de Guillem s’arrête au moment où le roi d’Aragon s’avance au secours du comte de Toulouse, vers la fin du printemps de l’année 1213. Par conséquent c’est au plus tard au commencement de cette année 1213 que Guillem dut quitter Montauban pour se rendre à Bruniquel, auprès de Baudouin.

Mais on peut préciser davantage. Nous savons par Guillem lui-même que Baudouin se trouvait à Bruniquel en 1211, qu’il reçut alors, probablement en juin[68], cette ville des mains du comte de Toulouse ; qu’en 1212, tout au commencement de l’année, ou peut-être déjà en 1211, il quitta Bruniquel pour marcher avec les croisés[69]. On peut donc placer en 1210 ou 1211 le moment où Guillem quitta Montauban. Et puisqu’il y était resté onze années entières, il avait dû y venir vers 1198.

Nous avons raisonné jusqu’à présent en acceptant comme assurée la date de 1210 fournie par le vers 205. Cette date n’est pourtant pas à l’abri de toute contestation ; on pourrait soutenir que le ms. est fautif à cet endroit et proposer 1212. Et il y aurait des arguments à invoquer à l’appui de cette thèse. En effet, aux vers 116 à 120, l’auteur fait allusion à la bataille de las Navas de Tolosa, gagnée par les chrétiens contre les Sarrazins le 16 juillet 1212, et un peu plus loin, v. 137, est mentionnée l’élection du légat Arnaut Amalric au siège archiépiscopal de Narbonne. Or, c’est le 12 mars 1212 qu’Arnaut Amalric fut élevé à ce siège. Voilà donc, tout au commencement du poème, deux passages écrits nécessairement en 1212, et il peut paraître surprenant qu’un peu plus loin, au v. 205, l’auteur annonce s’être mis à l’œuvre en 1210. Il est évident que la difficulté disparaîtrait si on corrigeait 1210 en 1212. Mais on peut, je crois, tout concilier sans faire violence au texte. Il suffit de supposer que Guillem, ayant commencé son poème en 1210, a postérieurement ajouté les deux mentions relatives à l’année 1212. L’hypothèse d’une intercalation faite après coup n’est pas plus difficile à admettre pour ces deux allusions que pour le prologue tel que nous l’offre le fragment de Raynouard : pour ce prologue, l’hypothèse d’une addition postérieure est nécessaire, car, d’après le v. 207, le poème ayant commencé à Montauban, il faut de toute nécessité que le prologue où on nous montre l’auteur quittant Montauban pour Bruniquel ait été ajouté après coup.

Revenons maintenant sur quelques-uns des faits mentionnés plus haut. Nous avons vu que notre auteur fut pourvu par le comte Baudouin d’un canonicat à Saint-Antonin, où nous savons qu’il y avait un chapitre de chanoines réguliers. Ce bénéfice lui fut sans doute conféré en récompense de ses compositions littéraires. Il n’y a là rien que de conforme aux usages du moyen âge. C’est de même que l’auteur d’un des poèmes dont Graindor de Douai a formé sa chanson de Jérusalem fut nommé, par le prince d’Antioche Raimon (✝ 1149), chanoine de Saint-Pierre d’Antioche[70]. Nous avons à déterminer approximativement l’époque où Guillem reçut son canonicat. Simon de Montfort s’empara de Saint-Antonin le 6 mai 1212[71] ; peu après il s’en éloigna, confiant la ville à la garde du comte Baudouin[72]. Celui-ci ne paraît pas y avoir fait un bien long séjour, car en septembre de la même année, nous le retrouvons au siège de Moissac[73]. C’est entre ces deux dates, en tout cas après mai 1212, vraisemblablement dans l’été de cette année, que Guillem devint chanoine[74]. Remarquons en passant qu’il faudrait avancer sa nomination, si on voulait lire 1212 au lieu de 1210 au v. 205, et supposer que notre auteur, qui était sûrement à Montauban (v. 207) quand il commença son poème, ne se mit à l’œuvre qu’après avoir reçu la nouvelle de la victoire de las Navas, c’est-à-dire à la fin de juillet ou en août 1212 au plus tôt.

Le comte Baudouin, auprès de qui se rendit Guillem de Tudèle, et qui fut honoré de sa faveur, était le frère du comte de Toulouse Raimon VI. Nous pouvons dès maintenant tenir pour certain que Guillem écrivit son récit, sinon à sa demande, au moins avec l’intention de lui présenter un jour son poème. C’est, en effet, la condition de la plupart des œuvres historiques du moyen âge d’avoir été composées, non pas pour le public en général, mais spécialement pour un personnage. Et lorsqu’on connaît bien le patron d’un historien, on est d’autant mieux en état d’apprécier les tendances de l’historien lui-même. Nous allons voir combien, dans le cas présent, il importe de se rendre compte des circonstances dans lesquelles le protecteur de Guillem de Tudèle a vécu et a péri.

Baudouin ne paraît pas avoir jamais été en faveur auprès de son frère. Sur ce point nous avons les témoignages concordants de Guillaume de Puylaurens et de Guillem de Tudèle. Le premier nous fait savoir au ch. XII de sa chronique que Baudouin, né et élevé en France, se rendit à la cour de Raimon pour demeurer avec lui, mais qu’il y reçut mauvais accueil. Le comte de Toulouse aurait poussé la malveillance jusqu’à refuser de reconnaître son frère, de sorte que celui-ci aurait dû revenir en France se faire donner par les barons et les prélats des lettres constatant son identité, et alors seulement Raimon aurait consenti à le recevoir, mais en le traitant, nous dit G. de Puylaurens, comme un simple particulier. Peu après cependant le comte de Toulouse lui donna la conduite de la guerre qu’il faisait aux princes des Baux[75]. Baudouin s’y distingua ; mais, malgré ses succès, malgré une maladie contractée pendant cette campagne, il n’obtint pas même un apanage digne de sa naissance.

Ces événements se passaient avant la guerre des Albigeois, et par conséquent G. de Tudèle n’en fait pas mention. Toutefois il confirme les paroles de G. de Puylaurens lorsqu’il nous dit que Raimon n’eut jamais d’affection pour son frère, « ne voulut lui rien donner, comme on fait à un frère, ni l’honorer en sa cour[76]. » Si on n’avait que le témoignage de G. de Tudèle, l’inimitié de Raimon pour Baudouin paraîtrait assez justifiée, car la remarque de notre Guillem se produit peu après le récit de la prise de Montferrand, qui, malgré les efforts du narrateur pour présenter les faits sous des couleurs favorables à son patron, n’est pourtant pas entièrement honorable pour celui-ci. On y voit en effet que Baudouin, chargé par son frère de la défense du château de Montferrand, capitula après un premier assaut, et dès lors fit cause commune avec les croisés[77]. Il ne serait donc pas étonnant que Raimon lui en eût gardé rancune. Mais nous avons vu par G. de Puylaurens que la mésintelligence était antérieure à ces événements.

Baudouin, de tiède vassal du comte de Toulouse, étant devenu partisan de Simon de Montfort, prit part à la bataille de Muret, qui pour un temps anéantit les espérances des Toulousains. Mais l’année d’après, au mois de février 1214, il fut pris dans un château du Quercy que lui avait donné Simon de Montfort, et livré à Raimon qui le fit pendre[78].

Cet acte fut diversement apprécié. G. de Puylaurens semble blâmer plutôt les circonstances de l’exécution que l’exécution elle-même. « Raimon aurait dû au moins », dit-il, « épargner à Baudouin la honte de la potence, et le faire mourir d’un supplice moins infâme. » Pierre de Vaux-Cernai se répand, selon son usage, en invectives contre Raimon et ceux qui l’aidèrent en cette circonstance, tandis que d’autres voyaient dans la mort de Baudouin un châtiment de Dieu. Telle est du moins l’idée qui anime Peire Cardinal dans un sirventès où on s’accorde à reconnaître une allusion à cet événement, bien que le frère du comte de Toulouse n’y soit pas nommé :

J’ai bien raison de me réjouir, d’être joyeux et gai, de dire chansons et lais, et de dérouler un sirventès, car Loyauté a vaincu Fausseté, et il n’y a pas longtemps que j’ai entendu conter qu’un grand traître a perdu son pouvoir et sa force.

Dieu fait et fera et a fait, lui qui est doux et juste, droit aux bons comme aux méchants, les récompensant selon leurs mérites ; car tous vont à la paie, les trompés et le trompeur, et Abel aussi bien que son frère : les traîtres périront et les trahis seront bien accueillis.

Je prie Dieu de poursuivre les traîtres, de les abaisser, de les abattre, comme il a fait pour les Algais[79], car ils sont pires encore ; car on sait bien qu’un traître est pire qu’un larron[80]. Ainsi qu’on peut faire d’un convers un moine tonsuré, d’un traître on fait un pendu...

On peut avoir en abondance harnais, chevaux gris et bais, tours, murs, palais, quand on est riche homme, pourvu qu’on renie Dieu. Bien fol est donc celui qui pense qu’en s’appropriant la demeure d’autrui il fera son salut et que Dieu lui donnera parce qu’il aura volé :

Car Dieu tient son arc tendu, et tire là où il veut tirer. Il frappe là où il faut, rendant à chacun la récompense qu’il mérite, selon qu’il a été vicieux ou vertueux[81].

La fin tragique de Baudouin est, selon toute apparence, l’événement qui empêcha Guillem de continuer son œuvre. Il s’était arrêté, au commencement de l’année 1213, au moment de l’arrivée du roi d’Aragon, attendant la suite des événements, et nous n’avons aucun motif de croire qu’il ait repris son récit. Sans doute, entre ce moment et celui de la mort de Baudouin, il s’écoula une année entière, année marquée par un grave événement, la bataille de Muret ; mais le récit que le poème nous présente de cette bataille n’est pas de Guillem : on y reconnaît une langue, une manière, des tendances absolument différentes. C’est dès lors, et jusqu’à la fin du poème, un ennemi acharné de la croisade qui tient la plume. Faut-il croire que Guillem, écrivant sa chronique à mesure que les événements parvenaient à sa connaissance, avait poussé le récit jusqu’à la mort de son protecteur, et que le continuateur a supprimé les dernières pages de son devancier pour les récrire à sa façon ? Ce serait là une hypothèse à laquelle il serait sans doute difficile d’opposer des objections tout à fait décisives, mais qui, à tout le moins, ne se recommanderait pas par la vraisemblance. Le récit de la bataille de Muret, tel que nous l’offre le poème, est assez maigre ; les événements qui suivirent sont racontés d’une façon incomplète et très superficielle ; l’histoire des années 1213 et 1214 est le morceau le plus faible de la seconde partie du poème. Le manque d’informations y est sensible. On ne voit donc pas pourquoi le continuateur aurait refait cette portion du récit s’il l’avait trouvée déjà rédigée. Il n’est pas impossible que G. de Tudèle ait repris la plume après la bataille de Muret, qu’il ait ajouté quelques pages à son œuvre ; mais ces pages seront restées par devers lui, elles n’auront pas été transcrites dans le ms. qui est venu aux mains du continuateur anonyme.

Je tiens donc que l’œuvre de G. de Tudèle s’arrête à la fin de la laisse CXXXI, au v. 2768 ; qu’il a existé de l’ouvrage en cet état un ms. au moins, que ce ms. est parvenu aux mains du poète anonyme qui a continué le récit à partir de ce point. Il me semble trouver une trace de l’existence de ce ms. contenant l’œuvre seule de G. de Tudèle, dans une particularité qu’offre notre unique ms. du poème. À la p. 70 de ce ms., exactement à l’endroit que je viens de déterminer, c’est-à-dire entre la tirade CXXXI, où s’arrête Guillem, et la tirade CXXXII, où commence le continuateur, on lit ces mots, de la même écriture que le reste, Pons escriva, qui sont barrés. Je suppose que ce Pons était un scribe qui, ayant copié le poème de G. de Tudèle, mit son nom au bas de sa copie. Ce nom aurait été ensuite reproduit, à cette place même, dans des copies successives du poème avec la continuation. C’est là une hypothèse qui n’est guère susceptible de démonstration, mais il n’est pourtant pas vraisemblable que ce nom de copiste se trouve par un pur hasard à l’endroit où finit la première partie et où commence la seconde.

VIII. Guillem de Tudèle : caractère et valeur de son récit.

Les circonstances de la composition étant, autant que possible, déterminées, nous avons maintenant à examiner l’œuvre de G. de Tudèle en tant que document historique et littéraire.

G. de Tudèle est à la fois clerc et jongleur, mais c’est le jongleur qui domine en lui ; non pas le jongleur de bas étage qui fait des tours ou montre des animaux savants, mais le jongleur qui compose, celui pour qui plus tard Guiraut Riquier réclamera le nom de troubadour. Le jongleur de cette catégorie ne pouvait manquer de posséder une certaine instruction. Par suite, en un temps et en des lieux où il paraît avoir été impossible de former un clergé instruit [82], on devait sans difficulté admettre dans les ordres tout homme ayant quelque teinture des lettres, eût-il exercé et dût-il continuer d’exercer une profession quelque peu profane. L’Église, d’ailleurs, qui se montrait sévère pour certaines classes de jongleurs, faisait une exception en faveur de ceux qui chantaient les gestes des princes et les vies des saints afin de procurer une récréation honnête au peuple[83].

Les traits qui décèlent le jongleur ou troubadour de profession sont nombreux chez Guillem de Tudèle. Comme tous ses confrères, il tenait la libéralité pour la vertu la plus digne d’éloges. Il a bien soin de nous dire que Baudouin, son protecteur, fit de grandes dépenses au siège de Moissac[84], que Simon de Montfort était large[85]. L’infortuné Aimeric, qui fut pendu à la prise de Lavaur, lui inspire quelque pitié, quoique hérétique ou ami des hérétiques, parce qu’il était large dépensier[86]. Un trait commun à un grand nombre de poètes du moyen âge, et qui se retrouve chez Guillem, c’est la tendance à opposer la libéralité des seigneurs d’autrefois à la parcimonie des seigneurs du temps présent. La sortie qu’il fait à la fin de la laisse IX contre l’avarice de ses contemporains est d’un pur jongleur.

Il aurait pu, comme fit près d’un siècle plus tard un autre clerc troubadour, Raimon Féraut, faire une longue énumération des livres qu’il avait lus, et on y aurait sans doute vu figurer bon nombre de nos anciens poèmes. Les réminiscences de ses lectures percent çà et là dans sa narration. L’armée des croisés, au début de la guerre, est plus considérable que celle de Ménélas[87]. Le sac de Béziers lui rappelle l’incendie de l’abbaye d’Origny, qu’il désigne fort improprement par ces mots « une riche cité située près de Douai[88] », Carcassonne lui rappelle la légende de la tour qui s’inclina devant Charlemagne[89]. Il compare son protecteur, le comte Baudouin, à Olivier et à Rolant[90]. Un combat, d’assez médiocre importance, évoque en lui le souvenir des batailles livrées par Rolant, ou par Charlemagne, qui vainquit Agolant et conquit Galienne[91].

La plus intéressante de ces allusions se rencontre à la suite du prologue, là où G. de Tudèle, entrant en matière, s’exprime ainsi : « Seigneurs, cette chanson est faite dans la même manière que celle d’Antioche, et selon la même mesure, et elle a le même air, pour qui sait le dire[92]. » Bien qu’il y ait dans ce passage un mot dont le sens précis n’est pas tout à fait assuré, l’idée générale est néanmoins assez claire : c’est en somme que l’auteur a emprunté la forme de son poème à la chanson d’Antioche. Nous verrons dans le chapitre de la versification ce que cette forme offre de particulier. Présentement nous devons nous borner à noter l’allusion et à indiquer les compositions auxquelles elle peut se rapporter. Le témoignage de G. de Tudèle n’est pas le seul qui constate l’existence d’une chanson d’Antioche, actuellement perdue, ou qui du moins ne nous est pas parvenue sous sa forme première.

Les témoignages que nous possédons à cet égard sont même assez différents de temps et de lieu pour qu’on puisse douter s’ils se rapportent à un même ouvrage ou à des compositions différentes. J’écarte tout d’abord le poème composé par Grégoire Bechada à la prière de l’évêque de Limoges Eustorge. Ce n’était pas, à proprement parler, une chanson d’Antioche, car Geoffroi du Vigeois, qui nous apprend tout ce que nous savons de ce poème[93], donne à entendre qu’il embrassait tous les événements de la première croisade. Mais voici deux témoignages plus positifs. Guiraut de Cabrera, seigneur catalan, et en même temps troubadour, qui composait vers 1170 ou 1180, reproche à un jongleur de ne rien savoir d’Antioche :

D’Antiocha
Non sabes ja
[94].

Lambert d’Ardres, au commencement du xiiie siècle, mentionne le « commendator Antiochenæ cantilenæ » dans des circonstances d’où il résulte que le jongleur (il le qualifie de scurra) qui composa cette chanson vivait dans la première moitié du xiie siècle[95]. Enfin, c’était aussi une chanson d’Antioche que le récit de Richart le Pèlerin que Graindor de Douai paraît nous avoir conservé sous une forme rajeunie dans la première partie de sa chanson de Jérusalem[96]. Lambert d’Ardres faisait indubitablement allusion à une chanson française, probablement au poème qu’a rajeuni Graindor, mais il n’est pas certain qu’on en puisse dire autant de Guiraut de Cabrera et de G. de Tudèle.

Nous savons en effet qu’il a existé, indépendamment de Grégoire Bechada[97], un ou deux poèmes provençaux relatifs à la première croisade :

1° Du Mège était en possession, nous ne savons à quel titre, d’un ms. provenant des cordeliers de Toulouse, et contenant un poème provençal qu’il appelle Canso de San Gili. Il en parle et en cite ou traduit quelques vers dans ses notes sur l’Histoire de Languedoc de Vaissète, t. III, additions, p. 108, 110. Une trentaine de vers tirés du même ms. sont publiés d’après une communication de Du Mège, dans les Galeries de Versailles, éd. in-8o, t. VI, partie II (1844), p. 12. On ne sait ce qu’est devenu ce ms. qui avait sans doute pour objet principal le récit des hauts faits du comte de Toulouse Raimon de Saint-Gilles[98].

2° M. Milá y Fontanals a signalé dans la Rivista de Archivos, Bibliotecas y Museos, de Madrid, no du 5 octobre 1876, un fragment d’un ancien poème provençal sur la croisade. Les deux vers qu’il cite se rapportent certainement à un épisode du siège d’Antioche[99]. Il serait fort possible que ce fragment appartînt à la chanson signalée par Du Mège.

Il n’est pas impossible, on le voit, qu’il ait existé une chanson d’Antioche en provençal, à côté de la chanson française qui nous est parvenue retravaillée et rajeunie. Dans ces circonstances, il est prudent de laisser en suspens, jusqu’à la découverte de documents nouveaux, la question de savoir quelle chanson d’Antioche a connue notre auteur.

Appartenant à l’Église, ayant pour protecteur un des alliés de Simon de Montfort, G. de Tudèle est décidément favorable à la croisade. Pour lui, Simon de Montfort est « preux et vaillant, hardi et belliqueux, sage et expérimenté, bon chevalier et large, preux et avenant[100] », etc. L’évêque Folquet « n’a pas son pareil en mérite[101] », et, ayant à mentionner son nom, il ajoute « puisse Dieu l’honorer[102] ! » À la suite du combat de Mongei, où le comte de Foix mit en déroute un parti de croisés, les vilains du pays tuèrent à coups de pierres ou de bâton tous ceux qu’ils purent atteindre ; sur quoi Guillem : « Si on pendait comme larrons ces vilains qui occient les croisés et les pillent, je le trouverais bon[103]. »

Mais, tout clerc et tout chanoine qu’il fût, G. de Tudèle n’a pas pour les adversaires de la croisade cette haine implacable qui se manifeste à chaque page de la chronique de Pierre de Vaux-Cernai. Sans doute, en principe, il devait considérer l’hérésie comme le crime le plus abominable, mais il n’était pas enclin à voir partout des hérétiques. Plus d’une fois il indique que des clercs, assurément non suspects d’hérésie, ont eu à souffrir de la croisade[104]. Lorsqu’il raconte quelqu’une de ces exécutions sauvages qui marquèrent chacune des étapes des croisés, on voit paraître, sous sa narration banale et terne, un sentiment de pitié véritable ; comme lorsqu’il raconte le siège de Béziers : « Ces fous ribauds mendiants massacraient les clercs, et femmes et enfants, tellement que je ne crois pas qu’un seul en soit échappé. Dieu reçoive les âmes, s’il lui plaît, en paradis ! car je ne pense pas que jamais, du temps des Sarrazins, si sauvage massacre ait été résolu ni permis[105]. » Et lorsqu’il rapporte le meurtre de Giraude, dame de Lavaur : « Ils la couvrirent de pierres : ce fut deuil et péché, car jamais homme du monde, sachez-le véritablement, ne l’aurait quittée sans qu’elle l’eût fait manger ..... Dame Giraude fut prise, qui crie et pleure et braille : ils la jetèrent en travers dans un puits, bien le sais-je ; ils la chargèrent de pierres : c’était horrible[106] ! » Ce n’est pas lui qui dirait, comme Pierre de Vaux-Cernai à propos des hérétiques pris en grand nombre dans la même ville de Lavaur et brûlés vifs : « Innumerabiles etiam hæreticos peregrini nostri cum ingenti gaudio combusserunt[107]. » C’est qu’il avait vécu parmi les hérétiques ou leurs adhérents, et il avait sans doute reconnu que leurs doctrines, si détestables qu’elles fussent aux yeux de tous les catholiques, se pouvaient concilier avec l’honnêteté de la vie[108]. Il habitait un milieu où la tolérance était née tout naturellement du libre exercice accordé à des opinions différentes.

Au moment où il écrivait, la dépossession des principaux seigneurs du Midi n’était pas encore un fait accompli, sinon en ce qui concerne le vicomte de Carcassonne et Béziers. Le comte de Toulouse ne fut réellement dépossédé de son comté qu’après Muret, et la spoliation ne reçut la sanction pontificale qu’au concile de Latran, en 1215. Nul doute que Guillem n’eût enregistré avec regret un acte dont il paraît désapprouver les préliminaires. La réserve avec laquelle il s’exprime au sujet des conditions faites à Raimon VI par les conciles de Saint-Gilles et d’Arles (ce dernier connu par lui seul) nous le montre très-éloigné de la politique des légats[109]. En somme, Guillem était un homme pacifique, animé de ce que nous appellerions maintenant des sentiments conservateurs, plein de respect pour les seigneurs et pour l’ordre de choses établi. Pour lui, la croisade est une force irrésistible, une bourrasque qu’il faut laisser passer en courbant la tête : « Contre l’ost de Christ il n’y a château qui tienne, ni cité qu’ils trouvent, si bien fermée qu’elle soit. Et c’est pourquoi bien fol est celui qui fait la guerre aux croisés. Aucun homme ne s’en réjouit qui à la fin n’ait été abattu[110]. » La prudence, en ce qu’elle a de moins héroïque, est la vertu qu’il recommande ; il est avant tout un homme de juste milieu. Ceux de Castel-Sarrazin, qui ont ouvert leurs portes aux croisés, ont agi « en gens sages et loyaux, et de façon à éviter tout reproche. Ils savent bien que si le comte de Toulouse peut recouvrer sa terre et conclure un accord avec le pape, ou que si le roi d’Aragon est assez puissant pour vaincre les croisés et les repousser en champ de bataille, alors ils reviendront à leur légitime seigneur. Dans ces conditions, ils ne veulent pas se faire occire et tuer, et prirent exemple des bourgeois d’Agen qui les premiers se rendirent. De deux maux on doit toujours choisir le moindre[111] ». Et il cite une parole d’un certain « B. d’Esgal », d’ailleurs inconnu, dont le sens est que, si on a un gué à passer, il est sage d’avoir un voisin de chaque côté, de façon que si on en voit un se noyer, on soit averti à temps du danger. Guillem de Tudèle est là tout entier.

Nous connaissons maintenant notre personnage. Nous savons que nous n’avons à attendre de lui ni élan poétique ni sentiments élevés. C’est un simple versificateur, et des plus médiocres. Il ne sait pas composer. Ses récits sont mal présentés et mal enchaînés. Il écrit avec un vocabulaire très pauvre et rime péniblement à grand renfort de chevilles. Mais il lui reste un mérite : celui d’être un chroniqueur honnête.

G. de Tudèle avait vu passer la croisade de 1208. Habitant Montauban, il eût été difficile qu’il ne vit pas quelque partie de cet immense défilé, et il nous a fait part de l’impression que lui avait causée ce spectacle nouveau[112]. Il avait vu probablement aussi se former l’ost de Toulouse, en 1211[113]. Mais on ne peut affirmer qu’il eût été présent à aucun des épisodes de la guerre. Du moins ne se donne-t-il nulle part comme témoin oculaire. En un endroit il va même jusqu’à dire que s’il avait pu accompagner les barons entre lesquels Simon de Montfort partagea le vicomté de Carcassonne et Béziers, s’il avait pu parcourir avec eux les pays conquis, « plus riche en serait le livre, et meilleure la chanson[114] ». G. de Tudèle, bien qu’assurément homme modeste, comme la phrase même qui vient d’être rapportée le prouve, aimait à se mettre en scène, à invoquer ses propres souvenirs. Ainsi, ayant à parler du vicomte de Béziers, il ne manque pas de nous dire qu’il avait eu occasion de le voir au mariage de Raimon VI et d’Eléonore d’Aragon, en 1200[115]. Il est donc extrêmement vraisemblable que s’il avait assisté à quelqu’un des sièges ou des engagements qu’il rapporte, s’il avait été témoin de quelque négociation, il nous l’eût fait savoir, non pas par un sentiment de vanité, mais pour donner à son récit plus d’autorité. Du moins a-t-il été en état de consulter des témoins oculaires, qui, s’ils ne figurent pas au nombre des personnages les plus marquants de la croisade, étaient pourtant en position de bien voir, et ont dû lui faire part de ce qu’ils avaient vu, étant encore sous l’impression des événements. Ces témoins, G. de Tudèle ne s’est sans doute pas astreint à nous les faire connaître tous ; il en mentionne toutefois quelques-uns : maître Pons de Mela, envoyé du roi de Navarre, d’ailleurs inconnu[116] ; un prêtre, dont il ne dit pas le nom, qui dut l’informer de ce qui s’était passé à la prise de Carcassonne (1209)[117] ; un clerc, également anonyme (peut-être le même que le précédent), duquel il recueillit l’horrible récit des massacres qui suivirent la prise de Lavaur[118]. Puis un certain maître Nicolas, qu’il qualifie d’ami et de compère[119], et qui put lui raconter le combat de Castelnaudari auquel il avait assisté du côté des croisés. Enfin, il est au moins vraisemblable qu’il put se renseigner auprès de son protecteur, le comte Baudouin. Quoi qu’on puisse penser du mérite de G. de Tudèle, on ne peut nier que son récit présente toutes les apparences de la sincérité : il est aussi digne de confiance qu’aucune chronique latine de la même époque.

Il serait hors de propos de relever ici un à un tous les points sur lesquels G. de Tudèle a quelque chose à nous apprendre. Je me suis efforcé de déterminer ces points — et ils sont nombreux — dans le commentaire historique qui accompagne ma traduction ; mais il n’est pas inutile d’énumérer quelques événements importants pour lesquels le poème de Guillem est notre unique ou au moins notre principale source d’information. Ainsi, au sujet des premières prédications contre les hérétiques, antérieurement à la croisade, G. de Tudèle nous fournit quelques faits dont les chroniques ne disent rien[120]. L’existence d’une armée de croisés formée, paraît-il d’après les noms de ses chefs, dans le Limousin, l’Auvergne, le Quercy, et venant ravager l’Agenais, n’est connue que par notre Guillem[121] ; car les autres récits ne s’occupent que de l’armée plus particulièrement recrutée dans le Nord, qui opérait sous la conduite du légat Arnaut Amalric, et dont faisait partie Simon de Montfort. Les négociations qui eurent lieu pour la reddition de Carcassonne, la part qu’y prit le roi d’Aragon, ne sont racontées que dans notre poème[122], et elles ont beaucoup d’importance, car elles nous montrent d’une façon éclatante la croisade ayant fatalement, dès ses débuts, pour objet la conquête et le pillage.

La répartition des pays conquis entre les compagnons de Simon de Montfort est loin de nous être bien connue, mais on a du moins par Guillem la liste de ces derniers avec des détails intéressants sur plusieurs d’entre eux. Celui qu’il met le plus en évidence est Guillaume de Contre[123], de qui il parle avec assez de complaisance pour qu’on puisse croire qu’il l’a connu personnellement[124], et qui paraît en réalité avoir été l’un des meilleurs lieutenants de Simon de Montfort, encore bien qu’il soit fort peu question de lui chez les autres historiens de la croisade. Mentionnons encore les détails sur le concile d’Arles[125], et surtout l’exposé animé, présenté avec un certain art — ce qui est rare chez Guillem de Tudèle, — des conditions imposées au comte de Toulouse et des sentiments avec lesquels la sentence du concile fut accueillie par les populations[126].

En somme, sur plusieurs points, G. de Tudèle est une source unique ; pour la plupart des faits de la croisade, il nous offre un témoignage honnête, et toujours digne d’être pris en considération.

L’autorité de ce témoignage ne résulte pas seulement de la valeur des informations recueillies, elle s’accroît notablement de cette circonstance que le récit a été visiblement rédigé au fur et à mesure des événements. Nous avons sous les yeux, non point la rédaction de souvenirs anciens, partant plus ou moins confus, mais l’impression produite par des faits tout récents sur un homme d’un esprit médiocre, mais attentif et sincère. Il est impossible que G. de Tudèle n’ait pas rédigé pour ainsi dire au jour le jour l’histoire de la croisade, puisqu’il s’est arrêté au commencement de l’année 1213 et qu’il s’était mis à l’œuvre, comme on l’a vu dans le chapitre précédent, dès 1210. Mais on peut encore, ce me semble, trouver dans le texte même du poème la trace de cette façon de composer. Si je ne me trompe, l’auteur, ayant commencé son récit au commencement de l’année 1210, le conduisit tout d’une traite jusqu’au milieu de l’année même où il écrivait. Alors il fit une pause, ayant écrit un peu plus d’un millier de vers, et en dernier lieu raconté l’entrée dans Toulouse de l’abbé de Cîteaux et de l’évêque Folquet, comme aussi leurs efforts pour combattre l’hérésie par la prédication. « Ils verront, » dit-il, parlant de ceux qui pactisaient avec les hérétiques, ou du moins les toléraient parmi eux, « ils verront un jour quel conseil leur ont donné ceux que Dieu puisse maudire ! Pour cela tout sera détruit et la terre dévastée, et par la gent étrangère désolée et ravagée ; car les Français et les Lombards et tout le monde leur court sus et leur porte haine plus qu’à gent sarrazine[127]. »

Le siège de Minerve venait probablement de commencer. Guillem dut en attendre la fin (derniers jours de juillet 1210) avant de reprendre la plume. Il est probable qu’il écrivit la suite de son récit en plusieurs fois, non tout d’une traite, mais les points d’arrêt ne se laissent pas facilement reconnaître. Il parvint ainsi jusqu’au moment où, vers le commencement de l’année 1213, le roi d’Aragon se déclara ouvertement pour le comte de Toulouse, contre la croisade. Il s’arrêta et attendit les graves événements qui se préparaient. Ses dernières paroles sont celles-ci :

Le roi Pierre d’Aragon donna une de ses sœurs au comte de Toulouse, et puis en maria une autre au fils de celui-ci, en dépit des croisés. Voici qu’il s’est mis en guerre : il dit qu’il viendra avec bien mille chevaliers qu’il a tous soudoyés ; et s’il rencontre des croisés, il les combattra. Et nous, si nous vivons assez, nous verrons qui l’emportera, nous mettrons en récit ce dont nous serons informés, et écrirons encore tout ce dont il nous souviendra autant que la matière s’étendra depuis l’heure présente jusqu’à la fin de la guerre.

À la tirade suivante (CXXXI) nous retrouvons encore la main de Guillem :

Avant que la guerre s’arrête et ait pris fin, il y aura maint coup donné, mainte lance brisée ; maint gonfanon neuf sera planté par la prairie, mainte âme sera arrachée du corps, et mainte dame veuve ruinée. Le roi d’Aragon part avec sa mesnie. Il a mandé toute la gent de sa terre tellement qu’il en a rassemblé une belle et grande compagnie. À tous il a déclaré qu’il veut aller à Toulouse combattre la croisade qui dévaste et détruit toute la contrée. Le comte de Toulouse lui a demandé merci, afin que sa terre ne soit ni brûlée ni ravagée, car il n’a tort ni faute envers personne au monde. « Et comme il est mon beau-frère, qu’il a épousé ma sœur, et que j’ai marié mon autre sœur à son fils, j’irai les aider contre cette gent mauvaise qui veulent les déshériter. »

Mais aussitôt après on sent le style autrement vigoureux et la véhémence non contenue du continuateur :

Les clercs et les Français veulent déshériter le comte mon beau-frère et le chasser de sa terre ; sans tort ni faute qu’on puisse lui imputer, uniquement parce que c’est leur bon plaisir, ils le veulent déposséder.....

IX. L’auteur anonyme de la seconde partie de la chanson : circonstances et date de la composition.

Dès ce moment, et pendant près de 7000 vers, le poète, avec une ardeur qui va croissant toujours, nous entraîne à travers les événements de la croisade, s’attachant aux grandes situations, esquissant de vastes tableaux qui se succèdent sans transition, qu’il peuple de personnages vivant, agissant, surtout parlant : les uns, les partisans de Toulouse, passionnés pour le Parage, pour le Droit, pour leur personnification vivante, le jeune comte de Toulouse ; les autres, Simon de Montfort et les siens, animés du plus implacable fanatisme, — donnant en un mot à son poème bien plutôt les allures d’un vaste drame que d’un récit suivi et proportionné.

Nous voudrions savoir qui était ce poète si plein de verve, antithèse perpétuelle du froid Guillem de Tudèle — avec qui pourtant on a bien eu l’idée de le confondre ; — malheureusement, il ne s’est pas fait connaître, ou, s’il l’a fait, l’unique ms. de son œuvre ne nous a pas conservé son nom. Les poètes du moyen âge se nommaient ordinairement soit dans le prologue soit dans l’épilogue. Or nous n’avons ici ni l’un ni l’autre. G. de Tudèle s’arrête à la laisse CXXXI, l’anonyme commence à la tirade CXXXII qu’il compose dans la rime sur laquelle son devancier s’était arrêté. Avons-nous le vrai commencement de l’anonyme, ou bien la soudure a-t-elle été opérée par un copiste qui aura fait disparaître le début du second poème pour le mieux rajuster au premier ? C’est une question sur laquelle l’examen de la versification jettera quelque lumière[128] ; pour le moment nous n’avons qu’à marquer le point où commence l’anonyme et à constater qu’il ne s’y nomme pas.

Le second poème n’a pas de début puisqu’il reprend le récit au point où G. de Tudèle l’a laissé : il n’a pas de fin non plus : le drame n’a pas de dénouement, soit qu’il n’ait pas été conservé, soit, ce qui est plus probable, qu’il n’ait pas été écrit. Le poète décrit dans ses dernières pages les préparatifs que Toulouse fait contre la croisade amenée par le fils de Philippe-Auguste ; il désigne une à une toutes les positions défensives de la place, il nomme les principaux d’entre ceux qui occupent chacune d’elles, il nous montre le jeune prince français s’approchant avec son armée innombrable pour détruire la ville et en massacrer les habitants. « Mais, » dit-il, « la Vierge Marie les en défendra, elle qui selon le droit châtie les crimes, et puisse son sang bienveillant[129] nous protéger, car saint Sernin est leur guide, les conduit et les garde de crainte, et Dieu et droit et force et intelligence et le jeune comte leur défendront Toulouse. »

C’est sur ces paroles qu’il s’arrête, au moment où le siège allait être mis devant Toulouse (16 juin 1219), alors que six semaines plus tard il aurait pu célébrer le plus notable succès que le comte de Toulouse ait obtenu pendant cette guerre, la levée du siège et la retraite de la croisade.

Je pense que si le poème s’arrête à la veille du siège, c’est qu’il n’en a jamais été écrit davantage. Si le récit avait été poussé au delà, si les dernières pages nous manquaient pour n’avoir pas été copiées dans l’unique ms. du poème, il est à supposer que du moins la rédaction en prose laisserait paraître quelque chose de la fin que nous cherchons. Or il n’en est pas ainsi. À la vérité ce texte en prose pousse le récit du siège jusqu’au moment où il fut levé. Mais les quelques lignes consacrées à cet événement sont si vides, si dépourvues de précision qu’on ne doit pas hésiter à les attribuer à l’auteur de la mise en prose[130]. Celui-ci avait donc sous les yeux, selon toute apparence, un ms. qui se terminait comme le nôtre, d’où la conclusion au moins vraisemblable que le poème n’a jamais été achevé.

Quant à expliquer pourquoi il est resté en cet état, c’est matière à conjecture ; on peut si l’on veut supposer que l’auteur était lui-même au nombre des défenseurs de Toulouse et qu’il y a été tué. À tout le moins les dates ne s’y opposent pas, car nous verrons qu’il était contemporain des faits qu’il a racontés.

Nous devons donc renoncer à connaître le nom et la condition de notre poète, comme à savoir qui était son protecteur, s’il en avait un. Peut-être s’est-il donné à lui-même une petite place en quelqu’une des énumérations de noms dont abonde son poème, comme ces anciens maîtres qui, peignant une bataille, une procession, une scène quelconque présentant un grand concours de peuple, introduisaient leur portrait en un coin du tableau. Mais, s’il l’a fait, il n’a point écrit is est qui fecit, et aucun glossateur ne lui a rendu le service de le tirer de la foule.

Ce que nous pouvons apprendre de lui, en outre de ses sentiments et de ses tendances dont il ne fait pas mystère, se borne à un bien petit nombre de faits qui se laissent déduire de son récit. De ces faits les deux plus certains c’est qu’il était du diocèse de Toulouse et qu’il composait son poème pendant les derniers mois de l’année 1218 et les premiers de l’année 1219.

Qu’il ait été du diocèse de Toulouse, c’est ce qui semble bien résulter du v. 3405 où l’évêque de Toulouse Folquet est appelé « notre évêque ». Faut-il aller plus loin et supposer qu’il était de Toulouse même ? On pourrait invoquer à l’appui de cette opinion les nombreux passages où Toulouse est exaltée avec des éloges enthousiastes. Elle est associée à Parage[131], c’est-à-dire à Noblesse, mot qui doit être entendu dans le sens le plus large, s’appliquant à la fois à la naissance et au caractère[132]. Lorsqu’en 1216 Toulouse est démantelée et ruinée par ordre de Simon, l’auteur s’écrie avec désespoir : « Ah ! noble Toulouse, vous voilà les os brisés ! Comme Dieu vous a livrée aux mains de brigands[133] ! » Et quelle joie, quels transports quand Toulouse, la gentils Tolosa, se relève ! Elle est accomplie en tous biens ; chez elle règnent Parage et Merci ; aidée de Droiture elle a chassé Orgueil[134] ; c’est Dieu et Droit qui prennent sa cause en main, qui la gouvernent et la défendent[135]. Son éloge se retrouve dans la bouche même de ses ennemis. « Si vous avilissez Toulouse, » dit à Simon l’un de ses conseillers, « vous serez vous-même abaissé, car si la fortune lui est défavorable, la légitimité reprendra ses droits[136], car en elle est Parage, cœur, richesse.....[137]. »

Tous ces éloges ne prouvent cependant pas absolument qu’il fût Toulousain. Tout ce qu’on en peut conclure, c’est qu’il aimait Toulouse, et qu’il voulait l’exciter à bien faire. Quand on cherche à relever le moral d’une population, on commence toujours par lui dire qu’elle est héroïque. Ce qui me fait douter que l’auteur ait été de Toulouse même, c’est la forme générale des éloges qu’il décerne à cette cité et à ses habitants. Tous en bloc il les trouve admirables, mais il n’en propose pas beaucoup en particulier à notre admiration. Il parle à plusieurs reprises avec estime d’un certain Aimiric ou Aimeric que nous avons quelque peine à identifier[138] ; il nous fait connaitre maître Bernart[139] comme un homme influent et respecté, et c’est à peu près tout. Lorsque dans les dernières pages de son poème il nous fait passer en revue les défenseurs de Toulouse, tous ceux qu’il nomme sont des alliés de Toulouse ; quand l’occasion se présente de nommer des Toulousains, il se borne à dire, sans citer personne, que la porte Gaillarde est occupée par ceux de la ville[140] ; ou encore qu’une réserve, prête à se porter aux endroits les plus menacés, est formée des hommes de Toulouse[141]. Et il ne faut pas croire qu’il a pu mentionner des citoyens de Toulouse sans que nous soyons en état de les reconnaître pour tels : nous connaissons assez bien les Toulousains du xiiie siècle ; nous possédons un certain nombre de chartes passées à Toulouse au temps de la croisade et où figurent un très grand nombre de Toulousains ; nous avons les listes assez complètes des capitouls au même temps[142], et parmi tant de noms que nous offrent ces divers documents, il n’en est, je crois, aucun, sauf Aimeric et maître Bernart, qui se retrouve dans le poème. Il est à croire qu’il en serait autrement si l’auteur avait été lui-même citoyen de Toulouse. On verra plus loin (§ XII) qu’il était plus probablement originaire du comté de Foix.

J’ai dit que le second poème devait avoir été composé dans les derniers mois de 1218 et les premiers de 1219. Pour préciser davantage je dirai que le poète a dû se mettre à l’œuvre après la mort de Simon de Montfort, tué devant Toulouse le 25 juin 1218, et s’arrêter au temps où la croisade conduite par le fils du roi de France assiégeait la ville (16 juin-1er août 1219). La limite inférieure ne peut être absolument démontrée : elle est fondée sur le simple fait que le poète s’arrête au début du siège de 1219 et n’en raconte pas l’issue. Mais la limite supérieure est, je crois, solidement établie. Elle se déduit de cette circonstance qu’à trois reprises différentes, aux vers 3146-8, 3401-4 et 3590-3, le poète fait allusion à la mort de Simon de Montfort. Dans le premier passage il s’exprime ainsi : « Je crois que pour cette terre (celle du comte de Toulouse) Simon sera tué ainsi que son frère. » Et dans le second : « Simon fut ensuite pour cette terre tué devant Toulouse, mort dont le monde entier est illuminé et Parage est sauvé. » La troisième allusion enfin est placée, sous une forme un peu détournée, dans la bouche du pape lui-même, qui, faisant application d’une prophétie de Merlin, s’exprime ainsi : « Encore viendra la pierre et celui qui la sait lancer, si bien que de toutes parts vous entendrez crier : Qu’elle tombe sur le pécheur ! »

Comme l’anonyme commence au v. 2769 du poème, on voit que la première de ces allusions (v. 3146) est bien rapprochée du début. Il n’y a donc nulle témérité à supposer que Simon était tombé sous les murs de Toulouse lorsque notre auteur se mit à l’œuvre, ou, s’il avait commencé avant cet événement, c’était depuis quelques jours à peine, à en juger par le peu qu’il avait fait.

On pourrait objecter que les trois allusions à la mort de Simon ont pu être intercalées après coup, le poème étant déjà en voie de composition. C’est ainsi que nous avons supposé plus haut que Guillem de Tudèle, s’étant mis à écrire en 1210, ajouta postérieurement un prologue et quelques vers sur l’élévation d’Arnaut Amalric à l’archevêché de Narbonne et sur la bataille de las Navas de Tolosa. Mais le caractère des deux auteurs est absolument différent, et cette différence se reflète dans leurs procédés de composition. G. de Tudèle est un clerc qui compose sa chronique en vers avec le calme et la réflexion qu’un autre clerc apporterait à la rédaction d’une chronique latine. C’est un honnête chroniqueur qui désire présenter un récit aussi complet que possible, et se lamente quand les circonstances ne lui permettent pas de recueillir toutes les informations dont il a besoin. Tout en continuant le récit, il a dû plus d’une fois revenir sur ses pas, revoir les pages déjà écrites et les corriger. Il en est tout autrement du poète de la seconde partie, écrivain prime-sautier, composant de verve, et trop impatient d’avancer pour s’attarder à fourrer des allusions dans les pages déjà écrites. La mort de Simon, bientôt suivie de la levée du siège, eut dans Toulouse un immense retentissement, et y fit éclater une joie, un enthousiasme que notre auteur dépeint trop vivement pour ne les avoir pas ressentis lui-même au plus haut degré. Rien de plus naturel, ce me semble, que de supposer que c’est sous l’impression de ce grand événement qu’il a pris la plume. De la mort de Simon au siège de Toulouse par Louis, fils du roi de France, il y a près de douze mois. On ne s’étonnera pas que cet espace ait suffi, et au delà, à notre poète pour composer environ 7000 vers, si on fait attention qu’il n’a pas dû perdre son temps à recueillir des renseignements. En effet, il peint avec de tels détails que presque partout on sent qu’il a dû voir ce qu’il raconte, et au contraire certains événements importants — ceux apparemment auxquels il n’avait pas assisté — sont entièrement passés sous silence. Enfin ce n’est pas non plus sa rédaction, incorrecte et négligée, rencontrant de temps à autre les grands effets par instinct, sans les avoir préparés, qui a dû lui coûter beaucoup de temps.

Les tendances de notre poète anonyme sont tellement claires et si fortement accentuées, que nous n’avons pas besoin, pour être en état d’apprécier sa valeur en tant qu’historien, de savoir pour qui il a composé, quel a été son protecteur. Qu’il ait dû être en très bons termes avec les principaux adversaires de la croisade, on le voit de reste. Mais il serait pourtant utile pour l’histoire littéraire de savoir s’il était plus particulièrement attaché à l’un d’entre eux, comme c’était le cas de tant de troubadours et de trouvères. Malheureusement, ici encore, comme pour son nom et pour son origine, nous sommes loin d’être bien renseignés. Il y a un vers (7133) où, parlant de Rogier Bernart, fils du comte de Foix, notre auteur s’exprime ainsi : « le preux Rogier Bernart qui me dore et me met en splendeur », quem daura e esclarzis. L’expression est un peu vague. Fauriel[143] en a conclu que « notre poète avait vécu dans l’intimité du comte de Foix[144], et qu’il avait été par lui comblé de dons et de bienfaits ». Cette interprétation n’est pas invraisemblable ; toutefois elle ne peut être admise qu’avec certains tempéraments. Il a pu faire partie de la suite du comte de Foix ou de son fils, mais non pendant toute la période qu’embrasse le récit (1213-1219). Plus on étudie ce récit, plus on acquiert la conviction que le poète a raconté ce qu’il avait vu. Or il a vu, et très bien vu, certains événements auxquels ni le comte de Foix ni son fils Rogier Bernart n’ont assisté : l’arrivée du comte de Toulouse et de son fils à Marseille après qu’ils eurent quitté Rome ; leur marche véritablement triomphale à travers la Provence et le comtat Venaissin[145] ; surtout le siège de Beaucaire raconté avec des détails d’une si minutieuse précision qu’il est difficile que l’auteur n’y ait pas assisté en compagnie du jeune comte (plus tard Raimon VII)[146]. Si donc notre poète anonyme a été en effet honoré de la protection de Rogier Bernart, si, par une conséquence naturelle, il s’est trouvé faire partie de la suite de ce seigneur, on ne peut faire remonter ces rapports plus haut que l’entrevue de Raimon VI avec plusieurs seigneurs du Midi chez Rogier de Comminges, vers le milieu de l’année 1217[147], époque à partir de laquelle Rogier Bernart joue un grand rôle dans tous les événements rapportés par le poète. Assurément il n’était pas au siège de Montgranier, soutenu par Rogier Bernart contre Simon de Montfort[148], qui dura du 6 février au 24 mars 1217 et dont il ne dit que quelques mots. D’ailleurs, s’il est légitime d’attribuer, avec Fauriel, la valeur d’une indication précise au vers où le poète paraît se louer de la libéralité de Rogier Bernart, il y a peut-être lieu de tenir compte aussi des vers 9502-4 : « Et monseigneur le jeune comte, en qui est toute valeur, qui rétablit Parage et abat les orgueilleux, et fait briller d’un nouvel éclat (e colora e daura) ceux qui ont été abattus. » Concluons que le poète eut à se louer de plusieurs des seigneurs qu’il met en scène, et particulièrement du jeune comte et de Rogier Bernart.

X. L’auteur anonyme de la seconde partie de la chanson : caractère et valeur de son récit.

L’œuvre de notre anonyme est bien plutôt une suite de scènes présentées d’une façon dramatique qu’un récit suivi. J’ai déjà indiqué ce point plus haut. Reprenons maintenant, une à une, les scènes dont se compose cette partie du poème et nous arriverons à distinguer, avec assez de vraisemblance, auxquelles de ces scènes l’auteur a assisté ; nous verrons en même temps les épisodes se multiplier et l’exposé de chacun d’eux se développer à mesure que nous approcherons du temps où le poète s’est mis à l’œuvre.

La seconde partie du poème, ou, si l’on veut, le second poème, commence au point où G. de Tudèle s’était arrêté, c’est-à-dire aux préliminaires de la bataille de Muret. C’était là un événement tellement capital qu’il n’était pas possible de le passer sous silence. Toutefois il est aisé de voir que l’auteur, ou bien n’a pas vu ou a mal vu la bataille ; qu’il l’a décrite, je ne dirai pas de souvenir, car les souvenirs, même après un laps de quelques années, auraient une précision qui manque à son récit, mais d’après des renseignements imparfaits et probablement discordants. La narration du poème offre çà et là quelques faits dont l’histoire peut faire son profit, mais il s’en faut de tout qu’elle donne de la bataille une vue nette et intelligible. Ce que le poète sait le mieux, c’est ce qui se passa dans le conseil tenu avant l’engagement entre les chefs de l’armée confédérée. On y voit le comte de Toulouse essayer vainement de faire prévaloir l’avis le plus sage, celui d’attendre dans le camp fortement retranché l’attaque de Simon[149], qui, n’ayant que peu de troupes et n’espérant aucun secours du dehors, n’aurait eu d’autre alternative que de venir se briser contre des forces supérieures par le nombre et la position ou de battre en retraite devant une armée infiniment plus nombreuse que la sienne. On y voit en outre le roi d’Aragon, accumulant faute sur faute, faire d’abord cesser l’attaque de Muret, alors que, Simon n’y étant pas encore entré, cette excellente position pouvait être facilement enlevée[150], puis le lendemain, au mépris du conseil du comte Raimon, diriger contre Muret, où Simon venait de s’établir, une attaque mal combinée[151], dont le seul résultat fut d’empêcher les alliés de concentrer leurs forces, et de donner ainsi à Simon toute facilité pour battre en détail ses adversaires. On conçoit que ces fautes apparurent avec une écrasante évidence après la défaite, et que dans l’entourage du comte de Toulouse, où notre poète avait ses relations, on ne se fit pas faute de rejeter la responsabilité du désastre sur les déplorables dispositions du roi d’Aragon. Notre poète, sans avoir, selon toute apparence, assisté à la bataille, s’est fait l’écho de récriminations, certainement fondées, qu’il avait sans doute bien souvent entendu reproduire.

Des suites de la bataille notre poète est encore plus mal informé que de la bataille elle-même. Pour la période comprise entre le 13 septembre 1213, lendemain de la bataille de Muret, et le mois de novembre 1215, époque où se réunit le concile qui consacra la spoliation de Raimon VI, il y a 68 vers[152] ; c’est dire que la plupart des événements de ces deux années sont passés sous silence. Rien par exemple sur la chevauchée de Simon dans le comté de Foix, où, selon le témoignage de Pierre de Vaux-Cernai, tout ce qui n’était pas protégé par des remparts fut incendié[153]. Rien non plus sur l’exécution de Baudouin, à laquelle le comte de Foix et son fils, au rapport du panégyriste de Simon[154], prirent une part active. Assurément l’auteur n’était pas avec eux.

C’est à partir du concile de Latran que le récit prend tout d’un coup de l’ampleur, et revêt cette forme dramatique qui est l’aspect sous lequel l’auteur voyait les événements. Comme l’a dit Fauriel, l’épisode du concile « n’est au fond qu’un petit drame dont les scènes diverses sont à peine séparées par quelques vers de pure narration ». Tout en effet dans ce morceau a les allures du drame : les personnages se présentent en pleine vue, avec des caractères puissamment tracés, que met en relief l’habileté instinctive plutôt que réfléchie de la mise en scène. Il n’y a de narration, comme en un prologue, que juste ce qu’il faut pour faire connaître le lieu et les circonstances principales de l’action ; l’exposition est faite par celui des acteurs du drame qui se trouve être le premier à prendre la parole. Celui-là, c’est le comte de Foix, l’un des hommes sur qui se concentrent les plus vives sympathies du poète. Son discours, empreint d’une respectueuse déférence pour le pape, de qui les seigneurs du Midi attendent justice, plein d’une indignation mal contenue contre Simon de Montfort et la croisade, est admirablement calculé pour nous faire comprendre le point de vue où se plaçaient les persécutés, et leur position par rapport à l’Église.

La discussion qui suit est passionnée au plus haut degré : il n’y manque même pas le coup de théâtre, lorsque l’auteur, supposant que les blessés et les estropiés de la croisade sont venus porter leurs plaintes jusqu’à Rome, fait dire à l’évêque Folquet : « Là, dehors à la porte, quelle douleur, quel cri, des aveugles, des bannis, des mutilés qui ne peuvent plus marcher sans guide ! Celui qui les a tués, mutilés, estropiés, ne doit plus tenir terre ! »

L’intérêt du lecteur, on pourrait presque dire du spectateur, se porte dès le début de la scène sur la décision du pape : rendra-t-il au comte de Foix son château, au comte de Toulouse son comté ; réservera-t-il les droits du jeune vicomte de Béziers ? Là est le nœud de l’action, que le poète a su habilement dénouer en maintenant jusqu’au bout le pape dans un rôle qui lui assure le respect, sans cependant violer la vérité historique. Le pape décide, la main forcée par son entourage, en faveur de Simon de Montfort, mais il réserve au fils du comte de Toulouse une part d’héritage qui sera comme un point d’appui pour reconquérir le reste.

Fauriel a reconnu le caractère essentiellement dramatique de cet épisode, dont il a su apprécier les beautés. Il s’est demandé ce qu’il y avait de réel, de véritablement historique. Question dont la portée dépasse le point même en discussion, car sur ce point, c’est-à-dire sur le concile de Latran, nous avons assez de documents pour contrôler, au moins dans une certaine mesure, le récit du poème, et par suite les conclusions obtenues, en ce qui touche cet épisode, pourront servir à une appréciation générale de la valeur historique de l’ouvrage.

L’appréciation de Fauriel est, en somme, assez judicieuse, bien qu’elle souffre du défaut de précision qui était habituel à ce littérateur. Mais nous allons voir qu’il s’est embarrassé dans une difficulté purement imaginaire, faute d’avoir su apprécier correctement les documents qu’il comparait. Il commence par résumer les décisions prises par le concile relativement au débat des seigneurs du Midi et de Simon de Montfort[155]. Il fait remarquer que dans les actes du concile « on chercherait en vain le moindre indice d’une délibération préliminaire, et moins encore d’une délibération dans laquelle se seraient manifestés des scrupules, des hésitations, des discordances entre les membres du concile. Le fait de ce concile se présente là comme dégagé de tout accident, de tout obstacle, de toute intervention, de tout intérêt autre que l’intérêt ecclésiastique. Il n’y est pas le moins du monde question de la présence ni des réclamations des seigneurs séculiers : tout ce qui les concerne dans une circonstance si grave advient et se passe comme s’ils n’existaient plus... Enfin, rien dans ces résultats officiels du concile ne laisse soupçonner, entre le pape et les prélats réunis sous sa présidence, la plus légère divergence. Innocent III n’est là que le suprême et inflexible organe d’une multitude de volontés indivisiblement confondues avec la sienne et dans la sienne. »

Puis, passant à l’examen du poème, il n’a pas de peine à montrer que le récit qu’on y lit est construit sur de tout autres données, que tout ce qu’on y voit, discussions violentes entre les seigneurs et les évêques, hésitation du pape prononçant avec douleur la sentence qu’on lui impose pour ainsi dire, que tout cela est en dehors des données fournies par les actes du concile. À ses yeux, les invraisemblances de détail, le manque de costume historique se montrent avec évidence dans le tableau tracé par le poète. « Il est manifeste », dit-il, « que cet historien n’avait aucune idée de l’étiquette ni du cérémonial de la cour romaine ; qu’il ne soupçonnait rien des voies ni des menées par lesquelles la politique de cette cour marchait à ses fins. Ayant à peindre un concile, il lui fallait, en quelque sorte, se le figurer de toute pièce, et il se l’est figuré par analogie avec ce qu’il savait, avec ce qu’il avait vu de la tenue des petites cours féodales qu’il avait fréquentées. »

Donc tout est faux dans le tableau tracé par le poète, car enfin, si le débat entre les seigneurs et les évêques discutant par devant le pape n’a pu avoir lieu, que reste-t-il du récit provençal, sinon une belle œuvre d’imagination ? Cette conclusion, qui semble résulter nécessairement de l’argumentation de Fauriel, n’est cependant pas celle à laquelle il s’arrête. Selon lui le fond est véritable : « C’est en tout ce qu’il y a de plus important et de plus caractéristique que ce tableau offre le plus de vérité historique[156]. » Puis il ajoute, sans voir qu’il contredit directement ses premières assertions : « Il est certain que les seigneurs séculiers intéressés à la décision du concile s’y rendirent en personne et plaidèrent eux-mêmes leur cause, sinon devant le concile même, au moins devant le pape, et en face de leurs adversaires. Il est également certain, et il est attesté par des témoignages irrécusables, que ces mêmes seigneurs trouvèrent des défenseurs zélés parmi les divers prélats, dont quelques-uns, étant intervenus directement dans les événements de la croisade, se trouvaient par là même plus compétents pour prononcer dans cette grande cause. Il est certain, enfin, que cette cause fut débattue, et qu’il y eut dans le concile de hauts personnages ecclésiastiques auxquels la sentence rendue par la majorité parut une grande iniquité. »

Mais, si tout cela est certain, en quoi consiste donc le « manque continu de costume historique » du récit toulousain ? En quoi le poète a-t-il prouvé une si complète ignorance « de l’étiquette et du cérémonial de la cour romaine » ? Que nous a-t-il raconté qui soit en opposition ou même en désaccord avec ces trois faits attestés, au dire de Fauriel, « par des témoignages irrécusables » : 1° que les seigneurs séculiers plaidèrent leur cause devant le pape et en face de leurs adversaires ; 2° qu’ils trouvèrent des défenseurs zélés parmi les prélats ; 3° que la cause fut débattue et qu’il y eut de hauts personnages ecclésiastiques à qui la sentence rendue parut inique ?

Et, en dernier lieu, pourquoi invoquer à l’encontre du poème les actes du concile dans lesquels « il n’est pas le moins du monde question de la présence ni des réclamations des seigneurs séculiers », quand on est finalement obligé de convenir, au vu de témoignages irrécusables, que les seigneurs séculiers sont venus à Rome à l’occasion du concile et qu’ils ont présenté leurs réclamations au pape en présence des évêques ?

Fauriel a eu tort de comparer les actes du concile avec le récit toulousain. Les actes du concile sont des décisions, non pas un procès-verbal des séances. Il faut les rapprocher de la sentence finale rapportée par le poète non pas toute d’une teneur, mais entremêlée à la discussion dans les tirades 147 à 150, et on trouvera que le récit toulousain est très sensiblement d’accord avec le texte authentique. Quant au récit que le poète nous fait des débats qui précédèrent la sentence, il faudrait, pour en apprécier rigoureusement la valeur, être en état de le comparer avec un autre récit de ces mêmes débats. Mais, cet autre récit n’existant pas, il faut nous contenter d’apprécier la grande scène du poème d’après ce que nous pouvons recueillir çà et là de notions éparses sur le même sujet.

Et d’abord nous pouvons écarter l’idée que le comte de Toulouse, le comte de Foix et ceux de leurs vassaux qui les accompagnèrent à Rome aient assisté à ce qui fut réellement le concile de Latran, mais on va voir que la question se réduit à une querelle de mots. En principe l’admission de laïques à un concile est douteuse ; en fait le concile de Latran eut à s’occuper d’une infinité de sujets qui n’intéressaient nullement les seigneurs du Midi. Nous possédons les actes de ce concile[157] et nous voyons qu’il y fut question d’autres hérétiques encore que des Albigeois : de Joachim de Flore, par exemple, et d’Amauri de Bène ; qu’on s’y occupa longuement des différends avec l’église d’Orient, de la querelle de Jean Sans-Terre avec l’archevêque de Canterbury Étienne de Langton, et de bien d’autres matières. Le poète, tout entier à son sujet, ne voit dans le concile que ce qui l’intéresse et ignore tout ce qui n’a pas trait à la question de Toulouse. Peut-être a-t-il tort d’introduire les seigneurs du Midi dans une séance du concile proprement dit, mais l’erreur, si erreur il y a, est toute de forme : la discussion a pu avoir lieu en dehors du concile, mais à coup sûr elle a eu lieu, le pape et un certain nombre de dignitaires ecclésiastiques étant présents. Et ce qui semblerait prouver que le débat ne s’est point passé en petit comité devant une sorte de tribunal spécial, c’est que nous voyons paraître un personnage qui n’a pas été imaginé à plaisir par le poète, puisque sa présence au concile est connue d’ailleurs, qui d’autre part n’était certainement pas venu pour les affaires de la croisade, à savoir l’abbé de Beaulieu[158] (Hampshire), l’un des représentants envoyés par Jean Sans-Terre pour soutenir sa cause contre Étienne de Langton.

Le débat contradictoire étant admis, il n’y a, ce me semble, aucune raison de contester que les personnes mises en scène par le poète y aient réellement pris part, et si elles y ont pris part on ne voit pas qu’elles aient pu exprimer des idées différentes de celles que le poète leur a prêtées. Reste le rôle que notre récit fait jouer au pape. Je pense que ce rôle, sauf que les traits caractéristiques en sont évidemment chargés, fut réellement celui du pape ; qu’il se trouva engagé contre sa volonté à consacrer une spoliation qui n’était jamais entrée dans ses prévisions, et qu’il y eut à ce propos entre lui et les évêques dévoués à Simon de vifs débats. Déjà en 1213 le pape s’était aperçu qu’on l’entraînait trop loin, et Pierre de Vaux-Cernai a constaté que les évêques qui dirigeaient la croisade eurent de la peine à l’empêcher de prêter une oreille favorable aux réclamations de trois seigneurs du Midi, les comtes de Comminges et de Foix et Gaston de Béarn[159], qui dès lors avaient été dépouillés d’une partie de leurs biens. En 1215, quand ces mêmes réclamations se produisent avec plus de solennité et d’énergie, le même Pierre de Vaux-Cernai convient, avec une douleur qu’il ne dissimule pas, qu’elles parurent fondées à plusieurs des prélats[160], et c’est ce que le poème confirme. Quant à l’opinion du souverain pontife, un autre historien nous la fait connaître, et nous montre le pape désireux de rendre au comte de Toulouse et à son fils les terres dont ils avaient été dépouillés, cédant toutefois à l’opposition presque unanime du concile[161]. Il n’est pas possible de souhaiter une confirmation plus décisive du rôle que le poète assigne au pape, rôle où, je le répète, tout est un peu grossi et mis en accord avec la conception générale de l’œuvre, qui appartient à l’histoire populaire et ne peut tenir compte des nuances délicates.

En somme, tout ce que nous pouvons contrôler, dans le récit du poème, paraît avoir toute l’exactitude qu’on peut attendre d’un écrit composé à une époque où ne régnaient pas les habitudes scientifiques de notre temps. Quand on a fait la part de la forme poétique employée par l’auteur, étant bien assuré que le comte de Foix ni surtout le pape n’ont parlé en vers provençaux, on se trouve en présence d’un document historique aussi valable que n’importe quelle chronique d’événements contemporains.

Il me semble indubitable qu’un tableau aussi vivant, et en somme aussi exact, a dû être tracé par un témoin. Je ne veux pas dire que l’auteur ait assisté personnellement aux débats qu’il a dépeints. Il peut y avoir assisté, mais le contraire est possible aussi. Nous ignorons, en effet, quelle était sa position sociale : si, comme il est probable, elle était assez humble, il se peut qu’il n’ait pas été admis à accompagner les acteurs du drame en la présence du pape et des prélats. Mais s’il n’était pas sur la scène, il était dans la coulisse, et il a été informé jour par jour de ce qui se passait. Avec un auteur comme le nôtre, qui expose les faits non pas selon leur importance réelle, mais selon l’impression qu’il en reçoit, on peut toujours être assuré que les faits qui l’intéressent vivement, il les a vus de près. Il était donc au temps du concile avec quelqu’un des seigneurs venus à Rome, probablement avec le jeune comte.

En effet, les négociations avec Rome ayant pris fin, nous voyons le fils du comte de Toulouse séjourner quelque temps encore à Rome, après le départ de son père, et notre poète sait beaucoup de choses sur ce séjour. Il sait les noms de deux des personnages qui accompagnaient le jeune Raimon[162], il sait ce qui se passe dans les entrevues de celui-ci avec le pape, et il nous le rapporte, sans doute en exagérant un peu les sentiments favorables du pape. Puis, lorsque le jeune comte se rend en Provence, qui lui a été réservée par le concile, il le suit étape par étape, notant tous les incidents de la réception enthousiaste qui lui est faite de Marseille à Beaucaire, énumérant tous ceux qui viennent se ranger sous sa bannière, ceux aussi qui combattent contre lui, les uns et les autres seigneurs de la Provence et du Comtat, qui ne paraissent que dans cette période de la guerre, et dont il aurait pu difficilement recueillir les noms avec autant d’exactitude, s’il ne s’était trouvé en contact avec eux[163].

La même conclusion s’impose avec plus de force encore à quiconque étudie de près le récit du siège de Beaucaire. Tout y est si précis, si bien d’accord avec ce que nous savons de l’ancienne topographie de Beaucaire, si facile à vérifier actuellement encore sur le terrain[164] — si on tient compte des différences causées par les alluvions du Rhône, au pied du château, et par l’ouverture du canal de Paul Riquet — qu’il est impossible de douter que l’auteur ait assisté à ce siège. Il y a de ces traits qu’on ne recueille pas de seconde main. Comment, par exemple, aurait-il été amené à mentionner jusqu’à trois fois ce vin du Genestet[165], que personne ne connaît hors de Beaucaire, s’il ne l’avait par lui-même connu et pratiqué ? Tout ce récit est dans ma traduction suffisamment commenté par le détail, pour que je n’aie plus à le recommander ici, et je passe immédiatement à la scène suivante dont le lieu est Toulouse.

Le poète, voyant les faits en action sous l’apparence d’une série de grandes scènes, néglige en général la transition des uns aux autres. Il nous montre Simon de Montfort se dirigeant avec une incroyable rapidité vers Toulouse et y faisant son entrée avec tout l’appareil de la guerre, au grand effroi des habitants. Le motif de cette arrivée si subite — qui est tout à fait dans la stratégie de Simon — il ne nous le fait pas connaître tout d’abord : fidèle aux procédés scéniques, il attend qu’il ait occasion de faire parler Simon, et cette occasion s’étant produite, nous voyons celui-ci se plaindre, dans un discours plein de menaces adressé aux Toulousains, de ce qu’ils ont profité de son absence pour se liguer contre lui[166] ce que nous savons d’ailleurs par Pierre de Vaux-Cernai[167]. Voilà pourquoi il était arrivé de Beaucaire à Toulouse en trois jours, c’est-à-dire, si la donnée du poème est exacte, en chevauchant jour et nuit. Les Toulousains ne tardent pas à se soulever contre Simon et les siens, mais l’insurrection est réprimée impitoyablement[168] ; les habitants sont désarmés, beaucoup exilés, la ville subit une forte contribution et est en partie détruite[169].

Ce soulèvement si malheureux est conté en grand détail. Cependant, par exception, il faut, je crois, admettre ici que l’auteur n’a pu assister tout au plus qu’à la dernière partie du drame. En effet, s’il est resté à Beaucaire jusqu’à la fin du siège, comme il y a apparence, il est vraisemblable qu’il aura continué à séjourner dans la même région avec le jeune comte pendant au moins quelques semaines. Or nous savons que le jeune comte, en quittant Beaucaire, se rendit à Saint-Gilles et y demeura durant l’insurrection de Toulouse[170], et nous ne voyons pas qu’aucun de ses alliés soit venu à l’aide des Toulousains. Il eût été difficile qu’il en fût autrement, si on considère que ces alliés appartenaient en général à la rive gauche du Rhône, et durent retourner chez eux aussitôt Simon de Montfort parti. Il est donc peu vraisemblable que notre auteur se soit rendu à Toulouse à ce moment-là, et si par aventure il y est allé, il n’a pu en aucune manière s’y rendre aussi rapidement que Simon. Nous ne pouvons pas lui supposer le désir d’informations et la mobilité d’un correspondant d’un journal de Londres ou de New-York. Néanmoins, dans ce cas particulier, il a pu, sans être témoin oculaire, recueillir des informations précises, parce qu’il avait certainement à Toulouse, où il se rendit, comme nous le verrons, peu de temps après l’insurrection, de nombreux amis qui ont pu lui narrer les événements, parce qu’il avait de la ville même une connaissance personnelle qui lui a permis de se représenter les scènes qui lui furent décrites, et de les raconter à son tour avec des indications topographiques qui donnent de la consistance à son récit. On voit que les mêmes circonstances n’existaient pas en ce qui touche le siège de Beaucaire, qui a dû par conséquent être raconté de visu.

Il y a dans ce récit quelques particularités intéressantes où se voit la finesse avec laquelle notre auteur savait, par le simple procédé de la mise en scène, analyser les caractères de ses personnages. Je veux parler du rôle plein de duplicité que joue l’évêque Folquet dans les pourparlers qui précédèrent le soulèvement. Il parcourt les rues de la ville, exhortant les Toulousains à se rendre pacifiquement auprès du comte qui ne leur fera aucun mal, qui ne leur prendra rien, qui au contraire leur donnera du sien[171]. Mais voilà que le bruit se répand que cette invitation cache un piège, que l’évêque veut simplement assurer à Simon de Montfort des otages, et en même temps les Français déjà entrés dans la ville se mettent à piller. C’est alors que l’insurrection éclate, et qu’un combat s’engage sans succès marqué d’aucune part. Folquet reprend aussitôt son rôle de négociateur. Il réunit les habitants dans un faubourg de la ville, et réussit à les calmer, se faisant garant de la modération de Simon, affirmant, sous sa responsabilité, qu’ils ne seront inquiétés ni dans leurs personnes ni dans leurs biens, ceux qui ne se sentiraient pas rassurés pouvant se retirer librement. Le discours que le poète prête à l’évêque en cette circonstance[172] est un chef-d’œuvre de style doucereux et patelin. Les Toulousains se laissent persuader, le sire de Montfort prend autant d’otages qu’il en veut avoir, puis, malgré l’avis contraire de son frère et de quelques autres des siens, il traite la ville avec la dernière rigueur ; les habitants sont désarmés, un grand nombre expulsés, les remparts sont, au moins en partie, ruinés, et la ville elle-même est mise au pillage.

Dans toute cette entreprise, l’impitoyable général de la croisade a pour conseiller et pour appui l’évêque Folquet qui d’abord a su, par ses promesses fallacieuses, disposer les Toulousains à une sorte de capitulation, qui ensuite pousse Simon aux mesures les plus rigoureuses. Le vilain rôle attribué en cette affaire à l’évêque est-il de pure fantaisie ou s’y trouve-t-il un fond de vérité ? C’est une question qui ne peut recevoir une solution assurée, parce que les moyens de contrôle nous manquent : le récit de l’insurrection de Toulouse est, chez Pierre de Vaux-Cernai, très bref, et l’évêque de Toulouse n’y paraît pas[173]. G. de Puylaurens nous montre l’évêque s’entremettant entre les deux partis, afin d’obtenir que la ville soit simplement mise à rançon, et il laisse entendre qu’en donnant ce conseil il en avait prévu les conséquences. « Ceux qui donnaient ce conseil, dit-il, savaient bien que pour lever cette taxe[174] il faudrait avoir recours à des violences générales et particulières qui amèneraient les Toulousains à se souvenir avec regret de leur liberté d’autrefois et à revenir à leur ancien seigneur[175] », ce qui est exposé plus à plein dans la suite du chapitre.

Il y aurait donc eu, aux yeux de G. de Puylaurens comme du poète, un piège tendu par Folquet aux habitants. Mais il n’y a peut-être pas grand fond à faire ici sur G. de Puylaurens, ce chroniqueur ayant pu s’inspirer, comme je l’ai indiqué plus haut, du poème. Ce qui paraît devoir être admis comme étant entièrement conforme à la vraisemblance, c’est l’intervention de Folquet, qui sans doute se sera engagé plus qu’il n’était autorisé à le faire, sans se soucier d’être ensuite désavoué. Une certaine part de mauvaise foi peut toujours être légitimement supposée dans les transactions des chefs ecclésiastiques de la croisade avec leurs adversaires, et cette mauvaise foi était excusée et même louée, en raison du but à atteindre. Pierre de Vaux-Cernai, racontant en une autre occasion une négociation conduite par un légat avec les habitants de Narbonne dans l’intention avouée de les tromper, exprime une admiration sans réserve pour la conduite du légat : O legati fraus pia ! pietas fraudulenta [176] !

Simon, ayant pour cette fois dompté Toulouse, part pour d’autres expéditions en Bigorre, dans le comté de Foix, sur les bords du Rhône. De ces diverses expéditions notre poète ne sait que peu de chose[177]. Il a hâte de nous ramener à Toulouse où le comte légitime, Raimon VI, va rentrer, aux acclamations de ses vassaux.

Fidèle à ses habitudes d’exposition, le poète ne raconte pas : il pose devant nous ses personnages, et les fait parler et agir. Il ne nous dit pas à quoi le comte de Toulouse a employé son temps depuis que nous l’avons entendu annoncer son départ pour l’Espagne, dix-huit cents vers plus haut[178]. Il l’ignore probablement, ou du moins s’en soucie peu et ne pense pas que ses auditeurs s’en inquiètent plus que lui. Toujours tout entier au moment présent, il peut lui arriver d’annoncer par avance des faits qu’il n’est pas encore temps de raconter, mais jamais il ne lui arrive de revenir sur ses pas pour faire connaître les circonstances qui ont amené la scène qu’il lui plaît de décrire. Donc le comte Raimon « vient d’entrer dans la terre loyale de Rogier de Comminges ». Rogier, qui est de la sorte brusquement mis en scène sans un mot d’introduction, comme si nous le connaissions de longue date, paraît avoir été seigneur du Savez et du Couserans[179], petits pays situés au pied des Pyrénées, vers les sources de la Garonne. Le poète suppose que cette indication, « la terre de Rogier de Comminges, » suffit à ses auditeurs, et sans se préoccuper davantage de déterminer le lieu ni les circonstances, il nous fait immédiatement assister à un conseil tenu par le comte de Toulouse et ses plus fidèles vassaux. Le comte prend la parole, et nous apprend que le mouvement à la tête duquel il va se mettre a été combiné d’avance, que Toulouse l’attend, prête à lui ouvrir ses portes. En effet, là sont présents des envoyés de la ville qui pressent le comte de ne pas différer et se chargent d’aller annoncer à Toulouse sa prochaine arrivée.

La marche du comte sur Toulouse, à travers les combes et les grands bois sombres[180], le combat livré par Rogier Bernart contre un certain Joris, qui paraît avoir été un chef de partisans au service de la croisade[181][182][183], l’entrée du comte dans Toulouse, où il est reçu avec enthousiasme, sont autant de faits sur lesquels nous n’avons d’ailleurs aucun renseignement, mais que nous pouvons accepter avec pleine confiance, tant ils portent en eux-mêmes le caractère de l’authenticité. Ici comme dans les autres parties du poème, de simples détails, au premier abord insignifiants, montrent combien l’auteur est exact : non pas qu’il ait l’exactitude cherchée de l’érudit consciencieux qui n’épargne aucune recherche pour recueillir les faits et les présenter dans leurs circonstances de temps et de lieu, mais il a l’exactitude en quelque sorte naturelle du témoin qui reproduit des impressions toutes fraîches. Ainsi le poète nous dit que deux Toulousains, Ugo Joan et Raimon Bernier[184], allèrent au-devant du comte, comme il approchait de Toulouse, afin de le presser d’y faire son entrée. Ces deux noms pourraient, sans que le récit perdît notablement de sa vraisemblance, avoir été sinon inventés, du moins pris au hasard parmi les noms des notables toulousains de l’époque. Mais on verra sans doute une preuve, ou du moins une très grande présomption d’exactitude, dans ce fait que l’une des deux personnes mentionnées par le poète, Ugo Joan, fut en réalité l’ami de Raimon VI, car une enquête analysée par Catel[185] nous apprend que ce fut dans la maison de ce Joan que mourut le comte de Toulouse.

Aussitôt le comte Raimon entré dans Toulouse, les habitants se soulèvent et massacrent ou mettent en fuite les Français qu’ils rencontrent dans les rues. Puis la scène change : elle est transportée dans le Château Narbonnais, et a pour acteurs la dame de Montfort (la comtesse, comme l’appelle toujours le poème) et plusieurs de ses chevaliers. Je passe rapidement sur cette scène qui est habilement construite, mais dont l’histoire ne peut accepter que la conclusion, puisqu’elle se compose de discours en style direct, que naturellement le poète n’a pu entendre. La conclusion, c’est qu’un messager est envoyé à Simon, pour lui demander d’accourir au plus tôt.[186]

Entre temps, et tandis que le comte de Toulouse réorganise son administration et que la ville se met en état de défense, Gui de Montfort, le frère de Simon, venant, nous dit Pierre de Vaux-Cernai, de Carcassonne, livre dans les rues mêmes de Toulouse un combat infructueux. Pierre semble indiquer que le but de Gui de Montfort était simplement de renforcer la garnison du château, et garde le silence sur le combat livré dans Toulouse même[187][188].

Après le récit de ce combat, prélude de bien d’autres qui devaient se succéder pendant plus d’une année, le poète nous montre Toulouse tout entière à la défense, relevant ses murs, faisant accueil aux seigneurs du Midi qui accourent à l’appel du comte, tandis que la dame de Montfort assiste, pensive et soucieuse[189], du haut du Château Narbonnais, aux préparatifs de la lutte acharnée qui s’engagera aussitôt que son mari sera arrivé.

Ici se place une scène très caractéristique, où l’emploi des procédés dramatiques qui sont naturels au poète est particulièrement intéressant à étudier.

Le messager de la comtesse arrive auprès de Simon et lui délivre son message. La matière historique que le poète avait à mettre en œuvre est à peu près celle-ci : Simon de Montfort apprend l’entrée de Raimon VI dans Toulouse et l’insurrection de cette ville ; il dissimule ces nouvelles, se hâte de conclure un traité avec Adémar de Poitiers, comte de Valentinois, et marche sur Toulouse. Tel est, sous une forme très sommaire, le récit qui peut se déduire du poème et qui est assez d’accord avec ce que nous savons des mêmes faits par Pierre de Vaux-Cernai pour qu’on puisse l’accepter avec confiance. Mais notre poète n’aime pas à raconter. Il a chargé Simon lui-même d’exposer son plan, et les quelques brèves paroles qu’il lui met dans la bouche suffisent à peindre l’indomptable caractère du chef de la croisade. Tandis que le messager se lamente sur les mauvaises nouvelles qu’il apporte, Simon l’interrompt par de rapides questions : J’ai perdu la ville ? — Qui me l’a enlevée ? — Les comtesses sont-elles au château ? — Où était Gui mon frère ? — Puis, pour terminer le tout, cette simple recommandation : « Mon ami, tâche de garder le secret, car si personne te voyait faire autre chose que rire et plaisanter, je te ferais brûler, pendre ou couper en morceaux. Et si on te demande des nouvelles, sache te bien expliquer ; dis que personne n’ose envahir ma terre[190]. » Puis le comte Simon rassemble « les princes et tous les pairs », c’est-à-dire sans doute les principaux de ses partisans et des seigneurs du pays où il se trouvait — dans les environs de Valence, — les trompe sur l’état de ses affaires, conclut son traité avec Adémar et se met en route, la nouvelle de l’insurrection de Toulouse ne s’étant répandue que lorsque l’effet n’en était plus à redouter.

Il est certain que les paroles qui ont dû être échangées entre Simon et le messager ne peuvent guère être parvenues aux oreilles du poète, qu’elles ont été imaginées par lui, comme du reste les discours qu’il met si fréquemment dans la bouche de ses personnages — je présenterai plus loin quelques remarques sur ces discours ; — mais le fait même que Simon ait cherché à dissimuler le plus longtemps possible les mauvaises nouvelles qu’il venait de recevoir pourrait, a priori, en l’absence de tout témoignage, être supposé. Cela admis, et étant connues l’énergie et la prompte décision de Simon, il faut reconnaître que la scène du messager a été conçue dans les données de la vraisemblance.

Simon de Montfort marche sur Toulouse avec cette rapidité à laquelle, l’année précédente, après la levée du siège de Beaucaire, il avait dû un succès si complet. Mais les circonstances n’étaient plus les mêmes ; il n’avait plus affaire à une insurrection naissante : il avait devant lui cette fois le peuple entier de Toulouse, serré autour de son seigneur, combattant dans des conditions où les troupes les plus inexpérimentées font bonne contenance, c’est-à-dire derrière des fortifications dont l’achèvement était poussé avec activité. D’ailleurs des renforts arrivaient chaque jour, et ce n’étaient point des milices communales, mais des chevaliers capables de tenir tête en rase campagne à la cavalerie de Simon, et des mesnaderos de l’Aragon ou de la Navarre, dont l’occupation habituelle était le métier des armes.

Simon ne devait pas tarder à se convaincre qu’un siège régulier pouvait seul amener la prise de Toulouse. Dès son arrivée, il tenta de pénétrer dans Toulouse par un coup de force, et fut repoussé comme son frère Gui l’avait été peu de temps auparavant[191]. À la suite de cet échec et après avoir pris l’avis de son conseil, il se décida à occuper les deux rives de la Garonne afin d’intercepter toutes les communications de la ville avec le dehors.

C’est là le premier acte d’un siège où Simon de Montfort déploya une ténacité d’autant plus remarquable qu’à aucun moment il ne se vit près de réussir. Jamais, en effet, il n’eut assez de troupes pour investir complètement la place, qui paraît avoir reçu constamment des secours en hommes et en vivres ; jamais il n’arriva à entamer les remparts de la ville, bien loin de pouvoir donner l’assaut, car la machine de guerre, la chatte, auprès de laquelle il devait trouver la mort, fut toujours efficacement combattue par les trébuchets des assiégés. Le seul succès qu’il eût obtenu, la prise de l’une des deux tours qui défendaient le pont de la Garonne[192], devait rester stérile, car, eût-il pu s’emparer de l’autre tour et mettre le pied dans Toulouse même, sur la rive droite de la Garonne, il lui eût fallu livrer un combat de rues dans des conditions défavorables, ayant la rivière à dos, et en face de lui des forces probablement supérieures aux siennes.

Si on envisage au point de vue littéraire le long récit que le poète fait du siège de 1217-8[193], on y trouvera sans doute bien des défauts. L’auteur s’entend mal à composer un récit. C’est une suite d’épisodes mal liés ou de scènes détachées, qu’il nous présente, et non pas une narration coordonnée. Racontant comme s’il ne devait pas avoir d’autres auditeurs que des acteurs du drame, il ne se préoccupe pas assez de ceux qui ne peuvent suppléer par leurs souvenirs aux lacunes de son exposé. Son ardeur impétueuse l’empêche souvent de voir clairement, et alors il devient confus, particulièrement dans les descriptions de combat. Enfin, le retour fréquent des mêmes idées et des mêmes formules finit par produire une impression de monotonie qui est naturellement beaucoup plus sensible dans le long récit du siège de Toulouse que dans tout autre épisode plus court.

Mais, considéré au point de vue historique, ce récit est d’une très grande valeur. C’est une source qu’on peut dire unique, car pour les événements qui s’étendent du siège de Beaucaire à la mort de Simon, la narration de Pierre de Vaux-Cernai est très sommaire[194], et si elle fournit quelques renseignements utiles sur les opérations des assiégeants, elle ne nous apprend rien, ou à peu près, sur celles de la défense. Ici c’est naturellement la défense qui est mise en relief, et tel est le nombre et la précision des faits mentionnés qu’il est impossible que l’auteur n’ait pas assisté aux événements qu’il raconte. Il me paraît inutile d’entrer ici dans un examen détaillé, déjà en partie fait dans les notes qui accompagnent la traduction : la simple lecture du morceau suffit à emporter la conviction. J’appelle seulement l’attention sur l’abondance des indications topographiques. Si on y joint les mentions éparses dans le récit de l’insurrection de Toulouse en 1216, et l’énumération des barbacanes qui occupe la plus grande partie de la dernière tirade du poème, on aura sur la topographie de l’ancien Toulouse un ensemble de notions dont on ne trouverait l’équivalent dans aucun document du même temps.

Le siège de Toulouse se termine en fait à la mort de Simon de Montfort, le 25 juin 1218. La prédiction sinistre que le poète plaçait dès 1215 dans la bouche du pape s’est réalisée : « Encore viendra la pierre et celui qui la sait lancer, tellement que de toutes parts vous entendrez crier : Qu’elle tombe sur le pécheur[195] ! » La pierre est venue, lancée du haut de Saint-Sernin par une pierrière que servaient les dames de Toulouse. Elle est venue « droit où il fallait[196] », fracassant la cervelle du comte, et aussitôt un cri d’allégresse s’est élevé par toute la ville. Une dernière et inutile attaque est tentée par les assiégeants, et un mois après la mort de Simon, les croisés se retirent, mettant le feu à la ville de bois qui les avait abrités pendant une année environ, emportant, comme unique trophée, le corps de leur général.

C’est ici en quelque sorte le point culminant de la chanson. C’est à ce moment que le poète, triomphant avec Toulouse, a dû commencer à écrire, ayant les yeux fixés vers l’instant où l’ennemi du comte légitime devait tomber, non dans la gloire du soldat mourant à son poste, mais dans la réprobation du coupable frappé par le jugement de Dieu. Jusqu’ici il s’est contenu : ses sentiments à l’égard de Simon paraissent çà et là dans les discours qu’il prête à ses personnages, il ne les exprime guère en son nom personnel. Mais le moment de la vengeance et du triomphe arrivé, son indignation longtemps comprimée s’échappe en une invective véhémente :

Tout droit à Carcassonne ils le portent pour l’ensevelir, pour célébrer le service au moûtier Saint-Nazaire. Et on lit sur l’épitaphe, celui qui sait lire : qu’il est saint, qu’il est martyr, qu’il doit ressusciter, avoir part à l’héritage [céleste] et fleurir dans la félicité sans égale, porter la couronne et siéger dans le royaume [de Dieu]. Et moi j’ai ouï dire qu’il en doit être ainsi : si, pour tuer des hommes et répandre le sang, pour perdre des âmes, pour consentir à des meurtres, pour croire des conseils pervers, pour allumer des incendies, pour détruire des barons, pour honnir Parage, pour prendre des terres par violence, pour faire triompher orgueil, pour attiser le mal et étouffer le bien, pour tuer des femmes, égorger des enfants, on peut en ce monde conquérir Jésus-Christ, il doit porter couronne et resplendir dans le ciel ! Et veuille le fils de la Vierge, qui fait briller le droit, qui a donné sa chair et son sang précieux pour détruire orgueil, veiller sur raison et droiture qui sont en passe de périr, et qu’entre les deux partis il fasse briller le droit !

Entre la levée du siège de Toulouse (fin de juillet 1218) et la nouvelle croisade conduite par le fils du roi de France (printemps 1219), se passèrent des faits de guerre importants et en somme favorables au parti de Toulouse, tels que la reprise de Marmande, faits sur lesquels nous sommes mal renseignés : le poète se borne à les indiquer en quelques vers à la fin de la laisse CCVIII, et les autres récits sont également insuffisants. En revanche, il s’étend longuement[197] sur un combat entre la troupe de Bernart de Comminges et celle de ce Joris qui a été déjà mentionné ci-dessus. Cette affaire, dont l’importance paraît avoir été médiocre, et qui n’est mentionnée ni par Pierre de Vaux-Cernai ni par Guillaume de Puylaurens, est racontée avec des détails, en eux-mêmes intéressants, qui doivent avoir été fournis par quelqu’un des combattants, à supposer que l’auteur n’ait pas été lui-même témoin oculaire. Le poète nous montre ensuite le jeune comte, qui est de plus en plus mis en évidence, tandis que le comte son père disparaît complètement de la scène[198], se rendant à Toulouse[199], au retour sans doute de l’expédition annoncée à la fin de la laisse CCVIII. Suit une page[200] sur le siège mis devant Marmande en mai 1219[201] par Amauri de Montfort. Laissant de côté ce siège dont il ne paraît pas connaître encore le résultat, il passe au récit du combat de Baziège, qui lui donne l’occasion d’exalter la vaillance de ses héros favoris, le comte de Foix, son fils Rogier Bernart, et par-dessus tout le jeune comte de Toulouse[202]. Ici encore il y a de ces détails qui indiquent ou que l’auteur assista au combat ou qu’il fut renseigné par un de ceux qui y prirent part.

L’auteur, qui, dans toute cette partie, semble composer à mesure que les événements se développent sous ses yeux, nous ramène par une courte transition au siège de Marmande, et à la nouvelle croisade amenée par le fils de Philippe-Auguste. On voit bien qu’il n’était pas au nombre des défenseurs de la place, car son récit est court et dépourvu de particularités notables[203]. La scène qui vient ensuite, où l’on voit les chefs croisés délibérer sur le sort des principaux défenseurs de Marmande, est évidemment arrangée, puisque notre auteur n’avait guère le moyen d’être renseigné de première main, mais le fond en est certainement exact, et quant au massacre des habitants[204], il est confirmé par Guillaume le Breton[205].

Les deux dernières laisses du poème nous font connaître les préliminaires de ce siège de 1219 qui fut pour Toulouse l’occasion d’un nouveau triomphe. Ce qui mérite surtout l’attention, c’est, à la dernière tirade, l’énumération des principaux défenseurs de Toulouse, avec l’indication précise du poste de combat de chacun d’eux. On voit paraître là une soixantaine de personnages, tous ou presque tous mentionnés dans les chartes du temps, ainsi qu’on le verra par les notes que j’ai jointes à la traduction de ce morceau. Cette longue liste, qui jusqu’à présent n’a pas été mise à profit par les historiens, est un précieux document pour l’histoire des familles seigneuriales du Midi, et de plus est à peu près le seul texte à l’aide duquel on puisse se former une idée quelque peu précise des alliés qu’eut le comte de Toulouse dans sa lutte contre la croisade. C’est après ce dénombrement des défenseurs de Toulouse que s’arrête le poème, et il y a lieu de croire — j’en ai donné les raisons au chapitre précédent — qu’il n’a pas été continué.

Je crois avoir démontré par l’examen des récits ou, si l’on veut, des scènes dont se compose la seconde partie du poème, que l’œuvre du second auteur est une source historique très originale et toujours très digne de foi. Je désire cependant répondre d’avance à deux observations que ne manquera pas de faire tout lecteur attentif, et qui semblent, à première vue, diminuer l’autorité de l’ouvrage en tant que document pour l’histoire. La première de ces deux observations concerne les discours dont le second poème est parsemé et qui ont évidemment, au moins pour la plupart, le caractère de créations poétiques. Je l’admets, m’empressant toutefois de remarquer que le jugement qu’il est légitime de porter sur ces discours ne doit aucunement être étendu aux récits eux-mêmes. Il se peut que le poète ait un peu fait parler à sa guise les personnages qu’il mettait en scène : les nécessités de la composition littéraire l’ont amené à suivre en cela, probablement sans qu’il en eût conscience, l’exemple des historiens de l’antiquité ; mais il n’y a aucune raison de croire qu’il ait fait agir les acteurs du drame d’une façon contraire à la vérité ; nous avons même lieu de penser, comme je crois l’avoir montré, que son récit est partout très véridique, et c’est ce qui importe le plus. En outre, — ce point a déjà été touché précédemment à propos de la scène entre Simon et le messager de la comtesse, — ces discours, quoique peu acceptables dans la forme, sont la plupart du temps vraisemblables quant au fond. Assurément le comte de Toulouse et ses adhérents ne parlaient pas en vers, et les croisés s’exprimaient en français plutôt qu’en provençal, mais les uns comme les autres ont dû bien souvent tenir en substance le langage que leur prête le poète. Ne perdons pas de vue que la méthode d’exposition de notre auteur est non pas narrative, mais toute dramatique, d’où l’introduction forcée d’un grand nombre de discours, sans que pourtant on en puisse conclure que les faits aient été dénaturés. Ces discours ne sont rien de plus qu’un procédé de composition. Je prends comme exemple le cas où l’artifice est le plus visible. Ce cas est celui où l’on voit certains croisés, même des plus intéressés au succès de l’expédition, faire, dans les conseils ou ailleurs, une certaine opposition, au moins en paroles, à Simon de Montfort. Il en est un notamment, Alain de Rouci, qui paraît avoir la spécialité de faire des objections au chef de la croisade, de lui reprocher son orgueil, sa dureté, son ambition, de lui montrer, souvent sur un ton railleur, la vanité de ses efforts. Il plaide pour ainsi dire la cause de Toulouse. Qu’Alain de Rouci ait jamais tenu un pareil langage, c’est ce que nous ne pouvons admettre comme démontré par le seul témoignage du poème ; mais que de nombreux croisés aient été révoltés des excès de la croisade et qu’ils aient manifesté leur répugnance à suivre Simon de Montfort jusqu’au bout, c’est ce qui ne saurait être contesté, et les discours que le poète prête à Alain et à d’autres ne sont qu’une manière de mettre en relief ce fait incontestable.

La seconde observation que l’on ne manquera pas de faire, et que j’ai faite moi-même plus d’une fois dans le cours de cette étude, est que notre second poème est, quant aux événements, singulièrement incomplet. Pour la plupart des faits dont il nous parle, il est incomparablement plus détaillé qu’aucun des récits contemporains, mais combien sont nombreux les événements importants qu’il passe sous silence ou auxquels il n’accorde qu’une simple mention ! Ce qu’il dit des événements qui prirent place entre la bataille de Muret et le concile de 1215 est insignifiant ; il ne parle pas du meurtre de Baudouin ; rien sur les graves difficultés qui s’élevèrent entre l’ancien légat devenu archevêque de Narbonne et Simon de Montfort[206] ; rien non plus sur saint Dominique ni sur l’établissement de son ordre à Toulouse. Carcassonne, Albi, Lombers, où cependant se produisirent des faits dignes d’être notés, ne sont même pas mentionnés. À mes yeux, ces lacunes mêmes ajoutent une garantie de plus à la valeur des récits du poète anonyme. Il a voulu raconter ce qu’il savait bien et a négligé le reste. C’est la condition la plus favorable que nous puissions rencontrer chez un historien contemporain. Nous ne recherchons pas chez les chroniqueurs du moyen âge un résumé complet de l’histoire d’une époque ; nous nous efforçons de démêler ce qui est témoignage original, et n’attachons aux récits de seconde ou de troisième main que le prix qu’ils méritent. Chez Guillem de Tudèle la valeur des divers récits ne se laisse pas toujours fixer avec certitude, parce que l’auteur a voulu comprendre dans son récit tous les faits de la croisade, alors que sur beaucoup d’entre eux il n’était qu’imparfaitement renseigné. Avec le poète anonyme le même doute n’existe pas, puisqu’il néglige tout ce qu’il n’a pas recueilli de première main. Il ne sait pas tout, mais ce qu’il sait il le sait bien.

XI. Guillaume de Tudèle : versification et langue.

La chanson de la croisade albigeoise fournirait aisément la matière d’un gros volume à qui voudrait l’étudier à fond, en se plaçant successivement aux points de vue de l’historien et du philologue. Désireux de maintenir cette introduction dans de justes limites, j’ai dû me résigner à traiter sommairement quelques-unes des parties de mon sujet. Et puisque j’ai l’honneur d’écrire pour la Société de l’Histoire de France, il m’a semblé que je devais m’attacher de préférence à éclaircir les questions historiques que soulève le poème. La philologie se trouvera par suite un peu sacrifiée et je me bornerai, en ce qui concerne la langue et la versification, aux observations strictement nécessaires. Je continue à étudier séparément les deux auteurs, et pour chacun d’eux je commence par la versification, parce que nous ne saurions déterminer les caractères linguistiques de nos deux textes sans connaître les habitudes de versification propres à leurs auteurs.

1. Versification.

Laisses. — Guillem de Tudèle compose en laisses en alexandrins monorimes généralement assez courtes. La plus longue de ses laisses (LVI) a 46 vers, la plus courte (CXIX) en a 8. Les 2768 vers dont il est l’auteur sont divisés en 131 laisses, ce qui donne une moyenne de 21 vers pour chacune. La laisse est terminée par un vers de six syllabes (sept quand la terminaison est féminine) qui rime avec la laisse suivante[207]. C’est la disposition de la cobla capcaudada des Leys d’amors[208], avec cette différence que dans les deux exemples rapportés par les Leys, le dernier vers du couplet est de même longueur que les autres. En d’autres termes les Leys ont en vue non des laisses de longueur indéterminée, mais des couplets symétriques. La cobla capcaudada proprement dite, telle que l’entendent les Leys, est très fréquente en provençal et en français. Elle a été employée par Rutebeuf, et on trouve jusqu’à la fin du moyen âge, dans les mystères, même lorsqu’ils ne sont pas en couplets, une disposition analogue. On y voit en effet que le dernier vers de chaque discours rime avec le premier vers du discours suivant[209]. Du passage qui a été cité plus haut, p. xliij, il semble résulter que la disposition adoptée par G. de Tudèle a été empruntée à la chanson d’Antioche, mais c’est là, comme nous l’avons vu, un point qu’il n’est pas possible de vérifier.

Je ne connais que deux compositions en laisses monorimes où se rencontre à la fin de la laisse le petit vers rimant avec la laisse suivante. Ces deux compositions sont le débat de l’inquisiteur et de l’hérétique (las novas de l’heretge[210] ), et le poème de la Guerre de Navarre, dans lequel j’ai signalé plus haut[211] des traces d’imitation du poème de la Croisade. Seulement il est à noter que sur 105 laisses dont se compose le poème en son état actuel, 15 seulement offrent la même disposition que G. de Tudèle : les laisses 3, 4, 7-18 et 21. Il y a incertitude, à cause d’une lacune, pour les laisses 2 et 104, et les autres suivent le système de la seconde partie du poème de la Croisade.


Rimes. — J’ai donné à la fin du t. I la table des rimes de chacune des deux parties. On a vu que l’avantage de la variété est du côté de G. de Tudèle. Il a 32 rimes masculines et 17 féminines, tandis que la seconde partie en a 25 de la première espèce et 3 seulement de la seconde. G. de Tudèle rime fort exactement. Les quelques assonances que l’on rencontre çà et là se laissent aisément ramener à la rime, pourvu qu’on les dépouille de la forme exclusivement provençale que le copiste leur a donnée, ainsi vic, 7, dans une rime en it, doit être corrigée en vit, et benaziga, 51, en benazia. Les laisses en at, et, it, ut, présentent un mélange de formes avec z, mais ce mélange est encore dû au copiste. Ainsi la laisse VIII (vers 155-80) a dû être écrite par Guillem tout entière en at. Cependant les vers 155, 159-68, 170, 177-8 ont seuls cette terminaison, les autres étant en atz. Mais les mots rimes des vers 156-7, 174-6 et 180 sont au cas sujet du pluriel et doivent conséquemment selon la grammaire être privés de leur z ; de même ceux des vers 158, 172, qui sont au cas régime du singulier. Restent un petit nombre de vers où la grammaire exigerait le z. Ces vers présentent deux cas différents : au premier appartiennent 168 et 170, qui sont en at dans le ms., mais devraient, régulièrement, être en atz, puisque les mots rimes sont au cas sujet du singulier[212], et 171 où poestatz a le z qu’il doit avoir, puisqu’il est un nominatif. On peut supposer que Guillem suivait l’usage vulgaire qui de son temps déjà, au commencement du xiiie siècle, avait une tendance marquée à employer la forme du régime au lieu de celle du sujet. Le second cas est plus embarrassant. C’est celui des vers 169, 179 où les mots rimes, étant au cas régime du pluriel, ont, en conformité avec la grammaire et l’usage vulgaire, la finale en atz. Même dans ces deux cas je crois que Guillem, désireux de rimer exactement, avait écrit at, ne se faisant point scrupule de violer à la fois la grammaire et l’usage. Quant à latz, 173, qui est au cas régime, on peut, quoique ce mot soit ordinairement invariable, admettre que l’auteur lui a donné la forme normale du cas régime.

Il n’y a guère moyen de faire usage des rimes pour restituer la langue de Guillem, car on y trouve, comme on le verra plus loin, des formes appartenant à des dialectes très divers. Toutes les formes lui sont bonnes pourvu qu’elles lui fournissent la rime cherchée.

Élision. — Chez G. de Tudèle, comme chez plusieurs poètes de son temps ou postérieurs[213], l’élision de la voyelle atone finale sur une voyelle initiale suivante est facultative. Voici un certain nombre de cas où elle n’a pas lieu :

coment la eretgia, 31[214] ;
una abaya ot[215], 58 ;
del comte en avant, 84 ;
ab mot ciri ardant, 95 ;
e trametre en Fransa, 127 ;
Ni mange en toalha, 132 ;
e nom mete en plah, 174 ;
merceia e somon, 195 ;
pali o sisclato, 213 ;
lo papa i trames, 243 ;
Bes volgra acordar, 248 ;
Senhor aicesta osts, 256 ;
Per l’aiga ab navili, 296 ;
Autra ost de crozatz, 300.

Dans les mêmes cas l’élision est très fréquente. Je n’en citerai d’autres exemples que ceux, ailleurs les moins communs, où l’élision porte sur un monosyllabe :

fo a Tudela noirit, 3 ;
De Bezers tro a Bordel, 35 ; cf. 272, 273 ;
e aperceubut o avia, 49 ;
per so si era legatz, 70 ;
e a Toloza la gran, 142 ; cf. 295, 655 ;
de fer ni entresenhatz, 176 ;
a un parlamen que feiro, 186 ;
no an paor de morir, 474.

Il est bien vraisemblable qu’au temps où vivait G. de Tudèle, on commençait à réunir en une seule syllabe deux voyelles consécutives qui autrefois avaient été prononcées séparément. Il n’a pas manqué de faire usage, probablement avec peu de discrétion, de cette faculté toutes les fois que son vers s’en accommodait :

que maestre W. (Guillem) fit, 2 ; cf. 207, 523 ;
serian enpaubrezit, 11 ;
que deurian estre pros, 215 ;
lo priors de l’Ospital, 231 ;
qui avia nom Milos, 244 ;
ans que sia[216] noit escura, 547.

Les exemples contraires, c’est-à-dire où la prononciation ancienne est conservée, sont très abondants. Ainsi ma-estre, 104, 112, 1457, 2162 ; avi-an, 10, avi-a, 113, iri-an, 13, teni-an, 69, si-an, 197.

2. Langue.

Avant de rechercher de quelle nature est la langue employée par Guillem de Tudèle, il importe de savoir quel était l’idiome naturel d’un auteur né à Tudèle. Fauriel s’est débarrassé aisément de cette question en disant : « J’ignore quelle langue on parlait à Tudèle vers 1210 ; c’était peut-être encore le basque ; ce n’était point le provençal[217]. » Ce n’était pas le basque assurément : M. Fr. Michel l’a dit avant moi[218], mais je ne crois pas qu’il ait invoqué contre l’opinion de Fauriel des arguments décisifs. La question mérite donc d’être examinée brièvement. « Aussi loin que nous pouvons remonter, » dit M. Michel, « nous trouvons en Navarre le basque relégué dans les Pyrénées, et la langue romane régnant dans les villes de la plaine. Nous pourrions citer cent preuves de ce que nous avançons ici ; nous nous bornerons à trois ou quatre. » Les preuves alléguées consistent en ce que des actes rédigés à Pampelune sont en « langue romane », et toutes, selon M. Michel, « dans le même dialecte roman ». Il y a ici une petite erreur en ce sens que les pièces alléguées appartiennent en réalité à deux dialectes fort distincts, comme nous allons le voir ; mais en somme elles sont en roman et non en basque. M. Michel conclut que si à Pampelune, « à la porte des Pyrénées basques, on parlait roman, à bien plus forte raison devait-on employer ce langage à Tudela, bien plus rapproché de l’Aragon, où le basque n’a jamais été en usage sinon dans les temps anté-historiques. » M. Michel a raison au fond, mais la preuve n’est pas aussi forte qu’il le croit. Actuellement la langue usitée à Pampelune est le castillan, mais à très peu de distance, dans la direction du nord, règne le basque. Or, on a pu constater que depuis le commencement de ce siècle le basque a perdu beaucoup de terrain, reculant devant le castillan. Il n’y a pas plus de soixante ans qu’on parlait encore basque au sud de Pampelune, notamment à Puente de la Reina et à Olite[219]. Ajoutons que la plupart des noms de lieux, jusqu’au Rio Aragon, à 50 kilomètres environ au sud de Pampelune, sont basques. On peut donc considérer comme établi que Pampelune était en plein pays basque. On devait cependant y entendre aussi le roman de la Castille et de l’Aragon, par suite des relations avec ces pays. Et comme le basque ne fut jamais employé au moyen âge comme langue écrite, il est naturel que les actes qu’on n’écrivait pas en latin aient été rédigés en roman. Les documents romans cités par M. Michel ne sauraient donc justifier la conclusion qu’il en tire, d’autant plus que de ces actes l’un est catalan[220] tandis que les autres sont en castillan[221]. Le castillan et le catalan peuvent avoir été écrits et parlés à Pampelune, mais il y aurait contradiction dans les termes à admettre qu’ils y aient coexisté l’un et l’autre avec la qualité d’idiome local et naturel de la ville. Laissons donc Pampelune de côté. Tudèle, sur la rive droite de l’Èbre, était dès le moyen âge en dehors du territoire où régnait le basque. On y parle maintenant le castillan prononcé à l’aragonaise, ce qui le rapproche un peu du catalan, et il paraît établi qu’au moyen âge l’idiome local était encore plus voisin de cette dernière langue[222]. Quoi qu’il en soit, il résultera des observations ci-après que Guillem de Tudèle a écrit dans une langue, ou plutôt dans un jargon, qui ne doit rien — ou du moins rien de notable — au castillan ni au catalan.

Ce jargon est un mélange de provençal et de français. Le français, Guillem en avait sans doute acquis une certaine connaissance par la lecture de nos chansons de geste, dont il paraît avoir été grand amateur, ainsi qu’on l’a vu plus haut[223], et il avait pu se perfectionner au temps de la croisade, en conversant avec les croisés ; le provençal, il ne pouvait manquer de l’avoir appris à Montauban. Il ne savait ces deux langues que très imparfaitement.

De prime abord le poème de Guillem semble beaucoup plus provençal que français ; mais l’apparence ne répond pas entièrement à la réalité. Il faut considérer que le copiste qui a exécuté notre unique ms. de ce poème était méridional, et qu’entre ce copiste et Guillem il y a eu au moins une ou deux transcriptions faites par des méridionaux. Chacun de ces scribes aura, par instinct plutôt que par esprit de système, fait disparaître quelques formes françaises, de sorte qu’il n’y a guère plus que les rimes qui puissent nous donner une idée de la langue de l’auteur. Cependant, même en dehors des rimes, on peut recueillir un certain nombre de formes françaises qui, n’ayant pu être introduites par les copistes, viennent certainement de Guillem. Je citerai dama (français dame), 1499, 1557, 2139, daima (id.), 1937 ; mesira (messire), 1483, 1504 ; sira, 2088[224] ; chivacher (fr. chevaucher), 1469 ; puis des formes de verbes telles que seit (fr. soit), 387, 1532, 2030, 2180, avoit, 343, soloit, 40, veneit, 2046, 2057, vindreit, 1896, voleit, 1879, pour sia, avia, solia, venta, venria, volia ; des participes tels que detrenchetz, 389, montetz, 411, monteia, 32, comenseia, 203, etc. De même, dans le fragment de Raynouard, avoit, I, p. 2, en note. Signalons encore dels devant des noms féminins : dels autras viandas, 1162, dels espeias, 2127, dels peireiras, 1169, que j’ai corrigé en dels manganels, mais qu’il aurait fallu conserver. De même als albergas, 2587 ; quels, se rapportant à peirieiras, 1181. En provençal il faudrait de las, a las, que las, ce qui donnerait aux vers une syllabe de trop. L’auteur a été influencé par le français des, as, ques. Ces mots, ces formes, ne sont que quelques individus isolés qui ont échappé au travail des copistes. Voyons les rimes. Je les prends dans l’ordre de la table qui termine le tome Ier.

-a, XXIX, CXXX. Rimes toutes françaises, car il s’y trouve beaucoup de prétérits, ama, 652, monta, 653, parla, 654, apela, 655, etc., qui sont étrangers au provençal.

-ac, -ag, LXXXVI. Rimes toutes provençales, assurées par les noms de lieux Galhac, Laurac, Moysag, Bragairag. On y voit figurer ag (habuit), ce qui n’empêche pas qu’on trouve ailleurs la forme purement française ot, tant en rime (58, 70) qu’en dehors de la rime (1495, 1548). Au v. 1918 pag est d’un provençal bien douteux, mais ne saurait être français.

-ai, LXIII, LXXI. Rimes provençales. Sai, 1442-3, 1462, lai, 1622, 1624, jai, 1461, eschai, 1631, ne sont pas possibles en français.

-ais, XXII. Rimes provençales ; cais, 517, n’existe pas en français, et ce n’est pas la seule difficulté qu’on éprouverait à mettre cette laisse en français.

-al, XLIII, XCVII. Dans la première de ces deux tirades les rimes sont à la fois provençales et françaises. Dans la seconde Nadal (Noël) est purement provençal. Lavaur, au v. 2130, semblerait fautif et on chercherait à le remplacer par quelqu’autre nom de lieu en al, s’il n’était garanti par la rédaction en prose. Peut-être toute la rime sonnait-elle en au ?

-an, LX, LXXXVIII, XCV, CXXV. Rimes purement provençales.

-ans, XXIII. Cette laisse contient plusieurs rimes où ans vient de ins ou ens qui ne peuvent rimer avec ans d’origine qu’en français, et non dans tous les dialectes[225] ; ainsi manans, laians (prov. laïnz), sirjans et des participes présents qui en français seulement reçoivent an à la terminaison, combatans, corrans.

-ant, IV, LXXII, XCIII, CIX, CXXII. Cette rime ne se distingue de la précédente que par la consonne finale ; elle présente comme cette dernière le mélange purement français de an et de en. Mais, pourtant, elle ne serait pas entièrement valable en tant que rime française, à cause de quelques mots qui, mis en français, ne rimeraient plus ; ainsi an, 1644, fr. ont ; vant, 2043, fr. vont, de sorte que ces laisses, ou du moins deux d’entre elles (LXXII et XCIII) ne sont en réalité correctes ni en français ni en provençal.

-ar, XIX, XL, LXXVII, LXXXIII, CXV. Rimes purement provençales, qui mises en français offriraient un mélange inadmissible de finales en -er et -ier, sans compter afar, 907, 1732, far, 1737, Bar, 1742, etc., qui ne sont possibles qu’en provençal.

-as, XCIX. Purement provençal.

-atz, XXIV, XXX, XCI. Rimes purement provençales. Mises en français elles offriraient un mélange de finales en ez et iez ; de plus gatz, 682, serait chas. Les futurs (2e pers. du plur.) -atz (553-4, 1997, 2000, 2004, 2006) ne sont pas sans exemple. Il est manifeste que l’auteur a voulu rimer en atz, quoiqu’il n’y soit pas arrivé sans faire aux règles de la déclinaison quelques menues infractions. Je crois, comme je l’ai déjà indiqué dans la première partie de ce chapitre, qu’on peut admettre des infractions du même genre pour les laisses VIII, LI, LVIII, LXVIII, indiquées dans ma table comme offrant des rimes en -atz et en -at mêlées, et dès lors les remettre toutes en -at.

Le peu d’espace dont je puis encore disposer ne me permet pas de poursuivre jusqu’au bout l’étude des rimes ; il en est cependant deux qu’il est indispensable d’examiner ; la rime -ea, -eia et la rime -ot.

-ea, -eia, XVII, LXVI, XCII, CXVI, CXXVIII, CXXXI. Il y a contradiction entre cette rime et celle en -ada de la laisse XII. Comme Guillem a la rime en -at, il semble naturel qu’il ait aussi celle en -ada, et par suite on pourrait être tenté de rétablir sous cette forme purement provençale tout ce qui a la terminaison plutôt française ea, eia (fr. ée). Mais à l’encontre de cette idée on peut faire valoir des arguments décisifs. D’abord il n’est pas à supposer que les copistes méridionaux, par les mains de qui a passé l’écrit de Guillem, aient introduit des formes françaises à la place de formes provençales, tandis que l’hypothèse inverse est vraisemblable : la laisse XII peut avoir été rimée en -ée et corrigée en -ada. Ensuite il y a dans ces laisses un mot au moins qui ne peut recevoir la terminaison -ada ; c’est guerreia, 1519. La terminaison -ea ou -eia est par là garantie. Peut-être Guillem avait-il écrit, à la française, -ée, mais de toute façon ses rimes sont mauvaises, car en français correct les unes devraient être en -iée et les autres en -ée, sans parler de guerreia du v. 1519, qui en français serait guerreie ou guerroie[226].

-ot, III. Les quatorze rimes de cette laisse sont intéressantes : sept (apelot, puiot, amenot, amot, alot, predicot, preiot) sont de ces imparfaits de la première conjugaison qu’on qualifie ordinairement de normands, mais qui en réalité appartiennent à tout l’ouest des pays de langue d’oïl (Normandie, Anjou, Poitou, Saintonge) et qui se montrent parfois dans des textes du centre[227]. Estot, 60, serait à joindre à cette liste, si le sens permettait de le rattacher à ester, mais comme c’est indubitablement l’imparfait du verbe estre, il faut admettre que Guillem a fait un barbarisme. Les autres rimes sont ot (habuit), mot, sot (sapuit), sot (adj.), tot. Il est bien évident que l’auteur a voulu faire des rimes françaises ; mais il y a mal réussi, car sans parler du barbarisme estot, il a admis deux rimes en o fermé, mot et tot, entre des rimes en o ouvert. On peut croire que ce qu’il savait de français, il l’avait appris plutôt par la lecture que par l’audition.

Tout incomplète qu’elle est, cette étude des rimes de Guillem suffit à montrer que la langue de cet auteur est un mélange irrégulier de provençal et de français. Les proportions de ce mélange ne se peuvent déterminer avec certitude, parce qu’il est assuré que les copistes ont fait disparaître mainte forme française, mais au moins savons-nous que la proportion de l’élément français devait être dans le ms. de Guillem plus forte que ce qu’elle est dans notre unique ms. du poème.

Un auteur qui use avec aussi peu de discrétion des formes de deux idiomes donne à penser par cela seul qu’il n’a qu’une connaissance très imparfaite de l’un et de l’autre ; présomption qu’on pourrait aisément convertir en certitude si on prenait la peine de relever dans les 2768 vers de G. de Tudèle les formes nombreuses qui ne sont réellement correctes en aucun dialecte ni du nord ni du midi de la France. J’ai déjà cité estot, faux imparfait du verbe estre, dans la rime en ot ; je pourrais citer paianor, 361, qui à la vérité est provençal, mais ne peut s’employer comme ici (la paianor au sens de « la terre payenne »), ce mot, dans tous les exemples que j’en connais, étant construit comme un génitif pluriel, qu’il est en effet. De même encore companhor, 352, qui paraît être un pur barbarisme, amené par la rime, et tant d’autres que je ne puis mentionner faute de place. Guillem de Tudèle est pour la langue comme pour les idées un écrivain bâtard qui se tient à mi-chemin entre le parti croisé ou français et celui de Toulouse, et ne peut qu’être désavoué par l’un et par l’autre.

XII. L’auteur anonyme de la seconde partie : versification et langue.

1. Versification.

Laisses. — La seconde partie du poème est beaucoup plus considérable que la première, puisqu’elle comprend 6810 vers (du vers 2769 au vers 9578). Néanmoins elle n’a que 83 laisses, tandis que G. de Tudèle nous en offre 131. La moyenne des vers est donc pour le second auteur de 82 vers par laisse. Remarquons qu’au début, le poète, influencé peut-être par l’exemple de G. de Tudèle, fait ses laisses relativement courtes, quoique déjà plus longues que celles de son devancier[228]. Les 26 premières ont en tout 1213 vers (2769-3981), ce qui donne une moyenne de 46 vers par laisse. La plus courte est la laisse CXLII qui a 21 vers ; vient ensuite CXXXVI avec 24 vers[229]. Les deux plus longues sont CCXI avec 184 vers, et CCIV avec 165. Chaque laisse est terminée, comme chez Guillem de Tudèle, par un vers de six syllabes, ou de sept quand la terminaison est féminine. Mais ce petit vers ne rime pas avec la laisse qui suit : il est reproduit, au moins en substance, dans le premier vers de la laisse suivante, de sorte que ce petit vers forme la fin d’une laisse et le début d’une autre. Cette disposition est celle de la cobla capfinida des Leys d’amors[230]. Elle se retrouve dans la plupart des tirades du poème de G. Anelier sur la guerre de Navarre[231], et est fréquente dans la poésie des troubadours[232]. Il y en a aussi des exemples dans la poésie française[233].

Rimes. — J’ai dit plus haut que les rimes employées par l’auteur de la deuxième partie sont peu nombreuses. Il y en a 29 en tout, dont trois féminines seulement, les unes et les autres des plus communes que puisse fournir la langue. Le poète abuse des ressources presque infinies qu’offrent les finales atz, ens, or, en homme pressé d’écrire et peu soucieux de la forme. Il rime exactement — l’assonance, qui de son temps tombait en désuétude dans le Nord, n’avait jamais été d’un emploi fréquent dans le Midi — mais il se permet bien des licences. Ainsi il altère le nom de l’évêque Folquet en Forquiers, 8469[234] ; il admet à la rime laens (pour laïns, fr. leans), 8670, ou même laent, 7540, selon que la rime va en ens ou en ent. De même tens pour tans, 8612, prezens pour prezans, 8637[235], et par contre valhans pour valens, 6121[236]. Il ne se fait aucun scrupule de donner aux mêmes participes la terminaison es et la terminaison is, selon les rimes ; ainsi ases, 3515, mes, malmes, promes, etc., 2909, 2914, 2920, 3479, etc., et pres, empres, etc., 2916, 2919, 2920, comques, enques, 3498, 3504, merces, 3540, — et asis, 7085, malmis, 7092, tramis, 7093, pris, espris, sobrepris, 7077, 7084, 7091, comquis, 7095, mercis, 7149. Il faut dire que beaucoup de troubadours en ont fait autant[237]. Une licence plus grave et dont je ne connais pas d’exemples aussi anciens consiste à placer en rime des finales atones, notamment la finale -es, en des cas où l’e n’est qu’une voyelle d’appui produite par un groupe de deux consonnes : avesques, 8028, chaples, 8005, 8933 (le même mot, régulièrement accentué, 4888, 5184[238]), clergues, 8946, crestianesmes, 8059, Jaques, 8988, joves, 8943, pobles, 8962, Sicres, 8962, torres[239], 8964, Ugues, 8997. Les exemples d’autres finales atones placées en rime sont plus rares, mais on peut citer cependant setis, 7119, Joris, 7140 (paroxyton, 5796, 7950, 7999, 8870, 8908, 8937), savis[240], 7153 ; prendo, 5097, contention, 7814[241]. Signalons encore l’introduction parmi les rimes en -ans de deux finales qui n’y sauraient légitimement prendre place, l’une en -as fermé, l’autre en -anh : Alans, 4162, 6061 (Alanus), qui partout ailleurs qu’à la rime est Alas[242], et estrainhs, 6101, gazan[h]s, 6109.

Elision. — Les cas de non-élision d’une finale féminine, suivie d’un mot commençant par une voyelle, sont fréquents :

El reis manda a totz, 2782 ;
que Dieus salve e gar, 2802 ;
sia essems mesclatz, 2834 ;
per rama e per blatz, 2835.

Les exemples contraires sont naturellement très nombreux,

et il me paraît superflu d’en citer aucun.

L’élision des monosyllabes est fréquente :

e aquo espessamens, 2849 ;
ab sen e ab escient, 3202.

2. Langue.

Dans les observations qui suivent, et qui ne sont qu’un choix restreint entre celles que suggère le second poème, plusieurs s’appliquent plus vraisemblablement à la langue du copiste qu’à celle de l’auteur. Il n’est pas toujours facile de distinguer l’une de l’autre : les rimes, dont l’examen fournit ordinairement le moyen d’opérer le départ, ne seraient pas dans le cas présent un guide sûr, à cause des licences que l’auteur s’est accordées, outre que ces rimes, par cela qu’elles sont peu nombreuses, ne nous font pas connaître une grande variété de sons. Je commencerai par signaler quelques faits de phonétique qui me paraissent propres au copiste, qu’il n’y a du moins aucune raison d’attribuer ni à G. de Tudèle ni à son continuateur.

i suivi de l devient souvent ia ; ainsi viala (voir au vocabulaire), fial, 7847, mialsoldor, 2888, umialmens, 3406. Ce développement de l’i se rencontre dans le sud de l’Auvergne et dans l’Albigeois à partir de la deuxième moitié du xiiie siècle (ce qui est l’époque de notre ms.). Viala se trouve à diverses reprises dans la charte de Calvinet (sud du Cantal), datée de 1260[243] ; aussi, et très fréquemment, dans les compoids d’ Albi (xive-xvie siècle)[244] : abrial (avril), p. 343, mial (mil), p. 237, 389, 390, piala (pile), p. 247.

ai est employé pour ei dans maitat, 178, 1271, maitetz, 585, maitadatz, 6637, 9313 ; cf. saisanta, compoids d’Albi, p. 147.

au prend la place d’eu dans iau, 126, 1247, 1452, siaus, 1200, 4558 ; de même, à Albi : alhiauramen, p. 75, Bertomiau, p. 105, 174, 193, ciautat, p. 193, iau, p. 194-5, liauras, lhiauras, p. 193-4, Matiau (Mathieu), p. 224, Monjuziau, p. 192-3, reciauta, p. 193[245].

Dans le second poème nous rencontrons un assez grand nombre de cas où ei est substitué à la forme ai, plus fréquente dans le même texte, soit pour le latin habeo, soit, ce qui revient au même, à la première pers. sing. du futur : ei, 2794, 3560, 3618, 5074, 5321, aurei, 5058-9, cobrarei, 5059, destruirei, 5368, farei, 3644, 3802, 4787, 5056, intrarei, 5006, verei, 5006, voldrei, 2775, 3650. — De même sei pour sai (je sais), 3039, 5368.

Le son ei venant d’ai se réduit à é (ou è ?) dans les futurs diiré, 3008, 3873, 5061, donaré, 3986, faré, 5304, recebré, 4646[246].

L’affaiblissement du son ai en ei appartient aussi à l’Albigeois. Je trouve en effet ei, farei dans une charte passée en 1248 à Gaillac[247], et, un peu plus tard, en 1311 et 1313, dans des chartes originaires du même arrondissement[248], iei, gardariei, mostrariei, seriei, où de plus on remarque le développement d’un i parasite[249].

Ces faits, toutefois, ne prouvent pas absolument que le ms. du poème ait été exécuté en Albigeois, parce qu’ils peuvent venir d’un ms. antérieur.

Examinons maintenant quelques autres faits qui remontent certainement à l’auteur.

J’ai indiqué au vocabulaire plusieurs exemples de senhs, sens (sanctus), au cas régime du sing. sent, qui se trouvent en rimes. Sants (sanctos) se trouve aussi en rime (6091) ; mais il est probable que la forme sens, sent, de beaucoup la moins généralement usitée, représente la prononciation habituelle de l’auteur. Il est tout naturel qu’il ait connu la forme avec a, encore qu’elle ne fût pas la sienne propre, mais il l’est moins qu’il ait pu connaître la forme avec e, s’il était d’un pays où elle n’existait pas. Si donc sens, sent, appartient proprement à la langue de l’auteur, nous avons là un indice d’origine qui n’est pas sans valeur. Cette forme se rencontre dans les chartes de Saint-Pierre de Lézat[250], au sud de Toulouse[251] et plus à l’ouest, à Bagnères[252] et en Béarn[253]. Comme la langue offre dès Bagnères des caractères très marqués qui ne se trouvent pas dans notre poème, c’est plutôt le pays de Foix qui aurait été la patrie de l’auteur. Nous avons vu plus haut (p. lviij et suiv.) qu’il était du diocèse de Toulouse, sans être Toulousain ; or Pamiers et Foix étaient au xiiie siècle (jusqu’en 1295) compris dans ce diocèse.

Notre auteur, pressé de rimer, use et abuse des concessions faites aux auteurs de poèmes de longue haleine, et que les Leys d’amors autorisent ou du moins tolèrent. Dans la déclinaison comme dans la conjugaison il admet diverses formes reçues de son temps dans le langage parlé et dans les écrits sans prétentions littéraires, mais ordinairement bannies de la poésie. Ainsi coms (lat. comes) est plus d’une fois employé au cas régime du singulier, 5264, 6242, 6347, 8678[254], au lieu de comte. Il en est de même pour senher et abas[255]. Des exemples pareils se trouveraient en grand nombre en d’autres textes du xiiie siècle[256].

Les Leys d’amors réprouvent l’usage de l’imparfait du subjonctif en a : il ne faut pas dire fossa, fossas, fossa, mais fos, fosses, fos[257], qui est en effet plus étymologique. Néanmoins la forme avec cette terminaison a, qui fournissait une conjugaison si facile[258], se trouve déjà au xiie siècle dans le fragment de la traduction limousine de saint Jean (jaguessa, XIII, 25). Elle est des plus fréquentes dans le second poème, et y présente en certains cas cette particularité que la finale -am, -atz (1re et 2e pers. du plur.) est traitée comme atone ; voy. aux Addit. et corr. la note sur le v. 5002. Ce n’est pas là un caractère de dialecte bien important, puisque cette forme allongée se rencontre en diverses parties du Midi, mais je dois noter qu’elle n’est pas étrangère au pays de Foix d’où je suppose que l’auteur était originaire, car je trouve agessas, en 1176, dans un acte d’hommage de P. de Saint-Félix[259] au comte de Foix[260].

XIII. Conclusion.

Je terminerai par quelques mots sur la présente édition, et d’abord je parlerai du texte.

Le ms. de la chanson est assez peu correct. Les incorrections qu’il présente peuvent être distribuées en deux classes. Les unes altèrent le sens et parfois le détruisent tout à fait ; celles-ci ont pour cause l’ignorance ou l’inattention du scribe qui a exécuté notre unique ms. du poème, ou de ses devanciers. Les autres consistent en de simples modifications de forme comme on doit s’attendre à en trouver dans tout ms. qui n’a pas été exécuté par l’auteur lui-même ou sous ses yeux. Les altérations de cette seconde catégorie ne peuvent manquer d’être particulièrement nombreuses dans la partie composée par Guillem de Tudèle où la langue, par son irrégularité même, provoquait pour ainsi dire les corrections plus ou moins arbitraires des copistes. La seconde partie, œuvre d’un homme du Midi écrivant sa langue, a dû être plus respectée par les scribes, mais toutefois, comme on l’a vu au paragraphe précédent, les éléments font défaut pour rétablir avec certitude la langue de l’auteur. À plus forte raison est-il à peu près impossible de restituer à sa forme originale la langue mélangée de G. de Tudèle. Par suite, je suis arrivé à la conclusion que le parti le plus prudent était de s’en tenir à la graphie de l’auteur. Cette idée n’était pas, tandis que le premier volume s’imprimait, aussi arrêtée chez moi qu’elle l’est maintenant. De là certaines corrections orthographiques qu’il eût mieux valu ne pas faire, de là quelque inconséquence dans la façon de traiter des cas identiques. Le défaut de conséquence est d’ailleurs sans importance parce qu’il s’agit de faits ordinairement assez insignifiants, et surtout parce « que les leçons rejetées du texte sont enregistrées au bas des pages. Quant aux altérations beaucoup plus profondes de la première catégorie, elles ont nécessité de ma part un très grand nombre de corrections dont les unes, celles qui m’ont paru assurées, ont pris place dans le texte, les autres, plus ou moins hypothétiques, étant proposées en note, avec ou sans point d’interrogation, selon le degré de probabilité que je leur attribue. Je me suis aidé, non sans profit, de la rédaction en prose que le premier éditeur avait complètement négligée. Malheureusement, ce remaniement tardif de notre poème abonde en inexactitudes de tout genre et bien souvent n’offre qu’un abrégé de l’original. Désireux d’appeler l’attention des personnes compétentes sur un texte qui, bien que publié depuis 1837, n’avait jamais été étudié avec critique à aucun point de vue, j’ai fait choix de douze passages entre ceux qui présentaient des difficultés pour moi insolubles, et, dans un article spécial[261], j’ai avoué mon impuissance à les expliquer, les soumettant à l’examen de plus habiles. N’ayant reçu aucune réponse satisfaisante, je n’ai pas recommencé l’expérience. Du moins ai-je pris soin, soit par des notes, soit par de simples points d’interrogation, d’indiquer aux critiques les endroits où il convient que leur attention se porte. Le seul secours qui me soit venu du dehors m’a été apporté par un philologue très versé dans la connaissance du provençal, M. Chabaneau, qui, en deux articles publiés par la Revue des langues romanes[262], a proposé un grand nombre de corrections au premier volume. De ces corrections, la majeure partie se rattache à des questions de formes, en elles-mêmes intéressantes, mais qui n’affectent pas le sens. Parmi celles qui impliquent une modification du sens, il en est plusieurs que j’ai adoptées, comme on le verra soit dans les notes de la traduction, soit dans les additions et corrections jointes au second volume. Le défaut de place ne me permettait pas de discuter celles que je n’ai pas cru pouvoir admettre ; mais toutes ont été de ma part l’objet d’un examen attentif.

Le vocabulaire, bien qu’ayant une étendue que d’ordinaire on n’accorde pas aux vocabulaires spéciaux, pourrait cependant recevoir encore mainte addition utile, surtout en ses premières pages. Les notes que j’ai recueillies à ce sujet depuis la publication du tome Ier auraient formé un supplément trop considérable pour être ajouté aux additions et corrections, déjà bien longues, imprimées à la fin du t. II.

La traduction était de beaucoup la partie la plus aisée de ma tâche. Guillem de Tudèle et son continuateur n’ont rien de commun avec Marcabrun ni Arnaut Daniel, et là où le texte est bien établi, il est rare que le sens soit difficile à fixer. Entraîné par l’exemple de Fauriel, de qui la traduction est en général assez littérale, ce qui ne veut pas dire fidèle, j’ai serré le texte de très près. De trop près certainement, car plus j’avançais dans mon travail et plus j’acquérais la conviction qu’un ouvrage tel que notre poème ne doit pas être traduit littéralement. Les mots y ont une valeur très variable selon la place qu’ils occupent dans le vers. Le besoin de rimer a conduit les deux auteurs, surtout le second, à employer une quantité de formules qui ne sont guère que des chevilles, et dont le lecteur qui lit le texte sait apprécier la portée. Mais dans la traduction, où il n’y a pas de rimes, tous les mots ont leur pleine valeur : ce qui n’est en réalité qu’un pur remplissage, auquel l’auteur n’attachait aucune importance, a l’air d’exprimer une idée. De sorte qu’en un certain sens on devient d’autant moins exact qu’on cherche à l’être davantage.

L’annotation historique était une œuvre autrement difficile et importante. Je suis convaincu que tous les personnages mentionnés dans le poème ont vécu et agi dans les circonstances où Guillem de Tudèle et son continuateur les font vivre et agir. La démonstration détaillée de ce fait doit assurer au poème une autorité qui, jusqu’à présent, ne lui a pas été suffisamment reconnue. Il ne m’a pas été possible, je le regrette, de joindre à chaque nom un renseignement ou un témoignage contemporain. J’ai dû me contenter des documents imprimés qui sont parvenus à ma connaissance, et de celles des pièces manuscrites que renferment les dépôts de Paris. Le dépouillement des archives de Toulouse qui s’opère en vue de la nouvelle édition de D. Vaissète mettra probablement au jour des documents qui aideront à combler les lacunes de mon commentaire. Pour ce commentaire comme pour l’édition du texte, le lecteur voudra bien considérer que j’ai eu sur presque tous les points à frayer la voie.

Décembre 1878.
TABLE DE L’INTRODUCTION.

I.
 
Observations générales sur la composition du poème 
 j
II.
 
Sources de l’histoire de la croisade contre les Albigeois : les actes 
 iij
III.
 
Les récits : Pierre de Vaux-Cernai 
 viij
IV.
 
Les récits : Guillaume de Puylaurens 
 xiij
V.
 
Récits épisodiques 
 xix
VI.
 
La chanson : manuscrits existants ou perdus ; rédaction en prose ; Guillem Anelier, imitateur de la chanson 
 xxiv
VII.
 
Guillem de Tudèle : circonstances et date de la composition 
 xxxj
VIII.
 
Guillem de Tudèle : caractère et valeur de son récit 
 xxxix
IX.
 
L’auteur anonyme de la seconde partie de la chanson : circonstances et date de la composition 
 liv
X.
 
L’auteur anonyme de la seconde partie de la chanson : caractère et valeur de son récit 
 lxiv
XI.
 
Guillaume de Tudèle : versification et langue 
 xciij
XII.
 
L’auteur anonyme de la seconde partie de la chanson : versification et langue 
 cvij
XIII.
 
Conclusion 
 cxv

  1. On lit en tête du texte, dans cette édition : Aiso es la cansos de la crozada contr els ereges d albeges, mais cette phrase provençale est l’œuvre de l’éditeur, comme l’indique suffisamment la faute contr els au lieu de contrals.
  2. Vers 2, 28, 119, 185, 202.
  3. Voy. Delisle, Mémoire sur les actes d’Innocent III, dans la Bibl. de l’Éc. des ch., 4, IV, 11.
  4. Innoc. epist., X, LXIX.
  5. D’abord lors du voyage de Raimon VI à Rome, en 1210 (v. 984-94), ensuite au concile de 1215.
  6. Voy. t. II du présent ouvrage, p. 150, n. 3.
  7. XVI, XLVIII.
  8. Nous avons ailleurs encore la preuve que le pape n’était pas le défenseur à outrance de Simon de Montfort qu’il paraît être dans quelques-unes de ses lettres. Ainsi il sut bien l’obliger à rendre aux seigneurs catalans le jeune Jacme d’Aragon que celui-ci s’obstinait, après la mort de Pierre d’Aragon, à garder auprès de lui. Nous avons sur ce point le témoignage de Jacme lui-même, qui est tout à l’honneur du souverain pontife : « E aquest apostoli papa Innocent fo el meylor apostoli, que de la sao que faem aquest libre en .C. anys passats ne hac tan bo apostoli en la esglesia de Roma, car el era bon clergue en los sabers que tanyen a apostoli de saber, e avia sen natural, e dels sabers del mon havia gran partida. E envia tan forts cartes e tan forts missatgers al comte Simon que el hac a atorgar quens redrie a nostres homens » (édit. Aguiló, ch. X ; cf. de Tourtoulon, Jacme I le conquérant, I, 141-2).
  9. Voy. A. Molinier, Bibl. de l’Éc. des ch., XXXIV, 175 et suiv.
  10. Il s’en trouve un certain nombre dans la collection Doat, à la Bibliothèque nationale.
  11. Bibl. nat., lat. 2601.
  12. « Me enim adduxerat [Guido] secum de Francia ob solatium suum in terra aliena peregrinus, cum essem monachus et nepos ipsius. » Fin du chap. LX.
  13. Ch. XXXVII, Bouquet, XIX, 32 a.
  14. Ch. XXII, Bouquet, XIX, 24-5.
  15. Ch. XVI, LXII (les passages sont cités dans le t. II du présent ouvrage, pp. 39, n. 1, et 132, n. 1) et LXXIX.
  16. Vers 3126-31.
  17. Histoire littéraire, XIX, 186.
  18. « De his vel que ipse vidi vel audivi e proximo, duxi aliqua in scriptis posteris relinquenda. » Bouquet, XIX.
  19. Ch. ix.
  20. Ch. XXII.
  21. Ch. XXI.
  22. Ch. VII, VIII, XXX ; voir notamment sur les négociations avec Philippe-Auguste, ch. XXXIV ; sur le siége de Toulouse en 1227, ch. XXXVIII.
  23. Ch. XXV.
  24. Voy. II, 47, n. 1.
  25. Ch. XXVII.
  26. Ch. XXX.
  27. Ibid.
  28. Ch. XIV.
  29. G. de Puylaurens, fin du ch. XVII ; G. de Tudèle, tirades LXVIII à LXXI.
  30. G. de Puylaurens, ch. XXIX ; poème, v. 5119.
  31. V. 5623.
  32. 80,000 dans la chronique d’Aubri (à l’année 1216).
  33. Voy. les Add. et corr. à II, 126, n. 4.
  34. Pertz, Scriptores, t. XXIII.
  35. Pertz, Archiv, X (1851), 216.
  36. Bouquet, XIX, 109 c.
  37. Voy. notamment les Additions et corrections au t. II du présent ouvrage, p. 126, n. 1.
  38. Le passage est rapporté à l’endroit indiqué dans la note précédente.
  39. Voy. II, 188, note 1.
  40. Voy. V. Le Clerc, Hist. litt., XXI, 372 ; Hauréau, Notices et extraits des mss., XXVII, II, 75.
  41. Voy. V. Le Clerc, Hist. litt., XXII, p. 89-95.
  42. Ibid., p. 95.
  43. Ibid., p. 86. — Il y a dans ce récit deux vers à rapprocher du récit correspondant de la chanson. Au moment de marcher au combat Simon adresse à Dieu cette prière :

    Aut hodie, mundi salvator, da michi palmam,
    Aut me de curis eripe, Christe, meis.

    (Éd. Th. Wright, Roxburghe Club, 1856, p. 86.)

    de même dans la chanson (v. 8411-2) :

    . . . . . . . . .Jhesu Crist dreiturers,
    Huei me datz mort en terra, o que sia sobrers !

  44. Dans le récit de la mort de Simon de Montfort :

    Hinc Amalricus, illinc Laceyus Hugo,
    Hic Boree similis, provolat ille Notho,
    Symonis hic natus, miles crucis ille, per hostes
    Prorumpunt quorum mors volat ante manus.

    (Édit. citée, même page.)
  45. Voy. II, 45, n. 4, et 253, n. 3.
  46. Lexicographie latine du XIIe et du XIIIe siècle, dans le Jahrbuch f. romanische und englische Literatur, tomes VI à VIII. Pour Jean de Garlande, voy. VII, 144-62, et 287-321.
  47. Ce ms., qui est un recueil de divers écrits scolastiques, — j’en donnerai prochainement la description — contient deux copies du dictionnaire de Jean de Garlande. C’est à la suite de la première que se trouve l’explicit précité. Je relève dans ces deux textes un passage emprunté encore au commentaire du paragraphe sur les machines de guerre, qui a trait à Toulouse, et qui manque dans les mss. consultés par M. Hauréau : « Trabucheta, gallice trebuchet, et est magna machina muralis, quod bene expertum est castrum Nerbonense » (fol. 19 b). Le Château Narbonnais, qui n’était guère connu des copistes anglais, a été étrangement défiguré dans l’autre copie contenue dans le même ms. « Trebucheta, maxima machina et terribilis quando (lis. quod) bene est expositum (lis. expertum) castrum Verdonense » (fol. 182).
  48. No 2708 du catalogue de de Bure.
  49. On lit en effet au dernier feuillet : « Jorda Capella deu sus aquest romans .XV. tornes d’argentz nos quel prestem a .vi. de février .M CCC XXXVI. »
  50. Sainte-Palaye s’était fait faire de ce poème une copie qui est à l’Arsenal (Belles-lettres françaises, 183), et il en avait projeté un glossaire dont les bulletins sont conservés à la Bibliothèque nationale, Moreau, 1831. On peut voir une note de lui sur le même poème dans le vol. CXVI de la collection Bréquigny, fol. 65-6.
  51. M. Paquet est décédé à Passy en janvier 1876.
  52. Voir au t. I de la présente édition la note des vers 3806-7.
  53. Hist. des comtes de Tolose, p. 319.
  54. Hist. de Languedoc, III, 324.
  55. M. Lacabane, directeur honoraire de l’École des chartes, possède une copie de cette chronique faite sur le ms. de Grenoble, qu’il a bien voulu me communiquer. C’est d’après cette copie que j’ai noté dans mon édition les variantes fournies par cet extrait.
  56. Lambert, Catal. des mss. de Carpentras, II, 397.
  57. Une nouvelle édition qui reproduit le texte de Vaissète complété, quant à la lacune, par celui de Du Mège, a paru à Toulouse en 1863 : Histoire anonyme de la guerre des Albigeois, nouvelle édition ... par un indigène [le marquis de Loubens]. Toulouse, Bompard. C’est cette édition que je cite.
  58. Fauriel, p. VII.
  59. Voy. au t. I la note du v. 91.
  60. Histoire des Albigeois . . . . . . . . . le tout recueilli fidèlement de deux vieux exemplaires écrits à la main, l’un en langage du Languedoc, l’autre en vieux françois........ 1595, in-8o.
  61. Voir aux Addit. du t. II, p. 17, note 10.
  62. Comensa la cansos que maestre W. fit
    Us clercs qui en Navarra fo a Tudela noirit

    (Vers 2 et 3.)
  63. Puis vint a Montalba si com l’hestoria dit,
    S’i (S[i] i ?) estet onze ans, al dotze s’en issit.

    (Fragment de Raynouard.)
  64. Senhors, oimais s’esforsan li vers de la chanso
    Que fon ben comenseia l’an de la encarnatio

    Del senhor Jhesu Crist ses mot de mentizo
    C’avia M. CC. e X. ans que venc en est mon,
    E si fo lai en mai can florichol boicho ;
    Maestre W. la fist a Montalba on fo.

    (V. 203-7.)
  65. Voy. la traduction p. 2, note.
  66. Ch. l. de c. de l’arr., de Montauban.
  67. Autre ch. l. de c. du même arrondissement.
  68. Voy. v. 1707. La chronologie de Guill. de Tudela, ici comme en d’autres endroits, manque de précision, mais on sait que les faits racontés immédiatement avant dans le poème (la prise de Montferrand, l’expédition en Albigeois) sont de mai et juin 1211.
  69. Voy. le texte, v. 2334, et la traduction, p. 128, note 5.
  70. Li bons princes Raymons qui la teste ot colpée,
    Que Sarrazin ocirent, la pute gens desvée,
    Ceste canchon fist faire, c’est verité provée.
    Quant l’estoire l’en fu devant lui aportée
    Chil qui la canchon fist en ot bone soldée ;
    Canoines fu Saint Pierre et provende donnée.

    (Bibl. de l’École des chartes, II, 441.)

    Le Roux de Lincy, qui a cité ce passage, a pris le prince d’Antioche pour le comte de Toulouse Raimon de Saint-Gilles, lequel ne portait pas le titre de prince et mourut de mort naturelle.

  71. Voy. trad. p. 133 n. 1.
  72. Voy. le poème v. 2397.
  73. Voy. le poème, laisse CXIX.
  74. Les archives du chapitre de Saint-Antonin forment l’un des fonds des archives départementales du Tarn-et-Garonne. M. G. Bourbon, alors qu’il était archiviste de ce département, a bien voulu, à ma demande, faire dans ce fonds quelques recherches qui sont demeurées sans résultat, les documents du temps de G. de Tudèle y étant très-rares.
  75. Le traité qui mit fin à cette lutte, au bas duquel figure le nom du comte Baudouin, est de juillet 1210 (Vaissète, III, 196, et pr. n° XCVIII).
  76. Voy. la laisse LXXVII.
  77. Cf. Guill. de Puylaurens, ch. XVIII.
  78. Pierre de Vaux-Cernai, ch. LXXV ; Guill. de Puylaurens, ch. XXIII.
  79. Voy. sur ces routiers II, 109, note 1.
  80. Il considère les Algais comme de simples brigands.
  81. Voir le texte de ce sirventès dans mon Recueil d’anciens textes, partie provençale, n° 18. La forme en est imitée d’une pièce de Raimon de Miravals adressée à Pierre d’Aragon, Parnasse occitanien, p. 229 ; Mahn, Werke d. Troubadours, II, 128.
  82. Voir le premier chapitre de la chronique de G. de Puylaurens. On sait quels efforts fit Innocent III pour renouveler le haut clergé du Midi ; mais il ne paraît pas avoir obtenu un succès bien durable. Au commencement du xive siècle Raimon del Cornet accusa les évêques d’admettre dans les ordres, moyennant finance, des gens illettrés : que a un menestayral | Fan per deniers tonsura (Raynouard, Lexique roman, I, 456, pièce placée à tort sous le nom de P. Cardinal). Plus tard dans le même siècle les clercs du Midi avaient une réputation bien établie d’ignorance, témoin ce passage du Songe du Vergier, où l’auteur, se plaignant de la mauvaise distribution des bénéfices, s’exprime ainsi : « Mais qui seront ceulx qui (= qu’ils, le pape et les siens) nous mettront en leurs lieux (au lieu des prudhommes instruits et vertueux) ? Certes bestes vestues et asnes desferrez, soient de Lymoges ou d’Auvergne, ou de la Ricordanne, ou d’autre partie de Guyenne, sans lecture et sans aucune discipline, et aucunes foys gens corrompus et plains de crime » (édit. Jehan Petit, s. d., fol. d ij r°, col. 2).
  83. « Sunt autem alii qui dicuntur joculatores, qui cantant gesta principum et vitas sanctorum et faciunt solatia hominibus in egritudinibus suis vel in angustiis suis, et non faciunt innumeras turpitudines sicut faciunt saltatores et saltatrices... Si autem non faciunt talia, sed cantant gesta principum in instrumentis suis, ut faciant solatia hominibus, sicut dictum est, bene possunt sustineri taies, sicut ait Alexander papa » (Somme de pénitence du xiiie siècle citée dans la préface de Huon de Bordeaux, éd. Guessard et Grandmaison, p. vj). Dans cet extrait sont désignés plutôt ceux qui récitent ou chantent les poèmes que ceux qui les composent, mais les deux fonctions étaient souvent remplies par la même personne, et d’ailleurs la bienveillance de l’Église devait a fortiori s’appliquer aux auteurs des écrits considérés comme louables.
  84. V. 2525.
  85. V. 801.
  86. V. 1549. Cet Aimeric n’est pas différent d’« Aimeric de Monrial » qui figure dans la vie de Raimon de Miraval (Parn. occit., p. 221) en compagnie de plusieurs des plus brillants seigneurs du temps.
  87. V. 425-8.
  88. V. 514-6. Guill. de Tudèle ajoute « Puis l’en blâma fort sa mère Alazais ». Dans l’unique texte de Raoul de Cambrai qui nous soit parvenu, c’est avant l’expédition d’Origni, et non après, qu’Aelis adresse à son fils des représentations (éd. Le Glay, p. 48), et entre l’incendie d’Origni et la mort de Raoul il n’y a aucune entrevue de la mère et du fils. Guillem aura été mal servi par ses souvenirs, ou peut-être connaissait-il une rédaction différente de la nôtre.
  89. V. 562-6 ; cf. la note du texte et celle de la traduction.
  90. V. 1643.
  91. V. 2068-72 ; voy. la note de la traduction.
  92. V. 28-31.
  93. Labbe, Nova bibliotheca, II, 296.
  94. Bartsch, Denkmæler d. provenz. Literatur, 91, 25-6 ; Milá, Trovadores en España, 274.
  95. Chronique de Lambert d’Ardres, édit. Godefroy-Ménilglaise, p. 311. L’éditeur propose avec raison de corriger commendator en commentator.
  96. Cette première partie est celle que M. P. Paris a publiée sous le titre de Chanson d’Antioche. — Aimaro Monaco, archevêque de Césarée, puis patriarche de Jérusalem (1202), fait mention, en un endroit du poème qu’il a composé sur la prise d’Acre en 1191, des « Gesta Antiochenorum » :

    Sicut gesta referunt Antiochenorum.

    (V. 580.)

    M. Riant, dans l’édition qu’il a donnée de ce poème par lui restitué à son auteur, ne pense pas que cette allusion puisse être rapportée à aucun autre ouvrage qu’à la chanson d’Antioche, et il rapproche les vers d’Aimaro d’un passage du poème publié par M. P. Paris. Remarquons qu’Aimaro peut avoir connu cette chanson de geste sous sa forme première. (Voy. Haymari Monachi...... de expugnata Accone liber tetrastichus, Lugduni, Perrin, 1866, p. LX, ou la thèse du même, de Haymaro Monacho, 1865, p. 57.)

  97. Et indépendamment aussi du comte de Poitiers Guillaume VII (IX comme duc d’Aquitaine) qui, selon un passage bien souvent cité d’Orderic Vital, composa un récit des malheurs qu’il avait éprouvés en Terre-Sainte. Ce récit, en tout cas, d’après les termes mêmes du chroniqueur : miserias captivitatis sue... multociens retulit rhythmicis versibus (éd. Le Prévost, IV, 132), devait se rapporter à des événements postérieurs à la prise de Jérusalem, et par conséquent n’avait rien de commun avec Antioche. En outre, il n’est nullement certain qu’il fût rédigé en forme de chanson de geste.
  98. Le Polybiblion (1878, p. 285) a signalé, dans une note communiquée par M. Riant, la disparition de ce ms. qui, vraisemblablement, se retrouvera un jour dans quelque bibliothèque privée.
  99. Les voici :

    La batalha tengueron lo divenres mati,
    Pres la Bafumaria el cap de Pont Petri.

    Pont-Petri est probablement une mauvaise leçon ; le voisinage de la Bafumaria indique qu’il s’agit du pont sur l’Oronte, le Fer ou Ferne des textes romans, qui était situé au N.-O. de la ville. La porte qui mettait Antioche en communication avec ce pont est appelée par Graindor la « porte de Fer de la mahommerie » {Chanson d’Antioche, éd. P. Paris, I, 229). — Il est bien à désirer que la publication complète du fragment signalé par M. Milá ne se fasse pas attendre.

  100. Vers 799 et suiv.
  101. V. 1027.
  102. V. 1431.
  103. V. 1594-6.
  104. À la prise de Béziers, v. 496 et suiv. ; à celle de Saint-Antonin, v. 2384-5.
  105. V. 496-500.
  106. V. 1598-1600 et 1625-7.
  107. Fin du ch. LII. Le panégyriste de Simon affectionne cette expression ; il la répète encore à la fin du ch. LIII.
  108. « Nous avons été élevés avec eux ; nous avons des parents parmi eux et nous les voyons vivre honnêtement. » Ainsi répondait un seigneur du Midi à l’évêque Folquet qui lui reprochait de ne point chasser de ses terres les hérétiques ; G. de Puylaurens, fin du chap. VII.
  109. Fin de la tirade LVIII et tirade LIX à LXI.
  110. V. 1517-21.
  111. V. 2483 et suiv.
  112. V. 168 et suiv.
  113. V. 1945 et suiv.
  114. V. 842-5.
  115. V. 358.
  116. V. 112.
  117. V. 741.
  118. V. 1554.
  119. V. 2161.
  120. Tirades II et suiv.
  121. V. 300 et suiv.
  122. Tirades XXVI-XXXII.
  123. V. 831 et suiv.
  124. Voy. II, 43 n. 2, et les Additions et corrections.
  125. Voy. notamment v. 1110-1, 1130-2, 2733-8.
  126. Tirades LIX, LXI.
  127. Fin de la tirade XLVII.
  128. Voy. plus loin §§ XI et XII.
  129. C.-à-d. son fils J.-C. ; mais ce sens n’est pas très satisfaisant. Voir aux Addit. et corr. la note sur I, 9573-5.
  130. Voici ces lignes dont on trouvera le texte à la p. 384 du t. I : « Adonc, quand ledit siège fut mis, on leur tira de la ville maint coup de pierrier et d’autres engins, tellement qu’ils n’osaient se trouver audit siège. Et adonc ils leur sont venus donner l’assaut ou fait semblant de le donner, mais ceux de ladite ville les ont reçus en telle forme et manière qu’ils s’estimèrent heureux de s’en retourner ; et tellement se défendirent depuis lors les assiégés qu’enfin les assaillants furent forcés de lever le siège et de s’en aller comme ils étaient venus, à leur grande confusion et dommage ; là où se comporta fort vaillamment ledit jeune comte, fils dudit comte Raimon, appelé aussi par son nom Raimon, comme son père, et aussi tous les autres seigneurs et barons qui étaient dans ladite ville avec ledit jeune comte. » Étant donné le fait connu de la levée du siège, il n’était pas besoin de beaucoup d’imagination pour écrire un aussi pauvre récit.
  131. V. 5569.
  132. Parage, qui occupe dans la seconde partie du poème la place qu’un poète moderne accorderait à l’idée de patrie, a été plus d’une fois célébré par les troubadours ; voir par ex. la pièce Molt era dous el plazeus (publiée par E. Stengel, Rivista di Filologia romanza, I, 41), qui lui est tout entière consacrée, et le sirventès Vai Hugonet ses bistensa (Parn. occit., p. 392), adressé au roi d’Aragon peu avant la bataille de Muret.
  133. V. 5646-7.
  134. V. 6437-8.
  135. V. 6250-4, 6442, 9577-8.
  136. Je traduis en paraphrasant, pour mieux faire ressortir le sens ; lialtatz est employé dans le sens de l’anglais loyalty.
  137. V. 6602-4.
  138. Voy. II, 273, note 2.
  139. II, 346, note.
  140. V. 9495-501.
  141. V. 9551-5.
  142. Voy. II, 273, note 2.
  143. Introduction à son édition du poème, p. XXIV.
  144. Ou plutôt de son fils.
  145. V. 3732-3844.
  146. V. 3916-4964.
  147. Tirade CLXXXI. Par une erreur d’impression, la date placée en haut des pages dans la traduction est 1216, au lieu de 1217. Cette dernière date devrait commencer à la tirade CLXXX, au siège de Montgranier, qui dura du 6 février au 24 mars 1217 (n. st.).
  148. V. 5669.
  149. V. 3006-14.
  150. V. 2950-79.
  151. V. 3022-31.
  152. Les tirades 141 et 142, vv. 3093-3160.
  153. Fin du ch. LXXIV.
  154. Fin du ch. LXXV
  155. Voy. les textes cités ou indiqués, II, 193, n. 2.
  156. P. LXXXIX-XC.
  157. Mansi, Concilia, XXII, 953-1086.
  158. V. 3574 ; voy. II, 192, note 2.
  159. Voy. II, 150, n. 3.
  160. « ... Fuerunt ibi aliqui, etiam, quod est gravius, de prælatis, qui negotio fidei adversi, pro restitutione dictorum comitum laborabant. » Voy. le passage entier, II, 193, n. 2.
  161. « In eodem concilio papa .....comitem Sancti Ægidii, qui vocabatur Tolosanus, et ejus filium damnatos de hæresi videbatur velle restituere ad terras suas, quas eis catholici una cum nobili comite Simone Montisfortis, mandato Romanæ ecclesiæ, per Dei adjutorium abstulerant, et de ejusdem papæ licentia possidebant ; quod ne fieret, universum fere concilium reclamabat. » Guill. le Breton, 1215, Bouquet, XVII, 109 b.
  162. V. 3675 et 3678.
  163. Voir la liste des vers 3848 à 3864, et les notes de la traduction.
  164. J’ai fait cette vérification à Beaucaire même, en m’aidant des anciens compoids, qui remontent à 1390.
  165. Voy. II, 217, note 2.
  166. V. 5010-3.
  167. Voy. II, 259, n. 4.
  168. Tirades 171 à 179.
  169. Pierre de Vaux-Cernai, fin du ch. LXXXIII ; Bouquet, XIX, 107 c.
  170. V. 5070-9.
  171. Tirades CLXXIV et CLXXV.
  172. V. 5294-5340.
  173. Fin du ch. LXXXIII ; Bouquet, XIX, 107 c.
  174. 30,000 marcs, comme dans le poème, voy. ci-dessus, p. xviij.
  175. Ch. XXIX.
  176. Fin du ch. LXXVIII.
  177. Tirade CLXXX.
  178. Au v. 3874.
  179. Voy. II, 295, note.
  180. Tirade CLXXXI.
  181. V. 5570, 5575.
  182. V. 5790.
  183. V. 5795-814.
  184. V. 5835.
  185. Hist. des comtes de Toulouse, p. 316. J’ignorais ce fait lorsque j’ai écrit la note 4 de la p. 301.
  186. V. 5808-45.
  187. V. 5972 et suiv.
  188. Voy. II, 307.
  189. V. 6127-34.
  190. V. 6140-72.
  191. V. 6347-442.
  192. Voy. la fin de la tirade CXCVIII.
  193. Il occupe un peu plus du tiers de l’œuvre totale, 2300 vers environ, sur 6807 vers dont se compose le second poème.
  194. J’ai cité dans les notes du t. II les principaux passages de son récit, p. 379 et 419.
  195. Fin de la tirade CL.
  196. V. 8452.
  197. V. 8790-942.
  198. Ceci est conforme à l’histoire. Depuis 1216 on a des chartes du jeune comte qui le montrent agissant au lieu et place de son père. Dès l’époque de son mariage, en 1211, celui-ci lui avait fait, au témoignage de G. de Puylaurens (ch. XVIII), donation de Toulouse.
  199. V. 8943-4.
  200. V. 8945-72.
  201. Voy. II, 443, n. 1.
  202. V. 8973-9210.
  203. V. 9216-55.
  204. V. 9307-20.
  205. Voy. II, 462, note 3.
  206. Voy. II, 187, note 2, et les Additions et corrections.
  207. Ce petit vers manque aux laisses 4 et 23, mais c’est sans doute par une omission du ms.
  208. I, 146, 168, 236.
  209. Voy. G. Paris, dans la Romania, IV, 153.
  210. Fragment dans Bartsch, Chrestomathie provençale, 3e édit., col. 185-90.
  211. Fin du § VI.
  212. Cela n’est pas très sûr pour le v. 170 où crozat est attribut ; et dans ce cas l’adjectif est fréquemment traité comme régime.
  213. Voy. Flamenca, préface, p. xxxvi.
  214. Ce cas, où l’hiatus est produit par un monosyllabe, est très fréquent.
  215. Ou una abaya ot ; il faut qu’il y ait dans cet hémistiche un cas d’élision et un cas d’hiatus.
  216. On pourrait être tenté de corriger sia et avia en seit, aveit, car ces formes françaises se rencontrent de temps à autre dans le poème, et sans doute elles étaient à l’origine plus nombreuses (voir le § suivant), mais on ne pourrait corriger serian en seroient sous peine de fausser le vers.
  217. Introduction, p. XVIII.
  218. Dans l’Introduction au poème de la Guerre de Navarre, p. XXIX.
  219. Voy. les recherches de M. Broca, Revue d’anthropologie, IV (1875), 43.
  220. C’est un acte de 1303, Hist. de la guerre de Navarre, p. 375-6.
  221. Ibid., p. 400, 441, 529, 541, 544 (pièce écrite par un « Martin Garceytz de Tudela »), 576, etc. D’autres pièces nous montrent le castillan en usage à Olite (p. 382, 392), à Estella (p. 501), etc.
  222. C’est du moins ce que dit Mayans y Siscar, qui constate la grande conformité entre l’aragonais et le castillan, mais ajoute : « aunque antiguamente la [lengua] Aragonesa se conformava mucho mas con la Valenciana, o per decirlo mejor, era Lemosina », Origenes de la lengua española, I, 54 (§ 74). La lengua lemosina, pour les Espagnols, c’est le catalan. Je crois que Mayans exagère un peu, car Raimon Muntaner constate, au commencement du xive siècle, que, si les Catalans et les Aragonais ont un même seigneur, ils se distinguent beaucoup par la langue : « E sibe Cathalans e Aragonesos son tots de un senyor, la llengua llur es molt departida » (ch. XXIX, éd. Bofarull). L’examen des documents aragonais du moyen âge montre pourtant qu’il y a quelque vérité dans l’assertion de Mayans. Il y a quelques formes plutôt catalanes que castillanes dans deux actes de Jacme le Conquérant, passés à Tudèle en 1251 et 1253, que cite Helfferich, Raymond Lull und die Anfænge der Catalanischen Literatur, p. 47-8, mais, à tout prendre, l’ensemble de ces documents est castillan.
  223. P. xlj et suiv.
  224. Je ne cite pas le sire des vers 710 et 734 parce qu’on peut supposer (et la supposition a été faite par Fauriel) que l’auteur a voulu faire parler ici un de ses personnages en français.
  225. Voy. mon mémoire sur an et en, Mém. de la Soc. de linguistique de Paris, t. I.
  226. Dans le voisinage des Alpes, la finale latine -ata devient, non -ada, mais -aya ou -eia ; voir les Chants populaires de la Provence publiés par D. Arbaud (recueillis pour la plupart dans les Basses-Alpes). Il y a déjà des exemples de cette forme dans le Ludus sancti Jacobi. Mais il va sans dire que ce dialecte n’a pu avoir aucune influence sur G. de Tudèle, qui aura certainement visé à faire des rimes françaises.
  227. Raclot, dans Ogier le Danois, 4633 ; Alexandre, éd. Michelant, p. 309, toute une laisse ; J. de Meung, Rom. de la Rose, éd. Michel, II, 81, honorot (rimant avec ot) ; ibid., 157, pensot (rimant avec sot).
  228. S’il était sûr que l’auteur anonyme se fût appliqué dans le commencement à ne pas trop dépasser la longueur des tirades de la première partie, ce serait une preuve qu’il aurait eu sous les yeux le poème inachevé de Guillem de Tudèle et qu’il se serait proposé de le continuer. Telle est l’opinion que je considère comme la plus probable ; toutefois je ne voudrais pas trop insister sur l’argument tiré de la longueur des laisses.
  229. Je ne compte pas CLVII qui a également 24 vers, parce qu’il y a visiblement une lacune après le v. 3976.
  230. I, 280.
  231. Voy. ci-dessus, fin du § VI.
  232. Voy. Bartsch, Iahrbuch f. romanische Literatur, I, 178-80.
  233. Voy. par ex. le dit dont M. Fr. Michel a publié quelques couplets dans la préface de ses Lais inédits.
  234. L’altération des noms propres en vue de la rime n’est pas un fait rare : il y en a divers exemples dans Girart de Roussillon et en général dans la poésie épique. Ainsi, dans Aubri le Bourguignon, le même personnage est appelé tantôt Fouques (précisément le même nom que dans notre poème), Fouchier, Fouqueré, et même une fois, dans une rime en i (éd. Tobler, 198, 21), Fouqueri.
  235. On trouve de même dans le poème de Guerre de Navarre, en rime, amens 3983, enens 4001.
  236. C’est une forme française (vaillant). Il y a aussi sarjans, 2829 et 2870, mais en dehors de la rime et simplement parce que l’auteur a jugé bon de conserver à ceux que désigne ce mot le nom qu’ils avaient dans l’armée croisée.
  237. Voy. par ex. Bartsch, Peire Vidal’s Lieder, p. LXXVII.
  238. Il y a aussi chapleus, 4562, qui paraît avoir été affublé, en vue de la rime, d’un suffixe qui ne lui est pas habituel.
  239. Cet exemple n’est pas très sûr, parce qu’il y a els torres, et qu’il est difficile d’admettre els pour e las en provençal ; cependant, comme il y en a un autre exemple (els armas, 4534), je l’admettrais à la rigueur. M. Chabaneau pense que torres est pour torriers, mais d’abord il ne s’agit pas ici de touriers : c’est tour qu’il faut entendre. Puis la rime repousse une finale en iers. M. Chabaneau invoque à tort nés, 4106, qui est un mot français (il s’agit de Guillaume au court nez) et qui rime à peu près.
  240. Exemple fort douteux. Voy. les Add. et corrections.
  241. Ces rimes en o atone ne sont pas rares dans la Guerre de Navarre de Guill. Anelier (v. 21, 22, 26, 1463, etc.). Ailleurs, dans Guiraut Riquier, par exemple, et Matfre Ermengaut, on rencontre d’autres finales atones (surtout en es ou en e) rimant avec des toniques : voy. Bartsch, Denkmæler d. provenz. Liter., p. 319, et Zeitschrift f. romanische Philologie, II, 131 ; Mussafia, Handschriftliche Studien, III, p. 4 (C.-r. de l’Ac. de Vienne, XLVI, 410). Les Leys d’amors citent la rime bes-Alexandres, la regardant comme vicieuse, mais comme pouvant être excusée « en los dictatz anticz » (III, 6, 8).
  242. On trouve chez certains troubadours des exemples du mélange d’-ans ayant l’n instable (-as estreit de Faidit) avec -ans ayant l’n stable ; voy. Bartsch, Denkmæler, p. 332 (note sur 179, 4).
  243. Fr. Michel, Hist. de la guerre de Navarre, p. 777.
  244. Isid. Sarrasy, Recherches sur Albi à l’aide des anciens cadastres de la cité. Albi, 1860-2. Cet ouvrage renferme aussi quelques extraits de chartes d’Albi du xive siècle.
  245. On trouve dans le mystère de sainte Agnès Diau pour Dieu, 308, 326, 328, 336, etc., miaus, tiaus pour mieus, tieus, 416, 436, iaus pour ieus, 1214. Des exemples du même fait ont été signalés ailleurs encore, voy. Bartsch, Denkmæler, p. 324 (note sur 72, 1), mais toujours dans des textes d’une origine incertaine.
  246. On rencontre les futurs en -e dans des textes du xive siècle, mais en des cas où le son (ouvert ou fermé) ne se laisse pas déterminer avec certitude ; voy. Bartsch, Denkmæler, p. 328 (note sur 116, 13) ; M. Bartsch se trompe certainement en croyant découvrir là une trace d’influence espagnole.
  247. Rossignol, Monographies communales du Tarn, II, 391.
  248. Bibliothèque de l’École des chartes, 2, III, 250, et XXX, 579.
  249. On peut mentionner ici la réduction qu’on remarque dans les prétérits dont la finale, au lieu d’être ei, est è (ou é ?) : ainsi laiche 4645, rende 3235. Il faudrait trouver ces mots en rime pour déterminer le son (ouvert ou fermé) de la finale, mais il n’y a pas, dans tout le poème, de rimes où ils aient pu prendre place. Dans mon édition j’ai corrigé laiche en laiche[i], mais la réduction de -ei à -e est aussi naturelle pour le prétérit que pour le futur.
  250. Canton du Fossat, arr. de Pamiers.
  251. Voir mon Choix d’anciens textes, partie provençale, no 52. Je vois aussi Sent Roma dans une charte écrite en 1208 par le notaire du comte de Toulouse (Teulet, Layettes du Trésor, I, 314 b), mais nous ne savons pas d’où était originaire ce notaire.
  252. Musée des Archives départementales, p. 169.
  253. Choix d’anciens textes, partie prov., no 54.
  254. Dans le texte j’ai fait à ces passages des corrections que je retire maintenant, comme aussi l’indication du vocabulaire où coms, cas régime, est donné comme propre à la première partie.
  255. Voy. Chabaneau, Revue des langues romanes, 2, I, 203, note.
  256. Coms et vescoms, au cas régime dans la vie de Gaucelm Faidit (Parn. occit., p. 101), plainte du vicomte de Soule en 1252 (Romania, V, 371), etc.
  257. Leys d’amors, II, 396.
  258. Celle de l’imp. de l’ind., du présent du subj. dans les verbes non en ar, et des conditionnels.
  259. Canton de Tarascon-sur-Ariège.
  260. Arch. nat., J 879, no 21.
  261. Romania, V, 267-77. — Depuis j’ai trouvé la solution d’une des douze difficultés, celle du v. 511. Voy. les Additions et corrections du t. I.
  262. Deuxième série, I, 192-208 et 352-63.