La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/Laisse 184

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CLXXXIV

Li Emperere s’est culcet en un pret, L’Empereur s’est couché dans un pré ;
Sun grant espiet met à sun chef li bers ; Il a mis sa grande lance à son chevet, le baron ;
Icele noit ne se voelt il desarmer, Car il ne veut pas se désarmer cette nuit.
Si ad vestut sun blanc osberc safret, Il a vêtu son blanc haubert, bordé d’orfroi ;
2500 Lacet sun helme ki est ad or gemmez, Il a lacé son heaume gemmé d’or ;
Ceinte Joiuse, unkes ne fut sa per, Il a ceint Joyeuse, cette épée qui n’eut jamais sa pareille,
Ki cascun jur muet .xxx. clartez. Et qui chaque jour change trente fois de clarté...
Asez savum de la lance parler Nous pourrions vous parler de la lance
Dunt Nostre Sire fut en la cruiz naffrez : Dont Notre-Seigneur fut percé sur la croix :
2505 Carles en ad l’amure, mercit Deu ! Eh bien ! Charles, grâce à Dieu, en possède le fer
En l’oret punt l’ad faite manuverer. Et l’a fait enchâsser dans le pommeau doré de son épée.
Pur ceste honur e pur ceste bontet À cause de cet honneur, à cause de sa bonté,
Li nums Joiuse l’espée fut dunez. On lui a donné le nom de Joyeuse ;
Barun franceis ne l’ deivent ublier : Et ce n’est pas aux barons français de l’oublier,
2510 Enseigne en unt de Munjoie crier ; Puisqu’ils ont tiré de ce nom leur cri de Montjoie ;
Pur ço ne ’s poet nule gent cuntrester. Aoi. Et c’est pourquoi aucune nation ne leur peut tenir tête.


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Vers 2496. — Lire culchet.

Vers 2497. — Lire ber. O.

Vers 2498.Ne s’volt. Mu. Le manuscrit porte nettement ne se.

Vers 2499.Saffret. O. Safret ne prend le plus fréquemment qu’un seul f.

Vers 2500.Laciet. O. La forme lacet se trouve au vers 212. ═ Elme. O. V. la note du vers 996. ═ A or. O. V. la note du vers 2491. ═ Gemmet. O. Pour le cas sujet, il faut gemmez.

Vers 2501.Unches. O. V. la note du vers 629. ═ Joiuse. — Nous allons résumer, en quelques propositions brèves, l’histoire de l’épée Joyeuse. a. D’après Fierabras (vers 654-657), l’épée Joyeuse est l’œuvre de ce fameux forgeron Veland, qui, d’après le Chevalier au Cygne, Doon de Mayence, Huon de Bordeaux, etc., avait aussi forgé Durendal ; Floberge, l’épée de Renaud ; Hauteclere, l’épée d’Olivier ; Courtain, l’épée d’Ogier ; Merveilleuse, l’épée de Doon, etc. (Cf. Veland le Forgeron, Dissertation sur une tradition du moyen âge, par Depping et F. Michel, pp. 32-46 et 80-95.) ═ b. D’après le Charlemagne de Girart d’Amiens (B. N. 778, f° 35 r° B.), l’épée Joyeuse aurait d’abord appartenu à Pépin. Ses deux bâtards, Heudri et Lanfroi, s’en étaient d’abord emparés ; mais elle fut rendue à Charles, après ses premiers exploits chez le roi Galafre (B. N. 778, f° 35 r° B.), alors qu’il venait de tuer Braimant et allait être adoubé chevalier. ═ c. Cette version est loin d’être adoptée par tous les légendaires. D’après la Cronica general de España d’Alfonse X, ce fut Galienne qui donna au jeune Charles l’épée Giosa, et elle lui avait été donnée à elle-même par le Sarrazin Braimant. Aussi, lorsque Charles engagea cette lutte terrible contre l’émir, se servit-il de Joyeuse pour conquérir Durendal : car Braimant possédait alors la fameuse « Durendarte », et il en porta tout d’abord un rude coup à son jeune adversaire. Mais Charles ne se déconcerta point et coupa, d’un coup de Joyeuse, le bras droit du païen, qui prit la fuite. « Et l’enfant Charles descendit de cheval, et prit l’épée Durendal qui gisait à terre ; puis, il suivit Braimant avec les deux épées dans les mains, » et le tua. (V. l’Histoire poét. de Charlemagne, p. 237.) ═ d. Quoi qu’il en soit, Charles portait Joyeuse à son côté, quand il fit ce fameux voyage à Constantinople, dont la Karlamagnus Saga nous a conservé un récit simple et primitif (indépendamment de sa 8e branche, où elle reproduit le Voyage en vers français qui est parvenu jusqu’à nous). À la suite d’un vœu qu’il avait fait, l’empereur des Francs entreprend un pèlerinage à Jérusalem : à son retour, il passe par Constantinople et délivre le roi grec des païens envahisseurs. Celui-ci, pour lui témoigner sa reconnaissance, lui offre les reliques de la Passion, et notamment le fer de la lance dont Notre-Seigneur avait été percé sur la croix. (Bibl. de l’École des Chartes, XXV, 102, Analyse de la Karlamagnus Saga, par G. Paris.) Et c’est alors que Charles mit cette très-précieuse relique dans le pommeau de son épée. ═ e. C’est alors aussi (suivant la Karlamagnus Saga, l. I. et la Chanson de Roland, v. 2508) qu’il donna à son épée le nom de Joyeuse. (Giovise, dans la Saga ; Joiuse, dans le poëme français.) Depuis lors, le cri national des Franks fut Munjoie. (Dans la Saga, Mungeoy.) Le Faux Turpin, de son côté, appelle l’épée de Charles Gaudiosa ; l’auteur de Philomena, Jocosa, et Guillaume le Breton, Jucunda. ═ f. Le mot Joyeuse signifie « précieuse », et ce nom de Monjoie (meum gaudium) se rapporte à l’épée de Charlemagne dans le sens de joyau précieux. « Ce qui achève de le prouver, c’est le nom de Précieuse donné à son épée par l’amiral Baligant, en rivalité de la Joyeuse de Charlemagne. » (Génin, Roland, p. 422.) ═ j. Joyeuse a certains caractères distinctifs qu’il convient d’énumérer. Sa clarté est incomparable : Unches ne fut sa per. — Ki cascun jur muet XXX clartez. (Vers 2501, 2502). Ki pur soleil sa claretet n’en muet. (Vers 2990.) Elle tremble quand on la tient nue. (Prise d’Alexandre, xiiie s., cité par G. Paris, Hist. poet. de Charlemagne, 373.) Enfin, elle préserve de l’empoisonnement son heureux possesseur ; nous croyons du moins qu’il faut ainsi comprendre ces vers d’Aspremont : Qui l’a sor lui ja ne soit en pensé — Que au mangier l’ait on empoisonné. (G. Paris, l. I.) Aux mains de Charles, c’est une arme terrible : « Il était d’une si grande vigueur, dit la Chronique de Turpin, que d’un seul coup de son épée il tranchait le cheval et le cavalier. » (Cap. xx.) Au combat de Saint-Faconde, le roi des Franks le fit bien voir. Tirant Joyeuse du fourreau, il trancha par le milieu du corps un grand nombre de païens. (Ibid., cap. viii.) ═ g. C’est cette épée cependant qui lui fut très-insolemment volée par l’enchanteur Maugis. (Renaus de Montauban, édit. Michelant, p. 306.) ═ h. D’après le Couronnement Looys (B. N. 774, f° 19, 2°), on n’a pas couché, mais assis dans son tombeau le grand empereur mort ; son épée a été placée dans son poing, et elle menace encore les païens, « la pute gent averse. » ═ i. D’autres poëtes mettent ensuite Joyeuse aux mains de Guillaume au Court-Nez : Cho est Joiuse où durement se fie. (Aliscans, vers 469 de l’éd. Guessard. — Voir aussi d’autres textes dans le Roland de Fr. Michel, 1re éd., pp. 193, 194.)

Vers 2502-2505. — Karlamagnus resta ceint de son épée, nommée Joius, qui était à trente couleurs pour chaque jour. Et il possède un clou avec lequel Notre-Seigneur fut attaché à la croix. Il l’a mis dans le pommeau de son épée, et, à l’extrémité, quelque chose de la lance du Seigneur, avec laquelle il fut percé. (Karlamagnus Saga, ch. xxxviii.) Notre Chanson ne parle pas du saint Clou. ═ La Keiser Karl Magnus’s Kronike abrége violemment tout ce passage.

Vers 2504.Naffret. O. Pour le cas sujet, il faut nafrez.

Vers 2505.Carles en a l’amure... La lance dont Notre-Seigneur fut percé sur la croix, a été l’objet de nombreux récits pendant toute la durée du moyen âge. Il est facile de reconnaître ici deux grands courants légendaires tout à fait distincts l’un de l’autre, et qui ne se sont jamais confondus. Le premier est celui de nos Chansons de geste ; le second celui des Romans de la Table Ronde. Nous les étudierons l’un après l’autre. 1° L’auteur de notre Roland ignorait absolument les traditions « celtiques », qui ne se sont guère répandues en France qu’une cinquantaine d’années plus tard. Mais, en revanche, le Voyage à Jérusalem et à Constantinople nous montre, dans notre cycle carlovingien, le grand empereur rapportant de Jérusalem les reliques de la Passion, qu’il dépose à Saint-Denis, et cette légende remonte tout au moins à la fin du xe siècle. Seulement dans le vieux poëme il n’est pas question de la lance. C’est la Karlamagnus Saga, reproduisant sans doute une autre Chanson française, qui nous en parle très-explicitement, et considère la pointe de cette lance comme un présent que le roi de Constantinople fit au roi de Saint-Denis. Et la Saga ne manque pas de nous apprendre que Charles incrusta cette précieuse relique dans le pommeau de son épée, que, depuis lors, il nomma Giovise : d’où le cri de Mungeoy. (V. la note du vers 2501.) ═ 2° Tout autre est la tradition « celtique » ; mais il est malaisé de pénétrer ici jusqu’à la véritable source de la légende. Deux systèmes, deux écoles sont aujourd’hui en présence : d’une part, M. de la Villemarqué ; de l’autre, M. P. Paris. ═ M. de la Villemarqué fait remonter au delà des temps chrétiens l’histoire merveilleuse de la lance. Suivant lui, le célèbre Graal existait de temps immémorial dans les poésies bardiques (?). C’était dès lors un vase magique communiquant la science universelle, guérissant toutes les blessures etc. La lance sanglante aurait été, avec ce bassin merveilleux, le symbole militaire des Bretons dans leur lutte contre les Anglo-Saxons. Depuis le vie jusqu’au xiie siècle, les fables s’accumulent autour de la lance et du bassin magique. Au commencement du xiie siècle, un conteur gallois (?) donne un corps à la légende de Peredur (le Compagnon du bassin), qui quitte la cour d’Arthur et qui, pour conquérir le bassin et la lance, combat lions, serpents, sorcières et monstres de toutes sortes. Cette histoire de Peredur (H. de la Villemarqué, Romans de la Table Ronde, 3e éd., pp. 145-146) se raconte encore aujourd’hui dans les campagnes bretonnes, et M. Ém. Souvestre assure l’avoir écrite sous la dictée d’un paysan. Il s’agit, dans ces récits populaires, d’un certain Peronik, que l’on appelle « l’idiot », et qui est, en effet, un enfant aussi simple que pauvre. Cependant Peronik, à force de patience et d’observation, parvient à conquérir, au fond d’une caverne magique, le bassin d’or qui guérit tous les maux et ressuscite les morts, et la lance à pointe de diamant qui tue et brise tout ce qu’elle touche. Pour y arriver, il traverse le bois enchanté, cueille la fleur qui rit, passe le lac des dragons, combat l’homme à la boule de fer, franchit le vallon des plaisirs, etc. (E. Souvestre, Foyer breton, II, p. 137.) C’est, comme on le voit, l’histoire de Perceval le Gallois, modifiée par le temps et le peuple... ═ b. M. Paulin Paris parle tout différemment. (Romans de la Table Ronde, I, pp. 93 et suivantes.) La légende, suivant lui, aurait une origine chrétienne. Il aurait, dès les iiie et ive siècles, circulé chez les Bretons insulaires certains récits qui faisaient de Joseph d’Arimathie le premier apôtre de la Bretagne. Or Joseph possédait le vase où il avait recueilli le sang du Sauveur : il avait, d’ailleurs, reçu de Dieu des dons plus précieux, et était notamment investi du droit de faire des évêques. De telles idées s’accordaient trop bien avec les prétentions des Bretons à l’indépendance religieuse. Pour ne pas dépendre de Rome, ils s’armèrent de ces prétendues traditions. Vers l’an 720, un clerc du pays de Galles écrivit, dans l’intérêt de ce schisme, le fameux Gradale ou Liber gradalis, qui donnait un corps à la légende du vase miraculeux. Mais il ne semble pas être ici question de la lance. Ce livre, d’après M. P. Paris, serait demeuré secret depuis le viiie jusqu’au xiie siècle, et ce secret s’expliquerait assez bien par les idées d’indépendance qu’une telle œuvre pouvait favoriser contre la suprématie des papes. C’est en France que le Gradale fut un jour traduit, développé, embelli, et ce fait important doit être placé entre les années 1160 et 1170. Telle est, en effet, la date du Joseph d’Arimathie de Robert de Boron. Quelques années après, un auteur inconnu écrivait le Saint-Graal en prose. De là à Parceval le Gallois, il n’y a qu’un pas... ═ Nous venons d’exposer tour à tour les deux systèmes de MM. Paris et H. de la Villemarqué : notre intention n’est pas de décider entre les deux. Nous nous contenterions volontiers de croire qu’il y a du vrai dans l’un comme dans l’autre, et que les deux légendes, païenne et chrétienne, ont pu se fondre. Quoi qu’il en soit, leur point d’arrivée à toutes deux est, comme nous l’avons vu, Perceval le Gallois, dont l’auteur est Chrestien de Troyes, mort avant l’année 1190. En voici le résumé... Perceval est le fils d’une pauvre veuve du pays de Galles, que sa mère veut à tout prix éloigner de la condition militaire, mais qui rencontre un jour des chevaliers de la cour d’Arthur, et ne peut résister à sa vocation chevaleresque. Il traverse mille aventures, et, après s’être oublié dans l’amour de Blanche-Fleur, arrive un jour dans un château merveilleux. Un valet paraît, portant une lance d’où coule une goutte de sang ; puis deux damoiselles, dont l’une tient un bassin d’or, un graal. Perceval est dans le palais du Roi-Pécheur. Par malheur, il n’est pas assez curieux pour demander l’explication de « la lance qui saigne ». De là ses infortunes. Il perd soudain la mémoire ; bien plus, il reste cinq ans sans entrer dans une église. Mais enfin, un jour de vendredi saint, il confesse ses péchés, il communie, il renaît à une vie nouvelle. Ici commencent d’autres aventures. Perceval, réhabilité et pur, se met à la recherche du bassin d’or et de la lance. Mille obstacles l’arrêtent ; mille séductions le tentent : il en triomphe et arrive de nouveau chez le Roi-Pécheur. Il n’oublie pas cette fois de demander « pourquoi la lance saigne ». On lui répond que c’est celle dont Longus perça le côté du Sauveur sur la croix, et que le bassin d’or est celui où Joseph d’Arimathie a recueilli le sang divin. Le graal guérit toutes blessures et ressuscite les morts ; mais il faut, pour en approcher, être en état de grâce. Perceval donne alors la preuve qu’il est le plus pieux chevalier de la terre, et se met tout aussitôt à la poursuite d’un certain Pertinax, qui a jadis volé au Roi-Pêcheur une épée merveilleuse. Il atteint ce misérable, il le tue. Le Roi-Pécheur abdique alors en sa faveur, et Perceval règne glorieusement pendant sept ans. Mais, au bout de ce temps, il se fait ermite et meurt en odeur de sainteté. Le jour de sa mort, le bassin et la lance furent transportés au ciel. Ils y sont encore et y seront toujours... ═ Telle est l’analyse, très-rapide, de l’œuvre de Chrestien de Troyes, qui, par malheur, est encore inédite. La lance, comme on le voit, y tient une place considérable ; mais la Chanson de Roland est absolument étrangère à toutes ces fables. On voit par là quel abîme sépare les deux Cycles.

Vers 2506. — Il ne s’agit ici que de l’amure ou de la pointe de la lance, mais non pas de la lance elle-même. Or, suivant une tradition ancienne reproduite par Guillaume de Malmesbury (Pertz, X, p. 480), Hugues Capet envoya à Ethelstan, roi d’Angleterre, la lance de Charlemagne. « Elle passait, dit l’écrivain anglais, pour être la même qui fut enfoncée dans le côté du Seigneur par la main du centurion. » Cette citation est de M. G. Paris. (Histoire poétique de Charlemagne, p. 374.) ═ Manuvrer. Mu. V. la note du vers 38.

Vers 2508.Dunet. O. Li nums étant un masculin, il faut, pour le s. s., dunez.

Vers 2509.Baruns. O. D’après notre note du vers 20, il faut barun.

Vers 2511.Gent. O. Lire genz, d’après notre note du vers 611.

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