La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition classique/Troisième partie

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Troisième partie – Les Représailles
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LE CHÂTIMENT DES SARRASINS

CLXXVIII

Morz est Rollanz, Deus en ad l’anme es cels... Roland est mort : Dieu a l’âme aux cieux...
— Li Emperere en Rencesvals parvient. — L’Empereur, cependant, arrive à Roncevaux.
Il n’en i ad ne veie ne senter, Pas une seule voie, pas même un seul sentier,
2400 Ne voide terre ne alne ne plein pied Pas un espace vide, pas un aune, pas un pied de terrain
Que il n’i ait u Franceis u païen. Où il n’y ait un corps de Français ou de païen :
Carles escriet : « U estes vus, bel niés ? « Où êtes-vous, s’écrie Charles ; mon beau neveu, où êtes-vous ?
« U est l’Arcevesques et li quens Olivers ? « Où est l’Archevêque ? où le comte Olivier ?
« U est Gerins e sis cumpainz Gerers ? « Où Gerin et son compagnon Gerer ?
2405 « U est Otes e li quens Berengers, « Où sont le comte Bérenger et Othon ?
« Ives et Yvories, que jo aveie tant chers ? « Ive et Ivoire que j’aimais si chèrement ?
« Que est devenuz li Guascuinz Engelers,
« Sansun li dux e Anseïs li bers ? « Et le duc Samson et le baron Anséis ?
« U est Gerarz de Russillun, li velz, « Où est Gérard de Roussillon, le vieux ?
2410 « Li .xii. Per que jo aveie laisset ? » « Où sont les douze Pairs que j’avais laissés derrière moi ? »
De ço qui chalt, quant nuls n’en respundiet ? Mais, hélas ! à quoi bon ? personne, personne ne répond.
« Deus, dist li Reis, tant me puis esmaier « Ô Dieu, dit le Roi, j’ai bien lieu d’être en grand émoi
« Que jo ne fui à l’estur cumencer ! » « De n’avoir point été là pour commencer la bataille. »
Tiret sa barbe cum hom ki est irez. Et Charles de s’arracher la barbe, comme un homme en grande colère ;
2415 Plurent des oilz si barun chevaler ; Et tous ses barons chevaliers d’avoir des larmes plein les yeux.
Encuntre tere se pasment .xx. miller : Vingt mille hommes tombent à terre pâmés :
Naimes li dux en ad mult grant pitet. Aoi. Le duc Naimes en a très-grande pitié.
 

CLXXIX

Il nen i ad chevaler ne barun Il n’y a pas un seul chevalier, pas un seul baron,
Que de pitet mult durement ne plurt : Qui de pitié ne pleure à chaudes larmes.
2420 Plurent lur filz, lur freres, lur nevulz Ils pleurent leurs fils, leurs frères, leurs neveux,
E lur amis e lur liges seignurs. Leurs amis et leurs seigneurs liges.
Encuntre tere se pasment li plusur. Un grand nombre tombent à terre pâmés.
Naimes li dux d’iço ad fait que proz, Mais le duc Naimes s’est conduit en preux,
Tut premereins l’ad dit l’Empereür : Et, le premier, a dit à l’Empereur :
2425 « Veez avant de dous liwes de nus : « Voyez-vous là-bas, à deux lieues de nous,
« Veeir puez les granz chemins puldrus, « Voyez-vous la poussière qui s’élève des grands chemins ?
« Qu’ asez i ad de la gent païenur. « C’est la foule immense de l’armée païenne.
« Kar chevalchez : vengez ceste dulur. « Chevauchez, Sire, et vengez votre douleur.
« — E Deus ! dist Carles, ja sunt il là si luinz ! « — Grand Dieu ! s’écrie Charles, ils sont déjà si loin !
2430 « Cunsentez mei e dreiture e honur : « Le droit et l’honneur, voilà, Seigneur, ce que je vous demande ;
« De France dulce m’unt tolue la flur. » « Ils m’ont enlevé la fleur de douce France. »
Li Reis cumandet Gebuin e Otun, Alors le Roi donne des ordres à Gebuin et à Othon,
Tedbald de Reins e le cunte Milun : À Thibault de Reims et au comte Milon :
« Guardez le camp e les vals e les munz, « Vous allez, dit-il, garder ce champ, ces vallées et ces montagnes.
2435 « Laissez gesir les morz tut issi cum il sunt, « Vous y laisserez les morts étendus comme ils sont ;
« Que n’i adeist ne beste ne leun, « Mais veillez à ce que les lions et les bêtes sauvages n’y touchent pas,
« Ne n’i adeist esquiers ne garçun ; « Non plus que les garçons et les écuyers.
« Jo vus defend que n’i adeist nuls hum, « Je vous défends de laisser qui que ce soit y porter la main,
« Jusque Deus voeille que en cest camp revengum. » « Jusqu’à ce que nous soyons ici de retour, par la grâce de Dieu. »
2440 Et cil respundent dulcement par amur : Et les quatre barons lui répondent doucement, par amour :
« Dreit emperere, cher sire, si ferum. » « Ainsi ferons-nous, cher sire, droit empereur. »
Mil chevalers i retienent des lur. Aoi. Ils retiennent avec eux mille de leurs chevaliers.
 

CLXXX

Li Emperere fait ses graisles suner ; L’Empereur fait sonner ses clairons ;
Puis, si chevalchet od sa grant ost, li bers. Puis il s’avance à cheval, le baron, avec sa grande armée ;
2445 De cels d’Espaigne unt les esclos truvez, Enfin ils trouvent les traces des païens,
Tenent l’enchalz, tuit en sunt cumunel. Et, d’une ardeur commune, commencent la poursuite.
Quant veit li Reis le vespre decliner, Mais le Roi s’aperçoit alors que le soir descend.
Sur l’erbe verte descent il en un pret, Alors il met pied à terre sur l’herbe verte, dans un pré,
Culchet sei à tere, si priet damne Deu S’y prosterne, et supplie le Seigneur Dieu
2450 Que le soleill pur lui facet arester, De vouloir bien pour lui arrêter le soleil,
La nuit targer e le jur demurer. Dire à la nuit d’attendre, au jour de demeurer...
As li un angle ki od lui soelt parler, Voici l’Ange qui a coutume de parler avec l’Empereur,
Isnelement si li ad cumandet : Et qui, rapide, lui donne cet ordre :
« Carle, chevalche : kar tei ne faldrat clartez. « Chevauche, Charles, chevauche ; la clarté ne te fera point défaut.
2455 « La flur de France as perdut, ço set Deus ; « Tu as perdu la fleur de la France, Dieu le sait,
« Venger te poes de la gent criminel. » « Et tu peux maintenant te venger de la gent criminelle. »
A icel mot l’Emperere est muntez... Aoi. À ces mots, l’Empereur remonte à cheval.

...Le Roi s’aperçoit que le soir descend.
Alors il met pied à terre sur l’herbe verte, dans un pré,
S’y prosterne et supplie le Seigneur Dieu
De vouloir bien pour lui arrêter le soleil,
Dire à la nuit d’attendre, au jour de demeurer...
Pour Charlemagne Dieu fit un grand miracle ;
Car le soleil s’est arrêté, immobile, dans le ciel.

(Vers 2447-2451 et 2458, 2459.)


 

CLXXXI

Pur Carlemagne fist Deus vertuz mult granz : Pour Charlemagne Dieu fit un grand miracle :
Car li soleilz est remés en estant. Car le soleil s’est arrêté, immobile, dans le ciel.
2460 Païen s’en fuient, ben les enchalcent Franc ; Les païens s’enfuient ; mais les Français les poursuivent,
El’ Val-Tenebres, là les vunt ateignant ; Et, les atteignant enfin au Val-Ténèbres,
Vers Sarraguce les enchalcent ferant, À grands coups les poussent sur Saragosse ;
A colps pleners les en vunt ociant, Ils les frappent terriblement, ils les tuent,
Tolent lur veies e les chemins plus granz. Ils leur coupent leurs chemins et leurs voies...
2465 L’ewe de Sebre el lur est dedevant : Devant eux est le cours de l’Èbre ;
Mult est parfunde, merveilluse e curanz ; Le fleuve est profond et le courant terrible.
Il n’i ad barge ne drodmund ne caland. Pas de bateau, pas de dromond, pas de chaland.
Païen recleiment un lur deu Tervagant ; Alors les Sarrasins invoquent Tervagant, un de leurs dieux ;
Puis, saillent enz, mais il n’i unt guarant. Puis se jettent dans l’Èbre, mais n’y trouvent pas le salut.
2470 Li adubet en sunt li plus pesant, Parmi les chevaliers qui sont les plus pesants,
Envers le fund s’en turnerent alquant, Beaucoup tombent au fond ;
Li altre en vunt encuntreval flotant, Les autres flottent à vau-l’eau ;
Li melz guarit en ont boüt itant, Les plus heureux y boivent rudement.
Tuit sunt neiet par merveillus ahan. Tous finissent par être noyés très-cruellement.
2475 Franceis escrient : « Mar veïstes Rollant ! » Aoi. « Vous avez vu Roland, s’écrient les Français ; mais cela ne vous a point porté bonheur. »
 

CLXXXII

Quant Carles veit que tuit sunt mort païen, Quand Charles voit que tous les païens sont morts,
Alquant ocis e li plusur neiet Les uns tués, les autres noyés ;
(Mult grant eschec en unt si chevaler), Quand il voit que ses chevaliers ont fait un grand butin,
Li gentilz reis descenduz est à pied, Le noble roi est descendu à pied :
2480 Culchet sei à tere, si’n ad Deu graciet. Il s’étend à terre et remercie Dieu...
Quant il se drecet, li soleilz est culchez. Quand il se releva, le soleil était couché :
Dist l’Emperere : « Tens est de l’ herberger, « C’est l’heure, dit-il, de songer au campement ;
« En Rencesvals est tart de l’ repairer. « Car il est trop tard pour revenir à Roncevaux.
« Noz cheval sunt e las e ennuiet ; « Nos chevaux sont las et épuisés ;
2485 « Tolez les seles, les freins qu’il unt es chefs, « Enlevez-leur les selles et les freins,
« E par cez prez les laissez refreider. » « Et laissez-les se rafraîchir dans les prés.
Respundent Franc : « Sire, vus dites ben. Aoi. « — Sire, répondent les Français, vous dites bien. »
 

CLXXXIII

Li Emperere ad prise sa herberge ; L’Empereur prend là son campement ;
Franceis descendent en la tere deserte. Les Français descendent de cheval dans ce désert ;
2490 A lur chevals unt tolues les seles, Ils enlèvent les selles de leurs chevaux
Les freins ad or lur metent jus des testes ; Et leur ôtent les freins d’or ;
Liverent lur prez : asez i ad fresche erbe ; Puis ils les lancent dans les prés où il y a de l’herbe fraîche ;
D’altre cunreid ne lur poent plus faire. Ils ne peuvent pour eux faire autre chose.
Ki mult est las il se dort cuntre tere ; Ceux qui sont las s’endorment sur la terre :
2495 Icele noit n’unt unkes escalguaite. Aoi. Cette nuit-là on ne fit pas le guet.
 

CLXXXIV

Li Emperere s’est culcet en un pret, L’Empereur s’est couché dans un pré ;
Sun grant espiet met à sun chef li bers ; Il a mis sa grande lance à son chevet, le baron ;
Icele noit ne se voelt il desarmer, Car il ne veut pas se désarmer cette nuit.
Si ad vestut sun blanc osberc safret, Il a vêtu son blanc haubert, bordé d’orfroi ;
2500 Lacet sun helme ki est ad or gemmez, Il a lacé son heaume gemmé d’or ;
Ceinte Joiuse, unkes ne fut sa per, Il a ceint Joyeuse, cette épée qui n’eut jamais sa pareille,
Ki cascun jur muet .xxx. clartez. Et qui chaque jour change trente fois de clarté...
Asez savum de la lance parler Nous pourrions vous parler de la lance
Dunt Nostre Sire fut en la cruiz naffrez : Dont Notre-Seigneur fut percé sur la croix :
2505 Carles en ad l’amure, mercit Deu ! Eh bien ! Charles, grâce à Dieu, en possède le fer
En l’oret punt l’ad faite manuverer. Et l’a fait enchâsser dans le pommeau doré de son épée.
Pur ceste honur e pur ceste bontet À cause de cet honneur, à cause de sa bonté,
Li nums Joiuse l’espée fut dunez. On lui a donné le nom de Joyeuse ;
Barun franceis ne l’ deivent ublier : Et ce n’est pas aux barons français de l’oublier,
2510 Enseigne en unt de Munjoie crier ; Puisqu’ils ont tiré de ce nom leur cri de Montjoie ;
Pur ço ne ’s poet nule gent cuntrester. Aoi. Et c’est pourquoi aucune nation ne leur peut tenir tête.
 

CLXXXV

Clere est la noiz e la lune luisanz. La nuit est claire, la lune est brillante,
Carles se gist, mais doel ad de Rollant Charles est couché ; mais il a grande douleur en pensant à Roland,
E d’ Oliver li peiset mult forment, Et le souvenir d’Olivier lui pèse cruellement,
0 Des .xii. Pers e de la franceise gent Avec celui des douze Pairs et de tous les Français
0 Qu’ en Rencesvals ad laisset morz sanglenz ; Qu’il a laissés rouges de sang et morts à Roncevaux.
Ne poet muer n’en plurt e ne s’ desment, Il ne peut se retenir d’en pleurer, d’en sangloter.
E priet Deu qu’as anmes seit guarenz. Il prie Dieu de se faire le libérateur de ces âmes...
Las est li Reis, kar la peine est mult granz ; Mais le Roi est fatigué, car ses peines sont bien grandes ;
2520 Endormiz est, ne pout mais en avant. Il n’en peut plus, et, lui aussi, finit par s’endormir.
Par tuz les prez or se dorment li Franc ; Par tous les prés on ne voit que Français endormis.
N’i ad cheval ki puisset estre en estant : Pas un cheval n’est de force à se tenir debout,
Ki erbe voelt il la prent en gisant. Et celui qui veut de l’herbe la prend sans se lever.
Mult ad apris ki ben conuist ahan. Aoi. Ah ! connaître la douleur, c’est beaucoup savoir.
 

CLXXXVI

2525 Carles se dort cum hume traveillez. Comme un homme travaillé par la douleur, Charles s’est endormi.
Seint Gabriel li ad Deus enveiet, Alors Dieu lui envoie saint Gabriel,
L’Empereür li cumandet à guarder. Auquel il confie la garde de l’Empereur.
Li Angles est tute noit à sun chef. L’Ange passe toute la nuit au chevet du Roi,
Par avisiun li ad anunciet Et, dans un songe, lui annonce
2530 D’une bataille ki encuntre lui ert : Une grande bataille qui sera livrée aux Français...
Senefiance l’en demustrat mult gref. Puis il lui a montré le sens très-grave de cette vision.
Carles guardat amunt envers le cel, Charles donc, jetant un regard là-haut, dans le ciel,
Veit les tuneires e les venz e les giels Y vit les tonnerres, les gelées, les vents,
E les orez, les merveillus tempez ; Les orages, les effroyables tempêtes,
2535 E fous e flambe i est apareillez : Les feux et les flammes toutes prêtes :
Isnelement sur tute sa gent chet ; Et soudain tout cela tombe sur son armée.
Ardent cez hanstes de fraisne e de pumer Voici qu’elles prennent feu, les lances de pommier ou de frêne ;
E cez escut jusqu’as bucles d’or mer ; Voici qu’ils s’embrasent, les écus aux boucles d’or pur ;
Fruissent cez hanstes de cez trenchanz espiez, Quant au bois des épieux tranchants, il est en pièces.
2540 Cruissent osberc e cez helme d’acer. Les hauberts et les heaumes d’acier grincent et gémissent.
En grant dulur i veit ses chevalers. Quelle douleur pour les chevaliers de Charles !
Urs e leupart les voelent puis manger ; Des ours, des léopards se jettent sur eux pour les dévorer,
Serpent e guiveres, dragun e averser : Avec des guivres, des serpents, des dragons, des monstres semblables aux Diables,
Grifuns i ad plus de trente millers, Et plus de trente mille griffons.
2545 N’en i ad cel à Franceis ne se get. Tous, tous se précipitent sur les Français :
E Franceis crient : « Carlemagne, aidez ! » « À l’aide, Charles, à l’aide ! » s’écrient-ils.
Li Reis en ad e dulur e pitet, Le Roi en a grande douleur et pitié ;
Aler i voelt, mais il ad desturber : Il y voudrait aller ; mais voici l’obstacle :
Devers un gualt uns granz leün li vient, Du fond d’une forêt un grand lion s’élance sur lui.
2550 Mult par ert pesmes e orguillus et fiers ; La bête est orgueilleuse, féroce, épouvantable,
Sun cors méisme i asalt et requert, Et c’est au corps du Roi qu’elle s’attaque.
E prenent sei à braz ambesdous pur loiter ; Tous les deux pour lutter se prennent à bras le corps.
Mais ço ne set quels abat ne quels chet... Quel est le vainqueur, quel est le vaincu ? On ne le sait.
Li Emperere ne s’est mie esveillet. Aoi. L’Empereur ne se réveille pas...
 

CLXXXVII

2555 Apres icelle li vient altre avisiun : Après ce songe, Charles en a un autre
Qu’il ert en France ad Ais, ad un perrun, Il rêve qu’il est en France, à Aix, sur un perron,
En dous chaeines si teneit un brohun ; Tenant un ours dans une double chaîne.
Devers Ardene veeit venir .xxx. urs, Soudain, de la forêt d’Ardenne, il voit venir trente autres ours,
Cascuns parolet altresi cume hum. Qui parlent chacun comme un homme :
2560 Diseient li : « Sire, rendez le nus ! « Rendez-nous-le, Sire, disent-ils ;
« Il nen est dreiz que il seit mais od vus ; « Il n’est pas juste que vous le reteniez plus longtemps.
« Nostre parent devum estre à sucurs. » « C’est notre parent, et nous devons le secourir. »
De son paleis uns bels veltres acurt, Mais alors, du fond du palais, accourt un beau lévrier
Entre les altres asaillit le greignur Qui, parmi ces bêtes sauvages, attaque la plus grande,
2565 Sur l’erbe verte, ultre ses cumpaignuns. Sur l’herbe verte, près de ses compagnons.
Là vit li Reis si merveillus estur ; Ah ! c’est une merveilleuse lutte à laquelle assiste le Roi ;
Mais ço ne set li quels veint ne quels nun... Mais quel est le vainqueur, quel est le vaincu ? Charles n’en sait rien...
Li Angles Deu ço ad mustret à l’ barun. Voilà ce que l’Ange de Dieu a montré au baron ;
Carles se dort tresqu’ à l’ demain à l’ cler jur. Aoi. Et Charles reste endormi jusqu’au lendemain, au clair jour...
 

CLXXXVIII

2570 Li reis Marsilies s’en fuit en Sarraguce, Le roi Marsile cependant arrive en fuyant à Saragosse.
Suz un olive est descenduz en l’umbre ; Il descend de cheval et s’arrête à l’ombre, sous un olivier ;
S’espée rent e sun helme e sa brunie, Il rend à ses serviteurs son épée, son heaume et son haubert,
Sur la verte erbe mult laidement se culchet ; Puis, très-piteusement, se couche sur l’herbe verte.
La destre main ad perdue trestute, Il a perdu sa main droite,
2575 De l’ sanc qu’en ist se pasmet e anguiset. Le sang en sort, et Marsile tombe en angoisse et en pâmoison.
Dedevant lui sa muiller Bramimunde Voici devant lui sa femme Bramimonde,
Pluret e criet, mult forment se doluset, Qui pleure, crie et très-douloureusement se lamente.
Ensembl’od li plus de .xx. mil humes Plus de vingt mille hommes sont avec elle ;
Ki maldient Carlun e France dulce. Tous maudissent Charles et maudissent la douce France.
2580 Ad Apolin en curent en une crute, Apollon, leur dieu, est là dans une grotte : ils se jettent sur lui,
Tencent à lui, laidement le despersunent : Lui font mille reproches, mille outrages :
« E ! malvais deus, pur quei nus fais tel hunte ? « Eh ! méchant dieu, pourquoi nous fais-tu telle honte ?
« Cest nostre rei pur quei laissas cunfundre ? « Et notre roi, pourquoi l’as-tu laissé confondre ?
« Ki mult te sert, malvais luer l’en dunes » « Tu paies bien mal ceux qui te servent ! »
2585 Puis, si li tolent sun sceptre e sa curune, Alors ils enlèvent à Apollon son sceptre et sa couronne ;
Par les mains le pendent desur une culumbe, Ils l’attachent par les mains à une colonne,
Entre lur piez à tere le tresturnent, Le retournent à terre sous leurs pieds,
A granz bastuns le batent e defruisent. Lui donnent de grands coups de bâton et le mettent en morceaux.
E Tervagan tolent sun escarbuncle, Tervagan y perd aussi son escarboucle.
2590 E Mahumet enz en un fosset butent, Quant à Mahomet, on le jette dans un fossé,
E porc e chen le mordent e defulent... Aoi. Où les porcs et les chiens le foulent et le mordent...
 

CLXXXIX

De pasmeisun en est venuz Marsilies, Marsile revient de sa pâmoison
Fait sei porter en sa cambre voltice ; Et se fait porter dans sa chambre,
Plusurs culurs i ad peinz e escrites. Sur les murs de laquelle on a écrit et peint plusieurs tableaux en couleurs.
2595 E Bramimunde le pluret, la Reïne, La reine Bramimonde y est tout en larmes ;
Trait ses chevels, si se cleimet caitive. Elle s’arrache les cheveux : « Ah ! malheureuse ! » répète-t-elle.
A l’ altre mot, mult haltement s’escriet : Puis, élevant la voix, elle dit encore :
« E ! Sarraguce, cum es hoi desguarnie « Ô Saragosse, te voilà donc privée
« De l’ gentil rei ki t’aveit en baillie ! « Du noble roi qui t’avait en son pouvoir !
2600 « Li nostre deu i unt fait felonie, « Nos dieux sont des félons
« Ki en bataille hoi matin le faillirent. « De nous avoir ainsi manqué dans le combat.
« Li Amiralz i ferat cuardie, « Il nous reste l’Émir. Quelle lâcheté
« S’il ne cumbat à cele gent hardie « S’il n’engage pas la lutte avec cette race hardie, avec ces Français
« Ki si sunt fier n’unt cure de lur vies. « Qui ont assez de vaillance pour ne point songer à leur vie !
2605 « Li Emperere od la barbe flurie « Chez leur empereur à la barbe fleurie
« Vasselage ad e mult grant estultie ; « Quel courage, quelle témérité !
« S’il ad bataille, il ne s’en fuirat mie. « Ce n’est pas lui qui reculerait jamais d’un seul pas dans la bataille.
« Mult est grant doel que nen est ki l’ ociet. » Aoi. « C’est grande douleur, en vérité, qu’il n’y ait personne pour le tuer. »
 

CXC

Li Emperere, par sa grant poestet, L’empereur Charles, par sa grande puissance,
2610 .Vii. anz tuz pleins ad en Espaigne estet ; Était demeuré sept années entières en Espagne ;
Prend i castels e alquantes citez. Il y avait pris châteaux et cités…
Li reis Marsilies s’en purcacet asez ; Le roi Marsile en avait eu grand souci,
A l’ premer an fist ses brefs seieler, Et, dès la première année, avait fait sceller ses lettres.
En Babilonie Baligant ad mandet : Il y réclamait du secours de Baligant, qui était à Babylone en Égypte.
2615 (Ço est l’Amiralz, li velz d’antiquitet, C’était l’Émir, le vieil Émir,
Tut survesquiet e Virgilie e Omer), Survivant à Virgile et à Homère.
En Sarraguce l’alt succurre, li bers ; Marsile avait demandé à ce vrai baron d’aller le secourir à Saragosse.
E, s’il ne l’ fait, il guerpirat ses deus « Si Baligant n’y consentait, Marsile quitterait ses dieux,
E ses ydeles que il soelt aürer, Renoncerait à toutes les idoles qu’il adore,
2620 Si receverat seinte chrestientet, Recevrait la sainte loi du Christ,
A Carlemagne se vuldrat acorder. Et ferait sa paix avec Charlemagne. »
E cil est loinz, si ad mult demuret. Or Baligant est loin, et il avait longtemps tardé.
Mandet sa gent de .xl. regnez ; Il avait convoqué le peuple de ses quarante royaumes,
Ses granz drodmunz en ad fait aprester, Avait fait apprêter ses grands dromonds,
2625 Eschiez e barges e galies e nefs. Barques, esquifs, galères et vaisseaux de toute sorte.
Suz Alixandre ad un port juste mer : À Alexandrie, qui est un port de mer,
Tut sun navilie i ad fait aprester… Il avait enfin rassemblé toute sa flotte…
Ço est en mai, à l’ premer jur d’estet, C’était en mai, au premier jour d’été.
Tutes ses oz ad empeintes en mer. Aoi. Il a lancé sur mer toute son armée…
 

CXCI

2630 Grant sunt les oz de cele gent averse : Elle est grande, l’armée de la gent païenne !
Siglent à fort e nagent e guvernent. Et voilà cette flotte qui cingle rapidement, navigue et se gouverne…
En sum cez maz et en cez haltes vernes, Au haut des mâts, au haut des hautes vergues,
Asez i ad carbuncles e lanternes ; Il y a lanternes et escarboucles
Là sus amunt pargetent tel luiserne Qui, de là-haut, projettent telle lumière
2635 Par la noit la mer en est plus bele. Que, pendant la nuit, la mer paraît plus belle encore.
E, cum il venent en Espaigne la tere, Au moment où ils arrivent en vue de la terre d’Espagne,
Tuz li païs en reluist e esclairet ; Tout le pays en est illuminé ;
Jusqu’à Marsilie en parvunt les nuveles. Aoi. La nouvelle en va jusqu’à Marsile.
 

CXCII

Genz païenur ne voelent cesser unkes : L’armée païenne ne veut pas faire halte un moment.
2640 Issent de mer, venent as ewes dulces ; Elle sort de la mer, entre dans les eaux douces,
Laissent Marbrise e si laissent Marbruse, Laisse derrière elle Marbrise et Marbrouse,
Par Sebre amunt tut lur navilie turnent. Et remonte le cours de l’Èbre avec tous ses navires.
Asez i ad lanternes e carbuncles : Que de lanternes, que d’escarboucles sur cette flotte !
Tute la noit mult grant clartet lur dunent. C’est pendant toute la nuit une clarté immense...
2645 A icel jur venent à Sarraguce. Aoi. Le jour même elle arrive à Saragosse.
 

CXCIII

Clers est li jurz e li soleilz luisanz. Clair est le jour, brillant est le soleil.
Li Amiralz est issuz de l’ caland, L’Émir sort de son vaisseau ;
Espaneliz fors le vait adestranz, Espaneliz marche à sa droite ;
.Xvii. rei après le vunt siwant ; Dix-sept rois le suivent.
2650 Cuntes e dux i ad ben ne sai quanz. Quant aux comtes et aux ducs, on n’en sait pas le nombre.
Suz un lorer, ki est en mi un camp, À l’ombre d’un laurier, au milieu d’un champ,
Sur l’erbe verte getent un palie blanc, On jette sur l’herbe un tapis de soie blanche ;
Un faldestoed i unt mis d’olifant ; On y place un fauteuil d’ivoire,
Desur s’asiet li païens Baliganz, Et le païen Baligant s’y assoit,
2655 E tuit li altre sunt remés en estant. Tandis que tous les autres restent debout.
Li sire d’els premers parlat avant : Leur chef parle le premier :
« Ores oiez, franc chevaler vaillanz : « Oyez, leur dit-il, francs chevaliers vaillants.
« Carles li reis, l’emperere des Francs, « Le roi Charles, empereur des Français,
« Ne deit manger, se jo ne li cumant. « N’aura la permission de manger que si je le veux bien.
2660 « Par tute Espaigne m’ad fait guere mult grant ; « Il m’a fait dans toute l’Espagne une trop longue guerre :
« En France dulce le voeill aler queranz : « C’est dans sa douce France que je veux aller l’attaquer ;
« Ne finerai en trestut mun vivant, « Point ne m’arrêterai de toute ma vie,
« Jusqu’il seit morz u tut vifs recreanz. » « Avant de le voir à mes pieds, ou mort. »
Sur sun genuill en fiert sun destre guant. Aoi. Et Baligant donne sur son genou un coup de son gant droit.
 

CXCIV

2665 Puis qu’il l’ad dit, mult s’en est afichet L’Émir l’a dit, l’Émir s’entête
Que ne lairat pur tut l’or desuz cel À ne pas s’arrêter pour tout l’or qui est sous le ciel,
Qu’il alt ad Ais ù Carles soelt plaider. Avant d’être à Aix, où Charles tient sa cour.
Si hume li lodent, si li unt cunseillet. Ses hommes l’approuvent et lui donnent même conseil.
Puis, apelat dous de ses chevalers, Alors il appelle deux de ses chevaliers,
2670 L’un Clarifan e l’altre Clarien : L’un Clarifan, l’autre Clarien :
« Vus estes fil à l’ rei Maltraïen, « Votre père, le roi Maltraïen,
« Ki mes messages suleit faire volenters. « Faisait volontiers mes messages.
« Jo vus cumant qu’en Sarraguce algez ; « Vous, allez à Saragosse, je le veux.
« Marsiliun de meie part nunciez, « Annoncez de ma part au roi Marsile
2675 « Cuntre Franceis li sui venuz aider ; « Que je le viens secourir contre les Français.
« Se jo truis l’ ost, mult granz bataille i ert ; « Si je les rencontre, quelle bataille !
« Si l’en dunez cest guant ad or pleiet, « Donnez-lui ce gant brodé d’or,
« El’ destre puign si li faites chalcer. « Mettez-le-lui au poing droit,
« Si li portez cest bastuncel d’or mer, « Et portez-lui aussi ce bâton d’or massif.
2680 « Et à mei venget pur reconuistre sun fieu. « Puis, quand il sera venu me rendre hommage,
« En France irai pur Carlun guerreier ; « J’irai en France faire la guerre à Charles.
« S’en ma mercit ne se culzt à mes piez « Si l’Empereur ne s’étend à mes pieds pour me demander grâce,
« Et ne guerpisset la lei de chrestiens, « S’il ne veut pas renier la foi chrétienne,
« Jo li toldrai la curune de l’ chef. » « Je lui arracherai la couronne de la tête.
2685 Païen respundent : « Sire, mult dites ben. » Aoi. « — Bien dit, » s’écrient les païens.
 

CXCV

Dist Baliganz : « Kar chevalchez, baruns, « Et maintenant à cheval, barons, à cheval, dit Baligant ;
« L’uns port le guant, li altre le bastun. » « L’un de vous portera le gant, l’autre le bâton. »
E cil respundent : « Cher sire, si ferum. » Et ceux-ci de répondre : « Ainsi ferons-nous, cher seigneur. »
Tant chevalcherent qu’ en Sarraguce sunt, Ils chevauchent si bien qu’ils arrivent à Saragosse ;
2690 Passent .x. portes, traversent .iiii. punz, Ils traversent dix portes et quatre ponts,
Tutes les rues ù li burgeis estunt. Et toutes les rues où se tiennent les bourgeois.
Cum il aproisment en la citet amunt, Comme ils approchent du haut de la ville,
Vers le paleis oïrent grant fremur ; Ils entendent un grand bruit du côté du palais.
Asez i ad de la gent païenur, C’est une foule de païens
2695 Plurent e crient, demeinent grant dulur, Qui pleurent, qui crient, qui se livrent à une grande douleur,
Pleignent lur deus Tervagan e Mahum Qui se plaignent de leurs dieux, Tervagan, Mahomet,
E Apollin, dunt il mie nen unt. Et de cet Apollon dont ils n’ont rien reçu.
Dit l’uns al altre : « Caitifs ! que devendrum ? « Malheureux ! disent-ils, que deviendrons-nous ?
« Sur nus est venue male confusiun, « La honte et le malheur sont tombés sur nous ;
2700 « Perdut avum le rei Marsiliun, « Nous avons perdu le roi Marsile,
« Li quenz Rollanz li trenchat her le destre puign ; « Dont le comte Roland a coupé le poing droit.
« Nus n’avum mie de Jurfaleu le Blunt ; « Jurfaleu le blond n’est plus ;
« Trestute Espaigne ert hoi en lur bandun. » « Toute l’Espagne va tomber en leurs mains. »
Li dui message descendent à l’ perrun. Aoi. Sur ce, les deux messagers descendent au perron.
 

CXCVI

2705 Lur chevals laissent dedesuz un olive : Les messagers laissent leurs chevaux à l’ombre d’un olivier,
Dui Sarrazin par les resnes les pristrent. Et deux Sarrasins les prennent par les rênes.
E li message par les mantels se tindrent. Puis, tous les deux, se tenant par leurs manteaux,
Puis, sunt muntet sus el’ paleis altisme. Sont montés au plus haut du palais.
Cum il entrerent en la cambre voltice, Comme ils entrent dans la chambre voûtée,
2710 Par bel amur à l’ Rei gent salut firent : Ils font par bon amour un salut au roi Marsile :
« Cil Mahumet ki nus ad en baillie « Que Mahomet qui nous tient en son pouvoir,
« E Tervagan e Apollin nostre sire « Que Tervagan et notre seigneur Apollon
« Salvent le Rei e guardent la Reïne ! » « Sauvent le Roi et gardent la Reine !
Dist Bramimunde : « Or oi mult grant folie : « — Quelle folie dites-vous là ? s’écrie Bramimonde ;
2715 « Cist nostre deu sunt en recreantise : « Nos dieux ne sont que des lâches,
« En Rencesvals malvaises vertuz firent, « Et n’ont fait à Roncevaux que mauvaise besogne.
« Noz chevalers i unt lesset ocire, « Ils y ont laissé mourir tous nos chevaliers
« Cest men seignur en bataille faillirent, « Et ont abandonné, en pleine bataille, mon propre seigneur ;
« Le destre puign ad perdut, n’en ad mie, « Marsile a perdu son poing droit qui manque à son bras,
2720 « Si li trenchat li quens Rollanz, li riches. « Et c’est Roland, le puissant comte, qui le lui a tranché.
« Trestute Espaigne averat Carles en baillie. « Charles va avoir toute l’Espagne entre les mains.
« Que devendrai, duluruse, caitive ? « Ah ! misérable, ah ! chétive ! que vais-je devenir ?
« E ! lasse ! que nen ai un hume ki m’ociet ! » Aoi. « Malheureuse ! n’y a-t-il point quelqu’un qui veuille bien me tuer ?
 

CXCVII

Dist Clariens : « Dame, ne parlez tant « — Dame, dit alors Clarien, faites trève aux paroles :
2725 « Message sumes à l’ païen Baligant ; « Nous sommes les messagers du païen Baligant,
« Marsiliun, ço dit, serat guaranz, « Qui sera, dit-il, le libérateur de Marsile.
« Si l’en enveiet sun bastun e sun guant. « Voici le gant et le bâton qu’il lui envoie.
« En Sebre avum .iiii. milie calanz, « Là-bas, sur l’Èbre, nous avons quatre mille chalands,
« Eschiez e barges e galies curanz ; « Esquifs, barques et rapides galères.
2730 « Drodmunz i ad ne vus sai dire quanz. « Qui pourrait compter nos dromonds ?
« Li Amiralz est riches e puisanz, « L’Émir est riche, il est puissant,
« En France irat Carlemagne queranz, « Il poursuivra, il attaquera Charlemagne jusque dans sa France,
« Rendre le quidet u mort u recreant. » « Et le veut voir à ses pieds demandant grâce, ou mort.
Dist Bramimunde : « Mar en irat itant ! « — Les choses n’iront pas si bien, répond la Reine.
2735 « Plus près d’ici purrez truver les Francs ; « Vous pourrez plus près d’ici rencontrer les Français.
« En ceste tere ad estet ja .vii. anz. « Charles est depuis sept ans dans cette terre.
« Li Emperere est bers e cumbatanz, « C’est un vaillant, un vrai baron ;
« Melz voelt murir que ja fuiet de camp ; « Il mourrait plutôt que de fuir.
« Suz cel n’ad rei qu’il prist à un enfant. « Tous les rois de la terre sont pour lui des enfants,
2740 « Carles ne creint hume ki seit vivanz. Aoi. « Et Charlemagne ne craint aucun homme vivant.
 

CXCVIII

« — Laissez ço ester, » dist Marsilies li reis ; « — Laissez tout cela, dit le roi Marsile,
Dist as messages : « Seignurs, parlez à mei. « C’est à moi, dit-il aux messagers, c’est à moi, seigneurs qu’il faut parler.
« Ja veez vus que à mort sui destreiz. « Vous voyez que je suis en mortelle détresse ;
« Jo si nen ai fil ne fille ne heir ; « Point n’ai de fils, ni de fille, ni d’héritier.
2745 « Un en aveie : cil fut ocis her seir. « Hier soir j’en avais un : on me l’a tué.
« Mun seignur dites qu’il me venget veeir. « Dites donc à votre seigneur de me venir voir ;
« Li Amiralz ad en Espaigne dreit : « Il a des droits sur la terre d’Espagne ;
« Quite li cleim, se il la voelt aveir ; « S’il la veut toute avoir, je la lui cède :
« Puis, la defendet encuntre les Franceis. « Qu’il se charge seulement de la défendre contre les Français.
2750 « Vers Carlemagne li durrai bon cunseill, « Je pourrai lui donner quelques bons conseils contre Charles,
« Cunquis l’averat d’hoi cest jur en un meis. « Et il l’aura peut-être vaincu avant un mois.
« De Sarraguce les clefs li portereiz, « En attendant, portez-lui les clefs de Saragosse,
« Puis, si li dites, il n’en irat, s’il m’ creit. » « Et dites-lui, s’il me croit, de ne point nous abandonner en s’éloignant d’ici.
E cil respundent : « Sire, vus dites veir. » Aoi. « — Vous dites vrai, » répondent les deux messagers.
 

CXCIX

2755 Ço dist Marsilies : « Carles li emperere « L’empereur Charles, dit Marsile,
« Mort m’ad mes humes, ma tere deguastée « M’a tué tous mes hommes, a ravagé toute ma terre,
« E mes citez fraites e violées ; « Violé et mis en pièces toutes mes cités ;
« Il jut anuit sur cele ewe de Sebre, « Maintenant il campe sur le bord de l’Èbre,
« Jo ai cunté n’i ad mais que .vii. liuées. « Et nous ne sommes, je crois, séparés de lui que par sept lieues.
2760 « L’Amiral dites que sun ost i ameinet ; « Dites à l’Émir qu’il amène son armée,
« Par vus li mand, bataille i seit justée. » « Dites-lui de ma part de lui livrer bataille. »
De Sarraguce les clefs lur ad liverées. Marsile leur met alors aux mains les clefs de Saragosse.
Li messager ambedui l’enclinerent, Les deux messagers le saluent,
Prenent cungied, à cel mot s’en turnerent. Aoi. Prennent congé, s’en retournent.
 

CC

2765 Li dui message es chevals sunt muntet, Ils sont montés à cheval, les deux messagers,
Isnelement issent de la citet, Et sont rapidement sortis de la cité.
A l’ Amiral en vunt tut esfreet, Tout effrayés, ils vont trouver l’Émir
De Sarraguce li presentent les clefs. Et lui présentent les clefs de Saragosse.
Dist Baliganz : « Que avez vus truvet ? « Eh bien, dit Baligant, qu’avez-vous trouvé là-bas ?
2770 « U est Marsilies que jo aveie mandet ? » « Où est Marsile, que j’avais mandé ?
Dist Clariens : « Il est à mort naffrez. « — Il est blessé à mort, dit Clarien.
« Li Emperere fut her as porz passer, « L’empereur Charles est passé hier aux défilés ;
« Si s’en vuleit en dulce France aler ; « Car il voulait retourner en douce France.
« Par grant honur se fist rere-guarder : « Par grand honneur, il se fit suivre d’une arrière-garde
2775 « Li quens Rollanz i fut remés, sis niés, « Où demeura son neveu Roland,
« E Olivers e tuit li .xii. Per, « Avec Olivier, avec les douze Pairs,
« De cels de France .xx. milie adubet. « Avec vingt mille chevaliers de France.
« Li reis Marsilies s’i cumbatit, li bers ; « Le roi Marsile, en vrai baron, leur a livré une grande bataille.
« Il e Rollanz el’ camp furent remés. « Roland et lui y ont bravement lutté ensemble ;
2780 « De Durendal li dunat un colp tel « Mais d’un terrible coup de sa Durendal
« Le destre puign li ad de l’ cors severet, « Roland lui a tranché le poing droit,
« Sun fil ad mort qu’il tant suleit amer, « Puis lui a tué son fils, qu’il aimait si chèrement,
« E les baruns qu’il i out amenet ; « Avec tous les barons qu’il avait amenés.
« Fuianz s’en vint, qu’il n’y pout mais ester. « Marsile s’est enfui, ne pouvant tenir pied,
2785 « Li Emperere l’ad enchalcet asez. « Et l’Empereur l’a vigoureusement poursuivi.
« Li Reis vus mandet que vus le succurez, « Secourez le roi de Saragosse, voila ce qu’il vous mande,
« Quite vus cleimet d’Espaigne le regnet. » « Et il vous abandonne tout le royaume d’Espagne. »
E Baliganz cumencet à penser, Baligant alors devient pensif,
Si grant doel ad pur poi qu’il n’est desvez. Aoi. Et peu s’en faut qu’il ne devienne fou, tant sa douleur est grande.
 

CCI

2790 « Sire Amiralz, ço li dist Clariens, « Seigneur Émir, lui dit Clarien,
« En Rencesvals une bataille out her. « Il y a eu hier une bataille à Roncevaux ;
« Morz est Rollanz e li quens Olivers, « Roland y est mort, mort aussi le comte Olivier ;
« Li .xii. Per, que Carles aveit tant chers, « Morts les douze Pairs que Charles aimait tant ;
« De lur Franceis i ad morz .xx. millers. « Morts vingt mille Français.
2795 « Li reis Marsilies le puign destre i perdiet, « Mais le roi Marsile y a perdu le poing droit,
« E l’Emperere asez l’ad enchalcet. « Et l’Empereur l’a vigoureusement poursuivi.
« En ceste tere n’est remés chevalers « Dans toute cette terre, enfin, il n’est plus un seul chevalier
« Ne seit ocis u en Sebre neiez. « Qui ne soit mort ou dans les eaux de l’Èbre.
« Desur la rive sunt Franceis herberget, « Les Français campent sur la rive,
2800 « En cest païs nus sunt tant aprociet, « Et les voici tout près de nous en ce pays.
« Se vus vulez, li repaires ert grefs. » « Mais, si vous le voulez, la retraite sera rude pour eux. »
E Baliganz le reguart en ad fier, La fierté entre alors dans le regard de Baligant,
En sun curage en est joüs e liez ; Et dans son cœur la joie.
De l’ faldestoed se redrecet en piez, Il se lève de son fauteuil, il se redresse,
2805 Puis, escriet : « Baruns, ne vus targez, Puis : « Barons, s’écrie-t-il, pas de retard !
« Eissez des nefs, muntez, si chevalchez. « Sortez de vos vaisseaux, montez à cheval, en avant !
« S’or ne s’en fuit Karlemagnes li velz, « Si le vieux Charlemagne ne nous échappe en fuyant,
« Li reis Marsilies encoi serat vengez ; « Dès aujourd’hui le roi Marsile sera vengé.
« Pur sun puign destre l’en liverrai le chef. » Aoi. « Pour la main qu’il a perdue, je lui donnerai le chef de l’Empereur : une tête pour un poing. »
 

CCII

2810 Païen d’Arabe des nefs se sunt issuz, Les païens d’Arabie sont sortis de leurs vaisseaux,
Puis, sunt muntet es chevals e es muls, Puis sont montés sur leurs chevaux et leurs mulets,
Si chevalcherent — que fereient il plus ? Et les voilà qui marchent en avant. Ont-ils rien de mieux à faire ?
Li Amiralz, ki trestuz les esmut, Quand l’Émir les a tous mis en mouvement,
S’in apelat Gemalfin, un soen drut : Il appelle un sien ami, Gemalfin :
2815 « Jo te cumant tutes mes oz aün. » « Je te confie le commandement de toute mon armée. »
Puis, est muntez en un soen destrer brun, Puis Baligant est monté sur son cheval brun,
Ensembl’od lui emmeinet .iiii. dux. Avec lui n’emmène que quatre ducs,
Tant chevalchet qu’en Sarraguce fut. Et, sans s’arrêter, chevauche jusqu’à Saragosse.
Ad un perrun de marbre est descenduz, Il descend sur un perron de marbre,
2820 E quatre cunte l’estreu li unt tenut, Et quatre comtes lui ont tenu l’étrier.
Par les degrez el’ paleis muntet sus : L’Émir alors monte par les degrés jusqu’au haut du palais,
E Bramimunde vient curanz cuntre lui, Et Bramimonde s’élance au-devant de lui :
Si li ad dit : « Dolente ! si mare fui ! « Ah ! malheureuse, misérable que je suis ! s’écrie-t-elle ;
« A itel hunte, sire, mun seignur ai perdut ! » « J’ai perdu mon seigneur, et combien honteusement ! »
2825 Chet li as piez, li Amiralz la reçut. Elle tombe aux pieds de Baligant, qui la relève,
Suz en la cambre od doel en sunt venut. Aoi. Et tous deux, en grande douleur, entrent dans la chambre d’en haut...
 

CCIII

Li reis Marsilies, cum il veit Baligant, Marsile, dès qu’il aperçoit Baligant,
Dunc apelat dous Sarrazins espans : Appelle deux Sarrasins espagnols :
« Pernez m’as braz, si m’ drecez en seant. » « Prenez-moi à bras, et redressez-moi. »
2830 A l’ puign senestre ad pris un de ses guanz ; De sa main gauche, alors, il prend un de ses gants,
Ço dist Marsilies : « Sire reis amiralz, Et : « Seigneur émir, dit-il,
« Ma tere tute ici quite vus rend, « Je vous remets ici toute ma terre ;
« E Sarraguce e l’honur k’i apent. « Je vous donne Saragosse et tout le fief qui en dépend.
« Mei ai perdut e trestute ma gent. » « Ah ! je me suis perdu, et j’ai perdu tout mon peuple !
2835 E cil respunt : « Tant sui jo plus dolent. « — Ma douleur en est grande, répond l’Émir ;
« Ne puis à vus tenir lung parlement ; « Mais je ne saurais parler plus longtemps avec vous ;
« Jo sai asez que Carles ne m’atent. « Car Charles, je le sais, ne m’attendra point.
« E nepurquant de vus receif le guant. » « Cependant je reçois le gant que vous m’offrez. »
A l’ doel qu’il ad s’en est turnet plurant. Aoi. Et, tout en larmes à cause de son grand deuil, il sort de la chambre.
 

CCIV

2840 Par les degrez jus de l’ paleis descent, Baligant descend les degrés du palais,
Muntet el’ cheval, vient à sa gent puignanz : Monte à cheval, éperonne vers son armée,
Tant chevalchat qu’il est premers devant ; Et si bien chevauche, qu’il arrive sur le front de ses troupes.
De uns ad altres si se vait escrianz : Alors il va de l’un à l’autre, en s’écriant :
« Venez, païen, car ja s’en fuient Franc. » Aoi. « En avant, païens, en avant : les Français vont nous échapper... »
 

CCV

2845 A l’ matinet, quant primes pert l’albe, Dès la première blancheur de l’aube, au petit matin,
Esveillez est li emperere Carles. S’est éveillé l’empereur Charlemagne.
Seinz Gabriel, ki de par Deu le guardet, Saint Gabriel, à qui Dieu l’a confié,
Levet sa main, sur lui fit sun signacle. Lève la main et fait sur lui le signe sacré.
Li Reis se drecet, si ad rendut ses armes, Alors le Roi se lève, laisse là ses armes,
2850 Si se desarment par tute l’ost li altre. Et tous ses chevaliers se désarment aussi.
Puis sunt muntet, par grant vertut chevalchent Puis montent à cheval, et rapidement chevauchent
Cez veies lunges e cez chemins mult larges : Par ces larges routes, par ces longs chemins.
Si vunt veeir le merveillus damage, Et où vont-ils ainsi ? Ils vont voir le grand désastre :
En Rencesvals, là ù fut la bataille. Aoi. Ils vont à Roncevaux, là où fut la bataille.
 

CCVI

2855 En Rencesvals en est Carles entrez : Charles est revenu à Roncevaux.
Des morz qu’il troevet cumencet à plurer. À cause des morts qu’il y trouve, commence à pleurer :
Dist as Franceis : « Seignurs, le pas tenez ; « Seigneurs, dit-il aux Français, allez le petit pas ;
« Kar mei meïsme estoet avant aler « Car il me faut aller seul en avant,
« Pur mun nevuld que vuldreie truver. « Pour mon neveu Roland que je voudrais trouver.
2860 « Ad Ais esteie, ad une feste anuel : « Un jour j’étais à Aix, à une fête annuelle ;
« Si se vanteient mi vaillant chevaler « Mes vaillants chevaliers se vantaient
« De granz batailles, de forz esturs pleners ; « De leurs batailles, de leurs rudes et forts combats ;
« D’une raisun oï Rollant parler : « Et Roland disait, je l’entendis,
« Ja ne murreit en estrange regnet « Que, s’il mourait jamais en pays étranger,
2865 « Ne trespassast ses humes e ses pers : « On trouverait son corps en avant de ceux de ses pairs et de ses hommes ;
« Vers lur païs avereit sun chef turnet, « Qu’il aurait le visage tourné du côté du pays ennemi,
« Cunquerrantment si finereit li bers. » « Et qu’enfin, le brave ! il mourrait en conquérant. »
Plus qu’om ne poet un bastuncel jeter, Un peu plus loin que la portée d’un bâton qu’on jetterait,
Devant les altres est en un pui muntez. Aoi. Charles est allé devant ses compagnons et a gravi une colline.
 

CCVII

2870 Quant l’Emperere vait querre son nevuld, Comme l’Empereur va cherchant son neveu,
De tantes herbes el’ pret truvat les flurs, Il trouve le pré rempli d’herbes et de fleurs,
Ki sunt vermeilles del’ sanc de noz baruns ; Qui sont toutes vermeilles du sang de nos barons.
Pitet en ad, ne poet muer n’en plurt. Et Charles en est tout ému ; il ne peut s’empêcher de pleurer.
Desuz dous arbres li Reis est parvenuz, Enfin le Roi arrive sous les deux arbres ;
2875 Les colps Rollant conut en treis perruns. Sur les trois perrons il reconnaît les coups de Roland.
Sur l’erbe verte veit gesir sun nevuld : Il voit son neveu qui gît sur l’herbe verte :
Nen est merveille se Karles ad irur. Ce n’est point merveille si Charles en est navré de douleur.
Descent à pied, alez i est plein curs, Il descend de cheval, il court sans s’arrêter ;
Si prent le cunte entre ses mains ambesdous. Entre ses deux bras il prend le corps de Roland,
2880 Sur lui se pasmet, tant par est anguissus. Aoi. Et, de douleur, tombe sur lui sans connaissance.
 

CCVIII

Li Empere de pasmeisun revint. L’Empereur revient de sa pâmoison.
Naimes li dux et li quens Acelins, Le duc Naimes, le comte Acelin,
Gefreiz d’Anjou e sis frere Tierris Geoffroi d’Anjou et Henri, frère de Geoffroi,
Prenent le Rei, si l’ drecent suz un pin. Prennent le Roi, le dressent contre un pin.
2885 Guardet à tere, veit sun nevuld gesir. Il regarde à terre, il y voit le corps de son neveu,
Tant dulcement à regreter le prist : Et si doucement se prend à le regretter :
« Amis Rollanz, de tei ait Deus mercit ! « Ami Roland, que Dieu te prenne en pitié !
« Unkes nuls hum tel chevalier ne vit « Jamais nul homme ne vit ici-bas pareil chevalier
« Pur granz batailles juster e defenir. « Pour ordonner, pour achever si grandes batailles.
2890 « La meie honur est turnée en declin. » « Ah ! mon honneur tourne à déclin. »
Carles se pasmet, ne s’en pout astenir. Aoi. Et l’Empereur se pâme ; il ne peut s’en empêcher...
 

CCIX

Carles li reis revint de pasmeisun ; Le roi Charles revient de sa pâmoison ;
Par mains le tienent quatre de ses baruns. Quatre de ses barons le tiennent par les mains.
Guardet à tere, veit gesir sun nevuld ; Il regarde à terre, il y voit le corps de son neveu :
2895 Cors ad gaillard, perdue ad sa culur, Roland a perdu toutes ses couleurs, mais il a encore l’air gaillard ;
Turnez ses oilz, mult li sunt tenebrus. Ses yeux sont retournés et tout remplis de ténèbres :
Carles le pleint par feid e par amur : Et voici que Charles se met à le plaindre, en toute reconnaissance, en tout amour :
« Amis Rollanz, Deus metet t’anme en flurs, « Ami Roland, que Dieu mette ton âme en saintes fleurs
« En pareïs, entre les glorius ! « Au Paradis, parmi ses glorieux !
2900 « Cum en Espaigne venis à mal, seignur ! « Pourquoi faut-il que tu sois venu en Espagne ?
« Jamais n’iert jurz de tei n’aie dulur. « Jamais plus je ne serai un seul jour sans souffrir à cause de toi.
« Cum decarrat ma force e ma baldur ! « Et ma puissance, et ma joie, comme elles vont tomber maintenant !
« Nen avrai ja ki sustienget m’honur ; « Qui sera le soutien de mon royaume ? Personne.
« Suz ciel ne quid aveir ami un sul. « Où sont mes amis sous le ciel ? Je n’en ai plus un seul.
2905 « Se j’ai parenz, nen i ad nul si prud. » « Mes parents ? Il n’en est pas un de sa valeur. »
Trait ses crignels pleines ses mains ambsdous, Charles s’arrache à deux mains les cheveux,
Cent milie Franc en unt si grant dulur Et cent mille Français en ont si grande douleur,
N’en i ad cel ki durement ne plurt. Aoi. Qu’il n’en est pas un qui ne pleure à chaudes larmes.
 

CCX

« Ami Rollant, jo m’en irai en France ; « Ami Roland, je vais retourner en France ;
2910 « Cum jo serai à Loün en ma cambre, « Et quand je serai dans ma ville de Laon,
« De plusurs regnes vendrunt li hume estrange, « Des étrangers viendront de plusieurs royaumes
« Demanderunt ù est li quens cataignes. « Me demander : « Où est le Capitaine ? »
« Jo lur dirrai qu’il est morz en Espaigne. « Et je leur répondrai : « Il est mort en Espagne. »
« A grant dulur tendrai puis mun reialme : « En grande douleur je tiendrai désormais mon royaume ;
2915 « Jamais n’ert jurz que ne plure ne n’en pleigne. Aoi. « Il ne sera point de jour que je n’en gémisse et n’en pleure !
 

CCXI

« Ami Rollant, prozdom, juvente bele, « Ami Roland, vaillant homme, belle jeunesse,
« Cum jo serai ad Ais en ma capele, « Quand je serai à ma chapelle d’Aix,
« Vendrunt li hume, demanderunt nuveles : « Des hommes viendront, qui me demanderont de tes nouvelles ;
« Je ’s lur dirrai merveilluses e pesmes : « Celles que je leur donnerai seront des plus pénibles et cruelles :
2920 « Morz est mis niés, ki tant me fist cunquerre. » « Il est mort, mon cher neveu, celui qui m’a conquis tant de terres. »
« Encuntre mei revelerunt li Seisne « Et voilà que les Saxons vont se révolter contre moi,
« E Hungre e Bugre e tante gent averse, « Les Hongrois, les Bulgares, et tant d’autres peuples,
« Romain, Puillain e tuit cil de Palerne, « Les Romains avec ceux de la Pouille et de la Sicile,
« E cil d’Affrike e cil de Califerne ; « Ceux d’Afrique et de Califerne.
2925 « Puis, encrerrunt mes peines e mes suffraites. « Mes souffrances et mes douleurs augmenteront de jour en jour.
« Ki guierat mes oz à tel poeste, « Et qui pourrait conduire mon armée avec une telle puissance,
« Quant cil est morz ki tuz jurz nus cadelet ? « Quand il est mort, celui qui toujours était à notre tête ?
« E ! France dulce, cum remeins hoi deserte ! « Ah ! douce France, te voilà orpheline !
« Si grant doel ai que jo ne vuldreie estre. » « J’ai si grand deuil, que j’aimerais ne pas être. »
2930 Sa barbe blanche cumencet à detraire, Et alors il se prend à tirer sa barbe blanche,
Ad ambes mains les chevels de sa teste. De ses deux mains arrache les cheveux de sa tête :
Cent milie Franc s’en pasment cuntre tere. Aoi. Cent mille Francs tombent à terre, pâmés.
 

CCXII

« Ami Rollant, de tei ait Deus mercit ! « Ami Roland, que Dieu te prenne en pitié,
« L’anme de tei seit mise en Pareïs ! « Et que ton âme ait place au Paradis !
2935 « Ki tei ad mort, France ad mis en exill. « Celui qui t’a tué a ruiné la France :
« Si grant doel ai que ne vuldreie vivre « J’ai si grand deuil que plus ne voudrais vivre.
« De ma maisnée ki pur mei est ocise. « Ma maison, toute ma maison est morte à cause de moi.
« Ço duinset Deus, li filz seinte Marie, « Fasse Dieu, le fils de sainte Marie,
« Einz que jo venge as maistres porz de Sizer, « Avant que je vienne à l’entrée des défilés de Cizre,
2940 « L’anme de l’ cors me seit hoi departie, « Que mon âme soit aujourd’hui séparée de mon corps ;
« Entre les lur fust aluée e mise, « Qu’elle aille rejoindre leurs âmes,
« Et ma car fust delez els enfuie. » « Tandis qu’on enfouira ma chair près de leur chair. »
Pluret des oilz, sa blanche barbe tiret. L’Empereur pleure de ses yeux ; il arrache sa barbe :
E dist dux Naimes : « Or ad Carles grant ire. » Aoi. « Grande est la douleur de Charles, » s’écrie le duc Naimes...
 

CCXIII

2945 « Sire emperere, ço dist Gefreiz d’Anjou, « Sire empereur, a dit Geoffroi d’Anjou,
« Ceste dulur ne demenez tant fort ; « Ne vous laissez point aller à tant de douleur.
« Par tut le camp faites querre les noz, « Mais ordonnez plutôt qu’on cherche tous les nôtres sur le champ de bataille,
« Que cil d’Espaigne en la bataille unt morz ; « Oui, tous ceux qui ont été tués par les païens d’Espagne,
« En un carnel cumandez qu’ om les port. » « Et que dans un charnier on les transporte.
2950 Ço dist li Reis : « Sunez en vostre corn. » Aoi. « — Sonnez donc de votre cor, » répond le Roi.
 

CCXIV

Gefreiz d’Anjou ad sun greisle sunet ; Geoffroi d’Anjou a sonné de son cor,
Franceis descendent, Carles l’ad cumandet. Et, sur l’ordre de Charles, les Français descendent de cheval.
Tuz lur amis qu’il i unt morz truvet Tous leurs amis, qu’ils ont là trouvés morts,
Ad un carner sempres les unt portet. Dans un charnier sont transportés sur l’heure.
2955 Asez i ad evesques e abez, Il y avait dans l’armée une foule d’évêques et d’abbés,
Munjes, canunjes, proveires curunez. De moines, de chanoines et de prêtres tonsurés.
Si ’s unt asols e seignez de part Deu ; Ils donnent aux morts l’absoute et la bénédiction au nom de Dieu.
Mirre e timoine i firent alumer, On fait ensuite brûler de l’antimoine et de la myrrhe,
Gaillardement tuz les unt encensez ; Et tous, avec amour, ont encensé les corps.
2960 A grant honur puis les unt enterrez ; On les enterre ensuite à grand honneur,
Si ’s unt laisez : qu’en fereient il el ? Aoi. Puis (que pourraient-ils faire de plus ?) les Français les ont laissés.
 

CCXV

Li Emperere fait Rollant costeïr L’Empereur fait mettre l’un à côté de l’autre les corps de Roland,
E Oliver e l’arcevesque Turpin ; D’Olivier et de l’archevêque Turpin.
Dedevant sei les ad fait tuz uverir Il les fait ouvrir devant lui ;
2965 E tuz les cuers en paile recueillir : On dépose leurs cœurs dans une pièce de soie,
En blancs sarcous de marbre sunt enz mis ; Puis on les met dans des cercueils de marbre blanc.
E puis, les cors des barons si unt pris, Ensuite on prend les corps des trois barons,
En quirs de cerf les treis seignurs unt mis : Et on les enferme en des cuirs de cerf ;
Ben sunt lavet de piment e de vin. Et, après les avoir bien lavés avec du piment et du vin,
2970 Li Reis cumandet Tedbald e Gebuin, Le Roi donne l’ordre à Thibaut et à Gebouin,
Milun le cunte e Otun le marchis : Au comte Milon et à Othon le marquis,
« En .iii. carettes les guiez à l’ chemin ! » De conduire ces trois corps sur trois voitures
Ben sunt cuvert d’un palie galazin. Aoi. Où ils sont recouverts par un drap de soie de Galaza.
 

CCXVI

Venir s’en voelt li emperere Carles, L’empereur Charlemagne se dispose à partir,
2975 Quant des païens li surdent les enguardes ; Quand tout à coup apparaît à ses yeux l’avant-garde des païens.
De cels devant i vindrent dui message, Deux messagers se détachent du front de cette armée,
De l’ amiral i nuncent la bataille : Et, au nom de l’Émir, annoncent la bataille à Charles :
« Reis orguillus, nen est fins que t’en alges. « Roi orgueilleux, tu ne peux plus nous échapper.
« Veis Baligant ki après tei chevalchet : « Baligant est là, sur tes traces ;
2980 « Grant sunt les oz qu’il ameinet d’Arabe ; « L’armée qu’il amène d’Arabie est immense :
« Encoi verrum se tu as vasselage. » Aoi. « On va bien voir aujourd’hui si tu es vraiment un vaillant. »
 

CCXVII

Carles li reis en ad prise sa barbe, Le roi Charles s’arrache la barbe
Si li remembret de l’ doel e de l’ damage. Au souvenir de sa douleur et du grand désastre ;
Mult fierement tute sa gent reguardet, Puis sur toute son armée il jette un regard fier,
2985 Puis, si s’escriet à sa voiz grant e halte : Et, d’une voix très-haute et très-forte, s’écrie :
« Baruns franceis, as chevals e as armes ! » Aoi. « À cheval, barons français, à cheval et aux armes ! »
 

CCXVIII

Li Emperere tuz premereins s’adubet, L’Empereur est le premier à s’armer ;
lsnelement ad vestue sa brunie, Vite il endosse son haubert,
Lacet sun helme, si ad ceinte Joiuse, Lace son heaume et ceint Joyeuse, son épée,
2990 Ki pur soleill sa clartet n’en muet, Dont la clarté lutte avec celle du soleil.
Pent à sun col un escut de Girunde, Puis à son cou il suspend un écu de Gironne.
Tient sun espiet, ki fut fait à Blandune, Saisit sa lance qui fut faite à Blandonne,
En Tencendur sun bon cheval puis muntet, Et monte sur son bon cheval Tencendur,
(ll le cunquist es guez desuz Marsune, Qu’il a conquis aux gués sous Marsonne,
2995 Si ’n getat mort Malpalin de Nerbune), Lorsqu’il fit tomber roide mort Malpalin de Narbonne.
Laschet la resne, mult suvent l’esperunet, Charles lui lâche les rênes, et l’éperonne vivement :
Fait sun eslais veant cent milie humes. Devant cent mille hommes il fait un temps de galop,
Recleimet Deu e l’apostle de Rume. Aoi. Réclamant Dieu et l’Apôtre de Rome.
 

CCXIX

Par tut le camp cil de France descendent, Dans toute la vallée les Français sont descendus de cheval,
3000 Plus de cent milie s’en adubent ensemble ; Et plus de cent mille hommes s’arment ensemble.
Guarnemenz unt ki ben lur atalentent, Comme leur équipement leur sied bien !
Chevals curanz e lur armes mult gentes ; Leurs chevaux sont rapides, leurs armes belles ;
Cil gunfanun sur les helmes lur pendent. Leurs gonfanons pendent jusque sur leurs heaumes.
S’il truvent l’ ost, bataille quident rendre. S’ils trouvent l’armée païenne, certes ils lui livreront bataille.
3005 Puis sunt muntet e unt si grant science. Les voilà qui montent en selle, avec quelle habileté !
Quant Carles veit si beles cuntenances, Quand Charles voit si belles contenances,
Si ’n apelat Jozeran de Provence, Il appelle Jozeran de Provence,
Naimun le duc, Antelme de Maience : Le duc Naimes et Anthelme de Mayence :
« En tels vassals deit hom aveir fiance ; « En de tels soldats qui n’aurait confiance ?
3010 « Asez est fols ki entr’els se dementet. « Désespérer serait folie.
« Si Arrabiz de venir ne se repentent, « À moins que les païens ne se retirent devant nous,
« La mort Rollant lur quid cherement vendre. » « Je leur ferai payer cher la mort de Roland.
Respunt dux Naimes : « E Deus le nus cunsentet ! » Aoi. « — Que Dieu le veuille ! » répond le duc Naimes.
 

CCXX

Carles apelet Rabe e Guineman ; Charles appelle Rabel et Guinemant :
3015 Ço dist li Reis : « Seignurs, jo vus cumant ; « Je veux, seigneurs, leur dit le Roi,
« Seiez es lius Oliver e Rollant : « Que vous preniez la place d’Olivier et de Roland ;
« L’uns port l’espée e l’altre l’olifant ; « L’un de vous portera l’épée, et l’autre l’olifant.
« Si chevalcez el’ premer chef devant, « En tête de toute l’armée, au premier rang, marchez,
« Ensembl’od vus .xv. millie de Francs. « Et prenez avec vous quinze mille Français,
3020 « De bachelers, de noz meillurs vaillanz. « Tous jeunes et de nos plus vaillants.
« Après icels en averat altretant. « Après ceux-là, il y en aura quinze mille autres
« Si ’s guierat Gibuins e Lorans. » « Que commanderont Gebouin et Laurent,
Naimes li dux e li quens Jozerans « Naimes le duc et le comte Jozeran. »
lcez eschieles ben les vunt ajustant. Sur-le-champ on dispose ces deux corps d’armée.
3025 S’il troevent l’ ost, bataille ert mult granz. Aoi. S’ils rencontrent l’ennemi, quelle bataille !
 

CCXXI

De Franceis sunt les premeres escheles. Telles sont les premières colonnes de l’armée française.
Après les dous establisent la terce : Après ces deux-là, on forme la troisième.
En cele sunt li vassal de Baivere, Les barons de Bavière la composent,
A .xx. milie chevalers la preiserent ; Qui sont environ vingt mille chevaliers.
3030 Ja devers els bataille n’ert laissée ; Certes, ce ne seront point ceux-là qui laisseront la bataille ;
Suz cel n’ad gent que Carles ait plus chere, Car sous le ciel il n’est point de peuple que Charles aime tant,
Fors cels de France ki les regnes cunquerent. Sauf ceux de France, qui sont les conquérants des royaumes.
Li quens Ogers li Daneis, li puinnere, Ce sera le comte Ogier le Danois, le brave combattant,
Les guierat, kar la cumpaigne est fière. Aoi. Qui commandera les gens de Bavière. Belle compagnie, en vérité !
 

CCXXII

3035 Treis escheles ad li emperere Carles. L’empereur Charles a déjà trois corps d’armée ;
Naimes li dux puis establist la quarte Naimes compose le quatrième
De tels baruns k’asez unt vasselage ; Avec des barons qui sont d’un grand courage :
Aleman sunt e si sunt d’Alemaigne, Ce sont des Allemands d’Allemagne,
Vint milie sunt, ço dient tuit li altre ; Qui, au dire de tous les autres, ne sont pas moins de vingt mille.
3040 Ben sunt guarnit e de chevals e d’armes : Leurs chevaux sont bons, et leurs armes aussi.
Ja pur murir ne guerpirunt bataille. Plutôt que de quitter le champ, ils mourront.
Si ’s guierat Hermans, li dux de Trace : Leur chef est Hermann, le duc de Thrace :
Einz i murrat que cuardise i facet. Aoi. Plutôt que de faire une lâcheté, il mourra.
 

CCXXIII

Naimes li dux e li quens Jozerans Le duc Naimes et le comte Jozeran
3045 La quinte eschele unt faite de Normans : Ont fait la cinquième colonne avec les Normands ;
.Xx. milie sunt, ço dient tuit li Franc ; Ils sont vingt mille, au dire de toute l’armée.
Armes unt beles e bons chevals curanz ; Leurs armes sont belles, leurs chevaux bons et rapides.
Ja pur murir cil n’erent recreant ; Les Normands mourront, mais ne se rendront pas.
Suz cel n’ ad gent ki plus puissent en camp. Il n’y a pas sur terre une race qui les vaille au champ de bataille.
3050 Richarz li velz les guierat el’ camp : C’est le vieux Richard qui marchera à leur tête,
Il i ferrat de sun espiet trenchant. Aoi. Et il donnera de bons coups de son épieu tranchant.
 

CCXXIV

La siste eschele unt faite de Bretuns : Le sixième corps d’armée est composé de Bretons ;
.Xxx. milie chevalers od els unt ; Ils sont bien trente mille chevaliers.
Icil chevalchent en guise de baruns, Ils ont, à cheval, tout l’air de vrais barons.
3055 Dreites lur hanstes, fermez lur gunfanuns. Leurs lances sont droites, avec leurs gonfanons au bout.
Li sire d’els est apelez Oedun : Leur seigneur s’appelle Eudes ;
Icil cumandet le cunte Nevelun, Mais il leur donne pour chefs le comte Nivelon,
Tedbald de Reins et le marchis Otun : Thibaut de Reims et le marquis Othon :
« Guiez ma gent ; jo vus en faz le dun. » Aoi. « Conduisez mon peuple à la bataille ; je vous le confie. »
 

CCXXV

3060 Li Emperere ad .vi. escheles faites. Voici donc six colonnes faites par l’Empereur :
Naimes li dux puis establist la sedme Le duc Naimes forme la septième
De Peitevins et des baruns d’Alverne : Avec les Poitevins et les barons d’Auvergne ;
.. milie chevaler poeent estre ; Ils peuvent bien être quarante mille.
Chevals unt bons e les armes mult beles. Dieu ! les bons chevaux et les belles armes !
3065 Cil sunt par els en un val suz un tertre ; Ils sont là, seuls, dans un vallon, sous un tertre,
Si’s beneïst Carles de sa main destre. Et Charles leur donne sa bénédiction de la main droite :
Els guierat Jozerans e Godselmes. Aoi. Leurs capitaines sont Jozeran et Gauselme.
 

CCXXVI

E l’oidme eschele ad Naimes establie : Quant au huitième corps d’armée, Naimes le compose
De Flamengs est e des baruns de Frise. Avec les Flamands et les barons de Frise :
3070 Chevalers unt plus de .xl. milie ; Plus de quarante mille chevaliers.
Ja devers els n’ert bataille guerpie. Ceux-là, certes, n’abandonneront pas la bataille.
Ço dist li Reis : « Cist ferunt mun servise. » « Ils feront mon service, » dit le Roi.
Entre Rembalt e Hamun de Galice Ce sera Raimbaud, avec Haimon de Galice,
Les guierunt tut par chevalerie. Aoi. Qui, par bonne chevalerie, les guidera au combat.
 

CCXXVII

3075 Entre Naimun e Jozeran le cunte Naimes, aidé du comte Jozeran,
La noefme eschele unt faite de prozdumes, Forme la neuvième colonne avec de vaillants hommes :
De Loherengs e de cels de Borguigne, Ce sont ceux de Bourgogne et de Lorraine.
.L. milie chevalers unt par cunte, Ils sont bien cinquante mille chevaliers,
Helmes lacez e vestues lur brunies ; Avec leurs heaumes lacés et leurs hauberts.
3080 Espiez unt forz, e les hanstes sunt curtes ; Leurs lances sont fortes, et le bois en est court.
Si Arrabit de venir ne demurent, À moins que les Arabes ne reculent devant cette rencontre,
Cist les ferrunt, s’ il ad els s’abandunent ; Si seulement ils engagent le combat, Lorrains et Bourguignons leur donneront de fiers coups.
Si’s guierat Tierris, li dux d’Argune. Aoi. Leur chef est Thierry, le duc d’Argonne.
 

CCXXVIII

La disme eschele est des baruns de France, Les barons de France forment la dixième colonne.
3085 Cent milie sunt de noz meillurs cataignes ; Ils sont cent mille, de nos meilleurs capitaines ;
Cors unt gaillarz e fieres cuntenances, Ils ont le corps gaillard et fière la contenance,
Les chefs fluriz e les barbes unt blanches, La tête fleurie et la barbe toute blanche.
Osbercs vestuz e lur brunies dubleines, Ils ont revêtu leurs doubles broignes et leurs hauberts,
Ceintes espées franceises e d’Espaigne ; Ils ont ceint leurs épées de France ou d’Espagne ;
3090 Escuz unt genz de multes conuisances. Sur leurs écus sont mille signes divers qui les font reconnaître.
Puis, sunt muntet ; la bataille demandent, Ils montent à cheval : « La bataille ! la bataille ! » s’écrient-ils :
Munjoie escrient. Od els est Carlemagnes. Puis : « Montjoie ! » Charlemagne est avec eux.
Gefreiz d’Anjou portet l’orie flambe ; Geoffroi d’Anjou porte l’oriflamme,
Seint Piere fut, si aveit num Romaine, Qui jusque-là avait nom Romaine, parce qu’elle était l’enseigne de Saint-Pierre ;
3095 Mais de Munjoie iloec out pris escange. Aoi. Mais alors même elle prit le nom de Montjoie.
 

CCXXIX

Li Emperere de sun cheval descent, L’Empereur descend de son cheval
Sur l’erbe verte si s’est culchet adenz, Et se prosterne sur l’herbe verte ;
Turnet sun vis vers le soleill levant, Puis, tournant ses yeux vers le soleil levant,
Recleimet Deu mult escordusement : Il adresse, du fond de son coeur, une prière à Dieu :
3100 « Veire paterne, hoi cest jur me defend, « Ô vrai Père, sois aujourd’hui ma défense.
« Ki guaresis Jonas tut veirement « C’est toi qui as sauvé Jonas
« De la baleine ki en sun cors l’aveit enz, « De la baleine qui l’avait englouti ;
« E esparignas le rei de Niniven, « C’est toi qui as épargné le roi de Ninive ;
« E Daniel de l’ merveillus turment « C’est toi qui as délivré Daniel d’un horrible supplice,
3105 « Enz en la fosse des leuns ù fut enz, « Quand on l’eut jeté dans la fosse aux lions ;
« Les .iii. enfanz tut en un fou ardant. « C’est toi qui as préservé les trois enfants dans le feu ardent.
« La tue amur me seit hoi en present. « Eh bien ! que ton amour sur moi veille aujourd’hui,
« Par ta mercit, se tei plaist, me cunsent « Et, dans ta bonté, s’il te plaît, accorde-moi
« Que mun nevuld puisse venger Rollant. » Aoi. « De pouvoir venger mon neveu Roland ! »
 

CCXXX

3110 Cum ad oret, si se drecet en estant, Charles a fini sa prière ; il se relève,
Seignat sun chef de la vertut puisant. Fait sur son front le signe qui a tant de puissance,
Muntet li Reis en sun cheval curant ; Puis monte sur son cheval courant :
L’estreu li tindrent Naimes e Jozerans. Naimes et Jozeran lui tiennent l’étrier.
Prent sun escut e sun espiet trenchant. Il saisit sa lance acérée, son écu.
3115 Gent ad le cors, gaillart e ben seant, Son corps est beau, gaillard et avenant ;
Cler le visage e de bon cuntenant. Son visage est clair, et belle est sa contenance.
Puis, si chevalchet mult afichéement. Très-ferme sur son cheval, il s’avance.
Sunent cil graisle e derere e devant : Et les clairons de sonner par devant, par derrière ;
Sur tuz les altres bundist li olifans. Le son de l’olifant domine tous les autres.
3120 Plurent Franceis pur pitet de Rollant. Aoi. Les Français se souviennent de Roland et pleurent.
 

CCXXXI

Mult gentement li Emperere chevalchet, L’Empereur chevauche bellement ;
Desur sa brunie fors ad mise sa barbe ; Sur sa cuirasse il a étalé toute sa barbe,
Pur sue amur altretel funt li altre, Et, par amour pour lui, tous ses chevaliers font de même.
Cent milie Franc en sunt reconoisable. C’est le signe auquel on reconnaît les cent mille Français.
3125 Passent cez puis e cez roches plus haltes, Ils passent ces montagnes, ils passent ces hautes roches,
Cez vals parfunz, cez destreiz anguisables, Ils traversent ces profondes vallées, ces défilés horribles.
Issent des porz e de la tere guaste, Ils sortent enfin de ces passages, et les voilà hors de ce désert,
Devers Espaigne sunt alet en la Marche, Les voilà dans la Marche d’Espagne.
En mi un plein unt prise lur estage... Ils y font halte au milieu d’une plaine...
3130 A Baligant repairent ses enguardes ; Cependant Baligant voit revenir ses éclaireurs,
Uns Sulians li ad dit sun message : Et un Syrien lui rend ainsi compte de son message :
« Veüt avum cest orguillus rei Carle ; « Nous avons vu, dit-il, l’orgueilleux roi Charles :
« Fier sunt si hume, n’unt talent qu’il li faillent. « Ses hommes sont terribles et ne lui manqueront pas.
« Adubez vus : sempres averez bataille. » « Vous allez avoir bataille : armez-vous.
3135 Dist Baliganz : « Or oi grant vasselage. « — Bonne nouvelle pour les vaillants, s’écrie Baligant :
« Sunez voz graisles, que mi païen le sacent » Aoi. « Sonnez les clairons, pour que mes païens le sachent. »
 

CCXXXII

Par tute l’ost funt lur taburs suner Alors, dans tout le camp, ils font retentir leurs tambours,
E cez buisines e cez graisles mult clers. Leurs cors, leurs claires trompettes,
Païen descendent pur lur cors aduber. Et les païens commencent à s’armer.
3140 Li Amiralz ne se voelt demurer : L’Émir ne se veut pas mettre en retard :
Vest une brunie dunt li par sunt saffret, Il revêt un haubert dont les pans sont brodés ;
Lacet sun helme ki ad or est gemmez, Il lace son heaume gemmé d’or,
Puis ceint s’espée à l’ senestre costet. Et à son flanc gauche ceint son épée.
Par sun orguill li ad un num truvet : À cette épée, dans son orgueil, il a trouvé un nom ;
3145 Par la Carlun, dunt il oït parler, Par rapport à celle de Charlemagne, dont il a entendu parler,
La sue fist Preciuse apeler : La sienne s’appelle Précieuse,
Ço ert s’enseigne en bataille campel, Et ce mot même lui sert de cri d’armes dans la bataille :
Ses chevalers en ad fait escrier. Il fait pousser ce cri par tous ses chevaliers.
Pent à sun col un soen grant escut let, À son cou il pend un large et vaste écu ;
3150 D’or est la bucle e de cristal listet, La boucle est d’or, le bord est garni de pierres précieuses ;
La guige en est d’un bon palie roet ; La guige est en beau satin à rosaces.
Tient sun espiet, si l’ apelet Maltet : Puis Baligant saisit son épieu, qu’il appelle « le Mal »,
La hanste fut grosse cume uns tinels, Dont le bois est gros comme une massue,
De sul le fer fust uns mulez trussez. Et dont le fer serait la charge d’un mulet.
3155 En sun destrer Baliganz est muntez, Baligant monte ensuite sur son destrier ;
L’estreu li tint Marcules d’ultre mer. Marcule d’outre-mer lui tient l’étrier.
La furcheüre ad asez grant li bers, L’Émir a l’enfourchure énorme,
Graisles es flancs e larges les costez, Les flancs minces, les côtés larges,
Gros ad le piz, belement est mollez, La poitrine forte, le corps moulé et beau,
3160 Lées espalles e le vis ad mult cler, Les épaules vastes et le regard très-clair,
Fier le visage, le chef recercelet, Le visage fier et les cheveux bouclés ;
Tant par ert blancs cume flurs en estet. Il paraît aussi blanc que fleur d’été ;
De vasselage est suvent esprovez. Quant au courage, il en a donné mille preuves.
Deus ! quel barun, s’oüst chrestientet ! Dieu ! s’il était chrétien, quel baron !
3165 Le cheval brochet, li sancs en ist tuz clers, Il pique son cheval, et le sang sort tout clair des flancs de la bête ;
Fait sun eslais, si tressalt un fosset, Il fait un temps de galop, et saute par-dessus un fossé
Cinquante piez i poet hom mesurer. Qui peut mesurer cinquante pieds :
Païen escrient : « Cist deit marches tenser. « Voilà, s’écrient les païens, voilà celui qui saura défendre notre terre.
« N’i ad Franceis, se à lui vient juster, « Le Français qui voudra jouter avec lui,
3170 « Voeillet o nun, n’i perdet sun edet. « Bon gré, mal gré, y laissera sa vie.
« Carles est fols que ne s’en est alet. » Aoi. « Charles est fou de ne pas fuir un tel homme ! »
 

CCXXXIII

Li Amiralz ben resemblet barun, L’Émir a tout l’air d’un vrai baron.
Blanche ad la barbe ensement cume flurs, Sa barbe est aussi blanche qu’une fleur ;
E de sa lei mult par est saives hum, D’ailleurs c’est, parmi les païens, un homme sage
3175 E en bataille est fiers e orguillus. Et qui, dans la bataille, est fier et terrible.
Sis filz Malprimes mult est chevalerus, Son fils Malprime aussi est très-chevaleresque ;
Granz est e forz e trait as anceisurs. Il est grand, il est fort, il est digne de sa race :
Dist à sun pere : « Sire, kar chevalchum ! « En avant, Sire, dit-il à son père, en avant !
« Mult me merveill se ja verrum Carlun. » « Je me demande si nous allons voir Charles.
3180 Dist Baliganz : « Oïl, kar mult est proz. « — Oui, répond Baligant, car c’est un vaillant ;
« En plusurs gestes de lui sunt grant honur ; « Dans mainte histoire on parle de lui avec grand honneur ;
« Il n’en ad mie de Rollant sun nevuld, « Mais il n’a plus son neveu Roland,
« N’averat vertut que s’ tienget cuntre nus. » Aoi. « Et ne pourra tenir pied devant nous. »
 

CCXXXIV

« Bel fil Malprime, ço li dist Baliganz, « Beau fils Malprime, dit Baligant,
3185 « Her fut ocis li bons vassals Rollanz « Roland le bon vassal est mort hier,
« E Olivers, li proz e li vaillanz, « Avec Olivier le preux et le vaillant,
« Li .xii. Per, qui Carles amat tant, « Avec les douze Pairs qui étaient tant aimés de Charles,
« De cels de France .xx. milie cumbatant. « Et vingt mille combattants de France.
« Trestuz les altres ne pris jo mie un guant. « Quant à tous les autres, je ne les prise pas un gant.
3190 « Li Emperere repairet veirement, « Il est certain que l’Empereur est revenu, qu’il est là ;
« Si l’ m’a nunciet mis més li Sulians, « Un Syrien, mon messager, vient de me l’annoncer.
« .X. escheles en ad faites mult granz ; « Charles a formé dix corps d’armée immenses ;
« Cil est mult proz ki sunet l’olifant, « Il est brave, celui qui sonne l’olifant du Roi ;
« D’un graisle cler racatet ses cumpainz, « Par ces sons clairs il rassemble ses compagnons.
3195 « E si chevalchent el’ premer chef devant, « Ceux-ci chevauchent en tête de l’armée, devant le premier rang ;
« Ensembl’od els .xv. milie de Francs, « Quinze mille Français sont avec eux,
« De bachelers que Carles cleimet enfanz ; « De ces jeunes que Charles appelle enfants ;
« Après icels en i ad altretanz. « Et il y en a quinze mille autres derrière eux
« Cil i ferrunt mult orguillusement. » « Qui très-vigoureusement frapperont. »
3200 Ço dist Malprimes : « Le colp vus en demant. Aoi. « Malprime alors : « Je vous demande l’honneur du premier coup.
 

CCXXXV

« Bel fil Malprime, Baliganz li ad dit, « — Beau fils Malprime, dit Baligant,
« Jo vus otri quanque m’avez ci quis ; « Tout ce que vous me demandez, je vous l’accorde ;
« Cuntre Franceis sempres irez ferir : « Donc, allez sans plus tarder assaillir les Français.
« Si i merrez Torleu, le rei persis, « Emmenez avec vous Torleu, le roi de Perse,
3205 « E Dapamort, un altre rei Leutiz. « Et Dapamort, le roi de Lithuanie ;
« Le grant orguill se ja puez matir, « Si vous pouvez mater le grand orgueil de Charles,
« Jo vus durrai un pan de mun païs « Je vous donnerai un pan de mon royaume,
« Dès Cheriant entresqu’en Val-Marchis. » « Tout le pays depuis Chériant jusqu’au Val-Marquis.
« E cil respunt : « Sire, vostre mercit ! » « — Merci, mon seigneur, » répond Malprime.
3210 Passet avant, le dun en requeillit, Il passe en avant, et reçoit la tradition symbolique de ce présent.
Ço est de la tere ki fut à l’ rei Flurit. Or c’était la terre qui appartint jadis au roi Fleuri.
A itel ure unkes puis ne la vit, Mais jamais Malprime ne devait la voir ;
Ne il n’en fut ne vestuz ne saisiz. Aoi. Jamais Malprime ne devait en être investi ni saisi.
 

CCXXXVI

Li Amiralz chevalchet par cez oz : À travers tous les rangs de son armée, chevauche l’Émir,
3215 Sis filz le siut, ki mult ad grant le cors, Et son fils (il avait la taille d’un géant) le suit partout,
Li reis Torleus e li reis Dapamors ; Avec le roi Torleu et le roi Dapamort.
.Xxx. escheles establissent mult tost, Ils divisent alors leur armée en trente colonnes ;
Chevalers unt à merveillus esforz ; (Ils ont tant et tant de chevaliers !)
En la menur .l. milie en out. Le plus faible de ces corps d’armée n’aura pas moins de cinquante mille hommes.
3220 La premere est de cels de Butentrot, Le premier est composé des gens de Butentrot ;
E l’altre après de Micenes as chefs gros : Le second, de ceux de Micènes. D’énormes têtes
Sur les eschines qu’il unt en mi les dos Surmontent les échines qu’ils ont dans le milieu du dos,
Cil sunt seiet ensement cume porc. Aoi. Et ils sont couverts de soies tout comme sangliers.
E la terce est de Nubles e de Blos, La troisième colonne est formée de Nubiens et de Blos ;
3225 E la quarte est de Bruns e d’Esclavoz, La quatrième, de Bruns et d’Esclavons ;
E la quinte est de Sorbres e de Sorz, La cinquième, de Sorbres et de Sors ;
E la siste est d’Ermines e de Mors, La sixième, de Mores et d’Arméniens.
E la sedme est de cels de Jericho, Dans la septième sont ceux de Jéricho ;
L’oidme est de Nigres, e la noefme de Gros, Les Nègres forment la huitième, et les Gros la neuvième ;
3230 E la disme est de Balide la fort : La dixième enfin est composée des chevaliers de Balide la forte :
Ço est une genz ki unkes ben ne volt. Aoi. C’est un peuple qui jamais ne voulut le bien.
 

CCXXXVII

Li Amiralz en juret quanqu’il poet L’Émir prend à témoin par tous les serments possibles
De Mahumet les vertuz e le cors : La puissance et le corps de Mahomet :
« Carles de France chevalchet cume fols ; « Charles de France est fou de chevaucher ainsi ;
3235 « Bataille i ert, se il ne s’en destolt ; « Il va y avoir bataille, et, s’il ne la refuse point,
« Jamais n’averat el’ chef curune d’or. » Aoi. « Il ne portera plus jamais couronne d’or en tête. »
 

CCXXXVIII

Dis escheles establisent après : Les païens forment ensuite dix autres corps d’armée :
La premere est des Canelius, des laiz, Le premier est formé des Canelieux ; ils sont horribles à voir ;
De Val-Fuit sunt venut en travers ; Ils sont venus de Val-Fui, par le travers.
3240 L’altre est de Turcs, e la terce de Pers, Les Turcs composent la seconde colonne, et les Persans la troisième.
E la quarte est de Pinceneis e de Pers, Dans la quatrième on voit encore des Persans avec des Pincenois ;
E la quinte est de Solteras e d’Avers, La cinquième est formée de Solterais et d’Avares ;
E la siste est d’Ormaleus e d’Eugiez, La sixième, d’Ormaleus et d’Eugiez ;
E la sedme est de la gent Samuel ; La septième, de la gent Samuel ;
3245 L’oidme est de Bruise, la noefme de Clavers, Les hommes de Brousse composent la huitième, et les Esclavons la neuvième.
E la disme est d’Occiant le desert. Quant à la dixième, on y voit la gent d’Occiant la déserte :
Ço est une genz ki Damne Deu ne sert, C’est une race qui ne sert pas le Seigneur Dieu,
De plus feluns n’orrez parler jamais. Et vous n’entendrez jamais parler d’hommes plus félons.
Durs unt les quirs ensement cume fer : Leur cuir est dur comme du fer ;
3250 Pur ço n’unt soign de helme ne d’osberc ; Pas n’ont besoin de heaume ni de haubert ;
En la bataille sunt felun e engrès. Aoi. En la bataille, rien n’égale leur férocité et leur acharnement.
 

CCXXXIX

Li Amiralz .x. escheles ajustet : L’Émir lui-même a formé dix autres corps d’armée.
La premere est des jaianz de Malpruse, Dans le premier il a mis les géants de Malprose ;
L’altre est de Hums e la terce de Hungres, Dans le second les Huns, et dans le troisième les Hongrois ;
3255 Et la quarte est de Baldise-la-Lunge, Dans le quatrième, les gens de Baldise-la-Longue,
E la quinte est de cels de Val-Penuse, Et dans le cinquième, ceux de Val-Peineuse ;
E la siste est de Joi e de Maruse, Dans le sixième, ceux de Joie et de Maruse,
E la sedme est de Leus e d’Astrimunies, Dans le septième sont les Leus et les Thraces.
L’oidme est d’Argoilles, la noefme de Clarbone, Les hommes d’Argoilles composent le huitième, et ceux de Clairbonne le neuvième ;
3260 E la disme est des barbez de Val-Funde : Enfin les soldats barbus de Val-Fonde forment le dixième et dernier corps d’armée :
Ço est une genz ki Deu n’enamat unkes. C’est une race qui fut toujours l’ennemie de Dieu.
Geste Francor .xxx. escheles i numbret. Tel est, d’après les Chroniques de France, le dénombrement de ces trente colonnes.
Grant sunt les oz ù cez buisines sunent. Elle est grande, cette armée où tant de clairons retentissent !
Païen chevalchent en guise de prozdumes. Aoi. Voici, voici que les païens s’avancent, en vaillants hommes...
 

CCXL

3265 Li Amiralz mult par est riches hum : L’Émir (un très-riche et très-puissant homme)
Dedavant sei fait porter sun dragun A fait devant lui porter le dragon qui lui sert d’enseigne,
E l’estendart Tervagan e Mahum Avec l’étendard de Tervagan et de Mahomet,
E une ymagene Apolin le felun. Et une idole d’Apollon, ce méchant dieu.
Dis Canelius chevalchent envirun, Dix Canelieux chevauchent alentour,
3270 Mult haltement escrient un sermun : Et s’écrient d’une voix très-haute :
« Ki par noz deus voelt aveir guarisun, « Que ceux qui veulent être préservés par nos dieux
« Si’s prit e servet par grant afflictiun. » « Les prient en ce moment en toute componction. »
Païen i baissent lur chefs e lur mentuns, Païens alors de baisser la tête et le menton,
Lur helmes clers i suzclinent enbrunc. Et d’incliner jusqu’à terre leurs heaumes clairs :
3275 Dient Franceis : « Sempres murrez, glutuns ; « Misérables, leur crient les Français, voici l’heure de votre mort !
« De vus seit hoi male confusiun ! « Puissions-nous aujourd’hui vous voir honteusement vaincus !
« Li nostre Deu, guarantisez Carlun : « Et toi, ô notre Dieu, préserve Charlemagne,
« Ceste bataille seit jugée en sun num ! » Aoi. « Et que cette bataille soit une victoire pour notre empereur ! »
 

CCXLI

Li Amiralz est mult de grant saveir, L’Émir est un homme de grand savoir ;
3280 A sei apelet sun fil e les dous reis : Il appelle son fils et les deux rois :
« Seignurs baruns, devant chevalchereiz, « Seigneurs barons, votre place est sur le front de l’armée,
« Mes escheles tutes les guiereiz ; « Et c’est vous qui conduirez toutes mes colonnes ;
« Mais des meillurs voeill-jo retenir treis : « Je n’en garde avec moi que trois, mais des meilleures ;
« L’une ert de Turcs e l’altre d’Ormaleis, « L’une composée de Turcs, l’autre d’Ormaleus,
3285 « E la terce est des jaianz de Malpreis. « La troisième des géants de Malprose.
« Cil d’Ociant erent ensembl’od mei, « Les gens d’Occiant m’accompagneront aussi,
« Si justerunt à Carle e à Franceis. « Et je les mettrai aux prises avec Charles et les Français.
« Li Emperere, s’ il se cumbat od mei, « Si l’Empereur veut lutter avec moi,
« Desur le buc la teste perdre en deit : « Il aura la tête séparée du buste :
3290 « Trestut seit fiz, n’i averat altre dreit. » Aoi. « C’est là, il peut en être certain, tout ce qu’il est en droit d’attendre. »
 

CCXLII

Grant sunt les oz e les escheles beles. Les deux armées sont immenses, et splendides sont leurs bataillons.
Entr’els nen ad ne pui ne val ne tertre, Entre les combattants il n’y a ni colline, ni tertre, ni vallée,
Selve ne bois ; asconse n’i poet estre ; Ni forêt, ni bois, ni rien qui les pourrait cacher les uns aux autres :
Ben s’entre-veient en mi la pleine tere. C’est une vallée découverte où les Français voient à plein les païens :
3295 Dist Baliganz : « La meie genz averse, « En avant ! s’écrie Baligant, armée païenne,
« Kar chevalchez pur la bataille quere ! » « En avant, et engagez la bataille ! »
L’enseigne portet Amboires d’Oluferne, C’est Amboire d’Olilferne qui porte l’enseigne des païens ;
Païen escrient, Preciuse l’apelent. Et ceux-ci de pousser leur cri : « Précieuse ! »
Dient Franceis : « De vus seit hoi granz perte ! » Et les Français de leur répondre : « Que Dieu vous perde aujourd’hui ! »
3300 Mult haltement Munjoie renuvelent. Et de renouveler cent fois d’une voix forte le cri de « Montjoie ! Montjoie ! »
Li Emperere i fait suner ses graisles L’Empereur alors fait sonner tous ses clairons,
E l’olifant, ki trestuz les esclairet. Et surtout l’olifant, qui les domine tous :
Dient païen : « La genz Carlun est bele. « La gent de Charles est belle, s’écrient les païens :
Bataille averum e adurée e pesme. » Aoi. « Ah ! nous aurons une rude et terrible bataille ! »
 

CCXLIII

3305 Granz est la plaigne e large la cuntrée. Vaste est la plaine, vaste est le pays.
Luisent cil helme as perres d’or gemmées Voyez-vous luire ces heaumes aux pierres gemmées d’or ?
E cez escut e cez brunies safrées Voyez-vous étinceler ces écus, ces broignes bordées d’orfroi ?
E cez espiet, cez enseignes fermées. Ces épieux et ces gonfanons au bout des lances ?
Sunent cez graisle, les voiz en sunt mult cleres, Entendez-vous ces trompettes aux voix si claires ?
3310 De l’olifant haltes sunt les menées. Entendez-vous surtout le son prolongé de l’olifant ?
Li Amiralz en apelet sun frère, L’Émir alors appelle son frère,
Ço est Canabeus, li reis de Floredée : Canabeu, le roi de Floredée,
Cil tint la tere en tresqu’en Val-Sevrée, Qui tient la terre jusqu’à Valsevrée,
Les escheles Carlun li ad mustrées : Et Baligant lui montre les colonnes de Charles :
3315 « Veez l’orguill de France la loée. « Voyez l’orgueil de France la louée ;
« Mult fièrement chevalchet li Emperere : « Avec quelle fierté chevauche l’Empereur !
« Il est darere od cele gent barbée ; « Il est là-bas, tenez, au milieu de ces chevaliers barbus :
« Desur lur brunies lur barbes unt getées « Ils ont étalé leur barbe sur leur haubert,
« Altresi blanches cume neifs sur gelée. « Et leur barbe est aussi blanche que la neige sur gelée ;
3320 « Cil i ferrunt de lances e d’espées : « Certes, ils frapperont, ceux-là, bons coups de lances et d’épées !
« Bataille averum e forte e adurée ; « Nous allons avoir une rude, une formidable bataille :
« Unkes nuls hom ne vit tel ajustée. » « Jamais on n’en aura vu de pareille ! »
Plus qu’on ne lancet une verge pelée, Alors, de plus loin que le jet d’un bâton,
Baliganz ad ses cumpaignes passées. Baligant dépasse les premiers rangs de son armée,
3325 Une raisun lur ad dite e mustrée : Et lui fait cette petite harangue :
« Venez, païen, kar jo ’n irai en l’estrée. » « En avant ! païens, en avant ! je vous montre la route. »
De sun espiet la hanste en ad branlée, Il brandit alors le bois de sa lance
Envers Carlun l’amure en ad turnée. Aoi. Et en tourne le fer du côté de Charlemagne.
 

CCXLIV

Carles li magnes, cum il vit l’Amiral Charles le Grand, quand il aperçoit l’Émir,
3330 E le dragun, l’enseigne e l’estandart, Le dragon, l’enseigne et l’étendard ;
(De cels d’Arabe si grant force i par ad Quand il voit les Arabes en si grand nombre,
De la contrée unt purprises les parz, Quand il les voit couvrir toute la contrée
Ne mais que tant cum l’Emperere en ad), Hormis la place occupée par l’Empereur,
Li reis de France s’en escriet mult halt : Le roi de France alors s’écrie à pleine voix :
3335 « Baruns franceis, vus estes bon vassal, « Barons français, vous êtes de bons soldats.
« Tantes batailles avez faites en camps ! « Combien de batailles déjà n’avez-vous pas livrées !
« Veez païen, felun sunt e cuart, « Or voici les païens devant nous ; ce sont des félons et des lâches,
« Tute lur leis un dener ne lur valt. « Et toute leur loi ne leur vaut un denier.
« S’il unt grant gent, d’iço, seignurs, qui calt ? « Mais ils sont nombreux, direz-vous. Eh ! qu’importe ?
3340 « Ki errer voelt, à mei venir s’en alt. » « Qui veut marcher me suive ! »
Des esperuns puis brochet le cheval, Alors Charles pique son cheval,
E Tencendur li ad fait .iiii. salz. Et Tencendur fait quatre sauts.
Dient Franceis : « Icist Reis est vassals. « Comme le Roi est brave ! disent les Français :
« Chevalchez, bers, nul de nus ne vus falt. » Aoi. « Aucun de nous ne vous fera défaut, Sire ; chevauchez. »
 

CCXLV

3345 Clers fut li jurz e li soleilz luisanz, Le jour fut clair, et brillant fut le soleil.
Les oz sunt beles e les cumpaignes grant. Les deux armées sont belles à voir, et leurs bataillons sont immenses.
Justées sunt les escheles devant. Mais déjà les premières colonnes sont aux prises.
Li quens Rabels e li quens Guinemans Le comte Rabel et le comte Guinemant
Laschent les resnes à lur chevals curanz, Ont lâché les rênes à leurs rapides destriers,
3350 Brochent ad ait ; dunc laissent curre Francs, Et donnent vivement de l’éperon. Tous les Français se lancent au galop,
Si vunt ferir de lur espiez trenchanz. Aoi. Et de leurs épieux tranchants commencent à donner de grands coups.
 

CCXLVI

Li quens Rabels est chevalers hardiz, C’est un vaillant chevalier que le comte Rabel.
Le cheval brochet des esperuns d’or fin, Des éperons d’or fin il pique son cheval,
Si vait ferir Torleu le rei persis ; Et va frapper Torleu, le roi de Perse ;
3355 N’escuz ne brunie ne pout sun colp tenir, Pas d’écu, pas de cuirasse qui puisse résister à un tel coup.
L’espiet ad or li ad enz el’ cors mis, Le fer doré est entré dans le corps du roi païen,
Que mort l’abat sur un buissun petit. Et Rabel l’abat roide mort sur des broussailles.
Dient Franceis : « Damnes Deus nus aït ! « Dieu nous aide ! crient les Français ;
« Carles ad dreit, ne li devum faillir. » Aoi. « Nous ne devons pas faire défaut à Charles : le droit est pour lui. »
 

CCXLVII

3360 E Guinemans justet à l’ rei de Leutice, Guinemant, de son côté, joute avec le roi de Lithuanie ;
Tute li freint la targe ki est flurie ; Le bouclier du païen, orné de fleurs peintes, est en pièces,
Après li ad la brunie descunfite, Son haubert est en lambeaux,
Tute l’enseigne li ad enz el’ cors mise, Et le gonfanon de Guinemant lui est tout entier entré dans le corps.
Que mort l’abat, ki qu’en plurt u ki ’n riet. Qui qu’en pleure ou en rie, le Français l’abat mort.
3365 A icest colp cil de France s’escrient : Témoins de ce beau coup, tous les Français s’écrient :
« Ferez, baruns, si ne vus targez mie ! « Pas de retard, barons, frappez, frappez !
« Carles ad dreit vers la gent païenie, « C’est Charlemagne qui a pour lui le droit contre les païens ;
« Deus nus ad mis à l’ plus verai juise. » Aoi. « Et c’est ici le véritable jugement de Dieu ! »
 

CCXLVIII

Malprimes siet sur un cheval tut blanc, Sur un cheval tout blanc voici Malprime,
3370 Cunduit sun cors en la presse des Francs, Qui s’est lancé dans le milieu de l’armée française.
De uns à d’altres granz colps i vait feranz, À droite, à gauche, il y frappe de grands coups,
L’un mort sur l’altre suvent vait tresturnanz. Et sur un mort abat un autre mort.
Tut premereins s’escriet Baliganz : Baligant le premier s’écrie :
« Li men baruns, nurrit vus ai lung tens. « Ô mes barons, ô vous que j’ai si longtemps nourris,
3375 « Veez mun fil, ki Carlun vait queranz, « Voyez mon fils, comme il cherche Charles,
« E à ses armes tanz baruns calunjanz ; « Et combien de barons, en attendant, il provoque au combat !
« Meillur vassal de lui ja ne demant. « Je ne saurais souhaiter un plus excellent soldat :
« Succurez le à voz espiez trenchanz ! » « Allez le secourir avec le fer de vos lances ! »
A icest mot païen venent avant, À ces mots, les païens font un mouvement en avant.
3380 Durs colps i fièrent, mult est li caples granz. Ils frappent de fiers coups, la mêlée est rude ;
La bataille est merveilluse e pesanz, Pesante et merveilleuse est la bataille ;
Ne fut si forz enceis ne puis cel tens. Aoi. Jamais avant ce temps ni depuis, jamais il n’y en eut de pareille.
 

CCXLIX

Grant sunt les oz e les cumpaignes fières, Les armées sont immenses, fiers sont les bataillons ;
Justées sunt trestutes les escheles, Toutes les colonnes sont aux prises.
3385 E li païen merveillusement fièrent. Dieu ! quels coups frappent les païens !
Deus ! tantes hanstes i ad par mi brisées, Dieu ! que de lances brisées en deux tronçons !
Escuz fruisez e brunies desmailées ! Que de hauberts démaillés ! que d’écus en morceaux !
Là veïsez la tere si junchée, La terre est tellement jonchée de cadavres,
L’erbe de l’ camp, ki est verte e delgée, Que l’herbe des champs, fine et tout à l’heure verte encore,
3390 De l’ sanc des cors est tute envermeillée. Est toute envermeillée par le sang.
Li Amiralz recleimet sa maisnée : L’Émir alors fait un nouvel appel aux siens :
« Ferez, baruns, sur la gent chrestiene. » « Frappez sur les chrétiens, frappez, barons ! »
La bataille est mult dure e afichée : La bataille est rude, elle est acharnée.
Unc einz ne puis ne fut si forz ajustée, Ni avant ce temps, ni depuis lors, on n’en vit jamais de semblable.
3395 Jusqu’à la mort n’en ert fins otriée. Aoi. La nuit seule pourra séparer les combattants.
 

CCL

Li Amiralz la sue gent apelet : L’Émir appelle les siens :
« Ferez, païen, pur el venut n’i estes. « Vous n’êtes venus que pour frapper : frappez !
« Jo vus durrai muillers gentes e beles, « Je vous donnerai de belles femmes ;
« Si vos durrai fieus e honurs e teres. » « Vous aurez des biens, des fiefs et des terres.
3400 Païen respundent : « Nus le devum ben fere. » « — Oui, notre devoir est de bien frapper, » lui répondent les païens.
A colps pleners de lur espiez i perdent, Et voilà qu’à force d’assener de grands coups ils mettent leurs lances en morceaux.
Plus de cent milie espées i unt traites. Cent mille épées alors sont tirées des fourreaux ;
As vus le caple e dulurus e pesme. La mêlée est douloureuse, elle est horrible :
Bataille veit cil ki entr’els voelt estre. Aoi. Ah ! ceux qui furent là virent une vraie bataille.
 

CCLI

3405 Li Emperere recleimet ses Franceis : De son côté, l’Empereur exhorte ses Français :
« Seignurs baruns, jo vos aim, si vus crei ; « Seigneurs barons, je vous aime et j’ai confiance en vous.
« Tantes batailles avez faites pur mei, « Vous avez déjà livré pour moi tant de batailles,
« Regnes cunquis e desordenet reis ! « Conquis tant de royaumes et détrôné tant de rois !
« Ben le conuis que gueredun vus en dei « Je vous en dois le salaire, c’est vrai, je le reconnais ;
3410 « E de mun cors, de teres e d’aveir. « Et ce salaire, ce seront des terres, de l’argent, mon corps même, s’il le faut.
« Vengez voz fiz, voz freres e voz heirs « Donc, vengez vos fils, vos frères et vos hoirs,
« K’en Rencesvals furent morz l’altre seir ! « Qui l’autre jour sont morts à Roncevaux.
« Ja savez vus cuntre païens ai dreit. » « Vous le savez, c’est de mon côté qu’est le droit, c’est contre les païens.
Respundent Franc : « Sire, vus dites veir. » « — C’est la vérité, Sire, » répondent les Français.
3415 Itels .xx. milie en ad Carles od sei, Charles en a vingt mille avec lui,
Cumunement l’en prametent lur feid, Qui d’une seule voix lui engagent leur foi.
Ne li faldrunt pur mort ne pur destreit. Oui, quelle que soit leur détresse, et même devant la mort, ils ne feront jamais défaut à l’Empereur.
N’en i ad cel sa lance n’i empleit, Tous alors jouent de la lance
De lur espées i fièrent demaneis. Et frappent sans retard de l’épée :
3420 La bataille est de merveillus destreit. Aoi. La bataille est pleine de merveilleuse angoisse...
 

CCLII

Li bers Malprimes par mi le camp chevalchet, Malprime, le baron, chevauchait au milieu de la mêlée
De cels de France i fait mult grant damage. Et y avait fait un grand massacre de Français ;
Naimes li dux fièrement le reguardet, Mais voici le duc Naimes qui lui lance un regard terrible
Vait le ferir cum hume vertudables, Et d’un très-vigoureux coup va le frapper.
3425 De sun escut li freint la pene halte, Il lui brise le haut de son écu,
De sun osberc les dous pans li desaffret. Lui enlève l’orfroi qui ornait les deux pans de son haubert,
El’ cors li met tute l’enseigne jalne, Et lui enfonce dans le corps tout un gonfanon de couleur jaune...
Que mort l’abat entre .vii. c. des altres. Aoi. Entre sept cents autres il l’abat roide mort.
 

CCLIII

Reis Canabeus, le frere à l’Amiral, Le roi Canabeu, le frère de l’Émir,
3430 Des esperuns ben brochet sun cheval, Pique alors son cheval des éperons,
Trait ad l’espée, li punz est de cristal, Tire son épée au pommeau de cristal,
Si fiert Naimun en l’helme principal, Et en frappe Naimes sur le heaume princier :
L’une meitet l’en fruisset d’une part, Il en fracasse la moitié,
A l’ brant d’acer l’en trenchet .v. des laz : Et, de son tranchant d’acier, coupe cinq des lacs qui le retenaient.
3435 Li capelers un dener ne li valt ; Le capuchon de mailles ne saurait préserver le duc,
Trenchet la coife entresque à la char, La coiffe est tranchée jusqu’à la chair,
Jus à la tere une pièce en abat. Et un lambeau en tombe à terre.
Granz fut li colps, li dux en estonat, Le coup fut rude, et Naimes en fut abasourdi comme par la foudre :
Sempres caïst, se Deus ne li aidast ; Il fût tombé sans l’aide de Dieu...
3440 De sun destrer le col en enbraçat. Il est là, la tête sur la crinière de son cheval :
Se li païens une feiz recuverast, Si le païen frappe un second coup,
Sempres fust morz li nobilies vassals. C’en est fait du noble vassal, il est mort !
Carles de France i vient, ki l’succurrat. Aoi. Mais Charles de France arrive à son secours.
 

CCLIV

Naimes li dux tant par est anguissables, Dieu ! dans quelle angoisse est le duc Naimes !
3445 E li païens de ferir mult le hastet. Le païen va se hâter de le frapper encore ;
Carles li dist : « Culvert, mar le baillastes ! » Mais voici Charles qui lui dit : « Misérable, ce coup te portera malheur ! »
Vait le ferir par sun grant vasselage, Et très-intrépidement le Roi s’élance sur le Sarrasin ;
L’escut li freint, cuntre le coer li quasset, Il brise l’écu, le fracasse à l’endroit du cœur,
De sun osberc li derumpt la ventaille, Lui rompt la ventaille du haubert,
3450 Que mort l’abat ; la sele en remeint guaste. Aoi. Et l’abat roide mort. La selle reste vide.
 

CCLV

Mult ad grant doel Carlemagnes li reis, Grande fut la douleur du roi Charlemagne,
Quant duc Naimun veit nafret devant sei, Quand il vit le duc Naimes blessé là, devant lui,
Sur l’erbe verte le sanc tut cler cadeir. Quand il vit courir le sang clair sur l’herbe verte.
Li Emperere li ad dit à cunseill : Alors il lui a donné un bon conseil :
3455 « Bel sire Naime, kar chevalchez od mei. « Beau sire Naimes, chevauchez tout près de moi ;
« Morz est li gluz ki en destreit vus teneit, « Quant au misérable qui vous a mis en cette détresse, il est mort ;
« El’ cors li mis mun espiet une feiz. » « Je lui ai mis mon épieu dans le corps.
Respunt li dux : « Sire, jo vus en crei. « — Je vous crois, Sire, répond le duc,
« Se jo vif alques, mult grant prod i avereiz. » « Et si je vis, vous serez bien payé d’un tel service. »
3460 Puis sunt justet par amur e par feid, Lors ils vont l’un près de l’autre par amour et par foi.
Ensembl’od els tel .xx. milie Franceis. Vingt mille Français marchent avec eux,
N’i ad celui que n’i fierget u n’i capleit. Aoi. Qui tous donnent de fiers coups et se battent rudement.
 

CCLVI

Li Amiralz chevalchet par le camp, À travers toute la bataille chevauche l’Émir :
Si vait ferir le cunte Guineman, Il se jette sur le comte Guinemant ;
3465 Cuntre le coer li fruisset l’escut blanc. Il lui fracasse l’écu blanc tout près du cœur,
De sun osberc li derumpit les pans, Met en pièces les pans du haubert,
Les dous costez li deseveret des flancs, Lui partage les côtes,
Que mort l’abat de sun cheval curant. Et l’abat mort de son cheval rapide.
Puis ad ocis Gebuin e Lorant, L’Émir ensuite tue Gebouin, Laurent,
3470 Richard le veill, le seignur des Normans. Et le vieux Richard, sire des Normands.
Païen escrient : « Preciuse est vaillanz : « La brave épée que Précieuse ! s’écrient alors les païens ;
« Ferez, baruns, nus i avum guarant. » Aoi. « Nous avons là un puissant défenseur : frappez, barons, frappez. »
 

CCLVII

Ki puis veïst les chevalers d’Arabe, Il fait beau voir les chevaliers païens,
Cels d’Occiant e d’Argoilles e de Bascle ! Ceux d’Occiant, ceux d’Argoilles et de Bascle,
3475 De lur espiez bien i fièrent e caplent ; Frapper dans la mêlée de beaux coups de lance ;
E li Franceis n’unt talent que s’en algent ; Mais les Français n’ont pas envie de leur céder le champ.
Asez i moerent e des uns e des altres. Il en meurt beaucoup des uns et des autres,
Entresqu’à l’ vespre est mult forz la bataille, Et jusqu’au soir la bataille est très-rude.
Des francs baruns i ad mult grant damage : Les barons de France firent là de grandes pertes.
3480 Doel averat enceis qu’ele departet. Aoi. Que de douleurs encore avant la fin de la journée !
 

CCLVIII

Mult ben i fièrent Franceis e Arrabit ; Français et Arabes frappent à qui mieux mieux ;
Fruissent cez hanstes e cez espiez furbiz. Le bois et l’acier fourbi des lances sont mis en pièces.
Ki dunc veïst cez escuz si malmis, Ah ! celui qui eût vu tant d’écus en cet état,
Cez blancs osbercs ki dunc oïst fremir, Celui qui eût entendu le bruit de ces blancs hauberts que l’on heurte,
3485 E cez escuz sur cez helmes cruisir ; Et de ces heaumes qui grincent contre les boucliers ;
Cez chevalers ki dunc veïst caïr, Celui qui eût alors vu tomber tous ces chevaliers,
E humes braire, cuntre tere murir, Et les hommes pousser des hurlements de douleur et mourir à terre,
De grant dulur li poüst suvenir. Celui-là saurait ce que c’est qu’une grande douleur !
Ceste bataille est mult forz à suffrir. La bataille est rude à supporter,
3490 Li Amiralz recleimet Apollin Et l’Émir invoque Apollon,
E Tervagan e Mahum altresi : Tervagan et Mahomet :
« Mi damne deu, jo vus ai mult servit ; « Je vous ai bien servis, seigneurs mes dieux !
« Tutes voz ymagenes vus referai d’or fin : « Eh bien ! je veux faire plus, je vous élèverai d’autres statues, tout en or fin,
« Cuntre Carlun deignez me guarantir. » « Si vous me secourez contre Charles. »
3495 As li devant un soen drut, Gemalfin, En ce moment Gémalfin, un ami de l’Émir, se présente à ses yeux ;
Males nuveles li aportet e dit : Il lui apporte de mauvaises nouvelles, et lui dit :
« Baliganz, Sire, mal estes hoi bailliz, « La journée est mauvaise pour vous, sire Baligant !
« Perdut avez Malprime vostre fil, « Vous avez perdu Malprime, votre fils,
« E Canabeus vostre frere est ocis. « Et l’on vous a tué Canabeus, votre frère.
3500 « A dous Franceis belement en avint ; « Deux Français ont eu l’heur de les vaincre ;
« Li Emperere en est l’uns, ço m’est vis, « L’un d’eux, je pense, est l’Empereur :
« Grant ad le cors, ben resenblet marchis, « Il a le corps énorme et tout l’air d’un marquis.
« Blanche ad la barbe cume flurs en avril. » « Sa barbe est blanche comme fleur en avril. »
Li Amiralz en ad le helme enclin, L’Émir alors baisse son heaume,
3505 E enaprès si ’n enbrunket sun vis, Et laisse tomber sa tête sur sa poitrine ;
Si grant doel ad sempres quiat murir : Sa douleur est si grande, qu’il pense mourir sur l’heure...
Si ’n apelat Jangleu l’ultre-marin. Aoi. Il appelle Jangleu d’outre-mer.
 

CCLIX

Dist l’Amiralz : « Jangleu, venez avant. « Avancez, Jangleu, dit l’Émir.
« Vus estes proz, e vostre saveir est granz, « Vous êtes preux, vous êtes de grand savoir,
3510 « Vostre cunseill ai otriet tuz tens. « Et j’ai toujours suivi votre conseil.
« Que vus en semblet d’Arrabiz e de Francs, « Eh bien ! que vous semble des Arabes et des Français ?
« Se nus averum la victorie de l’ champ ? » « Aurons-nous ou non la victoire ?
Et cil respunt : « Morz estes, Baliganz. « — Baligant, répond Jangleu, vous êtes mort.
« Ja vostre deu ne vus erent guarant. « N’espérez point de salut dans vos dieux :
3515 « Carles est fiers, e si hume vaillant : « Charles est fier, vaillants sont ses hommes,
« Unc ne vi gent ki si fust cumbatanz. « Et jamais je ne vis de race mieux faite pour la bataille.
« Mais reclamez les baruns d’Occiant, « Cependant appelez vos chevaliers d’Occiant ;
« Turcs e Enfruns, Arrabiz e Jaianz. « Mettez en ligne Turcs et Enfrons, Arabes et Géants,
« Ço que estre en deit ne l’alez demuranz. » Aoi. « Et faites sans retard ce qu’il faut faire. »
 

CCLX

3520 Li Amiralz ad sa barbe fors mise L’Émir a étalé sa barbe sur sa cuirasse,
Altresi blanche cume flurs en espine ; Sa barbe aussi blanche que fleur d’aubépine.
Cument qu’il seit, ne s’i voelt celer mie, Quoi qu’il lui arrive, il ne se veut point cacher.
Met à sa buche une clere buisine, Il met à sa bouche une trompette claire,
Sunet la cler, que si païen l’oïrent. Et clairement la sonne si bien, que ses païens l’entendent.
3525 Par tut le camp ses cumpaignes ralient. Alors sur le champ de bataille ses bataillons se rallient,
Cil d’Occiant i braient e hennissent, Et ceux d’Occiant de hennir et de braire.
E cil d’ Argoilles si cum chen i glatissent. Et ceux d’Argoilles, d’aboyer et de glapir comme des chiens ;
Requerent Francs par si grant estultie, Puis, comme des fous furieux, ils cherchent les Français,
El’ plus espès si’s rumpent e partissent : Se jettent au plus épais, rompent et coupent en deux l’armée de Charles,
3530 A icest colp en jetent morz .vii. milie. Aoi. Et du coup jettent à terre sept mille morts.
 

CCLXI

Li quens Ogers cuardise n’out unkes, Le comte Ogier ne sait pas ce que c’est que la couardise :
Meillur vassals de lui ne vestit brunie. Jamais meilleur soldat ne vêtit la cuirasse.
Quant de Franceis les escheles vit rumpre, Quand il voit les colonnes françaises rompues et coupées,
Si apelat Tierri le duc d’Argune, Il appelle Thierry, le duc d’Argonne,
3535 Gefreid d’Anjou e Jozeran le cunte, Geoffroi d’Anjou et le comte Jozeran,
Mult fièrement Carlun en araisunet : Et adresse à Charles ce fier discours :
« Veez païens, cum ocient voz humes ! « Voyez comme les païens vous tuent vos hommes.
« Ja Deu ne placet qu’el’ chef portez curune, « À Dieu ne plaise que vous portiez encore couronne au front,
« S’or n’i ferez pur venger vostre hunte ! » « Si vous ne frappez de bons coups pour venger votre honte ! »
3540 N’i ad icel ki un sul mot respundet ; Personne ne répond un mot, personne ;
Brochent ad ait, lur chevals laissent curre, Mais tous donnent avec fureur de l’éperon, et lâchent les rênes à leurs chevaux.
Vunt les ferir là ù il les encuntrent. Aoi. Partout où ils rencontrent les païens, ils vont les frapper...
 

CCXLII

Mult ben i fiert Carlemagnes li reis, Il frappe bien, le roi Charlemagne ;
Naimes li dux e Ogers li Daneis, Ils frappent bien, le duc Naimes et Ogier le Danois ;
3545 Gefreiz d’Anjou, ki l’enseigne teneit. Il frappe bien, Geoffroi d’Anjou, qui porte l’enseigne royale ;
Mult par est proz danz Ogers li Daneis ; Mais quelle prouesse surtout que celle de monseigneur Ogier !
Puint le cheval, laisset curre ad espleit, Il pique son cheval, lui lâche les rênes,
Si vait ferir celui ki le dragun teneit, Et se jette sur le païen qui tient le dragon :
Qu’ambure cravente en la place devant sei Si bien que sur place il écrase à la fois
3550 Et le dragun e l’enseigne le rei. Le dragon et l’enseigne de l’Émir.
Baliganz veit sun gunfanun cadeir Baligant voit ainsi tomber son gonfanon ;
E l’estendart Mahumet remaneir ; Il voit l’étendard de Mahomet rester sans défense.
Li Amiralz alques s’en aperceit L’Émir commence à s’apercevoir
Que il ad tort e Carlemagnes dreit. Que le droit est du côté de Charles, que le tort est de son côté.
3555 Païen d’Arabe s’en cuntiennent plus quei. Et déjà voici les païens qui montrent moins d’ardeur.
Li Emperere recleimet ses Franceis : Et l’Empereur d’appeler ses Français :
« Dites, baruns, pur Deu, si n’aidereiz. » « Dites, barons, pour Dieu, m’aiderez-vous ?
Respundent Franc : « Mar le demandereiz ; « — Le demander serait une injure, répondent-ils.
« Trestut seit fels ki n’i fierget ad espleit ! » Aoi. « Maudit soit qui ne frappe de tout cœur ! »
 

CCXLIII

3560 Passet li jurz, si turnet à la vesprée. Le jour passe, la vêprée s’avance ;
Franc e païen i fièrent des espées. Païens et Francs frappent de leurs épées.
Cil sunt vassal ki les oz ajusterent, Ceux qui rassemblèrent ces deux armées, Charles et Baligant, sont des vaillants.
Mais lur enseignes n’i unt mie ubliées. Toutefois ils n’oublient pas leurs cris d’armes.
Li Amiralz « Preciuse » ad criée, « Précieuse ! » crie l’Émir.
3565 Carles « Munjoie » l’enseigne renumée. « Montjoie ! » répète l’Empereur.
L’un conuist l’altre as haltes voiz e as cleres ; Ils se reconnaissent l’un l’autre à leurs voix claires et hautes ;
En mi le camp ambdui s’entr’encuntrerent, Au milieu même du champ de bataille tous deux se rencontrent.
Si se vunt ferir, granz colps s’entre-dunerent Ils se jettent l’un sur l’autre, et s’entre-donnent de grands coups.
De lur espiez en lur targes roées ; Frappant de leurs épieux sur leurs écus à rosaces,
3570 Fraites les unt desuz cez bucles lées, Ils les brisent au-dessous de la large boucle
De lur osbercs les pans en deseverent, Et se déchirent les pans de leurs hauberts ;
Dedenz cez cors mie ne s’adeserent ; Mais ils ne s’atteignent pas plus avant ;
Rumpent ces cengles, et cez seles verserent, Ils brisent les sangles de leurs chevaux et renversent leurs selles.
Cheent li rei, à tere trabecherent, Bref, les deux rois tombent, et les voilà par terre ;
3575 Isnelement sur lur piez releverent, Vite ils se relèvent, et les voici debout.
Mult vassalment unt traites les espées. Ils tirent alors leurs épées d’un geste intrépide.
Ceste bataille nen ert mais desturnée, Ce duel ne peut désormais finir,
Seinz hume mort ne poet estre achevée. Aoi. Il ne peut s’achever sans mort d’homme.
 

CCLXIV

Mult est vassals Carles de France dulce, Il est vaillant, le roi de douce France ;
3580 Li Amiralz il ne l’ crent ne ne dutet. Mais l’Émir ne le craint ni ne le redoute.
Cez lur espées tutes nues i mustrent, Tous deux ont à la main leurs épées toutes nues,
Sur cez escuz mult granz colps s’entre-dunent, Et se donnent de furieux coups sur leurs écus.
Trenchent les quirs e cez fuz ki sunt duble, Ils en tranchent le cuir et le bois, qui cependant est double ;
Cheent li clou, se peceient les bucles ; Les clous en tombent, les boucles sont en pièces.
3585 Puis fièrent-il nud à nud sur lur brunies : Alors ils se frappent nu à nu sur leurs hauberts,
Des helmes clers li fous en escarbunet. Des heaumes clairs jaillit le feu.
Ceste bataille ne poet remaneir unkes, Ce duel ne peut en rester là :
Jusque li uns sun tort i reconuisset. Aoi. Il faut que l’un ou l’autre reconnaisse son tort.
 

CCLXV

Dist l’Amiralz : « Carle, kar te purpense, « Réfléchis bien, Charles, dit l’Émir,
3590 « Si pren cunseill que vers mei te repentes. « Et décide-toi à me demander pardon.
« Mort as mun fil par le men escientre, « Je sais que tu as tué mon fils ;
« A mult grant tort mun païs me calenges ; « Et fort injustement tu envahis ma terre :
« Deven mis hom, en fieu le te voeill rendre, « Deviens mon homme, et je te la donne en fief,
« Ven mei servir d’ici qu’en Oriente. » « Si tu veux être mon vassal en Espagne et en Orient.
3595 Carles respunt : « Mult grant viltez me semblet ; « — Ce serait trop grand’ honte, s’écrie Charles,
« Pais ne amur de dei à paien rendre. « Je ne dois à un païen ni la paix, ni l’amour ;
« Receif la lei que Deus nus apresentet, « Reçois la loi que Dieu nous donne à croire ;
« Chrestientet, e jo t’ amerai sempres ; « Deviens chrétien, et sur l’heure je t’aimerai,
« Pois, serf e crei le Rei omnipotente. » « Si tu crois, si tu sers le Roi omnipotent.
3600 Dist Baliganz : « Malvais sermun cumences. » « — Mauvaises paroles que tout cela, » dit Baligant.
« Mielz voeill murir de l’espée ki trenchet. » Aoi. Ils vont alors se redonner de grands coups de leurs épées...
 

CCLXVI

Li Amiralz est mult de grant vertut : L’Émir est d’une force terrible.
Fiert Carlemagne sur l’helme d’acier brun ; Il frappe Charlemagne sur le heaume d’acier brun ;
Desur la teste li ad frait e fendut ; Il le lui fend et casse sur la tête.
3605 Met li l’espée sur les chevels menuz, L’épée du païen tranche tous les cheveux,
Prent de la carn grant pleine palme e plus : Et de la chair enlève un morceau plus grand qu’une paume ;
Iloec endreit remeint li os tut nuz. À cet endroit, l’os demeure tout nu.
Carles cancelet, pur poi qu’il n’est caüz, Charles chancelle, un peu plus il serait tombé ;
Mais Deus ne voelt qu’il seit morz ne vencuz. Mais qu’il meure ou qu’il soit vaincu, c’est ce que Dieu ne permet pas.
3610 Seinz Gabriel est repairiez à lui ; Saint Gabriel s’abat de nouveau près de lui.
Si li demandet : « Reis magnes, que fais-tu ? » Aoi. « Grand roi, lui dit-il, que fais-tu ? »
 

CCLXVII

Quant Carles oït la seinte voiz de l’angle, Quand Charles entend la sainte voix de l’Ange,
Nen ad poür ne de murir dutance : Il n’a plus peur, il ne craint plus de mourir :
Repairet lui vigur e remembrance. Les forces et le sentiment lui reviennent.
3615 Fiert l’Amiraill de l’espée de France : De son épée de France il frappe l’Émir,
L’helme li freint ù les gemmes reflambent, Brise le heaume où flamboient tant de pierres précieuses,
Trenchet la teste pur la cervele espandre, Tranche la tête d’où se répand la cervelle,
E tut le vis tresqu’en la barbe blanche, Jusqu’à la barbe blanche met en deux morceaux le visage ;
Que mort l’abat seinz nule recuvrance ; Bref, sans remède l’abat roide mort.
3620 « Munjoie ! » escriet pur la reconoisance. Puis, pour se faire reconnaître, « Montjoie ! » s’écrie-t-il.
A icest mot venuz i est dux Naimes, À ce mot, le duc Naimes accourt ;
Prent Tencendur, muntet i li reis magnes. Il saisit Tencendur, et le grand roi y remonte.
Païen s’en turnent, ne voelt Deus qu’il i remainent. Quant aux païens, ils s’enfuient : Dieu ne veut pas qu’ils restent davantage,
Or unt Franceis iço que il demandent. Aoi. Et les Français enfin ont ce qu’ils demandent.
 

CCLXVIII

3625 Païen s’en fuient, cum Damnes Deus le voelt, Dieu le veut, les païens s’enfuient ;
Enchalcent Franc e l’Emperere avoec. L’Empereur et les Francs leur donnent la chasse :
Ço dist li Reis : « Seignurs, vengez voz doels, « Vengez-vous, s’écrie le Roi, vengez toutes vos souffrances ;
« Si esclargiez voz talenz e voz coers ; « Satisfaites vos désirs, soulagez vos cœurs ;
« Kar hoi matin vus vi plurer des oilz. » « Car ce matin je vous ai vus pleurer de vos yeux. »
3630 Respundent Franc : « Sire, ço nus estoet. » Et les Francs de lui répondre : « Il le faut, il le faut ! »
Cascuns i fiert tant granz colps cum il poet, Et chacun de frapper les plus grands coups qu’il peut.
Poi s’en estoerstrent d’icels ki sunt iloec. Aoi. Ah ! des païens qui furent là, il s’en échappa bien peu.
 

CCLXIX

Granz est li chalz, si se levet la puldre. La chaleur est grande, la poussière s’élève ;
Païen s’en fuient, e Franceis les anguissent ; Les païens sont en fuite, et les Français sont là, sur leurs pas, qui les pressent angoisseusement ;
3635 Li enchalz duret d’ici qu’en Sarraguce. Jusqu’à Saragosse dure cette poursuite.
En sum sa tur muntée est Bramimunde, Au haut de sa tour est montée Bramimonde,
Ensembl’od li si clerc e si canunje Avec ses chanoines et ses clercs,
De false lei, que Deus n’enamat unkes ; Ceux de la loi mauvaise et que Dieu n’aime point,
Ordres nen unt ne en lur chefs curunes. Ceux qu’un sacrement n’a pas ordonnés, et qui ne portent pas la tonsure sur leurs têtes.
3640 Quant ele vit Arrabiz si cunfundre, Et, quand la Reine aperçoit la déroute des païens :
A halte voiz s’escrie : « Aïez nus, Mahume ! « À l’aide, Mahomet ! s’écrie-t-elle d’une voix perçante.
« E ! gentilz reis, ja sunt vencut noz hume, « Ah ! noble roi, nos hommes sont vaincus ;
« Li Amiralz ocis à si grant hunte ! » « L’Émir est mort honteusement. »
Quant l’ot Marsilies, vers sa pareit se turnet, Marsile l’entend, se tourne vers le mur,
3645 Pluret des oilz, tute sa chere enbrunket, Se cache le visage et pleure de ses yeux,
Morz est de doel. Si cum pecchet l’encumbret, Puis meurt de douleur. Et, comme il est sous le poids du péché,
L’anme de lui as vifs diables dunet. Aoi. Les diables vivants s’emparent de son âme.
 

CCLXX

Païen sunt mort, alquant turnet en fuie, Les païens sont morts ou sont en fuite ;
E Carles ad sa bataille vencue. Charles a vaincu sa bataille.
3650 De Sarraguce ad la porte abatue, De Saragosse la porte est abattue,
Or set il ben que n’est mais defendue ; Et l’Empereur sait bien qu’on ne défendra plus la ville.
Prent la citet, sa genz i est venue. Il y entre avec son armée, il la prend,
Par poëstet icele noit i jurent. Et les vainqueurs y couchent cette nuit.
Fiers est li Reis à la barbe canue, Il est fier, notre roi à la barbe chenue,
3655 E Bramimunde les turs li ad rendues ; Et Bramimonde lui a remis les tours de la ville,
Les dis sunt grant, les cinquante menues. Dix grandes et cinquante petites...
Mult ben espleitet qui damnes Deus aïuet ! Aoi. Il travaille bien celui qui travaille avec l’aide de Dieu.
 

CCLXXI

Passet li jurz, la noiz est aserie, Le jour est passé, les ombres de la nuit tombent,
Clere est la lune e les esteiles flambient. La lune est claire, les étoiles flamboient,
3660 Li Emperere ad Sarraguce prise. L’Empereur est maître de Saragosse.
A mil Franceis fait ben cercer la vile, Mille Français, sur son ordre, parcourent la ville en tous sens,
Les sinagoges e les mahumeries ; Entrent dans les mosquées et les synagogues,
A mailz de fer e à cuignées qu’il tindrent, Et, à coups de maillets de fer et de cognées,
Fruissent les ymagenes e trestutes les ydeles ; Mettent en pièces toutes les images, toutes les idoles.
3665 N’i remeindrat ne sorz ne falserie. De sorcellerie, de mensonge il n’en reste plus de trace.
Li Reis creit en Deu, faire voelt sun servise, Le Roi croit en Dieu et veut faire le service de Dieu.
E si evesque les ewes beneïssent, Alors les évêques bénissent l’eau
Meinent païens entresqu’ à l’ baptisterie. Et mènent les païens au baptistère.
S’or i ad cel ki Carlun cuntrediet, S’il en est un qui se refuse à faire la volonté de Charles,
3670 Il le fait pendre u ardeir u ocire. Il le fait pendre, occire ou brûler.
Baptizet sunt asez plus de .c. milie Ainsi l’on en baptise plus de cent mille,
Veir chrestien, ne mais sul la Reïne ; Qui deviennent bons chrétiens. La Reine seule est mise à part.
En France dulce ert menée caitive : On la mènera captive en douce France,
Ço voelt li Reis par amur cunvertisset. Aoi. Et c’est par amour que l’Empereur veut la convertir.
 

CCLXXII

3675 Passet la noiz, si apert li clers jurz. La nuit passe, et le jour clair apparaît dans le ciel.
De Sarraguce Carles guarnist les turs, Charles garnit alors les tours de Saragosse :
Mil chevalers i laissat puigneürs ; Il y laisse mille chevaliers vaillants,
Guardent la vile ad oes l’Empereür. Qui gardent la ville pour l’Empereur ;
Muntet li Reis e si hume trestuit, Puis, avec tous ses hommes, Charles remonte à cheval,
3680 E Bramimunde, qu’il meinet en sa prisun ; Emmenant Bramimonde captive ;
Mais n’ad talent que li facet se ben nun. Mais il ne veut lui faire que du bien...
Repairet sunt à joie e à baldur, Les voilà qui s’en retournent pleins d’allégresse, pleins de fierté joyeuse ;
Passent Nerbone par force e par vigur... Vivement et à marches forcées ils passent par Narbonne,
Vint à Burdele la citet de valur ; Puis arrivent à Bordeaux, la grande et belle ville.
3685 Desur l’alter seint Severin le barun C’est là que sur l’autel du baron saint Séverin
Met l’olifant plein d’or e de manguns ; Charles dépose l’olifant, qu’il avait rempli d’or et de mangons ;
Li pelerin le veient ki là vunt. Et c’est là que les pèlerins peuvent encore le voir.
Passet Girunde à mult granz nefs k’i sunt, Sur de grandes nefs l’Empereur traverse la Gironde ;
Entresqu’ à Blaive ad cunduit sun nevuld Il conduit jusqu’à Blaye le corps de son neveu,
3690 E Oliver sun nobilie cumpaignun Celui d’Olivier, le noble compagnon de Roland,
E l’Arcevesque, ki fut sages e proz ; Celui de l’Archevêque, qui fut si preux et si sage.
En blancs sarcous fait metre les seignurs, On dépose les trois seigneurs en des tombeaux de marbre blanc,
A Seint-Romain : là gisent li barun. À Saint-Romain, où maintenant encore gisent les barons ;
Franc les cumandent à Deu e à ses nuns. Et les Français les recommandent une dernière fois à Dieu et à ses saints.
3695 Carles chevalchet e les vals e les munz, Puis Charles recommence à travers les vallées et les montagnes ;
Entresqu’à Ais ne voelt prendre sujurn ; Plus ne s’arrête jusqu’à Aix.
Tant chevalchat qu’il descent à l’ perrun. Si bien chevauche, qu’il descend à son perron.
Cume il est en sun paleis haltur, À peine est-il arrivé dans son haut palais,
Par ses messages mandet ses jugeürs, Que par ses messagers il mande tous les juges de sa cour,
3700 Baivers e Saisnes, Loherencs e Frisuns ; Saxons et Bavarois, Lorrains et Frisons,
Alemans mandet, si mandet Borguignuns Bourguignons et Allemands,
E Peitevins e Normans e Bretuns, Bretons, Normands et Poitevins,
De cels de France les plus saives k’i sunt. Et les plus sages de ceux de France.
Dès or cumencet li plaiz de Guenelun. Aoi. Alors commence le procès de Ganelon.


LE CHÂTIMENT DE GANELON

CCLXXIII

3705 Li Emperere est repairiez d’Espaigne L’Empereur est revenu d’Espagne :
E vient ad Ais, à l’ meillur sied de France. Il vient à Aix, la meilleure ville de France,
Muntet el’ palais, est venuz en la sale. Monte au palais, entre en la salle.
As li venue, Alde, une bele dame. Une belle damoiselle vient à lui : c’est Aude.
Ço dist à l’ Rei : « U est Rollanz li catanies, Elle dit au Roi : « Où est Roland le capitaine
3710 « Ki me jurat cume sa per à prendre ? » « Qui m’a juré de me prendre pour femme ? »
Carles en ad e dulur et pesance, Charles en est plein de douleur et d’angoisse ;
Pluret des oilz, tiret sa barbe blanche : Il pleure des deux yeux, il tire sa barbe blanche :
« Soer, chere amie, d’ hume mort me demandes. « Sœur, chère amie, dit-il, tu me demandes nouvelle d’un homme mort.
« Jo t’en durrai mult esforciet escange : « Mais, va, je saurai te remplacer Roland ;
3715 « Ç’ est Loewis, mielz ne sai jo qu’en parle : « Je ne te puis mieux dire : je te donnerai Louis,
« Il est mis filz e si tiendrat mes marches. » « Louis mon fils, celui qui tiendra mes Marches.
Alde respunt : « Cist moz mei est estranges. « — Ce discours m’est étrange, répond belle Aude.
« Ne placet Deu ne ses seinz ne ses angles « Ne plaise à Dieu, ni à ses saints, ni à ses anges,
« Après Rollant que jo vive remaigne ! » « Qu’après Roland je vive encore ! »
3720 « Pert la culur, chiet as piez Carlemagne, Lors elle perd sa couleur et tombe aux pieds de Charles.
Sempres est morte. Deus ait mercit de l’anme ! Elle est morte : Dieu veuille avoir son âme !
Franceis barun en plurent ; si la pleignent. Aoi.
 

CCLXXIV

Alde la bele est à sa fin alée. Aude la belle s’en est allée à sa fin.
Quidet li Reis qu’ele se seit pasmée ; Le Roi croit qu’elle est seulement pâmée ;
3725 Pitet en ad, si ’n pluret l’Emperere : Il en a pitié, il en pleure,
Prent la as mains, si l’ en ad relevée ; Lui prend les mains, la relève ;
Sur les espalles ad la teste clinée. Mais la tête retombe sur les épaules.
Quant Carles veit que morte l’ad truvée, Quand Charles voit qu’elle est morte,
Quatre cuntesses sempres i ad mandées ; Il fait sur-le-champ venir quatre comtesses,
3730 Ad un muster de nuneins est portée : Qui la portent dans un moutier de nonnes,
La noit la guaitent entresqu’à l’ajurnée. Et veillent près de son corps jusqu’au jour ;
Lunc un alter belement l’enterrerent ; Puis on l’enterra bellement près d’un autel,
Mult grant honur i ad li Reis dunée. Aoi. Et le Roi lui fit grand honneur.
 

CCLXXV

Li Emperere est repairez ad Ais. L’Empereur est de retour à Aix.
3735 Guenes li fels en caeines de fer Le traître Ganelon, tout chargé de ses chaînes de fer,
En la citet est devant le paleis ; Est dans la cité, devant le palais.
A une estache l’unt atachet cil serf, Des sergents vous l’attachent à un poteau,
Les mains li lient à curreies de cerf, Vous lui lient les mains avec des courroies en peau de cerf,
Tres ben le batent à fuz e à jamelz : Et vous le battent à coups de bâton et de jougs de boeufs.
3740 N’ad deservit que altre ben i ait ; Certes il n’a pas mérité meilleur salaire ;
A grant dulur iloec atent sun plait. Aoi. Et c’est ainsi que très-douloureusement il attend son plaid.
 

CCLXXVI

Il est escrit en l’anciene Geste Il est écrit dans l’ancienne Geste
Que Carles mandet humes de plusurs teres. Que Charles manda les hommes de ses nombreux royaumes.
Asemblet sunt ad Ais à la capele. Ils se rassemblèrent dans la chapelle d’Aix.
3745 Halz est li jurz, mult par est granz la feste, Ce fut un grand jour, une grande fête,
Dient alquant de l’ barun seint Silvestre. Celle du baron saint Sylvestre, s’il faut en croire quelques-uns.
Dès or cumencet li plaiz et les nuveles Et c’est alors que commença le procès : c’est ici que vous aurez nouvelles
De Guenelun, ki traïsun ad faite. De Ganelon qui a fait la grande trahison...
Li Emperere devant sei l’ad fait traire. Aoi. L’Empereur ordonne qu’on le traîne devant lui.
 

CCLXXVII

3750 « Seignurs baruns, dist Carlemagnes li reis, « Seigneurs barons, dit le roi Charlemagne,
« De Guenelun kar me jugez le dreit. « Jugez-moi Ganelon selon le droit.
« Il fut en l’ost tresque en Espaigne od mei, « Il vint dans mon armée, avec moi, jusqu’en Espagne.
« Si me tolit .xx. milie de mes Franceis, « Il m’a ravi vingt mille de mes Français ;
« E mun nevuld, que jamais ne verreiz, « Il m’a ravi mon neveu, que plus jamais vous ne verrez ;
3755 « E Oliver, le proz e le curteis : « Et Olivier, le preux et le courtois.
« Les .xii. Pers ad traït pur aveir. » « Pour de l’argent, enfin, il a trahi les douze Pairs.
Guenes respunt : « Fels seie, se jo l’ ceil ! « — C’est vrai, s’écrie Ganelon, et maudit sois-je si je le nie !
« Rollanz me forfist en or e en aveir, « D’or et d’argent Roland m’avait fait tort ;
« Pur que jo quis sa mort e sun destreit ; « C’est pourquoi j’ai voulu sa mort et combiné sa perte ;
3760 « Mais traïsun nule n’en i otrei. » « Mais de la trahison il n’y en a point.
Respundent Franc : « Ore en tendrum cunseill. » Aoi. « — Nous en tiendrons conseil, » répondent les Français.
 

CCLXXVIII

Devant le Rei là s’estut Guenelun ; Il est là, Ganelon, debout devant le Roi ;
Cors ad gaillard, el’ vis gente culur ; Il a le corps gaillard, le visage fraîchement coloré.
S’il fust leials, ben resemblast barun. S’il était loyal, il aurait tout à fait la mine d’un baron.
3765 Veit cels de France e tuz les jugeürs, Il jette les yeux autour de lui, voit les Français et tous ses juges,
De ses parenz .xxx. ki od lui sunt, Et trente de ses parents qui sont avec lui :
Puis s’escriat haltement à grant sun : Alors il élève la voix et s’écrie :
« Pur amur Deu, kar m’entendez, baruns ! « Pour l’amour de Dieu, entendez-moi, barons.
« Seignurs, jo fui en l’ost avoec l’Empereür, « Donc j’étais à l’armée de l’Empereur,
3770 « Serveie le par feid e par amur. « Avec amour et foi je le servais,
« Rollanz sis niés me coillit en haür, « Lorsque son neveu Roland me prit en haine,
« Si me jugat à mort e à dulur. « Et me condamna à mort, à une mort très-douloureuse.
« Messages fui à l’ rei Marsiliun : « Oui, je fus envoyé comme messager au roi Marsile,
« Par mun saveir vinc jo à guarisun. « Et si j’échappai, ce fut grâce à mon adresse.
3775 « Jo desfiai Rollant le puigneür « Alors je défiai Roland le brave,
« E Oliver e tuz lur cumpaignuns ; « Je défiai Olivier et tous leurs compagnons.
« Carles l’oït e si nobilie barun. « Charles et ses nobles barons ont été les témoins de ce défi.
« Venget m’en sui, mais n’i ad traïsun. » « C’est là de la vengeance, mais non pas de la trahison.
Respundent Franc : « A cunseill en irum. » Aoi. « — Nous en tiendrons conseil, » répondent les Francs.
 

CCLXXIX

3780 Quant Guenes veit que sis granz plaiz cumencet, Quand Ganelon voit que le grand procès va commencer,
De ses parenz ensemble i out trente. Il rassemble trente de ses parents.
Un en i ad à qui li altre entendent, Or il en est un qui domine tous les autres :
Ço est Pinabels de l’ castel de Sorence, C’est Pinabel du château de Sorence.
Ben set parler e dreite raisun rendre, Celui-là sait bien donner ses raisons ; c’est un beau parleur ;
3785 Vassals est bons pur ses armes defendre. Aoi. Puis, quand il s’agit de défendre ses armes, c’est un bon soldat.
 

CCLXXX

« En vus, ami, me fie, ço dist Guenes. Ganelon a dit à Pinabel : « C’est en vous, ami, que je me fie ;
« Getez mei hoi de mort e de calenge. » « C’est à vous de m’arracher en ce jour au déshonneur et à la mort.
Dist Pinabels : « Vus serez guarit sempres. Et Pinabel répond : « Vous allez avoir un défenseur.
« N’i ad Franceis ki vus juget à pendre, « Le premier Français qui vous condamne à mort,
3790 « U l’Emperere noz dous cors en asemblet, « Où que l’Empereur nous fasse combattre ensemble,
« A l’ brant d’acer que jo ne l’ en desmente. » « Je lui donnerai un démenti avec l’acier de mon épée. »
Guenes li quens à ses piez se presente. Aoi. Ganelon tombe à ses pieds.
 

CCLXXXI

Bavier e Saisne sunt alet à cunseill, Saxons et Bavarois sont entrés en conseil,
E Peitevin e Norman e Françeis ; Avec les Poitevins, les Normands et les Français.
3795 Asez i ad Alemans e Tiedeis. Les Thiois et les Allemands sont en nombre.
Icil d’Alverne i sunt li plus curteis, Les barons d’Auvergne sont les plus indulgents,
Pur Pinabel se cuntienent plus quei. Les moins irrités, les mieux disposés pour Pinabel :
Dist l’uns à l’ altre : « Ben fait à remaneir. « Pourquoi n’en pas rester là ? se disent-ils l’un à l’autre ;
« Laisum le plait, e si preium le Rei « Laissons ce procès, et prions le Roi
3800 « Que Guenelun cleimt quite ceste feiz, « De faire cette fois grâce à Ganelon
« Puis si li servet par amur e par feid. « Qui désormais le servira avec foi, avec amour.
« Morz est Rollanz, jamais ne l’ reverreiz, « Roland est bien mort, plus ne le reverrez ;
« N’ert recuverez pur or ne pur aveir. « L’or et l’argent ne pourront pas vous le rendre.
« Mult sereit fols ki là se cumbatreit. » « Quant au duel, ce serait folie. »
3805 N’en i ad cel ne l’ graant e otreit, Tous les barons disent oui, tous approuvent,
Fors sul Tierri, le frère dam Gefreid. Aoi. Excepté un seul : Thierry, frère de monseigneur Geoffroi.
 

CCLXXXII

A Carlemagne repairent si barun, Vers Charlemagne retournent les barons.
Dient à l’ Rei : « Sire, nus vus prium « Sire, lui disent-ils, nous vous prions
« Que clamez quite le cunte Guenelun, « De tenir quitte le comte Ganelon ;
3810 « Puis si vus servet par feid e par amur ; « Il vous servira désormais avec foi, avec amour.
« Vivre le laissez, kar mult est gentilz hum. « Laissez-le vivre ; car il est vraiment gentilhomme.
« Morz est Rollanz, n’en ert veüz gerun, « Roland, d’ailleurs, est mort ; on ne le reverra plus ;
« Ne pur aveir ja ne l’ recuverrum. » « Et ce n’est point l’argent qui nous le rendra.
Ço dist li Reis : « Vus estes roi felun ! » Aoi. « — Vous n’êtes tous que des félons, » s’écrie le Roi.
 

CCLXXXIII

3815 Quant Carles veit que tuit li sunt faillit, Quand Charles voit que tous lui font défaut,
Mult l’enbrunchit e la chere e le vis. Son visage, ses traits deviennent tout sombres,
A l’ doel qu’il ad si se cleimet caitif. Et, de la douleur qu’il ressent : « Malheureux que je suis ! » s’écrie-t-il.
As li devant uns chevalers, Tierris, Mais voyez-vous devant lui un chevalier : c’est Thierry,
Frere Gefreid, à un duc angevin ; C’est le frère au duc Geoffroi d’Anjou.
3820 Heingre out le cors e graisle e eschewit, Thierry a le corps maigre, grêle, allongé ;
Neirs les chevels e alques brun le vis, Ses cheveux sont noirs, ses yeux sont bruns ;
N’est gueres granz ne trop nen est petiz ; Il n’est d’ailleurs ni grand, ni trop petit.
Curteisement à l’ Emperere ad dit : Et il a dit courtoisement à Charles :
« Bel sire Reis, ne vus dementez si. « Ne vous désolez pas, beau sire Roi.
3825 « Ja savez vus que mult vus ai servit ; « Vous savez que je vous ai déjà bien servi ;
« Par anceisurs dei jo tel plait tenir. « Or, par mes ancêtres, j’ai droit à siéger parmi les juges de ce procès.
« Queque Rollanz à Guenelun forsfesist, « Quelle que soit la faute dont Roland se soit rendu coupable envers Ganelon,
« Vostre servise l’en doüst ben guarir. « Votre intérêt eût dû lui servir de défense.
« Guenes est fels d’iço qu’il le traït, « Ganelon est un félon, Ganelon a trahi votre neveu ;
3830 « Vers vus s’en est parjuret e malmis : « Devant vous il vient de se mettre en mauvais cas, de se parjurer.
« Pur ço le juz jo à pendre e à murir « Pour tout cela je le condamne à mort. Qu’on le pende,
« E sun cors metre el’ champ pur les mastins, « Et puis, qu’on jette son corps aux chiens :
« Si cume fel ki felonie fist. « C’est le châtiment des traîtres.
« S’ or ad parent ki m’en voeille desmentir, « Que s’il a un parent qui me veuille donner un démenti,
3835 « A ceste espée que jo ai ceinte ici « Avec cette épée que j’ai là, à mon côté,
« Mun jugement voeill sempres garantir. » « Je suis tout prêt à soutenir mon avis.
Respundent Franc : « Or avez vus ben dit. » Aoi. « — Bien parlé, » disent les Francs.
 

CCLXXXIV

Devant le Rei est venuz Pinabels ; Alors devant le Roi s’avance Pinabel.
Granz est e forz e vassals e isnels : Il est grand, il est fort, il est rapide et brave ;
3840 Qu’il fiert à colp, de sun tens n’i ad mais ; Mort est celui qu’il frappe d’un seul coup.
E dist à l’ Rei : « Sire, vostre est li plaiz ; « Sire, dit-il au Roi, c’est ici votre plaid :
« Kar cumandez que tel noise n’i ait. « Ordonnez donc qu’on ne fasse point tout ce bruit.
« Ci vei Tierri ki jugement ad fait ; « Voici Thierry qui vient de prononcer son jugement :
« Jo si li fals, od lui m’en cumbatrai. » « Eh bien ! je lui donne un démenti, et me veux battre avec lui. »
3845 Le destre guant de cerf el’ puign li met. Et il lui met au poing droit le gant en cuir de cerf :
Dist li Emperere : « Bons pleges en averai. » « Bien, dit l’Empereur, mais je veux de bons otages. »
.Xxx. parenz li plevissent leial. Trente parents de Pinabel consentent à servir légalement de caution.
Ço dist li Reis : « E jo l’ vus recrerai. » « Je vous donnerai caution, moi aussi, » dit le Roi ;
Fait cels guarder, tresqu’en serat li dreiz. Aoi. Et il les fait garder jusqu’à ce que justice se fasse.
 

CCLXXXV

3850 Quant veit Tierris qu’or en ert la bataille, Thierry, quand il voit que la bataille est proche,
Sun destre guant en ad presentet Carle. Présente à Charles son gant droit.
Li Emperere li recreit par ostage ; Et l’Empereur donne caution pour lui, et fournit des otages.
Puis fait porter .iiii. bancs en la place ; Puis, Charles fait sur la place disposer quatre bancs ;
Là vunt sedeir cil ki s’ deivent cumbatre. Là vont s’asseoir ceux qui doivent combattre ;
3855 Ben sunt malet par jugement des altres ; Au jugement de tous, leur plaid est régulier :
Si l’ purparlat Ogers de Danemarche, C’est Ogier le Danois qui régla tout.
E puis demandent lur chevals e lur armes. Aoi. Alors : « Nos chevaux ! nos armes ! » s’écrient les deux champions.
 

CCLXXXVI

Puis que il sunt à bataille justet, Depuis qu’ils se sont mis en ligne pour leur duel,
Ben sunt cunfès e asolt e seignet, Pinabel et Thierry se sont bien confessés, ont reçu l’absolution et la bénédiction du prêtre,
3860 Oent lur messes e sunt acuminiet, Puis ont entendu la messe et reçu la communion,
Mult granz offrendes metent pur cez musters. Pour les églises ont laissé grandes aumônes.
Devant Carlun ambdui sunt repairet, Les voilà enfin revenus devant Charles.
Lur esperuns unt en lur piez chalcez, À leurs pieds ils ont chaussé les éperons,
Vestent osbercs blancs e forz e legers, Puis revêtu leurs blancs hauberts, qui sont à la fois forts et légers.
3865 Lur helmes clers unt fermez en lur chefs, Ils ont sur leur tête assujetti leurs heaumes clairs
Ceinent espées enheldées d’or mer, Et ceint leurs épées à la garde d’or pur.
En lur cols pendent lur escuz de quarters, À leur cou ils suspendent leurs écus écartelés.
En lur puignz destres unt lur trenchanz espiez, Dans leur poing droit ils tiennent leurs épieux tranchants,
Puis sunt muntet en lur curanz destrers. Puis sont montés sur leurs rapides destriers.
3870 Idunc plurerent .c. milie chevaler, Alors on vit pleurer cent mille chevaliers,
Ki pur Rollant de Tierri unt pitet. Qui pour Roland ont pitié de Thierry.
Deus set asez cument la fins en ert. Aoi. Mais Dieu sait comment tout finira.
 

CCLXXXVII

Dedesuz Ais est la prée mult large. Au-dessus d’Aix il est une vaste plaine :
Des dous baruns justée est la bataille ; C’est là que les deux barons vont faire leur bataille.
3875 Cil sunt produme e de grant vasselage, Tous deux sont preux, et leur courage est grand.
E lur cheval sunt curant e aate ; Rapides, excités sont leurs chevaux ;
Brochent les ben, tutes les resnes laschent. Ils les éperonnent, leur lâchent les rênes,
Par grant vertut vait ferir li uns l’altre, Et, rassemblant toute leur vigueur, se vont frapper mutuellement.
Tuz lur escuz i fruissent e esquassent, Ils brisent, ils mettent en pièces leurs écus,
3880 Lur osbercs rumpent e lur cengles depecent ; Ils dépècent leurs hauberts, ils déchirent les sangles de leurs chevaux,
Les alves turnent, les seles cheent à tere. Si bien que les aubes tournent et que les selles tombent à terre...
.C. milie hume i plurent ki ’s esguardent. Aoi. Cent mille hommes les regardent, tout en pleurs.
 

CCLXXXVIII

A tere sunt ambdui li chevaler : Voici nos deux chevaliers à terre ;
Isnelement se drecent sur lur piez. Vite, ils se redressent sur leurs pieds.
3885 Pinabels est forz, isnels e legers. Pinabel est fort, léger, rapide.
Li uns requiert l’altre, (n’ unt mie des destrers,) L’un cherche l’autre. Ils n’ont plus de chevaux ;
De cez espées enheldées d’or mer Mais de leurs épées à la garde d’or pur,
Fièrent e caplent sur cez helmes d’acer, Ils frappent, ils refrappent sur leurs casques d’acier.
Grant sunt li colp as helmes detrencher. Ce sont là de rudes coups, et bien faits pour trancher ces heaumes...
3890 Mult se dementent cil franceis chevaler. Et tous les chevaliers français de se lamenter vivement :
« E Deus ! dist Carles, le dreit en esclargiez ! » Aoi. « Ô Dieu, s’écrie Charles, montrez-nous clairement où est le droit. »
 

CCLXXXIX

Dist Pinabels : « Tierri, kar te recreiz : « — Rends-toi, Thierry, dit alors Pinabel.
« Tis hom serai par amur e par feid, « Je consens à devenir ton homme par amour et par foi,
« A tun plaisir te durrai mun aveir ; « Et je te donnerai de mes trésors tout à souhait :
3895 « Mais Guenelun fai acorder à l’ Rei. » « Seulement réconcilie Ganelon avec le Roi.
Respunt Tierris : « Ja n’en tendrai cunseill. « — Je n’y veux même point songer, répond Thierry ;
« Tut seie fels, se jo mie l’otrei ! « Honte à moi si j’y consens !
« Deus facet hoi entre nus dous le dreit ! » Aoi. « Que Dieu prononce aujourd’hui entre nous. »
 

CCXC

Ço dist Tierris : « Pinabel, mult es bers, « Pinabel, dit Thierry, tu es un vrai baron,
3900 « Granz es e forz e tis cors ben mollez, « Tu es grand, tu es fort, tu as le corps bien moulé ;
« De vasselage te conuissent ti per : « Tes pairs te connaissent pour ton courage ;
« Ceste bataille kar la laisses ester ! « Eh bien ! laisse ce combat :
« A Carlemagne te ferai acorder ; « Je t’accorderai avec Charles.
« De Guenelun justise ert faite tel « Quant à Ganelon, on en fera si bonne justice
3905 « Jamais n’ert jurz que il n’en seit parlet. » « Que jamais plus on n’en entendra parler.
Dist Pinabels : « Ne placet Damne Deu ! « — Ne plaise au Seigneur Dieu ! répond Pinabel ;
« Sustenir voeill trestut mun parentet, « J’entends bien soutenir toute ma parenté,
« N’en recrerrai pur nul hume mortel, « Et devant homme mortel je ne reculerai pas.
« Melz voeill murir qu’ il me seit reprovet. » « Plutôt mourir que de mériter un tel reproche ! »
3910 De lur espées cumencent à capler Alors ils recommencent à échanger de grands coups d’épée
Desur cez helmes ki sunt ad or gemmet. Sur leurs heaumes gemmés d’or.
Cuntre le cel en volet li fous tuz clers ; Le feu clair en jaillit, et vole jusqu’au ciel.
Il ne poet estre qu’il seient deseveret : On ne les pourrait plus séparer :
Seinz hume mort ne poet estre afinet. Aoi. Ce duel ne finira pas sans homme mort.
 

CCXCI

3915 Mult par est proz Pinabels de Sorence ; C’est un vaillant homme que Pinabel de Sorence.
Si fiert Tierri sur l’helme de Provence : Il frappe Thierry sur son écu provençal :
Salt en li fous, que l’erbe en fait esprendre : Le feu en jaillit, qui enflamme l’herbe sèche.
De l’ brant d’acer l’amure li presentet, Il présente à son adversaire la pointe de son épée d’acier,
Desur le frunt l’helme li en detrenchet, Lui tranche le heaume sur le front,
3920 En mi le vis li ad faite descendre, Et lui fait descendre la lame jusqu’au milieu du visage ;
(La destre joe en ad tute sanglente,) La joue droite est tout en sang,
L’osberc desclot jusque par sum le ventre. Le haubert déchiré jusqu’au ventre.
Deus le guarit que mort ne l’ acraventet. Aoi. Mais Dieu est là qui préserve et garantit Thierry.
 

CCXCII

Ço veit Tierris que el’ vis est feruz, Thierry voit qu’il est blessé au visage :
3925 Li sancs tuz clercs en chet el’ pret herbus : Le sang tout clair coule sur le pré herbu.
Fiert Pinabel sur l’helme d’acer brun, Alors il frappe Pinabel sur le heaume d’acier bruni,
Jusqu’à l’ nasel li ad frait e fendut, Dont il fait deux morceaux jusqu’au nasal.
De l’ chef li ad le cervel espandut, Toute la cervelle de sa tête se répand à terre.
Brandit sun colp, si l’ad mort abatut. Thierry brandit son épée, et l’abat roide mort.
3930 A icest colp est li esturs vencuz. Pour le coup, la victoire est gagnée.
Escrient Franc : « Deus i ad fait vertut. « Dieu a fait un miracle, » s’écrient les Français.
« Asez est dreiz que Guenes seit penduz « Maintenant il est juste que Ganelon soit pendu,
« E si parent ki plaidet unt pur lui. » Aoi. « Lui et ses parents qui répondent pour lui. »
 

CCXCIII

Quant Tierris ad vencue sa bataille, Thierry est vainqueur :
3935 Venuz i est li emperere Carles, L’empereur Charles arrive,
Ensembl’od lui de ses baruns quarante, Et, avec lui, quarante de ses barons,
Naimes li dux, Ogers de Danemarche, Le duc Naimes, Ogier de Danemark,
Gefreiz d’Anjou e Willalmes de Blaive. Geoffroi d’Anjou et Guillaume de Blaye.
Li Reis a pris Tierri entre sa brace, Le Roi a pris Thierry entre ses bras ;
3940 Tert lui le vis od ses granz pels de martre, Il lui essuie le visage avec ses grandes peaux de martre ;
Celes met jus, puis li afublent altres ; Puis, il les rejette de ses épaules, et on lui en revêt d’autres.
Mult suavet le chevaler desarment, Tout doucement on désarme le chevalier ;
Munter l’unt fait en une mule d’Arabe. On le fait monter sur une mule d’Arabie,
Repairet s’en à joie e à barnage. Et c’est ainsi qu’il s’en revient tout joyeux, le baron.
3945 Vienent ad Ais, descendent en la place. On arrive à Aix, on descend sur la place.
Dès ore cumencet l’ocisiun des altres. Aoi. Alors va commencer le supplice des autres parents de Ganelon.
 

CCXCIV

Carles apelet ses cuntes e ses dux : Charlemagne appelle ses comtes et ses ducs :
« Que me loez de cels qu’ai retenuz ? « Quel conseil me donnez-vous sur les otages que j’ai retenus ?
« Pur Guenelun erent à plait venut, « Ils sont venus au plaid pour Ganelon ;
3950 « Pur Pinabel en ostage rendut. » « Ils se sont portés caution pour Pinabel.
Respundent Franc : « Ja mar en viverat uns. » « — Qu’ils meurent, qu’ils meurent tous, » répondent les Français.
Li Reis cumandet un soen veier, Basbrun : Alors le Roi appelle un sien viguier, Basbrun :
« Va, si ’s pent tuz à l’arbre de mal fust ! « À cet arbre maudit, là-bas, va, pends-les tous.
« Par ceste barbe, dunt li peil sunt canut, « Par cette barbe dont les poils sont chenus,
3955 « S’ uns en escapet, morz es e confunduz. » « S’il en échappe un seul, tu es perdu, tu es mort. »
Cil li respunt : « Qu’en fereie-jo plus ? » « — Qu’ai-je autre chose à faire ? » répond Basbrun.
Od .c. serjanz par force les cunduit ; Avec cent sergents il les emmène de force,
.Xxx. en i ad d’icels ki sunt pendut. Et il y en a bientôt trente qui sont pendus.
Ki hume traïst, sei ocit e altrui. Aoi. Ainsi se perd le traître ; ainsi perd-il les autres.
 

CCXCV

3960 Puis sunt turnet Baiver e Aleman Là-dessus, les Bavarois et les Allemands s’en vont,
E Peitevin e Bretun e Norman. Ainsi que les Poitevins, les Bretons et les Normands.
Sur tuz les altres l’unt otriet li Franc C’est l’avis de tous, c’est par-dessus tout l’avis des Français,
Que Guenes moerget par merveillus aban. Que Ganelon meure d’un terrible et extraordinaire supplice.
Quatre destrers funt amener avant ; Donc, on fait avancer quatre destriers ;
3965 Puis si li lient e les piez e les mains. Puis, on lie les pieds et les mains du traître.
Li cheval sunt orguillus e curant. Rapides et sauvages sont les chevaux.
Quatre serjant les acoeillent devant Devant eux sont quatre sergents qui les dirigent
Devers une ewe ki est en mi un camp. Vers une jument là-bas, dans le milieu d’un champ.
Guenes est turnet à perdition grant ; Dieu ! quelle fin pour Ganelon !
3970 Trestuit si nerf mult li sunt estendant, Tous ses nerfs sont effroyablement tendus ;
E tuit li membre de sun cors derumpant ; Tous ses membres s’arrachent de son corps ;
Sur l’erbe verte en espant li clers sancs. Le sang clair ruisselle sur l’herbe verte...
Guenes est morz cume fels recreanz. Ganelon meurt en félon et en lâche.
Ki traïst altre, nen est dreiz qu’il s’en vant. Aoi. Il ne faut pas que le traître puisse jamais se vanter de sa trahison.

« De faire cette fois grâce à Ganelon
« Qui désormais le servira avec foi, avec amour.
« Roland est bien mort, plus ne le reverrez ;
« L’or et l’argent ne pourront pas vous le rendre.
« Quant au duel, ce serait folie. »
Tous les barons disent oui, tous approuvent,
Excepté un seul : Thierry, frère de monseigneur Geoffroi.


CCLXXXII

Vers Charlemagne retournent les barons.
« Sire, lui disent-ils, nous vous prions
« De tenir quitte le comte Ganelon ;
« Il vous servira désormais avec foi, avec amour.
« Laissez-le vivre ; car il est vraiment gentilhomme.
« Roland, d’ailleurs, est mort ; on ne le reverra plus ;
« Et ce n’est point l’argent qui nous le rendra.
« — Vous n’êtes tous que des félons, » s’écrie le Roi.


CCLXXXIII

Quand Charles voit que tous lui font défaut,
Son visage, ses traits deviennent tout sombres,
Et, de la douleur qu’il ressent : « Malheureux que je suis ! » s’écrie-t-il.
Mais voyez-vous devant lui un chevalier : c’est Thierry,
C’est le frère au duc Geoffroi d’Anjou.
Thierry a le corps maigre, grêle, allongé ;
Ses cheveux sont noirs, ses yeux sont bruns ;
Il n’est d’ailleurs ni grand, ni trop petit.
Et il a dit courtoisement à Charles :
« Ne vous désolez pas, beau sire Roi.
« Vous savez que je vous ai déjà bien servi ;
« Or, par mes ancêtres, j’ai droit à siéger parmi les juges de ce procès.

 

CCXCVI

3975 Quant li Emperere ad faite sa venjance, Quand l’Empereur a fait ses représailles,
Si ’n apelat les evesques de France, Il appelle les évêques de France,
Cels de Bavière et icels d’Alemaigne : De Bavière et d’Allemagne :
« En ma maisun ad une caitive franche, « Dans ma maison, dit-il, il y a une prisonnière de noble race ;
« Tant ad oït e sermuns e essamples, « Elle a tant entendu de sermons et de bons exemples,
3980 « Creire voelt Deu, chrestientet demandet. « Qu’elle veut croire en Dieu et demande chrétienté.
« Baptizez la, pur quei Deus en ait l’anme. » « Pour que Dieu ait son âme, baptisez-la.
Cil li respundent : « Or seit fait par marrenes, « — Volontiers, répondent les évêques ; donnez-lui pour marraines
« Asez creües e enlinées dames. » « Des dames nobles et de haut lignage. »
As bainz ad Ais mult sunt grant les cumpaignes : Grande est la foule réunie aux bains d’Aix ;
3985 Là baptizerent la reïne d’Espaigne, On y baptise la reine d’Espagne
Truvet li unt le num de Juliane. Sous le nom nouveau de Julienne.
Chrestiene est par veire conuisance... Aoi. Sachant bien ce qu’elle fait, elle devient, elle est chrétienne...


FIN DE LA CHANSON

CCXCVII

Quant l’Emperere ad faite sa justice Quand l’Empereur eut fait justice ;
E esclargiée est la sue granz ire, Quand sa grande colère se fut un peu éclaircie ;
3990 En Bramimunde ad chrestientet mise. Quand il eut mis enfin la foi chrétienne en Bramimonde,
Passet li jurz, la nuiz est aserie, Le jour était passé, la nuit sombre était venue...
Culchet s’est li Reis en sa cambre voltice. Le Roi se couche dans sa chambre voûtée ;
Seinz Gabriel de part Deu li vint dire : Saint Gabriel descend vers lui, et de la part de Dieu vient lui dire :
« Carle, semun les oz de tun empire, « Charles, Charles, rassemble toutes les armées de ton empire ;
3995 « Par force iras en la tere de Bire, « À marches forcées, va dans la terre de Bire,
« Rei Vivien si succurras en Imphe, « Va secourir le roi Vivien dans Imphe,
« A la citet que païen unt asise. « Dans cette cité dont les païens font le siége,
« Li chrestien te recleiment e crient. » « Et où les chrétiens t’appellent à grands cris. »
Li Emperere n’i volsist aler mie : L’Empereur voudrait bien n’y pas aller :
4000 « Deus ! dist li Reis, si penuse est ma vie ! » « Dieu ! s’écrie-t-il, que ma vie est peineuse ! »
Pluret des oilz, sa barbe blanche tiret... Aoi. Il pleure de ses yeux, il tire sa barbe blanche...


Ci falt la Geste que Turoldus declinet. Ici finit la Geste que chante Turoldus.