La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition classique/Partie 2

Traduction par Léon Gautier.
Mame (p. 99-225).

LA
CHANSON DE ROLAND


(TEXTE, TRADUCTION ET COMMENTAIRE)




DEUXIÈME PARTIE

LA MORT DE ROLAND


LES PRÉLUDES DE LA GRANDE BATAILLE


LXXXVI


Oliviers muntet desur un pui halçur :
Guardet suz destre par roi un val herbus,
Si veit venir cele gent paienur.
1020 Si’n apelat Rollant sun cumpaignun :
« Devers Espaigne vei venir tel bruur,
« Tanz blancs osbercs, tans helmes flambius !
« Icist ferunt noz Franceis grant irur.
« Guenes li fel ad fait la traïsun
1025 " Ki nus jugat devant l’Empereur.
« — Tais, Olivier, » li quens Rollanz respunt ;
« Mis parrastre est : ne voeill que mot en suns. »Aoi.


LXXXVII


Oliviers est desur un pui muntez :
Or veit il bien d’Espaigne le règnet,
1030 E Sarrazins ki tant sunt assemblet.
Luisent cil helme, Ici ad or sunt gemmet
E cil escut e cil osberc safret
E cil espiet, cil gunfanun fermet.
Suls les eschieles ne poet il acunter :
1035 Tant en i ad que mesure n’en set.
En lui meïsme en est mult esguarez ;
Cum il einz pout, de l’pui est avalez :
Vint as Franceis, tut lur ad acuntet.Aoi.


LXXXVIII


Dist Oliviers : « Jo ai paiens veüz ;
1040 « Une mais nuls hum en tere n’en vit plus.

1032. Osberc safret. On mêlait du fil d’archal aux mailles de fer du haubert, et l’on produisait par là une broderie grossière qui ornait surtout le bas de

LES PRÉLUDES DE LA GRANDE BATAILLE


LXXXVI


Olivier monte sur une hauteur :
Il regarde à droite parmi le val herbu,
Et voit venir toute l’armée païenne.
1020Il appelle son compagnon Roland :
« Ah ! » dit-il, « du côté de l’Espagne, quel bruit j’entends venir !
« Que de blancs hauberts ! que de beaumes flamboyants !
« Nos Français vont en avoir grande ire.
« Cette trahison est l’oeuvre de Ganelon, ce félon ;
1025« C’est lui qui nous fit donner cette besogne par l’Empereur.
« — Tais-toi, Olivier, » répond le comte Roland ;
« C’est mon beau-père : n’en sonne plus mot. »Aoi.


LXXXVII


Olivier est monté sur une colline élevée :
De là il découvre le royaume d’Espagne
1030Et le grand assemblement des Sarrasins.
Les beaumes luisent, tout couverts d’or et de pierreries,
Et les écus, et les hauberts brodés,
Et les épieux, et les gonfanons au bout des lances.
Olivier ne peut compter les bataillons ;
1035Il y en a tant, qu’il n’en sait la, quantité !
En lui-même il en est tout égaré.
Comme il a pu, est descendu de la colline ;
Est venu vers les Français, leur a tout raconté.Aoi.


LXXXVIII


Olivier, dit : « J’ai vu tant de païens,
1040« Que nul homme n’en vit jamais plus sur la terre.

ce vêtement. Ce sont, particulièrement, les pana du-haubert qui sont safrés (t. 3141). Dans la bataille, rien n’était

plus aisé que de les desaffrer (v. 3426).

« Cil devant surit bien cent milie, ad escuz,
« Helmes laciez e blancs osbercs vestuz,
« Dreites cez hanstes, luisanz cez espiez bruns,
« Bataille avrez, unkes mais tel ne fut.
1045 « Seignurs Franceis, de Deu aiez vertut :
« El’ camp estez, que ne seium vencut. »
Dient Franceis : « Dehet ait ki s’en fuit !
" la pur murir ne vus en faldrat uns. " Aoi.




LA FIERTÉ DE ROLAND


LXXXIX


Dist Oliviers : « Paien unt grant esforz,
1050 « De noz Franceis m’i semblet aveir mult poi.
« Cumpainz Rollanz, kar sunez vostre corn :
« Si l’orrat Carles, si returnerat l’oz. »
Respunt Rollanz : « Jo fereie que fols :
« En dulce France en perdreie mun los.
1055 « Sempres ferrai de Durendal granz colps ;
« Sanglenz en iert li branz entresqu’à l’or.
« Nostre Franceis i ferrunt ad esforz :
« Felun paien mar i vindrent as porz ;
« Jo vus plevis, tuit sunt jugiet à mort. »Aoi.


XC


« Cumpainz Rollanz, l’olifant kar sunez.
1060 « Si l’ orrat Carles, fera l’ost returner :

1042. Blancs osbcercs. On a verni en diverses couleurs le métal du haubert. Il y en eut de bleus, de verts, etc. (J. Quicherat, Histoire du costume, p. 181.) Mais quand le métal n’était pas vernissé en couleur, quand il ne subissait d’autre préparation que le polissage, c’était le « blanc haubert ».

1069. L’olifant. Il faut établir une distinction entre le cor que porte chaque chevalier et l’olifant. Il y a soixante mille cors dans l’armée de Charles, mais il n’y à ’qu’un olifant. Après la mort de Roland, Charles dit à Rabel et à Guinemant : « Vous remplacerez " aujourd’hui Roland et Olivier : l’un « de vous portera l’épée et l’autre l’olifaut. » (T. 8016, 8017.) Celui-ci est

d’ivoire, comme son nom l’indique, et

Il y en a bien cent mille devant nous, avec leurs écus,
Leurs beaumes lacés, leurs blancs hauberts,
Leurs lances droites, leurs bruns épieux luisants.
Vous aurez bataille, bataille comme il n’y en eut jamais.
1045Seigneurs Français, que Dieu vous donne sa force ;
Et tenez ferme pour n’être point vaincus. »
t les Français : « Maudit qui s’enfuira, » disent-ils.
Pas un ne vous fera défaut pour cette mort !»Aoi.




LA FIERTÉ DE ROLAND


LXXXIX


Olivier dit : « Païens ont grande force,
1050" Et nos Français, ce semble, sont bien peu.
" Ami Roland, sonnez de votre cor :
" Charles l’entendra, et fera retourner son armée.
" — Je serais bien fou, » répond Roland ;
" Dans la douce France, j’en perdrais ma gloire.
1055" Non, mais je frapperai grands coups, de Durendal :
" Le fer eu sera sanglant jusqu’à l’or de la garde.
" Nos Français y frapperont aussi, et avec quel élan !
" Félons païens furent mal inspirés de venir aux défilés :
" Je vous jure que, tous, ils sont jugés à mort. »Aoi.


XC


" Ami Roland, sonnez votre olifant :
1060" Charles l’entendra et fera retourner la grande armée.

a légende épique lui prête un son bien plus retentissant qu’à tous les autres ors ; Sur tuz les altres oundist li lifant (v. 3119. Cf. 3802). = Les olifants » avaient la forme d’une corne ; ils étaient parfois, très richenent sculptés. (Voir un mémoire fort ntéressant de P. Cahier ; au tome II le ses Nouveaux Mélanges d’archéolone, p. 35 et suiv.) Nous en reproduisons ici un des plus anciens modèles :

il remonte au XIIe siècle.

« Succurrat nus li Reis od sun barnet. »
Respunt Rollanz : « Ne placet Damne Deu
« Que roi parent pur mei seient blasmet,
« Ne France dulce ja chedet en viltet.
1065 « Einzi ferrai de Durendal asez,
« Ma bone espée que ai ceint à l’ costet ;
« Tut en verrez le brant ensanglentet.
« Felun paien mar i sunt asemblet ;
« Jo vus plevis, tuit sunt à mort livret. » Aoi.


XCI


1070 « Cumpainz Rollanz, sunez vostre olifant :
« Si l’ orrat Carles ki est az porz passant ;
« Jo vus plevis, ja returnerunt Franc.
« — Ne placet Deu, » çoli respunt Rollanz,
« Que ço seit dit de nul hume vivant
1075 « Que pur païens ja seie-Jo cornant !
« la n’en avrunt reproece roi parent.
« Quant jo serai en la bataille grant
« E jo ferrai e mil colps e set cenz,
« De Durendal verrez l’acier sanglent.
1080 « Franceis sunt bon, si ferrunt vassalment ;
« la cil d’Espaigne n’avrunt de mort guarant. » Aoi.


XCII


Dist Oliviers : « D’iço ne sai jo blasme.
« Jo ai veut les Sarrazins d’Espaigne
« Cuvert en sunt li val e les muntaignes,
1085 « E li lariz e trestutes les plaignes.
« Granz sunt les oz de cele gent estrange ;
« Nus i avum mult petite cumpaigne. »
Respunt Rollanz : « Mis talenz en est graindre.
« Ne placet Deu ne ses seintismes angles
1090 " Que ja pur mei perdet sa valur France !
« Mielz voeill murir, qu’à huntage remaigne.
" Pur bien férir l’Emperere nus aimet. » Aoi.

Le Roi et ses barons viendront à notre secours.
— À Dieu ne plaise, » répond Roland,
Que mes parents jamais soient blâmés à cause de moi,
Ni que France la douce tombe jamais dans le déshonneur !
1065Non, mais je frapperai grands coups de Durendal,
Ma bonne épée, que j’ai ceinte à mon côté.
Vous en verrez tout le fer ensanglanté.
Félons païens sont assemblés ici pour leur malheur
Je vous jure qu’ils sont tous condamnés à mort. »Aoi.


XCI


1070Ami Roland, sonnez votre olifant.
Le son en ira jusqu’à Charles, qui passe aux défilés,
" Et les Français, je vous le jure, retourneront sur leurs pas.
" — À Dieu ne plaise, » répond Roland,
" Qu’il soit jamais dit par aucun homme vivant
1075" Que j’ai sonné mon cor à cause des païens !
" Je ne ferai pas aux miens ce déshonneur,
" Mais quand je serai dans la grande bataille,
" J’y frapperai mille et sept cents coups :
" De Durendal vous verrez le fer tout sanglant.
1080" Français sont bons : ils frapperont en braves ;
" Les Sarrasins ne peuvent échapper à la mort. »Aoi.


XCII


" Je ne vois pas où serait le déshonneur, » dit Olivier.
" J’ai vu, j’ai vu les Sarrasins d’Espagne ;
" Les vallées, les montagnes en sont couvertes ;
1085" Et les landes aussi, et toutes les plaines.
" Qu’elle est puissante, l’armée de la gent étrangère,
" Et que petite est notre compagnie !
" — Tant mieux, » répond Roland, " mon ardeur s’en accroît.
" Ne plaise à Dieu, ni à ses très saints anges,
1090" Que France, à cause de moi, perde de sa valeur !
" Plutôt la mort que le déshonneur.
" Plus nous frappons, plus l’Empereur nous aime ! »Aoi.


XCIII


Rollanz est pruz e Oliviers est sages :
Ambedui mit merveillus vasselage.
1095 Pois que il sunt as chevals e as armes,
la pur murir n’eschiverunt bataille.
Bon sunt li cunte, e lur paroles haltes.
Felun paien par grant irur cheval client.
Dist Oliviers : « Rollanz, veez en alques.
1100 « Cist nus sunt près, mais trop nus est loinz Carles
« Vostre olifant suner vus ne l’ deignastes,
« Fust i li Reis, n’i oüssum damage.
« Cil gui là sunt n’en deivent aceir blasme
« Guardez amunt par devers les porz d’Aspre ;
« Vedeir poez delente rere-guarde.
1105 « Ki ceste fait, jamais n’en ferai altre.»
Respunt Rollanz : « Ne dites tel ultrage.
« Mal seit de l’ coer ki el’ piz se cuardet !
« Nus remeindrum en estai en la place ;
« Par nus i iert e li colps e li caples. »Aoi.


XCIV


1110 Quant Rollanz veit que bataille serat,
Plus se fait fiers que leun ne leuparz ;
Franceis escriet, Olivier apelat ;
« Sire cumpainz, amis, ne F dire ja.
« Li Emperere ki Franceis nus laissat,
1115 « Itels vint milie en mist à une part,
« Sun escientre, nen i ont un cuard.
« Pur sun seignur deit hum suffrir granz mals.
« E endurer e forz freiz e granz calz.
« Si’n deit hum perdre de l’ sanc e de la carn.
1120 ce Fier de ta lance e jo de Durendal ;
« Ma bone espée que li Reis me dunat.
« Se jo i moerc, dire poet ki l’ avrat,
« Que ele fut à nobilie vassal ! "Aoi.

XCIII

Roland est preux, mais Olivier est sage ;
Ils sont tous deux de merveilleux courage,
1195Puis d’ailleurs qu’ils sont, à cheval et en armes,
Ils aimeraient mieux mourir qu’esquiver la bataille.
Les comtes ont l’âme bonne, et hautes sont leurs paroles...
Félons païens chevauchent par grande ire.
Voyez un peu, Roland, » dit Olivier ;
1100Les voici près de nous, et. Charles est trop loin.
Ah ! vous n’avez pas voulu sonner de votre cor ;
Le Roi serait ici, et nous ne serions pas en danger.
Mais ceux qui sont là-bas ne méritent aucun blâme ;
Jetez les yeux là-haut, -vers les défilés d’Aspre :
Vous y verrez dolente arrière-garde.
1105Tel s’y trouve aujourd’hui qui plus jamais ne sera dans une autre.
— Ne parlez pas aussi follement, » répond Roland.
Maudit soit qui porte un lâche cœur au ventre !
Nous tiendrons pied fortement sur la place :
De nous viendront les coups, et de nous la bataille ! »Aoi.

XCIV

1110Quand Roland voit qu’il y aura bataille,
Il se fait plus fier que lion ou léopard.
Il interpelle les Français, puis, Olivier :
Ne parle plus ainsi, ami et, compagnon ; :
L’Empereur, qui nous, laissa ses Français,
1115A mis à part ces vingt mille que voici. — :
Pas un lâche parmi eux, Charles le sait bien.
Pour son seigneur on doit souffrir grands maux,
Endurer le chaud et le froid,
Perdre de son sang et de sa chair.
1120Frappe de ta lande, Olivier, et moi, de Durendal,
Ma bonne épée que me donna le Roi.
Et si je meurs, qui l’aura pourra dire :
C’était l’épée d’un noble vassal ! »Aoi.


XCV

D’altre part est l’arcevesques Turpins :
1125 Sun cheval brochet, muntet sur un lariz ;
Franceis apelet, un sermun lur ad dit :
« Seignurs baruns, Carles nus laissat ci.
« Pur nostre rei devum nus bien murir ;
« Chrestientet aidiez à sustenir.
1130 « Bataille avrez, vus en estes tuit fld,
« Kar à voz oilz veez les Sarrazins.
« Clamez vos culpes, si preiez Deu mercit.
« Asoldrai vus pur voz anmes guarir ;
« Se vus murez, esterez seint martir :
1135 « Sièges avrez el’ greignur Pareïs. »
Franceis descendent, à tere se sunt mis,
E l’Arcevesques de Deu les beneïst :
Par penitence lur cumandet à férir.Aoi.

XCVI

Franceis se drecent, si se metent sur piez,
1140 Bien sunt asolt, quite de lur pecchiez ;
E l’Arcevesques de Deu les ad seigniez.
Pois, sunt muntet sur leur curanz destriers ;
Adubet sunt à lei de chevaliers,
E de bataille sunt tuit apareilliet.
1145 Li quens Rollanz en apelet Olivier :
« Sire cumpainz, mult bien le disiez
« Que li quens Guenes nus ad tuz espiez ;
« Pris en ad or e aveir e deniers ;
« Li Emperere nus devreit bien vengier.

1135. El’ greignur Pareïs. « Qu’estce que la mort laisse subsister chez les héros d’Homère ? une âme, une vaine mage, qui, dès que la vie a abandonné les ossements, s’échappe et voltige comme un songe.» (Giguet, Essai d’encyclopédie homérique, p. 626.) L’auteurlu Roland, au contraire, et tous les auteurs de nos-Chansons de geste, possédaient sur l’autre vie les notions très nettes de la doctrine chrétienne. Le paradis est pour eux le lieu des âmes saintes, le lieu ou elles contemplent Dieu. Partout on voit, dans nos poèmes, les Anges emporter au ciel les âmes des élus, et les Démons traîner en enfer

XCV

D’autre part est l’archevêque Turpin ;
1125Il pique son cheval, et monte sur une colline ;
Puis s’adresse aux Français, et leur fait ce sermon :
« Seigneurs barons, Charles nous a laissés ici,
« C’est notre roi : notre devoir est de mourir pour lui.
« Chrétienté est en péril, maintenez-la.
1130« Il est certain que vous aurez bataille ;
« Car, sous vos yeux, voici les Sarrasins.
« Or donc, battez votre coulpe, et demandez à Dieu merci.
« Pour guérir vos âmes, je vais vous absoudre.
« Si vous mourez, vous serez tous martyrs :
1135« Dans le grand Paradis vos places sont toutes prêtes. »
Français descendent de cheval, s’agenouillent à terre,
Et l’Archevêque les bénit de par Dieu :
« Pour votre pénitence, vous frapperez les païens. »Aoi.

XCVI

Français se redressent, se remettent en pied ;
1140Les voilà absous et quittes de tous leurs péchés.
L’Archevêque leur a donné sa bénédiction au nom de Dieu ;
Puis ils sont montés sur leurs destriers rapides.
Ils sont armés en chevaliers
Et tout disposés pour la bataille.
1145Le comte Roland appelle Olivier :
« Sire compagnon ; vous le savez,
« C’est Ganelon qui nous a tous trahis ;
« Il en a reçu bons deniers en argent et en or.
« L’Empereur devrait bien nous venger.

les âmes des damnés. Il est digne de remarque que nos poètes ont toujours professé le dogme de l’éternité des peines : Diable emportent l’anme en enfer à tous dis. Quant aux images dont ils se servent pour peindre le Paradis, elles ne sont ni très variées ni très compliquées. La plus populaire est celle-ci : « Les saintes fleurs du Paradis. » Se figurer’ le Paradis comme un jardin plein de belles fleurs ! Cette conception est en vérité toute militaire et s’explique par la loi des contrastes". Tous les vieux soldats aiment les fleurs. " (L’Idée religieuse dans les Chansons

de geste, par L. G., p. 29.)

1150 « Li reis Marsilies de nus ad fait marchiet,
« Mais as espées l’estuvrat eslegier. » Aoi.

XCVII

As porz d’Espaigne en est passez Rollanz
Sur Veillantif, sun bon cheval curant ;
Portet ses armes, mult li sunt avenanz ;
1155 E sun espiet vait li ber palmeiant,
Cuntre le ciel vait l’amure turnant,
Laciet en sum un gunfanun tut blanc ;
Les renges d’or li batent jusqu’as mains ;
Cors ad mult gent, le vis cler e riant.
1160 E sis cumpainz après le vait sivant ;
E cil de France le clciment à guarant.
Vers Sarrazins reguardet fièrement,
E vers Franceis e humles e dulcement.
Si lur ad dit un moi curteisement :
1165 « Seignurs baruns, suef pas alez tenant.
« Cist paien vunt grant martirie querant ;
« Encoi avrum un eschec bel e gent :
« Nuls reis de France n’ont unkes si vaillant. »
A cez paroles vunt les oz ajustant. Aoi.

XCVIII

1170 Dist Oliviers : « N’ai cure de parler.
« Vostre olifant ne deignastes suner,
« ’Ne de Carlun mie vus nen avrez ;
« Il n’en set mot, n’i ad culpe li ber.
« Cil M là sunt ne funt mie à blasmer.
1175 « Kar chevalchiez à quanque vus puez,
« Seignurs baruns, el’ camp vus retenez ;
" Pur Deu vus pri, bien seiez purpenset
« De colps fefir, e receivre e duner.
« L’enseigne Carle n’i devum ublier. »
1180 A icest mot unt Franceis escriet.
Ki dunc oïst Munjoie demander,

1150" Quant au roi Marsile, il a fait marché de nous,
« Mais c’est avec nos épées qu’il sera payé. »Aoi.

XCVII

Aux défilés d’Espagne passe Roland
Sur Veillantif, son bon cheval courant.
Ses armes lui sont très avenantes ;
1155Il s’avance, le baron, avec sa lance au poing
Dont le fer est tourné vers le ciel
Et au bout de laquelle est lacé un gonfanon tout blanc.
Les franges d’or lui descendent jusqu’aux mains.
Le corps de Roland est très beau, son visage est clair et riant.
1160Sur ses pas marche Olivier, son ami ;
Et ceux de France, le montrant : « Voilà notre champion, » s’écrient-ils.
Sur les Sarrasins il jette un regard fier,
Mais humble et doux sur les Français ;
Puis, leur a dit un mot courtois :
1165« Seigneurs barons, allez au petit pas.
« Ces païens, en vérité, viennent ici chercher grand martyre.
« Le beau butin que nous aurons aujourd’hui !
« aucun roi de France n’en fit jamais d’aussi riche. »
À ces mots, les deux armées se rencontrent.Aoi.

XCVIII

1170« Point n’ai souci de parler ; » dit alors Olivier.
« Vous n’avez pas daigné sonner de votre cor,
« Et voici que le secours de Charles vous fera défaut.
« Certes il n’est pas coupable : car il n’en sait mot, le baron,
« El ceux qui sont là-bas ne sont point à blâmer.
1175« Maintenant, chevauchez du mieux que vous pourrez,
« Seigneurs barons, et ne reculez point.
« Au nom de Dieu, ne pensez qu’à deux choses :
« A recevoir et à donner de bons coups.
« Et n’oublions-pas la devise de Charles. »
1180À ce mot, les Français ne poussent qu’un seul cri :
« Monjoie ! » Qui les eût entendus crier de la sorte

De vasselage li poüst remembrer.
Pois, si chevalchent, Deus ! par si grant fiertet !
Brochent ad ait pur le plus tost aler ;
1185 Si vunt férir, — que feraient-il el ? -E
Sarrazin nés unt mie dutez.
Francs e païens as les vus ajustez...Aoi.




LA MÊLÉE


XCIX


Li niés Marsilie (il ad num Aelrot)
Tut premereins chevalchet devant l’ost.
Armes ont bones, cheval curant e fort ;
1190 De noz Franceis vait disant si mals moz
« Feluns Franceis, hoi justerez as noz.
« Traüt vus ad ki à guarder vus ont ;
« Fols est li Reis ki vus laissat as porz.
« Encoi perdrat France dulce sun los,
1195 « Carles li Magnes le destre braz de l’ cors.
« Li port d’Espaigne en serunt à repos. »
Quant l’ot Rollanz, Deus ! si grant doel en ont !
Sun cheval brochet de ses esperuns d’or.
Vait le férir li Quens quanque il pout,
L’escut li fraint e l’osberc li desclot,
1200 Trenchet le piz, si li briset les os,
Tute l’eschine li deseivret de l’ dos,
Od sun espiet l’anme li getet fors,
Empeint le bien, fait li brandir le cors,
Pleine sa hanste de l’ cheval l’abat mort ;
1205 En dous meitiez li ad brisiet le col.

1187. As les vus ajustes. Toutes les batailles racontées dans nos poèmes se ressemblent. Deux armées arrivent en présence l’une de l’autre ; les plus forts et les mieux armés sortent des rangs et on viennent aux mains. Une bataille alors n’est qu’une série de duels, une partie de barres sanglante. « Suivant le bon ou le mauvais succès de ces engagements particuliers, les ruasses avancent ou reculent

—jusqu’au moment où l’un des deux

Eût eu l’idée du courage.
Puis ils chevauchent, Dieu ! avec quelle fierté !
Pour aller plus rapidement, donnent un fort coup d’éperon,
1185Et (que feraient-ils autre chose ?) se jettent sur l’ennemi.
Mais les païens n’ont pas peur :
Voilà Français et Sarrasins aux prises…Aoi.




LA MÊLÉE


XCIX


Le neveu de Marsile (il s’appelle Aelroth)
Chevauche tout le premier devant l’armée païenne ;
II a de bonnes armes, un fort et rapide cheval.
1190Quelles injures il jette à nos Français !
« Félons Français, vous allez aujourd’hui lutter avec les nôtres
« Qui devait vous défendre vous a trahis,
« Votre empereur est fou qui vous a laissés dans ces défilés :
« C’en est fait aujourd’hui de l’honneur de douce France,
1195« Et Charles le Grand va perdre ici le bras droit de son corps.
« L’Espagne enfin sera en repos. »
Roland l’entend : grand Dieu, quelle douleur !
Il éperonne son cheval de ses éperons d’or,
Du plus rude coup qu’il peut porter, le Comte frappe le païen.
Il fracasse l’écu d’Aelroth, lui rompt les mailles de son haubert,
1200Lui tranche la poitrine, lui brise les os,
Lui sépare toute l’échine du dos
Et, avec’sa lance, lui jette l’âme hors du corps.
Le coup est si rude qu’il fait chanceler le corps du Sarrasin,
Si bien que Roland, à pleine lance, l’abat mort de son cheval
1205Et que le cou du païen est en deux morceaux.

partis cède absolument le champ de bataille. Le lendemain on enterre les morts, et tout recommence de plus belle. » (Histoire littéraire, XXII, 717.) On pourra lire, comme type de bataille, les pages 30 et suiv. de Renaus de Montauban (édit. Michelant), les pp. 95 et suiv. de Raoul de Cambrai (édit, Leglay). Cf. Garin le Loherain, édit. P. Paris, I, p. 14. = Il y aurait un grand intérêt à comparer ces batailles

avec celles que raconte Homère,

Ne laisserai, ço dist, que n’i parolt :
« Ultre, culverz ! Carles n’est mie fols,
" Ne traïsun unkes amer ne volt.
« Il fist que pruz qu’il nus laissat as porz ;
1210 « Hoi n’en perdrat France dulce sun los.
« Ferez i, Franc. Nostre est li premiers colps.
« Nus avum dreit, mais cist glutun unt tort. »Aoi.


C

Uns dux i est, si ad num Falsarun ;
Icil ert frère à l’rei Marsiliun :
1215 Il tint la tere Dathan e Abirun ;
Suz ciel nen ad plus encriesme felun.
Entre les oilz mult ont large le frunt,
Grant demi pied mesurer i pout hum.
Asez ad doel quant vit mort sun nevuld :
1220 Ist de la presse, si se met en bandun
E si escriet l’enseigne paienur.
Envers Franceis est mult cuntrarius :
« Encoi perdrat France dulce s’honur. »
Ot l’ Oliviers, si ’n ad mult grant irur :
1225 Le cheval brochet des ories esper uns,
Vait le férir en guise de barun,
L’escut li fraint e l’osberc li derumpt,
El’ cors li met les pans de l’ gunfanun,
Pleine sa hanste l’abat mort des arguns.
1230 Guardet à tere, veit gesir le glutun,
Si li ad.dit par mult fière raisun :
« De voz manaces, culverz, jo nen ai suign.

1225. Ories esperuns. « L’éperon, aux XIe - XIIe siècles, était d’or ou doré. Sa forme générale n’a pas changé, C’est une talonnière, à deux branches recourbées, attachée au pied par une bride et un sous - pied, et portant une tige pointue destinée à aiguillonner le cheval. L’extrémité seule de la tige a varié dans sa disposition. Jusqu’aux premières années du XIIIe siècle, les sceaux représentent l’éperon armé d’un petit fer de lance qui est de forme conique ou losangée. " (Demay, le Costume de guerre, p. 146.)

1229. Arçuns. " Les arçons ; ce sont

les parties les plus relevées en avant

Roland cependant ne laissera pas de lui parler :
« Va donc, misérable, et sache bien que Charles n’est pas fou
« Et qu’il n’aima jamais la trahison.
« En nous laissant aux défilés, il a agi en preux,
1210« Et la France aujourd’hui ne perdra pas sa gloire.
« Frappez, Français, frappez : le premier coup est nôtre.
« C’est à ces gloutons qu’est le tort, c’est à nous qu’est le droit. »Aoi.

C

Il y a là un duc du nom de Fausseron ;
C’est le frère du roi Marsile.
1215Il tient la terre de Dathan et Abiron,
Et il n’est pas sous le ciel d’homme plus insolent ni plus félon.
Entre ses deux yeux il a le front énorme,
Et l’on y pourrait mesurer un grand demi-pied.
À la vue de son neveu mort, il est tout saisi de douleur,
1220Sort de la foule, se précipite,
Jette le cri des païens
Et, dans sa rage contre les Français :
« C’est aujourd’hui, » dit-il, « que douce France va perdre son honneur. »
Olivier l’entend, il en a grande colère :
1225Des deux éperons d’or, pique son cheval
Et va frapper Fausseron d’un vrai coup de baron.
Il lui brise l’écu, lui rompt les mailles de son-haubert,
Lui plonge dans le corps les pans de son gonfanon,
Et, à pleine lance, l’abat mort des arçons.
1230Alors il regarde à terre, et, y voyant le misérable étendu,
II lui dit ces très fières paroles :
« Point n’ai souci, lâche, de vos menaces.

et en arrière de la selle, dont les Orientaux ont conservé la forme et le vaste développement. Arciones vocamus ab arcu, guod in modum arcus sint incurvi. (Saumaise.) = Plusieurs arçons de derrière, des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, sont parvenus jusqu’à nous, les uns on métal repoussé, émaillé ou ciselé, les autres en bois sculpté. = « Pierre de Blois, au XIIe siècle, parle de combats de cavalerie peints sur les arçons (?), et le moine Théophile décrit cette ornementation comme étant de vogue, et dès longtemps établie. » (Glossaire des émaux, par L. de Laborde, au

mot Arçons.)

« Ferez i, Franc, kar très bien les veintrum. »
Munjoie escriet, ç’ est l’enseigne Carlun. Aoi.

CI

1235 Uns reis i est, si ad num Corsablis ;
Barbarins est, d’un estrange païs.
Si apelat les altres Sarrazins :
« Ceste bataille bien la poüm tenir,
« Kar de Franceis i ad asez petit ;
1240 « Cels ki ci sunt devum aveir mult vils :
« la pur Carlun n’i iert uns suls guariz.
« Or est li jurz que l’s estuvrat murir. »
Bien l’entendit l’ arcevesques Turpins,
Suz ciel n’ad hume que tant voeillet haïr ;
1245 Sun cheval brochet des esperuns d’or fin,
Par grant vertut si. l’est alez férir,
L’escut li frainst, l’osberc li descunfist,
Sun grant espiet par roi le cors li mist :
Empeint le bien que mult le fait brandir,
1250 Pleine sa hanste l’abat mort el’ chemin.
Guardet à tere, veit le glutun gesir,
Ne laisserat que n’i parolt, ço dit :
« Culverz païens, vus i avez mentit ;
« Carles mis sire nus est guarant tuz dis :
1255 « Nostre Franceis n’unt talent’ de fuïr.
« Voz cumpaignuns ferum trestuz restifs.
« Nuvele mort vus estuvrat suffrir.
« Ferez, Franceis : nuls de vus ne s’ublit !
« Cist premiers colps est nostre, Deu mercit. »
1260 Munjoie escriet pur le camp retenir.Aoi.

CIl

E Gerins fiert Malprimis de Brigal.
Sis bons escuz un denier ne li valt ;

« Frappez, Français, frappez, nous les vaincrons !»
Puis : « Monjoie ! » s’écrie-t-il. C’est le cri de l’Empereur.Aoi.

CI

1235Il y a là un roi du nom de Corsablis ;
Il est de Barbarie, d’un pays lointain.
Le voilà qui se met à interpeller les autres païens :
« Nous pouvons aisément soutenir la bataille :
" Les Français sont si peu !
1240« Ceux qui sont devant nous sont à dédaigner ;
« Pas un n’échappera, Charles n’y peut rien,
« Et voici le jour qu’il leur faudra mourir. »
L’archevêque Turpin l’entend :
Il n’est pas d’homme sous le ciel qu’il haïsse autant que ce païen ;
1245Des éperons d’or fin il pique son cheval
Et va frapper sur Corsablis un coup terrible.
L’écu est mis en pièces, le haubert en lambeaux ;
Il lui plante sa lance au milieu du corps.
Le coup est si rude que le Sarrasin chancelle :
1250A pleine lance, Turpin l’abat mort sur le chemin ;
Puis regarde à terre et y voit le glouton étendu.
Il ne laisse pas de lui parler, et lui, dit :
« Vous en avez menti, lâche païen ;
« Mon seigneur Charles est toujours notre appui,
1255« Et nos Français n’ont pas envie de fuir.
« Vos compagnons, nous saurons bien les arrêter ici,
« Et quant à vous, c’est une nouvelle mort qui vous attend.
« Frappez, Français : que pas un de vous ne s’oublie.
« Le premier coup est nôtre, Dieu merci ! »
1260Puis : « Monjoie ! Monjoie ! » s’écrie-t-il, pour rester maître du champ.Aoi.

CIl

Malprime de Brigal est frappé par Gerin ;
Son bon écu ne lui sert pas pour un denier :

Tute li fraint la bucle de cristal,
L’une meitiet li turnet contreval ;
1265 L’osberc li rumpt entresque à la carn,
Sun bon espiet enz el’ cors li enbat :
Li paiens chiet contreval à un quas.
L’anme de lui enportet Satanas.Aoi.

CIII

E sis cumpainz Geriers fiert l’Amurafle ;
1270 L’escut li traint e l’osberc li desmailet,
Sun bon espiet li met en la curaille,
Empeint le bien, par roi le cors li passet,
Que mort l’abat el’ camp, pleine sa hanste.
Dist Oliviers : « Gente est nostre bataille. »Aoi.

CIV

1275 Samsun li dux vait férir l’Almaçur,
L’escut li fraint k’ est ad or e à flurs.
Li bons osbercs ne li est guarant prud ;
Le coer li trenchet, le firie e le pulmun,
Que mort l’abat, qui qu’en peist o qui nun.
1280 Dist l’Arcevesques : « Cist colps est de barun.Aoi.

CV

E Anseïs laisset le cheval curre,
Si vait férir Turgis de Turteluse :
L’escut li fraint desuz l’orée bucle,
De sun osberc liderumpit les dubles,
1285 De l’ bon espiet el’ cors li met l’amure,
Empeinst le bien, tut le fer li mist ultre,
Pleine sa hanste el’ camp mort le tresturnet.
Ço dist Rollanz : " Cist colps est de produme. »Aoi.

1263. La bucle. C’est la proéminence qui est au centre de l’écu, l’antique umbo que l’on trouve dans le bouclier gaulois, romain et frank. (Voir un dessin très curieux dans l’Histoire du costume de J. Quicherat, p. 89.) Les bucles des écus étaient composées d’une armature en fer qui fallait saillie, qui formait mamelon. Dans les écus de luxe

on réservait parfois un creux au milieu

La boucle de cristal en est brisée,
Et la moitié en tombe à terre.
1265Son haubert est percé jusqu’à la chair,
Et Gerin lui plante au corps sa bonne lance.
Le paien tombe à terre, d’un seul coup ;
Satan emporte son âme.Aoi.

CIII

Le compagnon de Gerin, Gerier, frappe l’Amirafle ;
1270Il brise l’écu et démaille le haubert du païen,
Lui plante sa bonne lance au cœur,
Le frappe si bien qu’il lui traverse tout le corps,
Et qu’à pleine lance il l’abat mort à terre.
« Belle bataille, » s’écrie Olivier.Aoi.

CIV

1275Le duc Samson va frapper-l’Aumaçour ;
Il lui brise l’écu couvert de -fleurons et d’or ;
Son bon haubert ne le garantit pas.
Samson lui tranche le cœur, le foie et le poumon,
Et (qu’on s’en afflige ou non !) l’abat raide mort.
1280« Voilà un coup de baron, » dit l’Archevêque.Aoi.

CV

Anséis laisse aller son cheval
Et va frapper Turgis de Tortosa.
Au- dessous de la boucle dorée il brise l’écu,
Rompt la double étoffe qui garnit le haubert,
1285Lui plante au corps le fer de sa bonne lance,
Et le frappe d’un si bon coup que tout le fer le traverse.
A pleine lance, il le renverse mort.
« C’est le coup d’un brave, » s’écrie Roland.Aoi.

de cette armature, et l’on y mettait une boule de métal précieux ou de cristal. De là -ces mots : bucle de cristal ou bucle d’or mier. Cf. bucle orée, etc. 1284. Les faibles. Il est difficile de savoir s’il s’agit ici de doubles mailles, ou de cette étoffe qui, sans doute, servait encore de doublure au haubert. Nous penchons pour ce dernier sens. Cf. le v. 995.

CVI

E Engeliers, li Guascuinz de Burdele,
1290 Sun cheval brochet, si li laschet la resne,
Si vait férir Escremiz de Valterne :
L’escut de l’ col Ii fraint e escantelet,
De sun osberc li rumpit la ventaille ;
Si l’ fiert el’ piz entre les dous furcheles,
1295 Pleine sa hanste l’abat mort de la sele.
Après, li dist : « Turnet estes à perte. »Aoi.

CVII

E Otes fiert un paien, Estorgant,
Sur sun escut, en la pene devant,
Que tut li trenchet le vermeill e le blanc ;
1300 De son osberc li ad rumput les pans,
El’ cors li met sun bon espiet trenchant,
Que mort l’abat de sun cheval curant.
Après, li dist : « la n’i avrez guarant. » Aoi.

CVIII

E Berengiers il fiert Estramaris,
1305 L’escut li frainst, l’osberc li descunfist.
Sun fort espiet par roi le cors li mist,
Que mort l’abat entre mil Sarrazins.
Des duze pers li dis en sunt ocis ;
Ne mes que dous n’en i ad remés vifs :
1310 Ço est Chernubles e li quens Margariz. Aoi.

CIX

Margariz est mult vaillant chevaliers,
E bels e forz e isnels e legiers ;
« Le cheval brochet, vait férir Olivier,
L’escut li fraint suz la bucle d’or mier,
1315 Lez le costet li cunduist sun espiet,


CVI

Engelier, le Gascon de Bordeaux,
1290Pique des deux son cheval, lui lâche les rênes,
Et va frapper Escremis de Valtierra.
Il met en pièces l’écu que le païen porte au cou,
Lui déchire la ventaille du haubert,
Le frappe en pleine poitrine, entre les deux épaules,
1295Et, à pleine lance, l’abat mort de sa selle.
« Vous êtes tous perdus, » s’écrie-t-il.Aoi.

CVII

Oth on va frapper un païen, Estorgant,
Tout au-devant de l’écu, sur le cuir :
Il en enlève les couleurs rouge et blanche :
1300Puis déchire les pans du haubert,
Lui plante au corps son bon épieu tranchant,
Et l’abat mort de son cheval courant.
« Personne, » dit-il alors, «personne ne vous défendra plus.»Aoi.

CVIII

Bérengier frappe Estramaris,
1305Brise l’écu, met le haubert en morceaux,
Lui plante au corps son bon épieu tranchant,
Et l’abat mort entre mille Sarrasins.
Des douze pairs païens, dix sont déjà tués ;
Il n’en reste plus que deux vivants :
1310Chernuble et le "comte Margaris.Aoi.

CIX

Margaris est un très vaillant chevalier,
Beau, fort, léger, rapide ;
Il pique des deux son cheval et va frapper Olivier.
Au-dessous de la boucle d’or pur, il brise l’écu,
1315Et lui porte un coup de lance le long des côtes.

Deus le guarit, qu’el’ cors ne l’ ad tuchiet ;
La hanste fruisset, mie n’en abatiet.
Ultre s’en vait qu’il n’i ad encumbrier,
Sunet sun graisle pur les soens ralier.Aoi.

CX

1320 La bataille est merveilluse e cumune.
Li quens Rollanz mie ne s’asoüret,
Fiert de l’ espiet tant cum hanste li duret,
A quinze colps l’ad il fraite e rumpue ;
Trait Durendal, sa bone espée nue.
1325 Sun cheval brochet, si vait férir Chernuble :
L’helme li freint ù li carbuncle luisent,
Trenchet la coife e la cheveleüre,
Si li trenchat les oilz e la faiture,
Le blanc osberc dunt la maile est menue
1330 E tut le cors tresqu’en la furcheüre,
Enz en la sele ki est à or batue.
El’ cheval est l’espée aresteüe :
Trenchet l’eschine, une n’i ont quis juinture ;
Tut abat mort el’ pret sur l’herbe drue.
1335 Après, li dist : « Culverz, mar i moüstes ;
« De Mahummet ja n’i avrez aiüde.
« Par tel glutun n’iert bataille hoi vencue.Aoi.

CXI

Li quens Rollanz par roi le camp chevalchet,
Tient Durendal M bien trenchet e bien taillet,
1340 Des Sarrazins lor fait mult grant damage.
Ki lui veïst l’un jeter mort sur l’ altre,
Le sanc tut cler gesir par cele place !

1326. L’helme ù li carbuncle luisent. Le beaume, comme nous l’avons dit, est en forme de cône ; il est bordé d’un cercle, d’une bande de métal qui est ornementée. Et il est souvent renforcé dans toute sa hauteur par quatre autres bandes de métal, également ornementées, lesquelles viennent aboutir et se croiser à son sommet. C’est sur ces bandes et sur le cercle que l’on plaçait des pierres précieuses ou de la verroterie, Voyez

Demay, Le Costume dé guerre, p. 132,

Dieu préserve Olivier, si bien que le coup ne le touche pas ;
La lance effleura sa chair, mais n’en enleva point.
Margaris alors va plus loin, sans encombre,
Et sonne de son cor pour rallier les siens»Aoi.

CX

1320La bataille est merveilleuse, la bataille est une mêlée ;
Le comte Roland ne craint pas de s’exposer.
Il frappe de la lance tant que le bois lui dure ;
Mais voilà que quinze coups l’ont brisée et perdue.
Alors Roland tire Durendal, sa bonne épée nue,
1325Éperonne son cheval et va frapper Chernuble.
Il met en pièces le beaume du païen où les escarboucles étincellent,
Lui coupe en deux la coiffe et la chevelure -,
Lui tranche les yeux et le visage,
Le blanc haubert aux mailles si fines,
1330Tout le corps jusqu’à l’enfourchure
Et jusque sur la selle, qui est couverte de lames d’or.
L’épée entre dans le corps du cheval,
Lui tranche l’échine sans chercher le joint ;
Et sur l’herbe drue abat morts le cheval et le cavalier :
1335" Misérable, » lui dit-il ensuite, « tu fus mal inspiré de venir ici ;
" Ton Mahomet ne te viendra point en aide,
« Et ce n’est pas par un tel glouton que cette victoire sera gagnée ! »Aoi.

CXI

Par le champ de bataille chevauche le comte Roland,
Sa Durendal au poing, qui bien tranche et bien taille,
1340Et qui fait grande tuerie dès Sarrasins.
Ah ! si vous aviez vu Roland jeter un mort sur un autre mort,
Et le sang tout clair inondant le sol !

1331. La sele... La selle comprend à cette époque : 1° des arçonnières ; 2° des quartiers coupés carrément et enrichis de broderies quadrillées ; 3° deux sangles ; distante l’une de l’autre ; 4° un poitrail formé d’une bande de cuir à franges ; 5° des étriers arrondis et surbaissés, lesquels sont suspendus par des étrivières tantôt de cuir ; tantôt déchaînette ; 6° une couverture carrée. Voy. Demay, Le Costume

de guerre-, p. 163.

Sanglent en ad e l’osberc e la brace,
Sun bon cheval le col e les espalles.
1345 E Oliviers de férir ne se target.
Li duze Per n’en deivent aveir blasme,
E li Franceis i fièrent e si caplent.
Moèrent paien e alquant en i pasment.
Dist l’Arcevesques : « Bien ait nostre barnages !
1350 Munjoie escriet, ço est l’enseigne Carle.Aoi.

CXll

E Oliviers chevalchet par l’estur.
Sa hanste est fraite, n’en ad que un trunçun ;
E vait férir un paien, Malsarun.
L’escut li fraint k’ est ad or e à flurs,
1355 Fors de la teste li met les oilz ambsdous
E la cervele li chiet as piez desuz :
Mort le tresturnet od tut set cenz des lur.
Pois, ad ocis Turgin e Estorgus ;
La hanste esclicet e briset jusqu’as puignz.
1360 Ço dist Rollanz : « Cumpainz, que faites vus ?
" En tel bataille n’ai cure de bastun ;
« Fers e aciers i deit aveir valur.
« U ’st vostre espée ki Halteclere ad num ?
« D’or est li helz e de cristal li punz.
1365 « — Ne la pois traire, » Oliviers li respunt,
« Kar de férir ai jo si grant bosuign. »Aoi.

CXIII

Danz Oliviers trait ad sa bone espée
Que sis. cumpainz li ad tant demandée,
E il li ad cum chevaliers mustrée.

1363. U est l’espée ki Halteclere ad num. L’épée Hauteclaire est, d’après plusieurs de nos vieux poèmes, l’oeuvre du forgeron Veland ; d’après quelques autres, de Munificant. L’auteur de Girars de Viane nous raconte tout au long l’histoire de cette fameuse épée : «Elle appartenait autrefois à l’empereur de Rome Closamont, qui la perdit dans

un bois. Des faucheurs la retrouvèrent

Roland est rouge de sang ; rouge est son haubert, rouges sont ses bras,
Rouges sont les épaules et le cou de son cheval.
1345Pour Olivier, il ne se met pas en retard de frapper.
Les douze Pairs aussi ne méritent aucun blâme ;
Tous les Français frappent, tous les Français massacrent.
Et les païens de mourir ou de se pâmer :
« Vivent nos barons ! » dit alors l’Archevêqué :
1350« Monjoie ! » crie-t-il, « Monjoie ! C’est le cri de Charles. »Aoi.

CXII

Parmi la bataille chevauche Olivier ;
Le bois de sa lance est brisé, il n’en a plus qu’un tronçon au poing.
Alors il va frapper un païen, du nom de Mausseron.
Il lui brise l’écu, qui est couvert d’or et de fleurons,
1355Il lui jette les deux yeux hors de la tête,
Et la cervelle du païen lui tombe aux pieds.
Bref il le renverse mort avec sept cents de sa race.
Puis, il a tué Turgis et Estorgous ;
Mais cette fois sa lance se brise en éclats jusqu’à son poing :
1360« Que faites-vous, compagnon ? » lui crie Roland,
« Ce n’est pas un bâton qu’il faut en telle bataille,
« Mais il n’y a de bon que le fer et l’acier.
« Où donc est votre épée qui s’appelle Hauteclaire ?
« Sa garde est d’or, et son pommeau de cristal.
1365« — Je n’ai pas le temps de la tirer, » répond Olivier ;
« J’ai trop besoin de frapper !»Aoi.

CXIII

Mon seigneur Olivier a tiré sa bonne épée,
Que lui a tant demandée son compagnon Roland,
Et, en vrai chevalier, il la lui a montrée.

et l’apportèrent au Pape. Pepin s’en empara, lorsqu’il vint à Rome ; puis il la donna au duc Beuves, qui la vendit à un Juif. Et c’est ce Juif qui la céda à Olivier, au moment même où il allait engager, sous les murs de Vienne, son grand duel avec Roland.» Cf. la note de Génin, a la p. 390 de

son édition de la Chanson de Roland.

1370 Fiert un paien, Justin de Val-Ferrée ;
Tute la teste li ad par roi sevrée,
Trenchet le cors e la brunie safrée,
La bone sele ki ad or est gemmée,
E à l’ cheval ad l’eschine colpée :
1375 Tut abat mort devant lui en la prée.
Ço dist Rollanz : « Or vus receif jo frère.
« Pur itels colps nus aimet l’ Emperere. »
De tutes parz est Munjoie escriée.Aoi.

CXIV

Li quens Gerins siet el’ cheval Sorel,
1380 E sis cumpainz Geriers en Passe-Cerf ;
Laschent lur resnes, brochent ambdui ad ait
E vunt férir un paien, Timozel,
L’uns en l’escut e li altre en l’osberc ;
Lur dous espiez enz el’ cors li unt frait,
1385 Mort le tresturnent très en roi un guaret.
Ne l’ oï dire ne jo mie ne l’sai
Li quels d’els dous en fut li plus isnels...
Esperveris i fut, li filz Boret :
Icel ocist Engeliers de Burdel.
1390 E l’Arcevesques lur ocist Siglorel,
L’encanteür ki ja fut en enfer ;
Par artimal l’i cunduist Jupiter.
Ço dist Turpins : « Icist est mult fel."
Respunt Rollanz : « Vencuz est li culverz.
1395 « Oliviers frère, itel colp me sunt bel. » Aoi.

CXV

La bataille est adurée endementres :
Franc e paien merveillus colps i rendent.
Fièrent li un, li altre se défendent.

1379. Sorel. Nous avons fait de " Sorel» le nom d’un cheval, ce qui nous semble justifié par le vers suivant : le manuscrit

de Lyon donne Morel. Cf. les noms

1370Il en frappe un païen, Justin dé Val-Ferrée,
Lui coupe en deux morceaux la tête,
Lui tranche le corps et le haubert brodé,
Avec la bonne selle où brillent les pierreries et l’or,
Il tranche aussi l’échine du destrier,
1375Et abat mort sur le pré le cheval avec le cavalier :
« Ah ! désormais, » s’écrie Roland, « je vous regarde comme un frère.
« Voilà bien les coups qui nous font aimer de l’Empereur. »
Et de toutes parts on entend ce cri : « Monjoie ! »Aoi.

CXIV

Voici sur son cheval Sorel le comte Gerin,
1380Et son compagnon Gerier sur Passe-Cerf.
Ils leur lâchent les rênes, et d’éperonner vivement.
Tous deux vont frapper le païen Timozel ;
L’un l’atteint à l’écu, l’autre au haubert.
Ils lui brisent leurs deux lances dans le corps
1385Et l’abattent raide mort au milieu d’un guéret.
Je ne sais point, je n’ai jamais entendu dire
Lequel des deux fut alors le plus rapide...
Espreveris était là, le fils de Borel :
Il meurt de la main d’Engelier de Bordeaux.
1390Puis l’Archevêque tue Siglorel,
Cet enchanteur qui avait déjà été dans l’enfer,
Où Jupiter l’avait conduit par l’art du diable :
« Voilà un grand félon, » dit Turpin.
« — Le misérable est vaincu, » répond Roland.
1395« Frère Olivier, ce sont là les coups que j’aime, "Aoi.

CXV

La bataille cependant est devenue très’ rude :
Français et païens y échangent de beaux coups.
Les uns attaquent, les autres se défendent.

donnés par nos épiques aux chevaux de nos autres héros : le cheval d’Ogier s’appelle Broiefort ; celui de Renaud de

Montauban, Bayard ; celui de Guillaume

Tante hanste i ad e frai te e sanglente,
1400 Tant gunfanun rumput e tante enseigne !
Tant bon Franceis i perdent lur juvente !
Ne reverrunt lur meres ne lur femmes,
Ne cels de France ki as porz les atendent.
Caries li Magnes en pluret, si s’ dementet.
1405 De ço qui calt ? N’en avrunt succurance.
Malvais servise le jur lur rendit Guenes
Qu’en Sarraguce sa maisniée alat vendre.
Pois en perdit e sa vie e ses membres,
El’ plait ad Ais en fut jugiez à pendre ;
1410 De ses parenz ensembl’od lui tel trente
Ki de murir n’en ourent espairnance. Aoi.

CXVI (??)

Reis Almaris, od la sue cumpaigne,
Par un destreit merveillus e estrange,
Vait à Gualtier ki guardet la muntaigne
E les destreiz devers les porz d’Espaigne :
« Guenes li fel, » dist Gualtiers li catanies,
« De nus ad fait mult dulurus escange. » Aoi.

CXVII (??)

Reis Almaris est sur le munt venuz,
E de paiens seisante milie od lui.
Franceis asaillent par force e par vertut,
Par grant irur trestuz les unt feruz,
Tuz les unt morz, ocis e cunfunduz.
Sur tuz les altres est Gualtiers irascuz,
Trait sun espée, enbracet sun escut,
As maistres rencs s’en vient les salz menuz,
Ad els s’ajustet, lur fist malvais salut.Aoi.

d’Orange, Baucent, etc. etc. Déjà nous connaissons Tencendur et Veillantif.

1408. Pois en perdit. Cette annonce

prophétique du dénouement de la chan

Que de lances brisées et rouges de sang !
1400Que de gonfanons et d’enseignes en pièces !
Et que de bons Français perdent là leur jeunesse !
Ils ne reverront plus leurs mères ni leurs femmes,
Ni ceux de France qui les attendent là-bas, aux défilés.
Charles le Grand en pleure et se lamente :
1405Hélas ! à quoi bon ? Ils n’en recevront point de secours.
Ganelon leur rendit un mauvais service,
Le jour qu’il alla dans Saragosse vendre sa propre lignée.
Mais, depuis lors, il en a perdu les membres et la vie :
Plus tard, à Aix, on le condamna à être écartelé,
1410Et, avec lui, trente de ses parents
Auxquels on ne fit pas grâce de la mort.Aoi.

CXVI (??)

Le roi Almaris, avec son corps d’armée,
Par un étroit et merveilleux passage,
Va joindre Gautier, qui garde la montagne
Et les défilés du côté de l’Espagne.
« Ah ! Ganelon le traître, » dit Gautier le capitaine,
« Ganelon, pour notre grand malheur, a fait marchéde nous. »Aoi.

CXVII (??)

Le roi Almaris est venu sur la montagne ;
Soixante mille païens sont avec lui
Qui très vigoureusement attaquent nos Français.
En grande colère ils les ont tous frappés, ’
Ils les ont mis en déroute, tués, massacrés.
Plus que tous les autres, Gautier est en rage :
Il tire son épée, serre son écu contre lui,
Au petit trot s’en va devant le premier rang des païens,
Leur fait mauvais salut et s’aligne près d’eux.Aoi.

son est assez fréquente dans nos poèmes. Elle est profondément épique.

1411. Lacune comblée. Voir la note du v. 318.

CXVIII (??)

Si cum Gualtiers fut ad els ajustez,
Païen l’asaillent envirun de tuz lez.
Sis forz escuz li est fraiz e quassez,
Sis blancs osbercs rumpuz e desafrez,
E il meïsmes de quatre espiez naffrez.
Ne l’ pout suffrir, quatre feiz s’est pasmez.
Voeillet o nun, s’en est de l’ camp turnez.
Si cum il pout ad le munt avalet.
Rollant apellet : « E ! ber, si m’ succurez. » Aoi.

CXIX

La bataille est merveilluse e pesant.
Mult bien i fiert Oliviers et Rollanz,
Li Arcevesques plus de mil colps i rent,
1415 Li duze Per ne s’en targent nient
E li Franceis fièrent cumunement.
Moèrent païen à’ milliers e à cenz.
Ki ne s’enfuit de mort n’i ad guarant,
Voeillet o nun, tut à laisset sun tens.
1420 Franceis i perdent lur meillurs guarnemenz,
Lur forz espiez e lur lances trenchanz,
E gunfanuns blois e vermeils e blancs :
De lur espées si sunt fruisiet li brant.
Perdut i unt tanz chevaliers vaillanz !
Ne reverrunt ne pères ne parenz,
Ne Carlemagne ki as porz les aient.




En France en ad mult merveillus turment ;
Orez i ad de tuneire e de vent, -
1425 Pluie e gresilz desmesuréement.
Chièdent i fuildres e menut e suvent ;
E terremoete ço i ad veirement

CXVIII (??)

peine Gautier s’est-il aligné près des Sarrasins
ue ceux-ci l’assaillent à droite, à gauche, de toutes parts.
on fort écu est brisé en mille pièces,
on blanc haubert est rompu, et la broderie en est perdue.
lui-même, il est percé de quatre lances ;
n’y peut plus tenir, et quatre fois se pâme.
Qu’il le veuille ou non, il lui faut quitter le champ.
Voilà que, de son mieux, il descend la montagne
Et appelle Roland : « À mon aide, baron, à mon aide ! »Aoi.

CXIX

À Roncevaux la bataille est merveilleuse et pesante :
Olivier et Roland y frappent de grand cœur ;
L’archevêque Turpin y rend des milliers de coups ;
1415Les douze Pairs ne sont pas en retard.
Tous les Français se battent et sont en pleine mêlée ;
Et les païens de mourir par cent et par mille.
Qui ne s’enfuit ne peut échapper à la mort :
Bon gré, mal gré, tous y laissent leur vie.
1420Mais les Français y perdent leur meilleure défense,
Leurs forts épieux et leurs lances qui tranchent,
Leurs gonfanons bleus, vermeils ou blancs.
Le fer de leurs épées est brisé.
Et que de vaillants chevaliers ils ont perdus !
Quant à eux, ils ne reverront plus ni leurs pères ni leurs familles,
Ni Charlemagne qui les attend là-bas...




Cependant en France il y a une merveilleuse tourmente ;
Des tempêtes, du vent et du tonnerre,
1425De la pluie et de la grêle démesurément,
Des foudres qui tombent souvent et menu,
Et (rien n’est plus vrai) un tremblement de terre.

De Seint-Michiel de l’ Peril jusqu’as Seinz,
De Besençun tresqu’as porz de Guitsand :
1430 Nen ad recet dunt li murs ne cravent.
Cuntre midi tenebres i ad granz,
N’i ad clartet se li ciels nen i fent.
Hum ne le veit ki mult ne s’espaent ;
Dient plusur : « C’est li definemenz,
1435 « La fin de l’ siècle ki nus est en présent. »
Il ne le sevent ne dient veir nient :
Ç’ est la dulur pur la mort de Rollant.Aoi.

CXX

Garant sunt li seigne e li orage pesme ;
En France i ont plusurs choses apertes :
Cuntre midi très qu’à l’ure de vespre,
La noit i est oscure e les tenebres ;
Soleilz ne lune n’i poeent rendre luiserne,
Hum ki ço veit la vie en quidet perdre :
En tel dulur or deivent il bien estre,
Quant Rollanz moert ki les altres cadelet.
Mieldre de lui ne fut uncor sur tere
Pur paiens veintre e pur règnes cunquerre.Aoi.

CXXI

La bataille est e pesme e adurée ;
Franceis i fièrent de lur trenchanz espées,
N’i ad celui ne l’ait ensanglantée.
Crient Munjoie, l’enseigne renumée :

1428. Seinz. Nous n’avons aucune certitude sur le véritable sens de ce mot ; mais nous sommes tenté de croire qu’il s’agit de Cologne, laquelle a été surnommée « la sainte ", à raison de ses innombrables reliques. Cinquante martyrs de la léglon Thébéenne y reposaient

dans «ne basilique couverte de mosaïques et d’or, qui depuis une haute antiquité portait-le nom de Sancti aurai. Nous avons là-dessus un texte de Grégoire de Tours (De Gloria Martyrum, I, cap. LXII), et une inscription du

VIe siècle. Cologne, à tout le moins,

Depuis Saint-Michel-du-Péril jusqu’aux Saints de Cologne,
Depuis Besançon jusqu’au port de Wissant,
1430Pas une maison dont les murs ne crèvent.
À midi, il y a grandes ténèbres ;
Il ne fait clair que si le ciel se fend.
Tous ceux qui voient ces prodiges en sont dans l’épouvante,
Et plusieurs disent : « C’est la fin du monde,
1435« C’est la consommation du siècle. »
Non, non : ils ne le savent pas, ils se trompent :
C’est le grand deuil pour la mort de Roland !Aoi.

CXX

Les prodiges sont terribles et l’orage effroyable ;
En France, il y a plusieurs signes évidents :
Dès l’heure de midi jusqu’à celle de vêpres,
La nuit y est obscure, et les ténèbres.
Ni le soleil ni la lune n’y jettent leur clarté.
Tous ceux qui voient ces choses croient qu’ils vont mourir ;
Mais, en vérité, on peut bien être en telle douleur,
Quand celui qui conduit tous les autres, quand Roland meurt.
Il n’y eut jamais sur terre un homme de plus haut prix
Pour vaincre les païens el conquérir les royaumes.Aoi.

CXXI

La bataille est formidable ; elle est horrible.
Tous nos Français y frappent du trenchant de l’épée,
Il n’en est pas un dont l’acier ne soit tout rouge de sang.
« Monjoie, » s’écrient-ils ; c’est le nom de la fameuse enseigne.

conviendrait bien comme point extrême de la France : « Du Mont-Saint-Michel aux saints de Cologne, et de Besançon à Wissant. » = Les mss. de Paris, de Lyon et de Cambridge nous donnent Rains. 1437. Lacune comblée. Voir la note du t. 318. = Dans la Kéiser Karl Magnus’s kronike, ces prodiges sont racontés plus brièvement : « Le soleil ne donna plus aucune lumière, et il fit aussi sombre que s’il eût été nuit. Saint Gilles dit que ce miracle arriva à cause de Roland, parce qu’il devait mourir ce jour-la. »

4*

Paien s’enfuient par tute la cuntrée.
Franc les encalcent de la tere salvée :
Or, voient il que dure est la meslée.Aoi.

CXXII

Paierie genl, dolente e irascue,
Laissent le camp, si se turnent en fuie :
Cil les encalcent ki de les prendre unt cure.
Là veïssez la plaigne si vestue,
Tanz Sarrazins cadeir sur l’herbe drue,
Tanz blancs osbercs, tantes brunies qui luisent,
Tante hanste fraite, tante enseigne rumpue.
Geste bataille unt li Franceis vencue :
Deus ! puis lur est si grant peine créüe !
Caries en perdrai sa baldur e s’aïude ;
En grant dulur en iert France caüe. Aoi.

CXXIII

Franceis i fièrent de coer et de vigur.
Paien sunt mort à milliers e à fuls :
1440 De cent milliers n’en poeent guarir dous.
Dist l’ Arcevesques : « Nostre hume sunt mult prud,
« Suz ciel n’ad rei plus en ait de meillurs.
« Il est escrit en la geste Francur :
« Bien est-il dreiz en la tere majur,
" Que vassal seient od nostre empereur. "
1445 Vunt par le camp, si requièrent les lur ;
Plurent des oilz de doel e de tendrur
Pur lur parenz par coer e par amur.
Li reis Marsilies od sa grant ost lur sûr l,Aoi.

1443. La geste Francur. C’est une de ces prétendues chroniques dont nos épiques citent volontiers le témoignage.

Il s’agit sans doute d’une plus

Par toute la contrée s’enfuient les Sarrasins.
Que poursuivent les Français, les hommes de la terre chrétienne.
Ah ! ils voient maintenant que la mêlée est rude.Aoi.

CXXII

Les mécréants, lu tristesse et la rage au cœur,
Laissent le champ et se mettent en fuite,
Poursuivis de près par les Français, qui les voudraient atteindre.
Vous pourriez voir la plaine toute couverte de combattants,
Tant de Sarrasins tomber sur l’herbe drue,
Tant de blancs hauberts et de broignes qui étincellent,
Tant de lances brisées et tant de gonfanons en lambeaux !
Cette bataille est gagnée par les Français,
Mais, Dieu ! comme la peine va s’accroître pour eux !
Charles en perdra sa meilleure aide et toute sa fierté ;
Grande est la douleur où la France va tomber.Aoi.

CXXIII

Les Français frappent rudement et de bon’ cœur,
Et les païens de mourir par milliers, par multitudes.
1440Sur cent mille, il n’en est pas deux qui survivent.
" Nos hommes sont braves, " s’écrie l’Archevêque,
« Et nul roi sous le ciel n’en a de meilleurs.
« Il est écrit dans la geste de France :
« Il est de droit, dans la grande terre,
« Que notre empereur ait de vaillants soldats. »
1445Et les voilà qui vont par la plaine et recherchent les leurs.
De deuil et de tendresse leurs yeux sont tout en larmes
A cause du grand amour qu’ils ont pour leurs parents.
Devant eux va surgir Marsile avec sa grande armée.Aoi.

ancienne chanson on d’une tradition orale.

1448. Lacune comblée. Voir la note du v. 818.

CXXIV

Li quens Rollanz est chevalier membres,
E Oliviers e luit li duze Per,
E li Franceis ki bien funt à loer ;
Paiens unt morz par lur grant poestet ;
De cenz milliers nen est qu’uns escapez,
C’est Margariz : s’en est fuiant turnez.
Se il s’en fuit, ne fait mie à blasmer :
De sun cors poet grant enseigne mustrer :
Kar est il ore de quatre espiez naffrez.
Devers Espaigne si s’en est returnez ;
A l’ rei Marsilie ad tuz les faiz cuntez. Aoi.

CXXV

Reis Margariz suls s’en est repairiez.
Sa hanste est fraite e sis escuz perciez,
Desuz la bucle nen ont que demi pied ;
E de s’espée sanglent en ont l’acier,
E sun osberc rumput e desmailiet.
Si vient de l’ camp ù li colp furent fier ;
Deus ! quel barun, se il fust chrestiens !
Al’ rei Marsilie ad tuz les faiz nunciez,
Isnelement li est caüz as piez,
E si li dist : " Sire, kar chevalchiez ;
" Les Francs de France œuverez ennuiez
« De colps férir e les noz martirier.
« Perdut i unt e lances e espiez
" E de lur gent une grande meitiel.
« Cil ki sunt vif sunt mult afiebliet,
« Tuit li plusur navret e ensaingniet,
« E nen unt armes dunt se poissent aidier.
" Legièrement aurez les noz vengiez.
« Bon sunt à veintre, Sire, par veir saciez. "

CXXIV

Le comte Roland est un bon chevalier ;
Olivier aussi et tous les douze Pairs ;
Et les Français qui sont de grande valeur.
Ils sont vainqueurs, ils massacrent les païens.
Sur cent mille un seul a pu se sauver,
C’est Margaris, et le voilà qui s’enfuit.
Mais s’il s’enfuit, on ne doit point lui en faire de reproches ;
Car il peut sur son corps montrer grandes marques de son courage
Et il est percé de quatre coups de lance.
Margaris s’achemine du côté de l’Espagne
Et raconte tout au roi Marsile.Aoi.

CXXV

Le roi Margaris s’en est donc allé tout seul.
Sa lance est brisée, son écu est percé,
Et, au-dessous de la boucle, n’est plus long que d’un demi-
L’acier de son épée est tout rouge de sang,
Son haubert est rompu et démaillé ;
C’est ainsi qu’il-revient du champ de bataille, où l’on a donné de si fiers coups.
Dieu ! quel baron s’il était chrétien !
Il raconte tout au roi Marsile - -
El, soudain, tombe à ses pieds :
" À cheval, Sire, à cheval, " lui dit-il ;
« Vous trouverez les Français de France ’épuisés
« À force de frapper et de martyriser les nôtres.
« Leurs lances sont en pièces,
" Une grande moitié d’entre eux sont morts ;
" Ceux qui restent sont bien affaiblis,
« La plupart sont blessés et rouges de leur sang,
« Et plus d’armes, ils n’ont plus d’armes pour se défendre !
" Vous n’aurez pas de peine à venger les nôtres.
« Sachez-le bien, Sire, les chrétiens sont bons à vaincre. "

Françeis reclciment Rollant e Olivier :
« Li duze Per, kar nus venez aidier. »
Li Arcevesques lur respunt tut premiers :
« Hume de Dieu, faites vus bald e fier ;
" Hoi recevrez curunes en voz chiefs ;
« Seinz Pareïs iert à vus otriez. "
Entre els i ont e dulur e pitiét.
L’uns pluret l’altre par mult grant amistiet,
Par caritet se sunt entrebaisiez.
Rollanz escriet : « Baruns, or chevalchiez ;
« Marsilies vient à cent mil chevaliers. »Aoi.

CXXVI

Marsilies vient par roi une valée
1450 Od sa grant ost que il ont asemblée.
Ses vint eschieles ad li reis anumbrées.
Luisent cil helme as pierres d’or gemmées,
E cil espiet, cez enseignes fermées,
E cil escut e cez brunies safrées.
Set milie graisle i sunent la menée :
1455 Grant est la noise par tute la cuntrée.
Ço dist Rollanz : « Olivier, cumpainz, frère,
« Guenes li fel ad nostre mort jurée ;
« La traïsun ne poet estre celée.
« Mult grant venjance en prendrat l’Emperere.
1460 « Bataille avrum e forte adurée :
« Unkes mais hum tel ne vit ajustée.
« Jo i ferrai de Durendal m’espée..
" E vus-, cumpainz, ferez de Halteclere.
« En tantes teres les avum nus portées !
1465 " Tantes batailles en avum afinées !
" Male cançun n’en deit estre cantée." Aoi.

CXXVII

Quant Franceis veient que paiens i a tanz,
De tutes parz en sont ouvert li camp,

Cependant les Français réclament Roland et Olivier.
" A notre aide, les douze Pairs, à notre aide ! "
Et l’Archevêque de leur répondre avant tous autres :
" Hommes de Dieu, faites-vous gaillards et fiers ;
" Voici le jour où les couronnes vont être placées sur vos têtes,
" Et où le saint Paradis va vous être donné. "
Parmi les chevaliers français, c’est alors grande douleur et pitié.
Par très vive amitié l’un pleure sur l’autre,
Et, par charité, tous se donnent mutuellement un dernier baiser :
" À cheval maintenant, " s’écrie Roland,
" Car voici Marsile et ses cent mille païens. "Aoi.

CXXVI

Par le milieu d’une vallée s’avance le roi Marsile,
1450Avec la grande armée qu’il a réunie
Et divisée en vingt colonnes.
Au soleil reluisent les pierreries et l’or des beaumes,
Et ces lances et ces gonfanons,
Et les écus et les hauberts brodés.
Sept mille clairons sonnent la- charge.
1455Quel bruit dans toute la contrée !
" Olivier mon compagnon, » s’écrie Roland, " mon frère Olivier,
" Le traître Ganelon a juré notre mort,
" Et sa trahison n’est ici que trop visible.
" Mais l’Empereur en tirera une terrible vengeance.
1460" Quant à nous, nous aurons une forte et rude bataille :
" Car on ne vit jamais une telle rencontre.
" J’y vais frapper de mon épée Durendal ;
" Vous, compagnon, frappez de votre épée Hauteclaire.
" Nous les avons déjà portées en tant de lieux !
1465" Avec elles déjà nous avons gagné tant de victoires !
" Il ne faut pas qu’on chante sur nous de méchantes chansons. »Aoi.

CXXVII

Quand nos Français voient qu’il y à tant de païens,
Et que là campagne en est couverte de toutes parts,

Suvent reclciment Olivier e Rollant,
1470 Les duze Pers, qu’il lur seient guarant.
E l’Arcevesques lur dist de sun semblant :
" Seignurs baruns, nen allez mespensant.
" Pur Deu vus pri que ne seiez fuiant,
« Que nuls prozdum malvaisement n’en cant ?
1475 " Asez est mielz que moerium cumbatant.
" Pramis nus est, fin prendrum gîtant,
" Ultre cest jur ne serum plus vivant ;
" Mais d’une chose vus sui jo bien guarant :
« Seinz Pareïs vus iert abandonant ;
1480 « As Innocenz vus en serez seant. "
A icest mot si s’esbaldissent Franc :
Brochent avant sur lur destriers curanz ;
Cel n’en i ad Munjoie ne demant.Aoi.

CXXVIII

Li reis Marsilies mult par est malvais reis ;
Dit as païens : « Or entendez à mei.
« Si est Rollanz de merveillus podeir :
« Ki le voelt veintre forment peiner s’en deit.
« Par dous batailles n’iert-il vencuz, ço crei :
« Se l’ graantez, nus l’en liverrum treis.
« Les dis eschieles justerunt as Franceis,
« Les altres dis remeindrunt ci od mei.
« Encoi perdrai Carles de son podeir :
« En grant viltet verrat France cadeir. »
Dunet à Grandonie une enseigne d’orfrei,
Que ses eschieles ilguit contre Franceis :...
Il li otriet cumandement de rei.Aoi.

1480. Innocenz. On a aussi entendu ce mot des saints Innocents, dont la fête se célèbre le 28 décembre. Le sens

est évidemment plus large, et il s’a

Us appellent à leur aide Olivier et Roland
1470Et les douze Pairs, pour qu’ils soient leur défense.
L’Archevêque alors leur dit sa façon de penser ;
" Pas de lâche pensée, seigneurs barons.
" Au nom de Dieu, ne fuyez pas,
" De crainte que les gens de cœur ne chantent contre nous de mauvaises chansons.
1475" Il vaut mieux mourir en combattant.
" Or, il est très certain que nous allons mourir ;
" Oui, après ce jour nous ne serons plus vivants.
" Mais il est une chose dont je puis vous être garant :
" C’est que le saint Paradis vous sera ouvert :
1480" Demain vous y serez assis tout près des Saints. "
À ces mots, les Francs redeviennent gaillards et fiers.
Ils èperonnent en avant sur leurs rapides destriers
Et tous de crier : " Monjoie ! Monjoie ! "Aoi.

CXXVIII

C’est un très mauvais roi que Marsile :
" Écoutez-moi, " dit-il à ses païens ;
" Le comte Roland est d’une merveilleuse puissance,
" Et ce n’est pas sans peine qu’on le vaincra :
" Deux batailles n’y suffiront point.
" Eh bien ! si vous y consentez, nous lui en livrerons trois.
" Dix de nos colonnes vont se mettre en ligne contre les Français
" Et les dix autres resteront avec moi.
" Voici, voici le jour où Charles perdra de son pouvoir
" Et verra tomber la France dans la honte ! "
À Grandoigne Marsile donne alors une enseigne brodée d’orfroi
Pour conduire sa gent contre les Français :
" Vous aurez, " lui dit-il, " commandement de roi. "Aoi.

git ici de tous les bienheureux. De là notre traduction.

1482. Lacune comblée. Voir la note du v. 318.

CXXIX

Li reis Marsilies est reniés sur un munt :
Vait s’en Grandonies, par roi un val de suz.
A treis clous d’or fermet sun gunfanun ;
A vois escriet : " Kar chevalchiez, baruns. "
Mil graisle sunent, mult en sunt cler li sun.
Dient Franceis : " Deus Pere, que ferum ?
" Si mar veïsmes le cunte Guenelun ;
" Venduz nus ad par male traïsun.
" Kar nus aidiez, li duze Cumpaignun. "
Li Arcevesques tut premerains respunt :
" Bons chevaliers, hoi recevrez honur ;
" Deus vus durrat e curunes e flurs
" En Pareïs, entre les glorius.
" Mais li cuard mie n’ i entrerunt. "
Franceis respundent : " Cumunement ferum ;
" la pur murir ne li serum felun. "
Brochent avant des ories esperuns.
Si vunt férir cez encriesmes feluns.Aoi.

CXXX

Li reis Marsilies ad fait sa gent partir
Les dis eschieles od sei voelt retenir,
E les dis altres chevalchent pur férir.
Dient Franceis : « Deus ! quel perte avrum ci !
" Li duze Per que purruntdevenir ? "
Premiers respunt l’arcevesques Turpins :
" Bon chevalier, de Deu estes ami ;
" Encoi serez curunet e flurit,
" En seintes flurs gerrez el" Pareïs ;
" Mais li cuard jamais n’i serunt mis. "
Franceis respundent : " Nus n’i devum faillir.

CXXIX

Le roi Marsile est resté au haut d’une montagne,
Tandis que Grandoigne descend dans le bas de la vallée :
Son gonfanon est attaché par trois clous d’or :
" Barons, " s’écrie-t-il, " à cheval ! "
Mille cors retentissent, mille cors au son clair,
El les Français de dire : " Dieu le Père, que ferons-nous ?
" Ah ! maudit soit le jour où nous vîmes Ganelon :
" C’est lui qui nous a traîtreusement vendus.
" À l’aide, à l’aide, les douze Pairs ! »
L’Archevêque alors leur répond :
" Bons chevaliers, voici le jour où vous recevrez grand honneur :
" Dieu vous va donner couronnes et fleurs,
" Au Paradis, entre les glorieux.
" Quant aux lâches, il n’y a point pour eux de place là-haut.
" — Nous ferons tous ce que vous voulez, " répondent les Français.
" Dussions-nous y mourir, nous ne serons pas félons envers Dieu. "
Ils éperonnent des éperons dorés
Et se jettent sur ces maudits, sur ces traîtres.Aoi.

CXXX

Le roi Marsile partage en deux son armée :
Il en garde dix colonnes avec lui,
El voici que les dix autres chevauchent pour engager la bataille.
" Dieu ! " s’écrient les Français, " notre perle est certaine.
" Que vont devenir les douze Pairs ? "
Et l’archevêque Turpin de leur répondre avant tous autres :
" Bons chevaliers, vous êtes les amis de Dieu.
" Voici le jour où vous allez être fleuris et couronnés ;
" Voici le jour où vous reposerez dans les saintes fleurs du Paradis.
" Quant aux lâches, ils n’y entreront jamais.
" — Nous n’y devons pas faillir, " disent les Français.

" Se à Deu plaist, n’en serai contredit.
" Nus cumbatrum contre noz enemis :
" Poi de gent sumes, mais bien sumes hardit. "
Brochent avant pur Paiens envaïr :
Atant se meslent Franceis e Sarrazin. Aoi.

CXXXI

Un Sarrazin i ont de Sarraguce :
De la citet l’une meitiet est sue.
1485 Ç’ est Climorins ; n’i ont en lui produme ;
Fiance prist de Guenelun le cunte,
Par amistiet l’en baisat en la buche,
Si l’ en dunat s’espée e s’escarbuncle.
" Tere majur, ço dit, metrat à hunte,
1490 " L’Empereür si toldrat la curune. "
Siet el’ cheval qu’il cleimet Barbamusche,
Plus est isnels qu’ esperviers ne arunde :
Brochet le bien, le frein li abandonel,
Si vait férir Engelier de Guascuigne ;
1495 Ne l’ poet guarir sis escuz ne sa brunie :
De sun espiet el’ cors li met l’amure,
Empeint le bien, tut le fer li mist ultre,
Pleine sa hanste el’ camp mort le tresturnet.
Après, escriet : « Cist sunt bon à cunfundre.
1500 " Ferez, paien, pur la presse derumpre. "
Dient Franceis : " Deus ! quel doel de produme ! " Aoi.

CXXXII

Li quens Rollanz en apelet Olivier :
" Sire cumpainz, ja est morz Engeliers ;
« Nus n’avium plus vaillant chevalier. »

1493. Le frein. Le mors est à branches longues, reliées à l’extrémité par une traverse, laquelle est munie de deux

trous où s’attachent les rênes. Celles-ci,

« Si c’est le bon plaisir de Dieu, nous n’y contredirons pas.
« Donc, nous allons nous battre contre nos ennemis.
« Il est vrai’ que nous sommes peu ; mais, pour hardis et preux, nous le sommes. »
Lors, ils éperonnent pour entrer parmi les païens.
Voici les Sarrasins et les Français aux prises.Aoi.

CXXXI

Il y a certain païen de Saragosse
Qui possède toute une moitié de la ville :
1485Climorin n’a pas un cœur de baron.
C’est lui qui a reçu les promesses du comte Ganelon
Et qui par amitié l’a baisé sur la bouche ;
Même il a donné au traître son épée et son escarboucle.
" Je veux, disait-il, couvrir de déshonneur le grand pays
1490« Et enlever sa couronne à Charlemagne. »
Climorin est assis sur son cheval Barbamouche,
Plus rapide qu’épervier et hirondelle.
Il l’éperonne, il lui lâche les rênes
Et va frapper Engelier de Gascogne.
1495Haubert, écu, rien n’y fait :
Le païen lui plante au corps le fer de sa lance
Et si bien le frappe, que la pointe passe tout entière de l’autre côté.
A pleine lance il le retourne à terre, rai de mort :
" Ces gens-là, » s’écrient-ils, « sont bons à vaincre :
1500" Frappez, païens, frappez, et brisons leurs rangs.
" — Quelle douleur ! " disent les Français. é Perdre un si vaillant homme ! "Aoi.

CXXXII

Alors le comte Roland interpelle Olivier :
" Sire compagnon, » lui dit-il, « voici déjà Engelier mort ;
" Nous n’avions pas de plus brave chevalier.

en cuir ou eu chaînette, se terminant par un anneau de fer ou par un noeud. (Voir notre figure de la p. 44, et De

may, Le Costume de guerre, p. 161.)

1505 Respunt li Quens : " Deus le me duinst vengier ?
Sun cheval brochet dès esperuns d’or mier.
Tïent Halteclere, sanglenz en est l’aciers :
Par grant vertut vait férir le paien,
Trenchet le cors, si ad mort le destrier,
Brandist sun colp, e Il Sarrazins chiet :
1510 L’anme de lui enportent Aversier.
Pois, ad ocis le duc Alphaïen.
Escababi i ad le chief trenchiet,
Set Arrabiz i ad deschevalciet :
Cil ne sunt prud jamais pur guerreier.
1515 Ço dist Rollanz : " Mis cumpainz est iriez ;
" A nul altre hume ne voeilt l’apareillier ;
" Encontre mei fait asez à preisier.
" Pur itels colps nus ad Carles plus chiers. "
A voiz escriet : " Ferez i, chevalier ! "Aoi.

CXXXIII

D’altre part est uns paiens, Valdabruns.
1520 Celui levat le rei Marsiliun :
Sire est par mer de quatre cenz dr odmunz :
N’i ad eschipre ki s’ cleimt se par lui nun.
Jérusalem prist ja par traïsun,
Si violat le temple Salemun,
1525 Le Patriarche ocist devant les funz.
Cil ont fiance de l’ cunte Guenelun :
Il li dunat s’espée e mil manguns.
Siet el’ cheval qu’il cleimet Gramimund :
Plus est isnels que nen est uns falcun ;
1530 Brochet le bien des aguz esperuns,
Si vait férir le riche duc Sansun,
L’escut li freint e l’osberc li derumpt,
El’ cors li met les pans de l’ gunfanun,

1523. Jérusalem prist. En 1012, le calife Hakem persécuta les chrétiens, détruisit la grande église de Jérusalem et fit crever les yeux au’ patriarche Jérémie. Le retentissement de ces crimes dut être grand eu Europe, et ils ont peut-être inspiré l’auteur de notre Roland ou un de ses devanciers. Cf. ce que nous avons dit de Geoffroi

d’Anjou (v. 106) et de Richard de Nor

1505" — Que Dieu me donne de le venger ; " répond Olivier.
Il pique son cheval de ses éperons d’or pur ;
Dans ses mains est Hauteclaire, dont l’acier est rouge de sang.
Il court frapper le païen de toute sa force ;
Tranche le corps, tue le destrier :
Il brandit son coup, et le Sarrasin tombe,
1510Et les démons emportent son âme.
Puis il a tué le duc Alphaïen,
Tranché la tête d’Escababi
Et désarçonné sept Arabes
Qui plus jamais ne seront bons pour guerroyer.
1515" Mon compagnon est en colère, " dit Roland.
" Je ne puis vraiment le comparer à aucun autre homme ;
" Et il conquiert grand honneur a mes côtés :
" Voilà les coups qui, plus encore, nous font aimer de Char les !
" — Frappez, chevaliers, s’écrie Roland ; frappez toujours. "Aoi.

CXXXIII

D’autre part est le païen Valdabrun,
1520Qui, pour la chevalerie, fut leparrain du roi Marsile.
Il est seigneur sur mer de quatre cents vaisseaux.
Pas de marinier qui ne se réclame de lui.
C’est ce Valdabrun qui jadis prit Jérusalem par trahison ;
C’est lui qui viola le temple dé Salomon
1525Et qui devant les fonts égorgea le Patriarche.
C’est encore lui qui a reçu les promesses dû comté Ganelon
Et qui a donné à ce traître son épée avec mille mangons.
Le cheval qu’il monté s’appelle Gramimond :
Un faucon est moins rapide :
1530Il le pique de ses éperons aigus
Et va frapper le puissant duc Samson ;
Il met en pièces l’écu du Français, rompt les maillés du haubert)
Lui fait entrer dans le corps les pans de son gonfanon,

mandie (v. 171), lesquels sont morts tous deux à la fin du xe siècle ; et qui jouent un rôle si important dans notre poème. Ces diverses traditions, qui remontent aux premiers Capetiens, sont venues se joindre, dans notre action épique, à des traditions évidemment carlovingiennes, comme celles du désastre même de Roncevaux et de là

mort de Roland.

Pleine sa hanste l’abat mort des arçuns :
A voiz escriet : " Tuit i murrez, glutuns.
1535 " Ferez, paien, kar très bien les veintrum. "
Dient Franceis : " Deus ! quel doel de barun ! "Aoi.

CXXXIV

Li quens Rollanz, quant il veit Sansun mort,
Poez saveir que mult grant doel en ont.
Sun cheval brochet, si li curt ad esforz ;
1540 Tient Durendal ki plus valt que fin or ;
Si vait férir le paien quanque il pout
Desur sun helme ki gemmez fut ad or,
Trenchet la teste e la brunie e le cors,
La bone sele ki est gemmée ad or,
1545 E à l’ cheval parfundement le dos ;
Ambur ocit, ki que l’ blasmt ne le lot.
Dient paien : " Cist colps nus est mult forz. "
Respunt Rollanz : " Ne pois amer les voz.
" Devers vus est li orgoilz e li torz. " Aoi.

CXXXV

1550 D’Affrike i ad un Affrican venut :
Ç’ est Malquidant, le filz à l’ rei Malcud ;
Si guarnement sunt tuit à or batut,
Cuntre le ciel sur tuz les altres luist.
Siet el’ cheval qu’il cleimet Salt-Perdut,
1555 Beste nen est ki poisset curre à lui.
Brochet le bien des esperuns aguz :
Il vait férir Anseïs en l’escut,
Tut li trenchat le vermeill e l’azur,
De son osberc li ad les pans rumput,
El’ cors li met e le fer e le fust.
1560 Morz est li Quens, de sun tens n’i ad plus.
Dient Franceis : « Barun, tant mare fus ! » Aoi.

Et, à pleine lance, l’abat mort des arçons :
" Misérables, " s’écrie-t-il, " vous y mourrez tous les uns après les autres.
1535" Frappez, païens, nous les vaincrons. "
Et les Français : " Dieu, " s’écrient-ils, " quel baron nous venons de perdre ! »Aoi.

CXXXIV

Quand le comte Roland vit Samson mort,
Vous pouvez bien penser qu’il ressentit une grande douleur.
Il éperonne son cheval et, de toute sa force, prend son élan.
1540Dans son poing est Durendal, qui vaut plus que l’or fin ;
Le baron va donner à Valdabrun le plus rude coup qu’il peut
Sur le beaume chargé de pierreries et d’or.
Il lui tranche la tête, le haubert, le corps,
La selle incrustée d’or et de pierres précieuses,
1545Et jusqu’au dos du cheval, très profondément.
Bref (qu’on le blâme ou qu’on le loue), il les tue tous les deux.
" Quel coup terrible pour nous ! » s’écrient les païens.
" — Non, " s’écrie RolanI, « je ne saurais aimer les vôtres ;
« C’est de votre côté qu’est l’orgueil, et non le droit. »Aoi.

CXXXV

1550Il y a là un Africain venu d’Afrique :
C’est Malquidant, le fils au roi Malquid.
Ses armes sont toutes d’or battu
Et, plus que tous les autres, il flamboie au soleil.
Il monte un cheval qu’il appelle Saut-Perdu ;
1555Pas de bête qui puisse vaincre Saut-Perdu à là course.
Malquidant l’éperonne des éperons aigus
Et va frapper Anséis au milieu de l’écu,
Dont il efface le vermeil et l’azur ;
Puis il met en pièces les pans du haubert
Et lui plonge au corps le fer et le bois’ de sa lance.
1560Anséis meurt ; il a fini son temps,
Et les Français : " Baron, " disent-ils, " quel malheur ! "Aoi.


CXXXVI

Par le camp vait Turpins H arcevesques ;
Tels curunez ne cantat unkes messe,
Ki de sun cors feïst tantes proeces.
1565 Dist à l’ paien : « Deus tut mal te tramettet !
« Tel as ocis dunt à l’ coer me regrette. »
Sun bon cheval i ad fait esdemetre,
Si l’ ad ferut sur l’escut de Tulete,
Que mort l’abat desur cele herbe verte.
Dient Franceis : " Bien fiert nostre arcevesques. "Aoi.

CXXXVII

1570 De l’altre part est uns païens, Grandonies,
Filz Capuel, le rei’de Capadoce.
Siet el’ cheval que il cleimet Marmorie,
Plus est isnels que n’est oisels M volet ;
Laschet la resne, des esperuns le brochet,
1575 Si vait férir Gerin par sa grant force,
L’escut li freint, merveillus colp li portet,
Tute sa brunie a prof li ad desclose, *
El’ cors li met tute l’enseigne bloie
Que mort l’abat lez une halte roche.
1580 Sun cumpaignun Gerier ocit uncore
E Berengier e Gui de Seint-Antonie ;
Pois, vait férir un riche due, Austorie,
Ki tint Valence e l’honur sur le Rosne :
Il l’abat mort ; paien en unt grant joie.
1585 Dient Franceis. : " Mult dechéent li nostre. " Aoi.

CXXXVIII

Li quens Rollanz tint s’espée sanglente, ,
De tutes parz la lièvet e la présentet ;
Bien ad oït que Franceis se desmentent.
Si grant doel ad que par roi quidet fendre ;

CXXXVI

Par tout le champ de bataille va et vient Turpin l’archevêque ;
Jamais tel prêtré ne chanta messe
Et ne fît de telles prouesses de son corps ;
1565« Que Dieu te maudisse ! " crie-t-il au païen :
« Celui que mon cœur regrette, c’est toi qui l’as tué. »
Alors Turpin donne l’élan à son bon cheval,
Et frappe Malquidant sur l’écu de Tolède :
Sur l’herbe verte il l’abat raide mort.
" II frappe bien, notre archevêque, " disent les Français.Aoi.

CXXXVII

1570D’autre part est Grandoigne, un païen,
Fils de Capuel, roi de Cappadoce.
Il a donné à son cheval le nom de Marmoire :
L’oiseau qui vole est moins rapide.
Grandoigne lui lâche les rênes, l’éperonne
1575Et va de toute.sa force heurter Gerin :
Il met en pièces l’écu du Français et lui porte un formidable coup :
Du même coup son haubert est déchiré,
Et le gonfanon bleu du païen lui entre dans le corps ;
Il tombe mort sur le haut d’un pocher.
1575Grandoigne ensuite tue Gerier, le compagnon de Gerin ;
Il tue Bérengier, il tue Guyon de Saint-Antoine ;
Puis il va frapper Austoire, un riche duc
Qui tient sur le Rhône la seigneurie de Valence.
Il l’abat mort, et les païens d’entrer en grande joie,
1580Et les Français de s’écrier : " Comme les nôtres tombent ! »Aoi.

CXXXVIII

Le comte Roland tient au poing son épée rouge de sang.
Partout il la lève, et partout il la montre.
Mais il a entendu les sanglots des Français :
Si grande est sa douleur que son cœur est prêt à se fendre.

Dist à l’ paien : « Deus tut mal te cunsentet !
1590 « Tel as ocis que mult chier te quid vendre. »
Sun cheval brochet, ki de curre cuntencet.
Ki que F cumpert, venut en sunt ensemble. Aoi.

CXXXIX

Grandonies fut e prozdum e vaillant
E vertuus e vassals cumbatant.
1595 En roi sa veie ad encontret Rollant.
Enceis ne l’ vit, si l’ conut veirement
A l’ fier visage e à l’ cors qu’il ont gent,
E à l’ reguart et à l’ cuntenement.
De Durendal veit il l’acier sanglent,
Ne poet muer qu’il ne s’en espaent :
1600 Fuïr s’un voelt, mais ne li valt nient.
Li Quens le fiert tant vertuusement,
Tresqu’ à l’ nasel tut le helme li fent,
Trenchet le nés e la buche e les denz
Trestut le cors e l’osberc jazerenc,
1605 De l’ orie sele les dous alves d’argent *
E à l’ cheval le dos parfundement :
Ambur ocist seinz nul recoevrement.
E cil d’Espaigne s’en clciment tuit dolent.
Dient Franceis : " Bien fiert nostre guarant. "

Aoi. CXL

1610 La bataille est merveilluse e hastive,
Franceis i fièrent par vigur e par ire :
Trenchent cez puignz, cez costez, cez eschines,

1602. Nasel. C’est la partie du heaumédestinée à protéger le nez. Voir l’Éclaircissement III, sur le costume de guerre. — Voici, d’après le sceau de Matthieu m, comte de Beaumont-sur-Oise, en 1177, un exemple de

l’effet produit par le nasel :

" Que Dieu, » s’écrie-t-il, " t’accable de tous maux !
1590« Celui que tu viens de tuer, je te le ferai payer chèrement. »
Là-dessus il éperonne son cheval, qui prend son élan.
Quel que doive être le vaincu, voici Grandoigne et Roland en présence.Aoi.

CXXXIX

Grandoigne était un homme sage et vaillant,
Intrépide et sans peur à la bataille.
1595Sur son chemin il rencontre Roland :
Jamais il ne l’avait vu, et cependant il le reconnaît sûrement,
Rien qu’à son fier visage et à la beauté de son corps,
Rien qu’à sa contenance et à son regard.
Ses yeux tombent sur l’acier rougi de Durendal,
Et le païen ne peut s’empêcher d’en être épouvanté :
1600Il veut fuir : impossible !
Roland le frappe d’un coup si vigoureux
Qu’il lui fend le beaume jusqu’au nasal.
Il coupe en deux le nez, la bouche, les dents ;
Il coupe en deux tout le corps, et le haubert à mailles ;
1605Il coupe en deux les auves d’argent de la selle d’or ;
Il coupe en deux très profondément le dos du cheval :
Bref, il les tue tous deux sans remède.
Et ceux d’Espagne de pousser des cris de douleur.
Et les Français : «Notre champion, » disent-ils, « frappe de " bons coups. »Aoi.

CXL

1610Merveilleuse est la bataille et rapide.
Les Francs y frappent vigoureusement, et, pleins de rage,
Tranchent les poings, les côtes, les échines,

1604. Jazerenc. Le jaseran ou jaseron, c’est, encore aujourd’hui, de la maille ou de la chaînette. Un osberc jazerenc est donc " un haubert à mailles », et notre poète oppose sans doute cette armure perfectionnée à l’ancienne brunie de cuir.

1605. Alves. Les auves sont les côtés de la selle, bien distincts des arçons. (Voir les notes des v. 1229 et 1331.) On lit dans Flore et Blanchefleur : Sele ot de mult riche façon ; — Les auves sont d’autre manière,

etc.

Cez vestemenz entresque as cars vives ;
Deus ! tantes testes i ont par roi parties,
Tanz osbercs frais e brunies desarties !
Sur l’herbe verte li clers sancs s’en afilet.
1615 Dient paien : « Nus ne l’ suffrirum mie.
« Tere majur, Mahummet te maldiet !
" Sur tute gent est la tue hardie. "
Cel n’en i ad ki ne criet : «Marsilie !
« Chevalche, reis, bosuign avum d’aïe. »Aoi.

CXLI

1620 La bataille est e merveilluse e grant :
Franceis i fièrent des espiez brunissanz.
Là veïssiez si grant dulur de gent,
Tant hume mort e naffret e sanglent !
L’uns gist sur l’altre e envers e adenz.
Tant bon cheval par le camp vunt fuiant,
D’ entre lur pis lur resnes delirant.
1625 Li Sarrazin ne l’ poeent suffrir tant :
Voelent o nun, si guerpissent le camp ;
Par vive force les encalcièrent Franc.
Tresqu’à Marsilie si les vunt ociant.Aoi.

CXLII

Rollanz i fiert cume chevaliers forz.
La sue gent n’ont sujurn ne repos,
E li Franceis lur chevals meinent tost
Paiens encalcent les troz e les galops.
En sanc vermeill si vunt entresqu’à l’ cors ;
Lur branz d’acier i uni il fraiz e tors ;

1621. Brunissanz : " Fer bruni, c’est-à-dire, recevant par le poil une teinte brillante et brune à la fois : de la brunisseur et brunisseresse. Les cottes de mailles, qui ne pouvaient "se brunir, se roulaient dans les étoffes. » M. Léon de Laborde cite d’Étienne Boileau ce passage précieux : " Quiconques est fermailliers de laton, et il fait oevre qui

ne sait brunie que d’une part, si corne

Et les vêtements jusqu’aux chairs vives.
Dieu ! que de têtes coupées en deux,
Que de hauberts brisés et de broignes en pièces !
Le sang clair coule en ruisseaux sur l’herbe verte :
1615" Nous n’y pouvons tenir, " s’écrient les païens.
" O grand pays, que Mahomet te maudisse !
" Ton peuple est le plus hardi des peuples. "
Pas un Sarrasin qui ne s’écrie : " Marsile, Marsile !
" Chevauche, ô roi : nous avons besoin d’aide. "Aoi.

CXLI

1620Merveilleuse, immense est la bataille :
De leurs lances d’acier bruni, les Français donnent de bons coups.
C’est là que l’on pourrait assister à grande douleur
El voir des milliers d’hommes blessés, sanglants, morts.
L’un gît sur l’autre : l’un sur le dos, et l’autre sur. la face.
C’est là qu’on verrait tant de bons chevaux errant sur le champ de bataille
Et traînant leurs rênes qui pendent le long de leur poitrail.
1625Mais les païens n’y peuvent tenir plus longtemps ;
Bon gré, mal gré, quittent le champ,
Et les Français de les poursuivre de vive force, la lance au dos.
Jusqu’à Marsile fils les pourchassent, et les tuent.Aoi.

CXLII

Les coups de Roland sont d’un rude et fort chevalier ;
Pour les siens, ni trêve, ni repos.
Dieu ! comme les Français chevauchent rapidement !
Au trot, au galop, ils poursuivent les païens,
Ils vont dans le sang rouge jusqu’au milieu du corps.
Leurs épées d’acier sont tordues et brisées :
de fermoirs rons, cele oevre n’est mie

suffisans. " Étienne Boilean ajoute ailleurs : " Que nuls ne puisse vielles oevres réparer ne brunir." Et, dans Perceforest ; on parléd’une épée " plus clere et plus loysante que s’elle venoit des mains du brunisseur ". (Notice des Émaux, 1853, II, 177.) 1627. Lacune comblée." Voir la note

du v. 318.

Armes n’unt mais pur défendre lur cors.
Quant lur remembret des graisles e des corns,
Nen i ad un ne se facet plus forz.
Païen escrient : « Mar venimes as porz ;
« Li granz damages en est turnez as noz. »
Laissent le camp, as noz turnent les dos.
Franceis i fièrent de l’espée granz colps ;
Tresqu’à Marsilie vait li traïns des morz. Aoi.

CXLIII

Marsilies veit de sa gent le martirie,
Si fait suner ses corns e ses buisines ;
1630 Pois, si chevalchet od sa grant ost banie.
Devant chevalchet uns Sarrazins, Abismes ;
Plus fel de lui n’ont en sa cumpaignie ;
Teches ad males e mult granz felunies.
Ne creit en Dieu le filz seinte Marie.
1635 Issi est neirs cume peiz k’ est démise ;
Plus aimet il traïsun e boisdie
Qu’il ne fesist trestut l’or de Galice :
Unkes nuls hum ne l’ vit juer ne rire.
Vasselage ad e mult grant estultie :
1640 Pur ço est druz à l’ felun rei Marsilie,
Sun dragun portet à quei sa gent s’alient.
Li Arcevesques ne l’amerat ja mie.
Cum il le vit, à férir le désiret ;
Mult queiement le dit à sei meïsme :
1645 « Cil Sarrazins me semblet mult hérites.
" Unkes n’amai cuard ne cuardie.
« Mielz voeill murir que jo ne l’alge ocire. " Aoi.

1628. Marsilies, etc. La Keiser Karl Magnus’s kronike intercale ici le récit d’un songe de l’Empereur : c’est le fameux

songe de la tempête qui se trouve

Pour se défendre ils n’ont plus d’armes.
Ils se souviennent alors de leurs cors et de leurs clairons,
Et chacun d’eux se sent plus fort.
" Maudit, » s’écrient les païens, « maudit soit le jour où
nous vînmes aux défilés ;
« C’est nous qui en porterons tout le dommage. »
Ils laissent le champ de bataille, ils tournent le dos aux Français,
Et ceux-ci de les tailler à grands coups d’épée.
La traînée des morts va jusqu’au roi Marsile.Aoi.

CXLIII

Marsile assiste au martyre de sa gent ;
Il fait sonner ses cors et ses trompettes ;
1630Puis, avec sa grande armée, avec tout son ban, il monte à cheval.
En tête s’avance un Sarrasin nommé Abîme :
Il n’en est pas de plus félon que lui ;
Il est chargé de crimes, chargé de félonies.
Point ne croit en Dieu, le fils de sainte Marie ;
1635Il est noir comme poix fondue ;
Il préfère la trahison et la perfidie
À tout l’or de la Galice ;
Aucun homme ne l’a jamais vu ni plaisanter ni rire ;
D’ailleurs, il est hardi et d’uné bravoure folle :
1640C’est ce qui le fait aimer de Marsile,
Et c’est lui qui porte le Dragon du roi, signe de ralliement pour toute l’armée.
Turpin ne saurait aimer ce païen ;
Dès qu’il le voit, il a soif de le frapper,
Et, fort tranquillement, se dit en lui-même :
1645« Ce Sarrasin me semble bien hérétique ;
« Jamais je n’aimai les couards ni la couardise.
« Plutôt mourir que de ne pas aller le tuer. » Aoi.

plus loin dans notre poème (t. 2532). Il se termine ainsi : « Charles dit : " J’ai ! « rêvé des choses étonnantes. J’ai peur " que Roland ne soit plus en vie. "

CXLIV

Li Arcevesques cumencet la bataille ;
Siet el’ cheval qu’il tolit à. Grossaille :
1650 go ert uns reis qu’ ocist en Danemarche ;
Li destriers est e curant e aates.
Piez ad colpez e les gambes ad plates,
Curte la quisse e la crupe bien large
Lungs les costez e l’eschine ad bien halte ;
Bien fait el’ col jusques en la gargaite,
1655 Blanche ont la cue e la crignete jalne,
Petite oreille, la teste tu te falve ;
Beste nen est ki encontre lui alget.
Li Arcevesques brochet par vasselage,
Le. frein ad or, tutes les resnes laschet ;
Ne laisserat qu’Abisme nen asaillet.
1660 Vait le férir en l’escut amirable :
Pierres i ad, ametistes, topazes,
Esterminals e carbuncles ki ardent ;
Si li tramist li amiralz Galafres :
En Val-Metas li dunat uns diables.
1665 Turpins i fiert ; ki nient ne l’ espargnel :
Enprès sun colp ne quid qu’ un denier vaillet.
Le cors li trenchet très l’un costet qu’à l’altre
Que mort l’abat en une vuide place.
Munjoie escriet, ço est l’enseigne Carle.
Dient Franceis : " Ci ad grant vasselage ;
1670 « En l’Arcevesque est bien la croce salve.
" Kar placet Deu qu’asez de tels ait Carles. »Aoi.

1651. Li destriers, etc. Le type du beau cheval est presque partout le même dans nos Chansons. Aux vers du Roland on peut comparer ceux de Gui de Bourgogne (XII° siècle) : II ot le coste blanc comme cisne de mer ; — Les jambes fors et roides, les pies plas et coupés, — La teste corte et megre et les eus alumés, — Et petite, oreillette, et mult large le nés." (V. 23262329.) D’aileurs il n’y a pas trace dans notre poème de cet amour prof ond du chevalier pour sou cheval, qui trouve son expression dans Ogier, dans Aliscans, etc. — 1662. Esterminals. Le sens exact de ce mot n’est pas connu.

CXLIV

C’est l’Archevêque qui commence la bataille ;
Il monte le cheval qu’il enleva jadis à Grossaille.
1650Grossaille est un roi que Turpin tua en Danemark.
Quant au cheval, il est léger et taillé pour la course, ;
Il a les pieds bien taillés, les jambes plates,
La cuisse courte, la croupe large,
Les côtés longs et l’échine haute ;
Jusqu’au bas de la gorge, il a le cou bien fait ;
1655Sa queue est blanche, et sa crinière jaune ;
Ses oreilles petites, et sa tête fauve.
Il n’y a pas de bête qui lui soit comparable.
L’Archevêque l’éperonne, et il y va de si grand cœur,
Lâchant le frein d’or et les rênes,
Qu’il ne peut manquer de se trouver face à face avec Abîme.
1660Donc, il va le frapper sur son merveilleux écu
Couvert de pierres fines, d’améthystes, de topazes,
De cristaux et d’escarboucles couleur de feu ;
Le païen le tient fie l’emir (Galafre,
Et c’est un diable qui le lui donna au Val-Métas.
1665Turpin le heurte, point ne l’épargne.
Après un te} coup, l’écu d’Abîme ne vaut plus un denier.
Il lui tranche le corps de part en part,
Et l’abat sur place, raide mort.
" Monjoie, Monjoie, " c’est le cri de Charles, c’est le sien.
Et les Français : « Voilà du courage, » disent-ils.
1670" Cet archevêque sait bien garder sa crosse.
" Plût à Dieu que Charles en eût beaucoup de pareils ! "Aoi.

1663. Galafres. Il s’agit peut-être de cet émir Galafre, qui joue un si grand rôle dans la légende de l’oncle dé Roland. Galafre est, en effet, ce roi de Tolède auprès duquel dut s’enfuir le jeune Charles, persécuté par ses deux frères, Heudri et Lanfroi. C’est à sa cour que le fils légitime de Pépin se cacha

longtemps, sous le nom de Mainet ; c’est la fille de Galafre enfin, c’est Galienne qui devint alors la fiancée du futur empereur. (Voir notre Éclaircissement I, sur la légende de Charles. Cf. les Enfances Charlemagnoe du ms. de Venise, commt du XIIIe siècle, et le Charlemagne de Girart d’Amiens, commt du XIVe.)

CXLV

Li quens Rollanz en apelet Olivier :
« Sire cumpainz, se l’ vulez otrier,
« Li Arcevesques est mult bons chevaliers :
« Nen ad meillur en tere desuz ciel,
1675 « Bien set férir e de lance e d’espiet. »
Respunt li Quens : « Kar li alum aidier ! »
A icest mot l’unt Franc recumenciet ;
Dur sunt li colp e li caples est griefs :
Mult grant dulur i ad de chrestiens. Aoi.

CXLVI

Li Franc de France unt lur armes perdues.
Uncore i unt treis cenz espées nues :
Fièrent e caplent sur les helmes ki luisent.
Deus ! tante leste i ont par roi fendue,
Tanz osbercs fraiz, tantes brunies rumpues !
Trenchent les piez, les puingz e la faiture.
Dient paien : « Franceis nus desfigurent.
« Ki ne s’ defent de sa vie n’ad cure. »
Dreit vers Marsilie unt leur veie tenue ;
A voiz escrient : « Bons reis, kar nus aïue. "
E dist Marsilies, s’ont sa gent entendue :
" Tere majur, Mahummet te destruet !
" La tue gent la meie ad cunfundue :
« Tantes citez m’ ad fraites e tolues
" Que Carles tient, ki la barbe ad canue !
« Rume cunquist, Calabre ad retenue,
« Costentinnoble e Saisunie la drue.
" Mielz voeill murir que pur Franceis m’en fuie.
" Ferez, paien, que nuls ne s’asoüret.
" Se Rollanz muert, Karles perdrai s’ aïude.
" E, se il vit, la nostre avum perdue. » Aoi.

1677. A icest mot, etc. " Lorsque Roland vit ses hommes tomber ainsi, il courut tout au milieu de l’armée, et frappa des deux mains. Olivier en

CXLV

Cependant le comte Roland appelle Olivier :
« Sire compagnon, ne serez-vous pas de mon avis ?
« L’Archevêque est un excellent chevalier ;
« Et sous le ciel il n’en est pas de meilleur :
1675« Comme il sait frapper de la lance et de l’épieu !
« — Eh bien ! » répond Olivier, « courons l’aider. »
À ce mot, les Français recommencent la bataille.
Durs y sont les coups, et rude y est la mêlée.
Les chrétiens y souffrent grand’douleur.Aoi.

CXLVI

Ils ont perdu leurs armes, les Français de France,
Mais ils ont encore trois cents épées nues.
Sur les beaumes luisants, ils frappent et refrappent encore.
Dieu ! que de têtes’ fendues par le milieu !
Que de hauberts en pièces ! que de broignes rompues !
Les pieds, les poings, le visage, ils coupent et tranchent tout-
« Ces Français nous défigurent, s’écrient les païens,
« Qui ne se défend n’a cure de sa vie. »
Et ils vont droit à Marsile :
« À l’aide, à l’aide, bon roi. »
Marsile les entend, Marsile s’écrie :
« O grande terre, que Mahomet te détruise,
« Puisque ta race a vaincu la mienne !
" Ne nous ont-ils pas déjà enlevé assez de nos cités
« Que tient aujourd’hui Charles à la barbe chenue ?
« Il a conquis Rome et la Calabre,
« Il a conquis Constantinople et Saxe la puissante.
« Ah ! plutôt mourir que de m’enfuir devant ces Français.
" Que nul ne pense à sa propré sûreté : frappez.
« Si Roland meurt, c’en est fait de la force de Charles ;
« S’il vit, c’en est fait de la nôtre !Aoi.

fit autant. " (Keiser Karl Magnus’s kronike.)

1679. Lacune comblée. Voir la note du t. 318.

CXLVII

Felun paien i fièrent de lur lances
Sur cez escuz e cez helmes ki flambent :
Fers e aciers en rent grant consunance,
Cuntre le ciel en volet fous e flambe.
Sanc e cervele ki dunc veïst espandre !
Li quens Rollanz en ad doel e pesance,
Quant veit murir tant bon vassal catanie.
Or, li remembret de la tere de France
E de sun uncle le bon rei Carlemagne.
Ne poet muer tut sun talent n’en canget.Aoi.

CXLVIII

Li quens Rollanz est entrez en la presse,
Ki de férir ne finet ne ne cesset.
Tient Durendal, sun espée qu’ad traite,
Rumpt cez osbercs e desmailet cez helmes
Trenchet cez cors e cez puignz e cez testes ;
Tels cens paiens ad getez morz à tere.
Nen i ad un vassals ne se quidet estre.Aoi.

CXLIX

Oliviers est turnez de Valtre part ;
De l’ bien férir si ad pris un asalt.
Trait Halteclere, que mult forment amat :
Suz ciel n’en ad meillur, fors, Durendal.
Li Quens la tient g forment se cumbat ;
Li sancs vermeilz en volet jusqu’ as braz.
« Deus : " dist Rollanz, « cum cist est bons vassals !
« E ! gentils quens, tant pruz e tant leials,
« Nostre amistiet en cest jur finerat,
« Par grant dulur hoi se départirat.
" E l’Emperere plus ne nus reverrat ;
« En dulce France jamais tel doel n’avrat.

CXLVII

Les félons Sarrasins frappent grands coups de lance
Sur ces écus, sur ces beaumes qui flamboient au soleil.
On n’entend que le bruit du fer et de l’acier ;
Les étincelles en volent jusqu’aux cieux.
Que de ruisseaux de sang et de cervelles !
Roland a grand deuil au cœur
De voir mourir tant de bons vassaux capitaines.
Alors il se souvient de la terre de France
Et de son oncle le bon roi Charlemagne ;
Et, qu’il le veuille ou non, ces pensées changent tout son cœur.Aoi.

CXLVIII

Il est entré dans la mêlée, le comte Roland,
El ne cesse d’y frapper de grands coups.
Dans sa main est Durendal, sa bonne épée qu’il a tirée du fourreau :
Il perce les hauberts, il brise les beaumes,
Il tranche les corps, les poings, les têtes,
Et jette à terre des centaines de païens
Qui tous se croyaient de bons vassaux.Aoi.

CXLIX

De l’autre côté est Olivier
Qui assaillit les païens et frappe de rudes coups !
Il tire du fourreau Hauteclaire, qu’il aime tant :
Fors Durendal, il n’en est pas de meilleure sous le ciel.
En son poing le Comte la tient, et vaillamment se bat.
Jusqu’aux bras il a du sang rouge :
" Dieu ! " s’écrie Roland, « que voilà un bon vassal !
" Eh ! noble comte, si loyal et si preux,
" Voici le jour où notre amitié prendra fin,
" Voici le jour de la douloureuse séparation.
" L’Empereur ne nous verra plus, -
" Et jamais il n’y aura eu si grande douleur en douce France.

" N’i ad Franceis pur nus ne preierat ;
" Enz es mustiers oraisun en ferat.
" En pareïs la nostre anme jerrat. "
Oliviers l’ot, e sun cheval brochat ;
En la grant presse à Rollant s’aproismat.
Dist l’uns à l’altre : " Cumpainz, traiez vus ça.
" la l’uns seinz l’altre, se Deu plaisl, n’i murrat." Aoi.


CL


1680 Ki puis veïst Rollant e Olivier
De lur espées férir e capleier !
Li Arcevesques i fiert de sun espiet.
Gels qu’il unt morz, bien les poet hum preisier :
Il est escrit es cartres e es briefs,
1685 Ço dit la Geste, plus de quatre milliers.
As quatre esturs lur est avenut bien ;
Li quinz après lur est pesant e griefs.
Tuit sunt ocis cist Franceis chevalier,
Ne mais seisante que Deus ad espargniez.
1690 Einz que il moergent, si se vendrunt mult chier. Aoi.




LE COR


CLI


Li quens Rollanz des soens i veit grant perte ;
Sun cumpaignun Olivier en apelet :
" Bels chiers cumpainz, pur Deu que vus enhaitet,
" Tanz bons vassals veez gesir par tere :
1695 " Pleindre poüm France dulce, la bele,
« De tels baruns cum or remeint déserte.

1684. Es cartres. Dans le Keiser Karl Magnus’s kronike, c’est Turpin qui dit : « Il a été trouvé dans les vieux

" livres que nous devions mourir pour

« Pas un Français, pas un qui ne prie pour nous
« Et ne fasse oraison dans les moutiers.
« Quant à nos âmes, elles seront en paradis. »
Olivier l’entend, éperonne son cheval,
El, à travers la mêlée, s’en vient tout près de Roland :
" Compagnon, venez par ici, » se disent-ils mutuellement ;
« S’il plaît à Dieu, nous ne mourrons pas l’un sans l’autre. »Aoi.


CL


1680Ah ! quel spectacle de voir Roland et Olivier
Combattre et frapper du fer de leurs épées !
L’Archevêque, lui, frappe de sa lance.
On peut savoir le nombre de ceux qu’ils tuèrent :
Ce nombre est écrit dans les chartes, dans les brefs,
1685Et la Geste dit qu’il y en eut plus de quatre mille...
Aux quatre premiers chocs tout va bien pour les Français ;
Mais le cinquième leur fut fatal et terrible ;
Tous les chevaliers de France y sont tués.
Dieu n’en a épargné que soixante ;
1690Mais ceux-là, avant de mourir, ils se vendront cher !Aoi.




LE COR


CLI


Le comte Roland voit la grande perte des siens,
Et parle ainsi à son compagnon Olivier :
« Beau sire, cher compagnon, au nom de Dieu (qu’il vous bénisse !)
" Voyez tous ces bons vassaux qui gisent à terre :
1695« Certes nous pouvons plaindre douce France la belle,
« Qui va demeurer veuve de tels barons.

" la cause de la sainte foi. » Quant aux chartes, elles sont imaginaires, et la Geste, comme nous l’avons dit, n’est sans

doute qu’une chanson plus ancienne.

« E ! reis, amis, que vus ici nen estes !
" Oliviers frère, cum le purrum nus faire ?
« Cum faitement li mandereum nuveles ? »
1700 Dist Oliviers : « Jo ne l’ sai cument querre.
« Mielz voeill murir que hunte en seit retraite ; »Aoi.

CLII

Ço dit Rollanz : " Cornerai l’olifant ;
« Si F orrat Carles, ki est as porz passant.
« Jo vus plevis, ja returnerunt Franc. »
1705 Dist Oliviers : « Verguigne sereit grant
" E reproviers à trestuz voz parenz :
" Iceste hunte durreit à l’ lur vivant.
" Quant jo l’ vus dis ; n’en feïstes nient ;
" Mais ne l’ ferez par le mien loement :
1710 " Se vus cornez, n’iert mie hardement.
ce la avez vus ambsdous les braz sanglenz. "
Respunt li Quens : ce Colps i ai fait mult genz. "Aoi.

CLIII

Ço dist Rollanz : " Fort est nostre bataille ;
ce Jo cornerai ; si l’ orrai li reis Carles. »
1715 Dist Oliviers : " Ne sereit vasselage.
" Quant jo l’ vus dis, cumpainz, vus ne l’ deignastes.
ce S’i fust li Reis, n’i oüssum damage.
" Cil ki là sunt n’en deivent aveir blasme. »
Dist Oliviers : " Par ceste meie barbe !
1720 ce Se puis vedeir ma gente sorur Alde,
« Vus ne jerrez jamais entre sa brace. " Aoi.

CLIV

Ço dist Rollanz : ce Pur quei me portez ire ?"
E cil respunt : ce Cumpainz, vus le feïstes,
" Kar vasselage par sens rien est folie ;

« Eh ! roi, notre ami ; que n’êtes-vous ici ?
« Mon frère Olivier ; comment pourrons-nous faire
« Pour lui mander de nos nouvelles ?
1700« — Je n’en sais pas le moyen, » répond Olivier.
« Mais plutôt la mort que le déshonneur ! "Aoi.

CLII

« — Je vais, » dit Roland, « sonner mon cor,
« Et Charles l’entendra, qui passé aux défilés.
" Les Français -, je vous jure, vont retourner sur leurs pas.
1705« — Ce serait grande honte, » répond Olivier.
« Tous vos parents auraient à en rougir ;
« Et ce déshonneur serait sur eux toute leur vie.
« Lorsque je vous le conseillai, vous n’en voulûtes rien faire ;
« Mais ce n’est pas moi qui vous approuverai maintenant.
1710« Sonner de votre cor, non, ce n’est pas d’un brave.
" Puis vous avez déjà vos deux bras tout sanglants :
« — C’est vrai, " répond Roland ; «j’ai donné de fiers coups ! »Aoi.

CLIII

« Notre bataille est rude, " dit Roland ;
« Je vais sonner du cor, et Charles l’entendra. "
1715" — Ce ne serait point, là du courage, » répond Olivier.
« Quand je vous le conseillai, ami, vous ne daignâtes pas le faire.
« Si l’Empereur était ici, nous n’aurions pas subi une telle perte.
« Mais ceux quisont là-bas ne méritent aucun reproche.
« — Par cette mienne barbe, » dit encore Olivier,
1720« Si je revois jamais la belle Aude, ma soeur,
" Vous ne coucherez jamais entre ses bras. »Aoi.

CLIV

" - Pourquoi me garder rancune ? " dit Roland.
" — C’est votre faute, » lui répond Olivier ;
« Le courage sensé n’a rien de commun avec la démence ;

1725 « Mielz valt mesure que ne fait estultie.
« Franceis sunt mort par vostre legerie ;
« Carles jamais de nus n’avrat servise.
" Se m’ creïssiez, venuz i fust mis sire,
« Ceste bataille oüssum départie ;
1730 « O pris o morz i fust li reis Marsilies.
« Vostre proecce, Rollanz, mar la veïsmes.
" Carles li magnes de vus n’avrat aïe :
« N’iert mais tels hum desques à l’ Deu juïse.
« Vus i murrez, e France en iert hunie.
1735 « Hoi nus defalt la leial cumpaignie :
« Einz le vespre iert mult grief la départie. »
Li uns pur l’altre si pluret e si suspiret.Aoi.

CLV

Li Arcevesques les ot cuntrarier :
Le cheval brochet des esperuns d’or mier,
Vint tresqu’ad els, si’s prist à castier :
1740 « Sire Rollanz, e vus, sire Oliviers,
« Pur Deu vus pri, que ne vus curruciez.
« Veez Franceis, luit sunt à mort jugiet.
" la li corners ne nus avreit mestier :
« Loinz nus est Carles, tart iert à l’ repairier.
« Mais nepurquant si est il asez mielz
« Vienget li Reis, si nus purrat vengier ;
1745 « la cil d’Espaigne n’en deivent turner liet.
« Nostre Franceis i descendrunt à pied,
« Truverunt nus e morz e detrenchiez,
« Recuillerunt e noz buz e noz chiefs,
« Leverunt nus en bières sur sumiers,
« Si nus plurrunt de doel e de pitiét,
1750 « Enfuirunt en aitres de mustiers,
« N’en mangerunt ne lu, ne porc, ne chien. »
Respunt Rollanz : " Sire, mult dites bien. » Aoi.

1752. Lacune "comblée. Voir la note du t. 318. = Roland dit : « Je veux

1725« Et la mesure vaut mieux que la fureur.
" Si tant de Français sont morts c’est votre folie qui les a tués ;
« Et voilà que maintenant nous ne pourrons plus servir l’Empereur.
« Si vous m’aviez cru, notre seigneur serait ici ;
« Cette bataille nous l’aurions livrée et gagnée,
1730" Le roi Marsile eût été pris et tué.
" Ah ! votre vaillance, Roland, nous sera bien funeste ;
« Désormais vous ne pourrez rien faire pour Charlemagne,
« L’homme le plus grand que l’on verra d’ici au jugement.
« Quant à vous, vous allez mourir, et la France va tomber dans le déshonneur.
1735« Puis c’est aujourd’hui que va finir notre loyale amitié :
« Avant ce soir nous serons séparés, et bien douloureusement ! »
Et voilà Roland et Olivier qui pleurent l’un pour l’autre.Aoi.

CLV

L’Archevêque entend leur dispute
Et pique son cheval de ses éperons d’or pur ;
Il vient vers eux, et se prend à les gourmander :
1740" Sire Roland, et vous, sire Olivier,
« Je vous conjure de ne point vous courroucer ainsi.
" Voyez nos Français, qui sont condamnés à mort.
« Votre cor ne nous sauverait pas :
« Charles est bien loin et lardera trop à venir
« Mais néanmoins il serait mieux d’en sonner.
« Vienne le roi, il saura nous venger,
1745« Et les païens ne s’en retourneront pas joyeusement.
« Les Français de Charlemagne descendront de leurs chevaux,
« Ils nous trouveront morts et coupés en pièces,
« Recueilleront nos chefs et nos corps
« Et nous mettront en bières, à dos de cheval.
« De deuil et de pitié ils seront tout en larmes ;
1750« Puis ils nous enterreront dans les parvis des moutiers ;
" Les chiens, les sangliers elles loups ne nous mangeront pas.
« — Vous dites bien, » répond Roland.Aoi.

souffler au nom de Dieu. » (Keiser Karl Magnus’s kronike.)

CLVI

" — Sire Rollanz, pur go sunez le corn :
" Carles l’orrat, ki est passant as porz.
« Returnerunt les merveilluses oz,
« Truverunt nus e detrenchiez e morz ;
« E cil de France purrunt vengier les noz
« ’Que cil d’Espaigne en bataille avrunt morz.
« Ensemble od els enporterunt noz cors ;
" N’en mangerunt ne chien, ne lu, ne porc. »
Respunt Rollanz : « Avez dit gentil mot. » Aoi.

CLVII

Rollanz ad mis l’olifant à sa buche,
Empeint le bien, par grant vertut le sunet.
1755 Halt sunt li pui e la voiz est mult lunge :
Granz trente liwes l’oïrent il respundre.
Caries l’oït e ses cumpaignes tutes ;
Ço dit li Reis : « Bataille funt nostre hume. "
E li quens Guenes li respundit encontre :
1760 « Se l’ desist altre, ja semblast grant mençunge. » Aoi.

CLVIII

Li quens Rollanz, par peine e par ahan,
Par grant dulur, sunet sun olifant ;
— Par roi là buche en sait fors li clers sancs,
De sun cervel li temples en est rumpant.
1765 De l’ corn qu’il tient l’oïe en’ est mult grant !
Caries l’entent, ki est as’ porz passant-,
Naimes l’oït ; si l’escultent li Franc.
Ço dist li Reis : « Jo oi le corn Rollant ;
« Une ne l’ sunast, se ne fust cumbatant. »
1770 Guenes respunt : « De bataille est nient.
" la estes vus vielz e fluriz e blancs,
" Par tels paroles vus resemblez enfant.
« Asez savez le grant orgoill Rollant

CLVI

« Sire Roland, il vous faut sonner volve cor
« Pour que Charles l’entende, qui passe aux défilés.
« La merveilleuse armée du roi reviendra sur ses pas,
« Elle nous trouvera morts et en pièces ;
« Mais ceux de France vengeront les nôtres
« Que les païens auront’tués dans la bataille ;
« Ils emporteront nos corps.
« Les sangliers, les chiens et les loups ne les mangeront pas.
« — Voilà une bonne parole, " dit Roland.Aoi.

CLVII

Roland a mis l’olifant à ses lèvres ;
Il l’embouche bien, et le, sonne d’une puissante haleine ;
1755Les puys sont hauts, et le son va bien loin.
On en entendit l’écho à trente lieues.
Charles et toute l’armée l’ont entendu,
Et le Roi dit : "Nos hommes ont bataille. "
Mais Ganelon lui répondit :
1760" Si c’était un autre qui le dît, on le traiterait de menteur. »Aoi.

CLVIII

Le ’comte Roland, à grand’peine, à grande angoisse
Et très douloureusement sonne son olifant.
De sa bouche jaillit le sang vermeil,
De son front la tempe est rompue ;
1765Mais de son cor le son alla si loin !
Charles l’entend-, qui passe aux défilés,
Naimes l’entend, les Français l’écoutent,
Et le Roi dit : « C’est le cor de Roland ;
« Certes, il n’en sonnerait pas, s’il n’était en bataille.
1770« — Il n’y a pas de bataille, dit Ganelon.
" Vous êtes vieux- ; tout blanc et tout fleuri ;
« Ces paroles vous font ressembler à un enfant.
« D’ailleurs, vous connaissez le grand orgueil de Roland,

" Le fort, le prud, le merveillus, le grant.
« Ço est merveille que Deus le soefret tant.
1775 « la prist il Noples seinz le vostre cumant.
« Fors s’en eissirent li Sarrazin dedenz ;
« Si s’ cumbâtirent à l’ bon vassal Rollant.
« Il les ocist à Durendal sun brant.
« Pois, od les ewes lavat les prez de l’ sanc :
« Pur ço le fist, ne fust aparissant.
1780 " Pur un sul lèvre vait tut le jur cornant ;
« Devant ses pairs vait il ore gabant.
« Suz ciel n’ad gent l’ osast requerre en camp.
« Kar chevalchiez. Pur qu’ alez arestant ?
« Tere majur mult est loinz ça devant. » Aoi.

CLIX

1785 Li quens Rollanz ad la buche sanglente ;
De sun cervel rumpuz en est li temples.
L’olifant sunet à dulur e à peine.
Caries l’oït, e ses Franceis l’entendent.
Ço dist li Reis : " Cil corns ad lunge aleine ! »
1790 Respunt dux Naimes : « Rollanz i est en peine.
" Bataille i ad, par le mien escientre ;
« Cil l’ad traït ki vus en roevet feindre.
« Adubez vus, si criez vostre enseigne,
« Si succurez votre maisniée gente.
1795 « Asez oez que Rollanz se dementet. "Aoi.

CLX

Li Emperere ad fait suner ses corns.
Franceis descendent, si adubent lur cors
D’osbercs e d’ helmes e d’espées ad or ;
Escuz unt genz e espiez granz e forz
1800 E gunfanuns blancs e vermeilz e blois.
Es destriers muntent tuit li barun de l’ost,
Brochent ad ait tant cum durent li port.

1775. la prist il Noples. Voir la note du v. 108.

« Le fort, le preux, le grand, le prodigieux Roland,
« C’est merveille que Dieu le souffre si longtemps.
1775« Déjà il prit Nobles sans votre ordre.
« Les Sarrasins sortirent de la ville,
« Et livrèrent bataille à Roland, le bon vassal.
« Il les tua du tranchant de son épée Durendal :
« Ensuite il fit laver à grande eau le pré ensanglanté,
« Afin qu’il n’y parût plus rien.
1780" Pour un lièvre Roland corne toute la journée.
« Avec ses pairs sans doute il est en train de rire ;
" Et puis, qui oserait attaquer Roland ? Personne.
« Chevauchez, Sire ; pourquoi faire halte ?
« Le grand pays est très loin devant nous. "Aoi.

CLIX

1785Le comte Roland a la bouche sanglante ;
De son front la tempe est brisée.
Il sonne l’olifant à grande douleur, à grande angoisse.
Charles et tous les Français l’entendent,
Et le Roi dit : " Ce cor a longue haleine !
1790"— Roland, » dit Naimes, « c’est Roland qui souffre là-bas.
« Sur ma conscience, il y a bataille,
" Et quelqu’un a trahi Roland : c’est celui qui feint avec vous.
« Armez-vous, Sire, jetez votre cri de guerre
« Et secourez votre noble maison : :
1795" Vous entendez assez la plainte de Roland."Aoi.

CLX -

L’Empereur fait sonner tous ses cors ;
Français descendent, et les voilà qui s’arment
De beaumes, de hauberts, d’épées à pommeaux d’or ;
Ils ont de beaux écus, de grandes et fortes lances,
1800Des gonfanons blancs-, rouges, bleus.
Tous les barons du camp remontent à cheval ;
Ils éperonnent, et, tant que durent les défilés,

N’i ad celui à l’altre ne parolt :
« Se veïssum Rollant. einz qu’il fust morz,
1805 « Ensembl’ od lui i durrium granz colps. »
De ço qui calt ? Demuret i unt trop.Aoi.

CLXI

Esclargiz est li vespres e li jurz ;
Cuntre l’ soleill reluisent cil adub,
Osberc e helme i getent grant flambur,
1810 E cil escut ki bien sunt peint à flurs,
E cil espiet, cil oret gunfanun.
Li Emperere chevalchet par irur,
E li Franceis dolent e curuçus :
N’i ad celui ki durement ne plurt,
1815 E de Rollant sunt en mult grant pour.
Li Reis fait prendre le cunte Guenelun,
Si l’ cumandat as cous de sa maisun.
Tut le plus maistre en apelet Besgun :
" Bien le me guarde, si cume tel felun
1820 « De ma maisniéead faite traïsun. »
Cil le receit ; s’i met cent cumpaignuns
De la quisine, des mielz e des pejurs :
Icil li peilent la barbe e les’ gernuns,
Cascuns le fiert quatre colps de sun puign ;
1825 Bien le bâtirent à fuz e à bastuns,
E si li metent el’ col un caeignun ;
Si l’ encaeinent altresi cume un urs.
Sur un sumier l’unt mis à deshonur ;
Tant le guardèrent que l’ rendent à Carlun.Aoi.

CLXII

1830 Halt sunt li pui e tenebrus e grant,
Li val parfunt e les ewes curanz.

1810. Li Reis fait prendre... « L’Empereur fit sur-le-champ saisir le comto

Il n’en est pas un qui ne dise à l’autre :
« Si nous voyions Roland avant sa mort,
1805« Quels beaux-coups nous frapperions avec lui ! »
Las ! que sert ? En relard ! trop en retard !Aoi.

CLXI

Le soir s’est éclairci, voici le jour..
Au soleil reluisent les armes ;
Heaumes et hauberts jettent des flammes,
1810Et les écus aussi, si bien peints à fleurs,
Et les lances, et les gonfanons dorés.
L’Empereur chevauche, plein de colère ;
Tous les Français sont tristes, sont angoisseux ;
Il n’en est pas un qui ne pleure à chaudes larmes,
1815Il n’en est pas un qui ne tremble pour Roland.
Cependant l’Empereur a fait saisir le comte Ganelon
Et l’a livré aux gens de sa cuisine.
Charles appelle leur chef nommé Begon ;
« Garde-moi bien cet homme, » dit-il, " comme un traître
1820« Qui a vendu toute ma maison. »
Begon alors prend Ganelon, et met après lui cent compagnons
De sa cuisine, des meilleurs et des pires,
Qui vous lui épilent la barbe et les moustaches.
Puis chacun vous lui donne quatre coups de son poing ;
1825Ensuite ils vous le battent rudement à verges et à bâtons ;
Ils vous lui mettent une grosse chaîne au cou ;
Ils l’enchaînentenfin comme oh’ferait un ours,
Et le jettent ignominieusement sur un cheval de charge.
C’est ainsi qu’ils le gardèrent jusqu’au moment de le rendre à Charles...Aoi.

CLXII

1830Comme les montagnes sont hautes, énormes et ténébreuses !
Comme les vallées sont profondes ! comme les torrents sont rapides !

Ganelon et le fit enfermer dans une tour. " Keiser (Karl Magnus’s kronike.)

Sunenl cil graisle e derere e devant
E tuit racatent encontre l’Olifant.
Li Emperere chevalchet iréement,
1835 E li Franceis curuçus e dolent ;
N’i ad celui ne plurt e se dement,
E preient Deu que guarisset Rollant
Jusque il viengent el’ camp cumunement :
Ensembl’od lui i ferrunt veirement.
1840 De ço qui calt ? Kar ne lur valt nient :
Demurent trop, n’i poedent estre à tens.Aoi.

CLXIII

Par grant irur chevalchet Carlemagnes ;
Desur sa brunie li gist sa barbe blanche.
Puignent ad ait tuit li barun de France ;
1845 N’i ad icel ki ne demeint irance
Que il ne sunt à Rollant le catanie,
Ki se cumbat as Sarrazins d’Espaigne.
S’il est bleciez, ne quid qu’ anme i remaignet.
Deus ! quels seisante i ad en sa cumpaigne !
1850 Unkes meillurs n’en ont reis ne catanies.Aoi.

CLXIV

Carles chevalchet tant cume li port durent,
E si clemeinet tel doel e tel rancure.
Ço dist li Reis : « Seinte Marie, aïue.
« Par Guenelun grant peine m’est creüe.
« En vieille geste est mis en escriture :
« Si anceisur encriesme felun furent,
« E felunie ourent tuit en custume.
« El’ Capitolie, à Rume, en firent une :
« Le vieil César ocirent-il par murdre.
" Pois, orent-il malvaise sepouture
« Qu’en fou ardent e anguissus mururent.
" Icist traître si est de lur nature.

Par derrière, par devant, sonnent les trompettes de Charles
Qui toutes répondent au cor de Roland.
L’Empereur chevauche, plein de colère.
1835Les Français sont en grande fureur et tout angoisseux.
Il n’en est pas un qui ne pleure et ne sanglote,
Pas un qui ne prie Dieu de préserver Roland
Jusqu’à ce que, tous ensemble, ils arrivent sur le champ de bataille.
Ah ! c’est alors qu’avec Roland ils frapperont de rudes coups !
1840Mais, hélas ! à quoi bon ? Tout cela ne sert de rien :
Ils ne peuvent arriver à temps. En retard ! en retard !Aoi.

CLXIII

Le roi Charles chevauche en très grande colère ;
Sur sa cuirasse s’étale sa barbe blanche.
Et tous les barons de France d’éperonner vivement ;
1845Car il n’en est pas un qui ne soit plein de douleur
De n’être point avec Roland le capitaine, .
Qui, en ce moment même, se bat contre les Sarrasins d’Espagne.
Si Roland était blessé, un seul des siens, un seul survivrait-il ?
Mais, Dieu ! quels soixante hommes il a encore avec lui !
1850Jamais roi, jamais capitaine n’en eut de meilleurs.Aoi.

CLXIV

Tant que durent lesdéfilés, Charles chevauche
Quelle douleur, quelle rage en son cœur !
« Sainte Marie, "s’écrie-t-il, " aidez-nous.
« Voici que Ganelon m’a jeté en grande tristesse.
« Il est écrit, dans une vieille geste,
« Que les ancêtres de Ganelon furent des félons ;
" Les félonies, chez eux, étaient une habitude.
« Ils en firent une à Rome, au Capitole,
« Quand ils assassinèrent le vieux César.
« Mais ces maudits finirent mal
« Et moururent en’ feu ardent et angoisseux.
« Ganelon est bien de leur nature.

« Rollant ad mort, ma gent ad cunfundue,
« Si m’ad de l’ chief la curune tolue.
« Par chevaliers n’iert France défendue ! »
Pluret des oilz, trait sa barbe canue.
Dient Franceis : « Dolent ! Mare net sumes. »
Brochent avant, tant cume li port durent :
N’i ad celui la resne ait retenue ;
Einz que la gent de France seit venue,
Avrat Rollanz la bataille vencue,
Le rei Marsilie e sa gent mis en fuie.Aoi.




LA DEROUTE


CLXV


Rollanz reguardet es munz e es lariz ;
De cels de France i veit tanz morz gesir,
E il les pluret cum chevaliers gentilz :
« Seignurs baruns, de vus ait Deus mercit !
1855 " Tutes vos anmes otreit il pareïs
« En seintes flurs il les facet gesir !
« Meillurs vassals de vus unkes ne vi :
« Si lungement tut tens m’avez servit !
" Ad oes Carlun si granz païs cunquis !
1860 « Li Emperere tant mare vus nurrit.
« Tere de France, mult estes dulz païs,
« Hoi es déserte de tanz baruns de pris.
« Baruns Franceis, pur mei vus vei murir :
« Jo ne vus pois tenser ne guarantir ;
1865 « Aït vus Deus, ki unkes ne mentit !
« Olivier, frère, vus ne dei jo faillir ;
« De doel murrai, s’ altre ne m’i ocit.
« Sire cumpainz, alum i reférir ! » Aoi.

1868. Lacune comblée. Voir la note du y. 318.

« II a perdu Roland, confondu ma gent
« Et m’arrache vraiment là couronne de la tête.
« La France, pour se défendre, n’a plus de chevaliers ! »
Charles pleure des yeux-, tire sa barbe blanche.
« Malheureux, » disent les Français. « Quelle douleur pour nous d’être nés ! »
Ils éperonnent, tant que dure le passage des défilés,
Pas un ne retient la.rene à son cheval ;
Mais, avant que les Français soient arrivés sur le champ de bataille,
Roland aura gagné la victoire
Et mis en fuite Marsile et ses païens.Aoi.




LA DEROUTE


CLXV


Roland jette les yeux sur les monts, sur les landes :
Que de Français il y voit étendus !
En noble chevalier il les pleure :
« Seigneurs barons, que Dieu prenne pitié de vous
1855« Qu’à toutes vos âmes il octroie le par adis ;
« Qu’il les fasse reposer en saintes fleurs !
« Meilleurs vassaux que vous ; je n’en vis jamais.
« Vous m’avez tarit servi et durant tant d’années !
« Vous avez fait dé si-vastes conquêtes pour Charlemagne !
1860« L’Empereur fut bien mal inspiré de vous nourrir ainsi !
« O terre de France, vous êtes un bien doux pays,
« Mais vous voilà veuve aujourd’hui de vosmeilleurs barons !
" C’est à cause de moi, barons, que je vous vois mourir,
" Et je ne vous puis défendre ; et je ne vous puis sauver !
1865« Que Dieu vous aide, Celui qui jamais né mentit.
" Olivier, frère Olivier, mon devoir est de ne te point quitter.
« Si l’on ne me tue pas ici, la douleur me tuera.
« Allons, sire compagnon : retournons frapper les païens. »Aoi.


CLXVI

Rollanz esguardet es puis e es valées ;
De paiens veit si très grant aünée.
À Olivier ad dit raisun membrée :
« Ensembl’ od vus ci murrai, cumpainz frère. "
Ambdui el’ camp par amur repairièrent.
Li quens Rollanz la culur ad muée,
Par quatre feiz ont Munjoie criée,
Tint l’olifant, si sunat la menée.
Veillantif brochet tute une randunée ;
Vait les férir à sa trenchant espée. Aoi.

CLXVII

Li quens Rollanz el’ camp est repairiez.
1870 Tient Durendal, cume vassals i fiert.
Faldrun de l’ Pui i ad par roi trenchiet
E vint e quatre de tuz les mielz preisiez ;
Jamais n’iert hum plus se voeillet vengier.
Si cum li cerfs s’en vait devant les chiens,
1875 Devant Rollant si s’en fuient paien.
Dist l’Arcevesques : " Asez le faites bien.
" Itel valur deit aveir chevaliers
" Ki armes portet e en bon cheval siet ;
" En la bataille deit estre forz e fiers,
1880 " O altrement ne valt quatre deniers ;
" Monies deit estre en un de cez mustiers :
" Si preierat tuz jurz pur noz pecchiez. "
Respunt Rollanz : " Ferez, nés espargniez ! »
A icest mot l’unt Franc recumenciet ;
1885 Mult grant damage i ont de chrestiens. Aoi.

1881. Deit monies estre, etc. Ce mépris de Turpin pour les moines se retrouve au commencement de la Chanson d’Aspremont, ou le -terrible

CLXVI

Roland jette un regard sur les montagnes et les vallées ;
Quelle foule de païens il y découvre !
Il adresse alors ces paroles à Olivier :
" Compagnon frère, je veux ici mourir avec vous. "
Ils reviennent sur le champ de bataille, ces deux amis ;
Le comte Roland change de couleur,
Pousse quatre fois le tri : Monjoie,
Prend son cor et sonne la charge.
Puis très violemment éperonne Veillantif
Et va frapper les païens du tranchant de l’épée.Aoi.

CLXVII

Le comte Roland rentre sur le champ de bataille ;
1870Dans son poing est Durendal, et il s’en sert en brave.
Un de ses coups tranche en deux Faudron du Puy ;
Puis il tue vingt-quatre païens, des plus vaillants.
Jamais il n’y aura d’homme qui mette une telle ardeur à se venger.
Comme le cerf s’enfuit devant les chiens,
1875Ainsi s’enfuient les païens devant Roland.
" Voilà qui est bien, » lui dit l’Archevêque,
" Et telle est la valeur qui convient à un chevalier
" Portant de bonnes armes et assis sur un bon cheval.
" Il faut qu’il soit fort et fier dans la bataille ;
1880" Autrement il ne vaut pas quatre deniers.
" Qu’on en fasse alors un moine dans quelque moutier,
" Où il priera toute sa vie pour nos péchés.
" — Frappez, " répond Roland, « frappez, et pas de quartier !"
À ces mots, nos Français recommencent la bataille ;
1885Mais les chrétiens firent là de grandes pertes.Aoi.

archevêque raille le bon abbé Fromer, qui a peur des menaces, d’Agolant : Alez, dans abes, vos matines chanta ; etc.

CLXVIII

Hum ki ço set que ja n’avrat prisun
En tel bataille fait grant defensiun :
Pur ço sunt Franc si fier cume leun.
As vus Marsilie en guise de barun ;
1890 Siet el’ cheval qu’il apelet Guaignun ;
Plus est isnels que nen est uns falcun :
Brochet le bien, si vait férir Bevun,
(Icil ert sire de Belne e de Digun),
L’escut li freint e l’osberc li derumpt,
Que mort l’abat seinz altre escundisun ;
1895 Pois, ad ocis Ivoerie e Ivun,
Ensembl’ od els Gerart de Russillun.
Li quens Rollanz ne li est guaires loinz ;
Dist à l’ paien : « Damnes Deus mal te duinst !
« A si grant tort m’ociz mes cumpaignuns,
1900 « Colp en avras, einz que nus départium,
« E de m’ espée encoi savras le num. "
Vait le férir en guise de barun,
Trenchiet li ad li Quens le destre puign ;
Pois prent la teste de Jurfaleu le blund :
1905 Icil ert filz à l’ rei Marsiliun.
Paien escrient : « Aïe nus, Mahum ;
« Li nostre deu, vengiez nus de Carlun.
« En ceste tere nus ad mis tels feluns
" la pur murir le camp ne guerpirunt. "
1910 Dist l’uns à l’ altre : " E ! kar nus en fuium ! »,
A icest mot tel cent milie s’en vunt :.
Ki qués rapelt, ja n’en returnerunt.Aoi.

CLXIX

Li reis Marsilies le puign destre ad perdut.
Encontre tere pois getet sun escut,

1895. Ivoerie e Ivun. D’après Gauiiey (v. 88), Ivon et Ivoire sont fils du roi Othon, qui lui-même est le sixième fils de Doon de Mayence. US sont comptés au nombre des Pairs par la Chanson de Roland, Gui de

CLXVIII

Quand il sait qu’on ne lui fera point de quartier,
L’homme dans la bataille se défend rudement :
Et c’est pourquoi les Français sont fiers comme des lions.
Voici Marsile, qui a tout l’air d’un vrai baron,
1890Monté sur son cheval qu’il appelle Gaignon
Et qui est plus rapide qu’un faucon :
Il l’éperonne vivement et va frapper Beuvon,
Sire de Beaune et de Dijon ;
Il lui brise l’écu, lui rompt les mailles du haubert,
Et, sans plus de façons, l’abat raide mort.
1895Puis le roi sarrasin tua Ivoire et Ivon,
Et avec eux Girard de Roussillon.
Le comte Roland n’était pas loin :
" Que le Seigneur Dieu te maudisse, » dit-il au païen,
« Puisque tu m’as, contre tout droit, tué mes compagnons.
1900« Tu vas, avant de nous séparer, le payer d’un rude coup
« Et savoir aujourd’hui le nom de mon épée. »
Alors il va le frapper en vrai baron
Et lui tranche du coup le poing droit ;
Puis il prend la tête de Jurfaleu le blond,
1905Qui était le propre fils du roi Marsile :
« À l’aide ! à l’aide, Mahomet ! » s’écrient les païens.
« Vengez-nous de Charles, ô nos dieux.
" Quels félons il nous a laissés sur la terre d’Espagne !
« Plutôt que de nous laisser le champ, ils mourront. »
1910« — Enfuyons-nous au plus vite ! » se disent-ils l’un à l’autre.
Et voilà que, sur ce mot, cent mille hommes tournent le dos.
Les -rappeler ? c’est inutile. Ils ne reviendront pas.Aoi.

CLXIX

Il a perdu son poing droit, le roi Marsile.
Alors, il jette à terre son écu,

Bourgogne, la Karlamagnus Saga. Ivon seul figure dans, la Chronique de Weihenstephan. L’auteur de la Prise </poem> de Pampelune les regarde comme les fils de Naimes. = 1912. Lacune comblée.

Voir la note du t. 318.

Le cheval brochet des esperuns aguz ;
Laschet la resne, vers Espaigne s’en fuit,
E tel vint milie s’en vunt derere lui.
N’i ad celui k’ el’ cors ne seit feruz.
Dist l’uns à l’altre : « Li niés Carle ad vencut. »Aoi.


CLXX


De ço qui calt ? se fuiz s’en est Marsilies,
Reniés i est sis uncles l’Algalifes
1915 Ki tint Kartagene, Alferne, Garmalie
E Ethiope. une tere maldite ;
La neire gent en ad en sa baillie.
Granz unt les nés e lées les orilles,
E sunt ensemble plus de cinquante milie.
1920 Icil chevalchent fièrement e ad ire ;
Pois, si escrient l’enseigne paienie.
Ço dist Rollanz : « Ci recevrum martirie
« E or sai bien n’avum guaires à vivre ;
« Mais tut seit felki chier ne s’ vendrat primes !
1925 « Ferez, seignurs, des espées furbies :
" Si calengiez e voz morz e voz vies,
" Que dulce France par nus ne seit hunie !
« Quant en cest camp viendrat Carles mis sire,
« De Sarrazins verrat tel discipline"
1930 « Cuntre un des noz en œuverat morz quinze :
« Ne laisserat que ne nus beneïet. »Aoi.




MORT D’OLIVIER


CLXXI


Quant Rollanz voit la contredite gent,
Ki plus sunt neir que nen est arrement,
Ne n’unt de blanc ne mais que sul les denz,

Pique son cheval de ses éperons aigus,
Lui lâche les rênes et s’enfuit du côté de l’Espagne.
Vingt mille païens s’enfuient avec lui,
El il n’en est pas un qui n’ait reçu quelque blessure :
« Le neveu de Charles a vaincu, » se disent-ils l’un à l’autre.Aoi.


CLXX


Mais, hélas ! à quoi bon ? Si Marsile est en fuite,
Son oncle le Calife est resté.
1915Or c’est celui qui tenait Carthage, Alferne, Garmaille
Et l’Ethiopie, une terre maudite ;
C’est celui qui était le chef de la race noire,
Au nez énorme, aux larges oreilles :
Et il y en a là plus de cinquante mille
1920Qui chevauchent fièrement et en grande colère,
Et qui jettent le cri d’armes païen.
" C’est ici, s’écrie alors Roland, c’est ici que nous serons martyrs.
" Maintenant, je sais bien que nous n’avons plus longtemps à vivre ;
« Mais maudit celui qui ne se vendra chèrement !
1925« Frappez, seigneurs, frappez de vos épées fourbies ;
« Disputez bien votre mort, votre vie,
« Et surtout que France la douce ne soit pas déshonorée.
« Quand Charles mon seigneur viendra sur ce champ de bataille,
« Quand il verra le massacre des Sarrasins,
1930« Quand pour un des nôtres il en trouvera quinze d’entre eux parmi les morts,
« L’Empereur ne pourra pas ne point nous bénir. »Aoi.








MORT D’OLIVIER





CLXXI





<poem class="verse">
Quand Roland aperçoit la gent maudite
Qui est plus noire que de l’encre
Et n’a de blanc que les dents

1935 Ço dist li Quens : « Or sai jo veirement
« Que hoi murrum par le mien escient.
« Ferez, Franceis : kar jo F vus recumenz. "
Dist Oliviers : « Dehet ait li plus lenz ! »
A icest mot, Franceis se fièrent enz. Aoi.

CLXXII

1940 Quant paien virent que Franceis i ont poi,
Entr’ els en unt e orgoill e cunfort ;
Dist l’uns à l’ altre : « Li Emperere au tort. »
Li À Igalifes sist sur un cheval sor.
Brochet le bien des esperuns ad or ;
1945 Fiert Olivier derere, en roi le dos,
Le blanc osberc li ad desclos el’ cors,
Parmi le piz sun espiet li mist fors ;
E dist après : « Pris avez mortel colp.
« Carles li magnes mar vus laissat as porz.
1950 « Tort nus, ad fait, nen est dreiz qu’il s’en lot ;,
« Kar de vus sul ai bien vengiet les noz. » Aoi.

CLXXIII

Oliviers sent que à mort est feruz, ,
De lui vengier targier ne se voelt plus.
Tient Halteclere, dunt li aciers fut brun :
Fiert l’Algalife sur l’ helme ad or agut,
1955 E flurs e pierres en acraventet jus,
Trenchet la teste d’ici qu’as denz menuz,
Brandist sun colp, si l’ad mort abatut ;
E dist après : « Paiens, mal aies tu !
« Iço ne di Carles n’i ait perdut.
1960 « Ne à muillier n’à dame qu’as veut
« N’en vanteras el’ règne dunt tu fus
« Qu’à Carlun aies un sul denier tolut,

1935« Je suis très certain, » dit Roland ;
« Oui, je sais clairement que nous mourrons aujourd’hui.

  • Frappez, Français : car, pour moi, je vais recommencer la bataille. »

Et Olivier : " Malheur aux plus lents ! » s’écrie-t-il.
À ces mots, les Français se jettent dans le milieu.même des ennemis.Aoi.

CLXXII

1940Les païens, quand ils s’aperçoivent qu’il y a si peu de Français,
En sont remplis d’orgueil et tout réconfortes entre eux :
« Non, non, » disent-ils l’un à l’autre, « le droit n’est pas pour l’Empereur. »
Le Calife montait un cheval roux ;
De ses éperons d’or il le pique,
1945Frappe Olivier par derrière dans le milieu du dos,
Dans le corps même lui brise les mailles du blanc haubert,
Et la lance du païen passe de l’autre côté de la poitrine :
« Voilà un rude coup pour vous, » lui dit-il :
« Charles fut mal inspiré de vous laisser aux défilés.
1950« L’Empereur nous fit tort, mais n’aura guère lieu de s’en louer ;
" Car sur vous seul j’ai bien vengé tous les nôtres. »Aoi.

CLXXIII

Olivier sent qu’il est blessé à mort
Et plus ne veut tarder à se venger.
Dans son poing est Hauteclaire, dont l’acier fut bruni ;
Il en frappe le Calife sur le beaume aigu couvert d’or,
1960Et il en fait tomber à terre les pierres et les cristaux ;
Il lui tranche la tête jusqu’aux dents ;
Il brandit son coup, et l’abat raide mort :
« Maudit sois-tu, païen, » lui dit-il ensuite.
« Je ne dis pas que Charles n’ait rien perdu ;
1965« Mais, certes, ni à ta femme ni à aucune autre dame
« Tu n’iras te vanter, dans le pays où tu es né,
« D’avoir pris à l’Empereur la valeur d’un denier,

« Ne fait damage ne de mei ne d’altrui. »
Après, escriet Rollant qu’il li aïut. Aoi.

CLXXIV

1965 Oliviers sent qu’il est à mort naffrez,
De lui vengier jamais ne li iert sez ;
De Halteclere lur voit granz colps duner,
En la grant presse or i fiert cume ber,
Trenchet cez hanstes e cez escuz buclers,
E piez e puignz, espalles e costez.
1970 Ki lui veïst Sarrazins desmembrer,
Un mort sur l’altre à la tere geter,
De bon vassal li poüst remembrer.
L’enseigne Carle n’i voit mie ublier,
Munjoie escriet e halternent e cler.
1975 Rollant apelet sun ami e sun per :
" Sire cumpainz, à mei kar vus justez.
« A grant dulur ermes hoi desevret. »
Li uns pur l’altre si cumencet à plurer. Aoi.

CLXXV

Rollanz reguardet Olivier à l’ visage : -
Teinz fut e pers, desculurez e pales ;
1980 Li sancs tuz clers fors de sun cors li raiet,
Encontre tere en chièdent les esclaces :
« Deus ! » dist li Quens, « or ne sai jo que face.
« Sire cumpainz, mar fut vostre barnage !
« Jamais n’iert hum vostre cors contrevaillet.
1985 « E ! France dulce, cum hoi remeindras guaste
« De bons vassals, cunfundue e desfaite !
« Li Emperere en avrat grant damage. »
A icest mot sur sun cheval se pasmet. Aoi.

CLXXVI

As vus Rollant sur sun cheval pasmet,
1990 E Olivier ki est à mort naffrez ?

« Ni de lui avoir fait dommage soit de moi, soit d’autrui. »
Puis : « Roland ! » s’écrie-t-il, « Roland ! à mon secours ! »Aoi.

CLXXIV

1965Olivier sent qu’il est blessé à mort :
Jamais il ne saurait assez se venger.
Aux païens il distribue grands coups de Hauteclaire,
Dans la grand’presse frappe en baron,
Tranche les écus à boucles et les lances,
Les pieds, les poings, les épaules et les flancs des cavaliers.
1970Qui l’eût vu démembrer ainsi les Sarrasins,
Jeter par terre un mort sur l’autre,
Celui-là eût eu l’idée d’un bon chevalier.
Mais Olivier ne veut pas oublier le cri de Charles :
« Monjoie ! Monjoie ! » répète-t-il d’une voix haute et claire.
1975Il appelle Roland, son ami et son pair :
« Compagnon, venez vous mettre tout près de moi.
« C’est aujourd’hui le jour où nous serons douloureusement séparés ! »
Et l’un se prend à pleurer en pensant à l’autre.Aoi.

CLXXV

Roland regarde Olivier au visage.
Il est pâle, violet, décoloré, livide ;
1980Son beau sang jaillit et coule, tout clair, de son corps,
Les ruisseaux en tombent par terre :
« Dieu ! » dit Roland, " je ne sais maintenant que faire.
« Quel malheur, ami, pour votre courage !
« Jamais plus on ne verra homme de votre valeur.
1985« O douce France ! tu vas donc être, veuve
« De tes meilleurs soldats ; tu seras confondue, tu tomberas.
« L’Empereur en aura grand dommage. »
À ce mot, Roland sur son cheval se pâme.Aoi.

CLXXVI

Voyez-vous Roland, là, pâmé sur son cheval,
1990Et Olivier qui est blessé à mort ?

Tant ad seiniet, li oil li surit trublet :
Ne loinz ne près ne poet vedeir si cler
Que reconoisse nisun hume mortel.
Sun cumpaignun, cum il l’ad encontret,
1995 Si F fiert amunt sur l’helme ad or gemmel ;
Tut li detrenchet d’ici que à F nasel ;
Mais en la teste ne l’ ad mie adeset.
A icel colp l’ ad Rollanz reguardet,
Si li demandet dulcement e suef :
2000 « Sire cumpainz, faites le tus de gret ?
« Jo sui Rollanz, ki tant vus soelt amer ;
« Par nule guise ne m’avez desfiet. »
Dist Oliviers : « Or vus oi jo parler ;
« Jo ne vus vei : veiet vus damnes Deus !
2005 « Ferut vus ai ; kar le me pardunez. »
Rollanz respunt : " Jo n’ai nient de mel.
« Jo l’ vus parduins ici e devant Deu. »
A icel motl’uns à F altre ad clinet ;
Par tel amur as les vus desevret.Aoi.

CLXXVII

2010 Oliviers sent que la mort mult l’anguisset :
Ambdui li oil en la teste, li turnent,
L’oïe pert e la veüe tute ;
Descent à pied, à la tere se culchet,
Forment en halt si recleimet sa, culpe ;
2015 Cuntre le ciel ambesdous ses. mains juintes
Si preiet Deu que pareïs li dunget
E beneïet Carlun e Francedulce,
Sun cumpaignun Rollant desur tuz humes.,
Li coers li falt, li helmes li embrunchet,
2020 Trestuz li cors à la tere li justet.
Morz est li Quens, que plus ne se demuret.
Rollanz li ber le pluret, si l’ duluset ;
Jamais en tere n’orrez plus dolent hume. Aoi.

2023. Jamais en tere, etc. Les Remaniements de Paris et de Lyon nousoffrent ici un incident qui n’était évidemment

pas dans le texte primitif. Il

Il a tant saigné que sa vue en est trouble ;
Ni de près, ni de loin, ne voit plus assez clair
Pour reconnaître homme qui vive.
Le voilà qui rencontre son compagnon Roland ;
1995Sur le beaume orné de pierreries et d’or, il frappe un coup terrible,
Qui le fend en deux jusqu’au nasal,
Mais qui, par bonheur, ne pénètre pas en la tête.
À ce coup, Roland l’a regardé,
Et doucement., doucement, lui fait cette demande :
2000« Mon compagnon, l’avez-vous fait exprès ?
» Je suis Roland, celui qui tant vous aime :
« Vous ne m’aviez point défié, que je sache ?
« — Je vous entends, » dit Olivier, « je vous entends 1 parler,
« Mais point ne vous vois : Dieu vous voie, ami.
2005« Je vous ai frappé, pardonnez-le-moi.
« — Je n’ai point de mal, » répond Roland ;
" Je vous pardonne ici et devant Dieu. »
À ce mot, ils s’inclinent l’un devant l’autre.
C’est ainsi, c’est avec cet amour que tous deux se séparèrent.Aoi.

CLXXVII

2010Olivier sent l’angoisse de la mort ;
Ses deux yeux lui tournent dans la tête ;
Il perd l’ouïe ; et tout à fait la vue,
Descend à pied, sur la terre se couche,
A haute voix fait son mea culpa,
2015Joint ses deux mains et les tend vers le ciel,
Prie Dieu de lui donner son paradis,
De bénir Charlemagne, la douce. France
Et son compagnon Roland par-dessus tous les hommes.’
Le cœur lui, manque, sa tête s’incline :
2020Il tombe à terre, étendu de tout son long.
C’en est fait, le Comte est mort.
Et le baron Roland le regrette et le pleure.
Jamais sur terré vous n’entendrez un homme plusdolent.Aoi.

s’agit de la communion symbolique d’Olivier ’qui lui est administrée par Roland : Trois poïz a pris de l’erbe verdoiant. — Li angeDieu i descendent

CLXXVIII

Li quens Rollanz, quant mort vit sun ami
2025 Gesir adenz contre Orient sun vis,
Ne poet muer ne plurt e ne suspirt.
Mult dulcement à regreter le prist :
« Sire cumpainz, tant mar fustes hardiz !
« Ensemble avum estet e anz e dis ;
« Ne m’fesis mal, ne jo ne l’te forsfis.
2030 « Quant tu les morz, dulur est que jo vif. "
A icest mot se pasmet li Marchis
Sur sun cheval qu’hum cleimet Veillantif ;
Afermez est à ses estreus d’or fin :
Quel part qu’il alt, ne poet mie cair.Aoi.

CLXXIX

2035 Einz que Rollanz se seit aperceüz
De pasmeisun guariz ne revenuz,
Mult grant damage li est apareüt :
Mort sunt Franceis, tuz les i ad perdut
Seinz l’Arcevesque e seinz Gualtier de F Hum.
2040 Repairiez est de la muntaigne jus,
A cels d’Espaigne mult s’i est cumbatuz :
Mort sunt si hume, si’s unt paien vencut ;
Vœillet o nun, desuz cez vals s’en fuit

à tant ; — L’arme de lui enportent en chantant. (Lyon.) — Nous avons parlé ailleurs de ce singulier sacrement, que l’on peut rapprocher de ces confessions faites à un laïque, dont nous ayons aussi plus d’un exemple dans nos Chansons de geste. Il s’agit de la communion eucharistique reçue par les chevaliers sous l’espèce de l’herbe* ou de la verdure. À défaut de prêtres,’ à défaut d’hosties consacrées, les chevaliers se communient avec des feuilles d’arbre, avec des brins d’herbe., Élie de Saint —Gilles rencontre un chevalier mourant. Plein de charité, il s’élance vers lui : Entre ses bras le prist, —Prist une fuelle d’erbe ; à la bouce li mist. — Dieu le fait aconoistre et ses peciés gehir. — L’anme part. (B. N. anc. Lav. 80, f° 77.) Dans Raoul de Cambrai, Savari communie Bernier après l’avoir confessé : Trois fuelles d’arbre maintenant li rompi ; — IL les receut PER CORPUS Domini. (Édit. Leglay, p. 327.) Et, dans le même poème, on voit, avant la bataille, tous les chevaliers de l’armée se donner, la communion sous la même espèce Chascuns

CLXXVIII -

Quand Roland voit que son ami est mort,
2025Quand il le voit là, la face tournée vers l’Orient,
Il ne peut retenir ses larmes et ses sanglots ;
Très doucement se prend à le regretter :
« Mon compagnon, » dit-il, « quel malheur pour ta vaillance !
« Bien des années, bien des jours, nous avons été ensemble.
« Jamais tu ne me fis de mal, jamais je ne t’en fis :
2030« Quand tu es mort, c’est douleur que je vive. »
À ce mot, le Marquis se pâme
Sur son cheval, qu’on appelle Veillantif ;
Mais il est retenu à ses étriers d’or fin :
Où qu’il aille, il ne peut tomber.Aoi.

CLXXIX

2035À peine Roland a-t-il repris ses sens,
À peine est-il guéri et revenu de sa pâmoison,
Qu’il s’aperçoit de la grandeur du désastre.
Tous les Français, sont morts, il les a tous perdus,
Excepté deux, l’Archevêque et Gautier de l’Hum.
2040Celui-ci est descendu de la montagne
Où il a livré un grand combat à ceux d’Espagne.
Sous les coups des païens vainqueurs tous ses hommes sont morts :
Bon gré, mal gré, il s’est enfui dans ces vallées,

frans bon de la pitié plora ; — Mains gentishons s’i acumenia — De trois pous d’erbe, qu’autre prestre n’i a. (Ibid., p. 95.) Dans Renaus de Montauban, Richard s’écrie : Car descendons à terre et si nos confesson, — Et des peus de cete herbe nos acomenion. (Édit. Michelant, p. 181, vers 26, 27.) Dans Aliscans, la communion de Vivien est réellement sacramentelle : Guillaume, par un étonnant privilège, a emporté avec lui une hostie consacrée, et c’est avec cette hostie qu’il console et divinise les derniers instants de son neveu. Quant à la communion par le feuillage, il faut la CONSIDÉRER UNIQUEMENT COMME SYMBOLIQUE, et c’est ce que prouvent jusqu’à l’évidence les vers plus haut cités de Raoul de Cambrai : Trois fuelles d’arbre receut PER CORPUS DOMINI. Bref, on ne se confesse à un laïque qu’a défaut de prêtre ; on ne communie avec des feuilles qu’a défaut d’hostie. De ces deux rites il n’existe aucune trace dans le Roland, dont l’auteur nous paraît théologiquement

plus exact que tous nos autres épiques,

E si recleimet Rollant qu’il li aïut :
2045 « Gentilz quens, sire, vaillant hum, ù les tu ?
« Unkes nen oi pour là ù tu fus.
« Ço est Gualtiers ki cunquist Maëlgut,
« Li niés Droün, à l’ vieill e à l’ canut.
« Pur vasselage suleie estre tis druz.
« As Sarrazins me sui tant cumbatuz
2050 « Ma hanste est fraite e perciez mis escuz,
« E mis osbercs desmailiez e rumpuz.
« Par roi le cors de lances sui feruz : ’
« Sempres murrai, mais chier me sui venduz. »
A icel mot l’ad Rollanz coneüt ;
2055 Le cheval brochet, si vient puignant vers lui. Aoi.

CLXXX-

« Sire Gualtiers, » ço dist li quens Rollanz,
« Bataille oüstes od la paiene gent :
« Vus suiez estre vassals e cumbatant,
« Mil chevaliers en menastes vaillanz.
« lèrent à mei ; pur ço vus les demant.
« Rendez les mei, que bosuing en ai grant. »
Respunt-Gualtiers : « N’en verrez un vivant.
« Laissiez les ai en cet dulurus camp.
« De Sarrazins nus i œuvasmes tanz,
« Turcs eErmines, Canelius e Jaianz,
« Cels de Balise, des meillurs cumbatanz,
« Sur lur chevals arrabiz e curanz ;
« Une bataille avum faite si grant
« N’i ad paien devers altre s’en vant.
« Seisante milie en i ad morz gisanz.
« Vengiez nus sumes à noz acerins branz.
« Avum iloec perdut trestuz noz Francs ;
« De mun osbere en sunt rumput li par ;

2047 Gualtiers. Dans la Keiser Karl Màgmis’s kronike, Gautier est appelé Velter ; et est présenté comme le « frèro

de la sœur » de l’Archevêque : = Maël

Et voilà qu’il appelle Roland : « À mon aide ! à mon aide !
2045« Hé !» s’écriert-il, «noble comte, vaillant homme, où es-tu ?
« Dès que je te sentais là, je n’avais jamais peur.
« C’est moi, c’est moi, Gautier, qui vainquis Maëlgut ;
« C’est moi, le neveu du vieux Drouon, de Drouon le chenu :
« C’est moi que mon courage avait rendu digne d’être ton ami.
« Je me suis tant battu contre les Sarrasins
2050« Que ma lance en est rompue et mon écu percé ;
« Mon haubert est en lambeaux,
« Et mon corps est criblé de coups de lance.
« Je vais mourir, mais je me suis chèrement vendu. »
À ce mot, Roland l’a entendu ;
2055Il pique son cheval et galope vers lui.Aoi.

CLXXX

« Sire Gautier, » lui dit le comte Roland,
« Vous avez eu grande bataille contre la gent païenne ;
« Or, vous étiez un brave et un vaillant
« Et m’aviez emmené mille bons chevaliers.■
« Ils étaient à moi, c’est pourquoi je vous les demande.
« Rendez-les-moi : car j’en ai grand besoin.
« — Morts, » répond Gautier. « Plus ne les verrez,
« Et j’ai laissé tous leurs corps sur le champ douloureux.
« Nous avons, là-haut, trouvé tant de-Sarrasins !
« Il y avait des Chananéens, des Géants, des Arméniens et des Turcs,
« Et ceux de Balise, qui sont leurs meilleurs soldats,
« Sur leurs chevaux arabes qui vont si vite.
« Nous avons si rudement mené cette bataille
« Que pas un païen ne s’en vantera.
« Soixante mille sont morts et gisent à terre.
« Ah ! nous noussommes bien vengés, à coups de nos épees d’acier,
« Mais nous y avons perdu tous nos Français.
« Les pans de mon haubert sont en pièces,

gut et Droün sont des personnages dont les noms figuraient sans doute en des Chansons que nous n’avons plus.

2055. Lacune comblée, V. le vers 318.

« Mortels ai plaies es costez e es flancs
« De tutes pars en ist fors li clers sancs ;
« Trestuz li cors m’ en vait afiebliant :
« Sempres murrai, par le mien esciant.
« Jo sui vostre hum e vus tien à guarant :
« Ne me blasmez, se jo m’en vai fuiant.
« — Ne l’ ferai mie, » ço dit li quens Rollanz ;
« Mais or m’aidiez à tut vostre vivant. »
D’ire e de doel en tressuet Rollanz.
De sun blialt ad trenchiez les dous pans :
Guallier en bandet les coslez e les flancs.Aoi.


CLXXXI


Rollanz ad doel, si fut maltalentifs :
En la grant presse cumencet à férir ;
De cels d’Espaigne en ad getet morz vint,
E Gualtiers sis, e l’Arcevesques cinc.
2060 Dient paien : « Feluns humes ad ci.
« Guardez, seignurs, que il n’en algent vif.
« Tant nus unt fait ne deivent estre prins,
« Mais trestuil estre detrenchiet e ocis,
« Tut par seit fel ki ne ’s vait envaïr,
« E recreant ki les lerrat guarir ! »
Dune recumencent e li hus e li cris :
2065 De tutes parz les revunt envaïr.
Deus les aïut qui unkes ne mentit ! Aoi.




CHARLEMAGNE APPROCHE


CLXXXII


Li quens Rollanz fut mult hardis e fiers,
Gualtiers de l’Hum est bien bons chevaliers,
Li Arcevesques prozdum e essaiez ;

« El j’ai tant de blessures aux côtés et aux flancs •
« Que le clair sang coule de toutes parts.
« Tout mon corps va s’affaiblissant,
« Et je sens bien que je vais mourir.
« Je suis votre homme, Roland, et vous tiens pour mon seigneur mon appui.
« Si je me suis enfui, ne m’en blâmez.
« — Je n’en veux rien faire, » dit le comte Roland.
« Mais, tant que vous vivrez, aides-moi. »
Roland est tout en sueur, de colère et de douleur.
Il tranche en deux les pans de son bliaud
Et se met à bander les flancs de Gautier.Aoi.


CLXXXI


Roland est plein de douleur, Roland est plein de rage.
Dans la grande mêlée, il commence à frapper ;
Il jette à terre vingt-cinq païens d’Espagne, raides morts.
Gautier en tue six, l’Archevêque cinq.
2060« Quels terribles hommes ! » s’écrient les païens.
« Prenons garde qu’ils ne s’en aillent vivants :
« Ils nous ont fait tant de mal qu’il ne faut pas faire de prisonniers,
« Mais massacrer et tuer tout.
« Honte à qui n’ira pas les attaquer !
« Honte surtout à qui les laisserait échapper ! »
Alors recommencent les cris, et les huées,
2065Et de toutes parts les païens envahissent les trois Français.
Que Dieu, qui jamais ne mentit, que Dieu vienne à leur aide !Aoi.




CHARLEMAGNE APPROCHE


CLXXXII


Le comte Roland fut très hardi et fier,
Et Gautier de l’Hum fut un très bon chevalier.
Pour l’Archevêqué, c’est un brave éprouvé.

Li uns ne voelt l’altre nient laissier.
2070 En la grant presse i fièrent as paiens.
Mil Sarrazin i descendent à pied,
E à cheval sunt quarante millier.
Mien escientre, ne ’s osent aproismier.
Il lancent lur e lances e espiez,
2075 Wigres e darz, e museraz e atgiers.
As premiers colps i unt ocis Gualtier,
Turpin de Reins tut son escut perciet,
Quasset sun helme ; si l’ unt naffret el’ chief,
E sun osberc rumput e desmailiet,
2080 Par roi le cors naffret de quatre, espiez ;
Dedesuz lui ocient sun destrier.
Or est granz doels quant l’Arcevesques chiet.
Deus les aïut, li Glorius de l’ ciel !Aoi.

CLXXXIII

Turpins de Reins, quant se sent abatuz,
De quatre espiez par roi le cors feruz,
2080 Isnelement li ber resailit sus ;
Rollant reguardet, pois si li est curuz,
E dist un mot : « Ne sui mie vencuz ;
« la bons vassals nen iert vifs recreüz. »
Il trait Almace, s’espée d’acier brun,
2090 En la grant presse mil colps i fiert e plus.
Pois le dist Carles qu’il n’en espargnat nul
Tels quatre cenz i œuvat entur lui,
Alquanz naffrez, alquanz par roi feruz ;
Si ont d’icels ki les chiefs unt perdut.
2095 Ço dist la Geste e cil ki el’ camp fut,

2075. Wigres e darz, e museraz e atgiers. Ce sont là différentes espèces de flèches ou javelots. = D’après le P. Daniel (en son Histoire de la milice française), les materas étaient de gros javelots courts, à bois très épais, et terminés par une lourde masse ronde de fer ou de plomb. Mais on ne saurait assimiler les materas aux museraz. -Nous avons dit ailleurs (note du v. 439) ce que c’était qu’un atgier, et comment ce mot est d’origine saxonne.

2089. Almace. Almace est une des

trois épées que le juif Malakin d’Ivin

L’un ne veut pas abandonner l’autre :
2070C’est au plus fort de la mêlée qu’ils frappent les païens.
Il y a là mille Sarrasins à pied,
Et quarante milliers à cheval.
En vérité, ils n’osent approcher des trois Français.
De loin, ils jettent sur eux lances et épieux,
2075Javelots, dards, flèches et piques.
Les premiers coups ont tué Gautier.
Quant à Turpin de Reims, son écu est percé,
Son beaume brisé, sa tête blessée,
Son haubert rompu et démaillé ;
2080Quatre lances lui sont entrées dans le corps ;
Son destrier meurt sous lui.
Ah ! c’est grande douleur quand l’Archevêque tombe.
Que Dieu les aide, le glorieux du ciel !Aoi.

CLXXXIII

Quand Turpin de Reims se sent abattu,
Quand il se voit percé de quatre coups de lance,
2085Il se relève en un instant, le brave ; il se redresse,
Cherche Roland du regard, court vers lui
Et ne lui dit qu’un mot : « Je ne suis pas vaincu.
« Tant qu’un bon vassal est vivant, il ne se rend pas. »
Alors il tire Almace, son épée d’acier bruni,
2090Et se lance en pleine mêlée, où il frappe plus de mille coups.
C’est Charlemagne qui en rendit plus tard le témoignage :
Turpin ne fit grâce à aucun,
Et l’Empereur trouva quatre cents cadavres autour de lui,
Les uns blessés, les autres tranchés par le milieu du corps,
Les autres privés de leurs têtes.
2095Voilà ce que dit la Geste, et aussi celui qui était sur le champ de bataille,

donna pour la rançon de son père Abraham. Les deux autres étaient Durendal et Courtain. (Bïbl. de l’École des chartes, XXV, 101.):= L’épée de Turpin est une de celles qui furent essayées sur le perron d’acier du palais de Charlemagne, à Aix. Elle résista à l’épreuve.=Almace est appelée Almuce dans Venise IV ; Aigredure, dans le Remaniement de Paris ; Almire, dans celui de Versailles ; Autemise, dans Renaus de Montauban.

2095-2098. Ço dist la Geste... e seinz

Gilles. On a voulu induire, de ces

Li ber seins Gilies, pur ki Deus fait vertuz,
E flst la cartre el’ mustier de Loüin.
Ki tant ne set ne l’ad prud entendut.Aoi.

CLXXXIV

Li quens Rollanz gentement se cumbat ;
2100 Mais le cors ad tressuet e mult cald ;
En la teste ad e dulur e grant mal ;
Rut ad le temple pur ço que il cornat ;
Mais saveir voelt se Carles i viendrat.
Trait l’olifant, fieblement le sunat.
2105 Li Emperere s’estut, si l’ escultat :
« Seignurs, dist il, mult malement nus vait.
« Rollanz mis niés hoi cest jur nus defalt :
« J’ oi à l’ corner que guaires ne vivrat.
« Ki estre i voelt, isnelement chevalzt.
2110 « Sunez voz graisles tant que en ceste ost ad !
Seisante milie en i cornent si hait,
Sunent li munt e respundent li val.
Paien l’entendent, ne l’tindrent mie en gab.
Dist l’uns à l’altre : « Carlun avrum nus ja. »Aoi.

quatre vers, qu’un certain Gilles pourrait être l’auteur de la Chanson de Roland. Rien n’est moins fondé. Les mots : Ço dist la Geste e cil Iei el’ camp fat, indiquent seulement une source historique, à laquelle serait remonté notre poète. C’est là une habitude de nos épiques, qui renvoient souvent leurs lecteurs à certaines Chroniques officielles, à certaines Gestes de couvent, lesquelles, suivant l’âge du poème, sont présentées comme originaires de Laon ou de Saint-Denis. = Or, saine Gilles a été mêlé d’une façon très intime à la légende de Charlemagne. Historiquement.parlant, il a vécu sons Charles Martel ; mais nos poètes le font vivre sous le fils de Pépin, et c’est lui qui lut, dit-on, sur un parchemin tombé du ciel, le péché dont le grand Empereur n’avait pas voulu se confesser. Ce dernier fait est relaté dans un vitrail de Chartres et dans nos textes liturgiques. (Adam de Saint-Victor, Promat pia vox, etc. Cf. la Légende dorée.) = Ayant été mêlé, dans cet épisode, à l’histoire poétique du grand Empereur, saint Gilles le fut sans doute plus profondément. Le Stricker (remaniement allemand du Ruolandes Liet) nous montre à Roncevaux « l’immaculé saint Gilles, qui depuis longtemps vivait solitaire dans une grotte de France ». Un poème français de la décadence, Hugues Capet (p. 210 de l’édition de M. de la’ Grange), nous parle d’un vieillard qui fu en Raincheval où Rolans fu perdu, et qui fit vœu de se faire ermite s’il échappait au désastre. Mais le document le plus précieux que l’on puisse consulter

sur cette tradition est la Keiser Karl

Le baron saint Gilles, pour qui Dieu fait des miracles.
Il en écrivit le récit au moutier de Laon.
Qui ne sait ces choses n’y entend rien.Aoi.

CLXXXIV

Il se bat noblement, le comte Roland :
2100Il a tout le corps en sueur et en feu ;
Mais surtout quel mal, quelle douleur dans la tête !
D’avoir sonné son cor sa tempe est tout ouverte ;
Toutefois il voudrait bien savoir si Charles viendra.
De nouveau il prend son cor et en tire un son, bien faible, hélas !
2105L’Empereur, là-bas, s’arrêta et l’entendit :
« Seigneurs, dit-il. tout va mal pour nous,
« Et mon neveu Roland va nous manquer aujourd’hui.
« Aux sons de son cor. je vois qu’il n’a plus longtemps à vivre.
« Si vous désirez arriver à temps, pressez vos chevaux.
2110« Tout ce qu’il y a de trompettes dans l’armée. qu’on les sonne ! »
Alors on sonne soixante mille trompettes, et si haut
Que les monts en retentissent et que les vallées y répondent.
Les païens les entendent, ils n’ont garde de rire :
« C’est Charles qui arrive, » disent-ils l’un à l’autre, « c’est Charles !»Aoi.

Magnus’s kronike. (Édit. de 1867, p. 130.) Après avoir énuméré les prodiges qui annoncèrent la mort de Roland, l’auteur danois cite, à l’appui de son récit, le témoignage de saint Gilles : « Le même jour il arriva un grand miracle chez les Franks. Il se fit aussi obscur que s’il avait été nuit. Le soleil ne donna plus de lumière, et maint nomme craignit pour sa vie. Saint Gilles dit que ce miracle arrivait à cause de Roland, parce qu’il devait mourir ce jour-là. » = Voilà quelles sont les données de la légende au sujet de saint Gilles. De là à le supposer auteur d’une Geste écrite, ou d’un récit de ce combat dans une charte conservée à Laon, il n’y a pas loin, pour qui connaît les coutumes littéraires du moyen âge. « Il n’est pas étonnant, avons-nous dit ailleurs, qu’on ait mis sur le compte d’un saint aussi populaire une relation apocryphe de la défaite de Roncevaux. » = Il NE FAUT RIEN CHERCHER DE PLUS DANS LES QUATRE VERS QUI SONT L’OBJET DE CETTE NOTE : telle notre conclusion. = Le scribe italien auquel nous devons le manuscrit de Venise IV n’a pas comprisseint Gilie, et a substitué : Li ber san Guielmo. C’est une allusion peu intelligente à Guillaume d’Orange, qui était, au delà des Alpes, bien plus populaire que saint Gilles. = Pur te Deus fait vertuz. Saint Gilles, D’APRÈS TOUS LES MONUMENTS LITURGIQUES, est particulièrement célèbre comme thaumaturge : Miraculorum coruscans virtutibus, dit la plus ancienne des proses qui lui ont été consacrées. (Mone, Hymni latini medii aevi, II, 165.)

CLXXXV

2115 Dient paien : « L’Emperere repairet ;
« De cels de France oez suner les glaisles.
« Se Carles vient, de nus i avrat perle ;
« Se Rollanz vit, nostre guère nuvelet :
« Perdut avum Espaigne nostre tere. »
2120 Tel quatre cent s’en asemblent à helmes
E des meillurs ki el’ camp quident estre.
À Rollant rendent un estur fort e pesme :
Ore ad li Quens endreit sei mult que faire.Aoi.

CLXXXVI

Li quens Rollanz, quant il les veit venir,
2125 Tant se fait forz e fiers e maneviz :
Ne s’ recrerrat tant cum il serat vifs,
Einz murreit il que il voeillet fuïr.
Siet el cheval qu’hum cleimet Veillantif :
Brochet le bien des esperuns d’or fin.
En la grant presse les vait tuz envaïr,
2130 Ensembl’ od lui l’arcevesques Turpins.
Dist l’uns à l’ altre : « Çà vus traiez, amis.
« De cels de France les corns avum oït.
« Carles repairet, li reis poesteïfs. »Aoi.

CLXXXVII

Li quens Rollanz unkes n’amat cuard,
2135 Ne orgoillus n’ hume de m’aie part,
Ne chevalier, s’il ne fust bons vassals.
E l’arcevesque Tùrpin en apelat :
« Sire, à pied estes, e jo sui à cheval ;

2126. Vellantif : C’est dans la Chanson d’Aspremont (nous en possédons un manuscrit de la première moitié du XIIIe siècle) que nous assistons à la conquête par Roland, encore enfant, de l’épée Durendal et du cheval Veil

CLXXXV

2115« L’Empereur, » s’écrient les païens ! « l’Empereur revient sur ses pas,
« Et ce sont bien les trompettes françaises qu’on entend.
« Si Charles arrive, quel désastre pour nous !
« Si Roland survit, c’est toute notre.guerre qui recommence,
« Et l’Espagne, notre terre, est perdue. »
2120Alors quatre cents d’entre eux se rassemblent, bien couverts de leurs beaumes,
Parmi les meilleurs de toute l’armée païenne.
Et voici qu’ils livrent à Roland un affreux, un horrible assaut.
Ah ! le Comte a vraiment assez de besogne.Aoi.

CLXXXVI

Quand le comte Roland les voit venir,
2125Il se fait tout fier, il se sent plus fort, il est prêt.
Tant qu’il aura de la vie, il ne se rendra pas :
Plutôt la mort que la fuite.
Il monte son cheval Veillantif,
De ses éperons d’or fin le pique,
Et, au plus fort de la mêlée, court attaquer les païens.
2130L’archevêque Turpin y va avec lui.
Et les Sarrasins : « Fuyez, amis, fuyez, » disent-ils l’un à l’autre ;
« Car nous avons entendu les trompettes de. France.
« Il revient, le-roi puissant ! Charles arrive !»Aoi.

CLXXXVII

Jamais le comte Roland n’aima les lâches,
2135Ni les orgueilleux, ni les méchants,
Ni les chevaliers qui ne sont pas bons vassaux.
Il s’adresse à l’archevêque Turpin :
« Sire, » lui dit-il, «vous êtes, à pied, et moi à cheval.

lantif. II les conquiert l’une et l’autre sur le jeune Eaumont, fils du roi païen Agolant. La scène de ces exploits est la Calabre. Voir, dans nos Épopées françaises, l’analyse de la Chanson

d’Aspremont. (Il, p. 63 et ss.)

« Pur vostre amur ici prendrai estai ;
2140 « Ensemble avrum e le bien e le mal,
« Ne vus lerrai pur nul hume de carn ;
« Encoi rendrum à paiens cest asalt ;
« Li meillur colp cil sunt de Durendal. »
Dist l’Arcevesques : « Fel ki bien n’i ferrat !
« Après icest n’avrum jamais asalt.
2145 « Carles repairet, ki bien vus vengerat. » AOI.

CLXXXVIII

Dient païen : « Si mare fumes net !
« Cum pesmes jurz nus est hoi ajurnez !
« Perdut avum noz seignurs e noz pers.
« Carles repairet od sa grant ost, li ber :
2150 « De cels de France odum les graisles clers ;
« Grant est la noise de Munjoie escrier.
« Li quens Rollanz est de tant grant fiertet,
« la n’iert vencuz pur nul hume carnel ;
« Lançum à lui ; pois, si l’ laissum ester. »
2155 E il si firent : darz e wigres asez,
Espiez e lances e museraz enpennez :
L’escut Rollant unt frait e estroet,
E sun osberc rumput e desaffret,
Mais enz el’ cors ne l’uni mie adeset ;
2160 Veillantif unt en trente lius naffret,
Desuz le Cunte si l’i unt mort getet.
Païen s’en fuient ; pois, si l’ laissent ester ;
Li quens Rollanz à pied i est reniés. AOI.

CLXXXIX

Païen s’en fuient mult esfrééement.
Dist l’uns à l’altre : « Vencuz nus ad Rollanz.
« Li Emperere repairet veirement :
« Oez les graisles de la franceise gent ;
« Fiz est de mort ki el’ camp les atent :

2163. — Lacune - comblée. Voir la note du v. 318.

« Par amour pour vous, je veux faire halte.
2140« Nous partagerons ensemble le bien et le mal,
« Et, pour aucun homme du monde, je ne vous abandonnerai.
« Tous les deux nous rendrons aux païens leur assaut :
« Les meilleurs coups sont ceux de Durendal !
« — Honte à qui ne frappe pas de son mieux, » dit l’Archevêque.
« Après cette bataille nous n’en aurons plus d’autre,
2145« Charles arrive, qui vous vengera. »Aoi.

CLXXXVIII

« Nous sommes nés pour notre malheur, » disent les païens,
« Et ce jour s’est levé pour nous bien funeste !
« Nous avons perdu nos seigneurs et nos pairs.
« Et voilà que Charles, le baron, revient avec sa grande armée :
2150« Nous entendons d’ici les claires trompettes de ceux de France
« Et le grand bruit que fait le cri de Monjoie.
« Rien n’égale la fierté du comte Roland,
« Et il n’est pas d’homme vivant qui le puisse vaincre.
« Tirons de loin, et laissons-le sur le terrain. »
2155Ainsi firent-ils. Ils lui lancent de loin dards et javelots,
Épieux, lances et flèches empennées ;
Ils ont mis en pièces et troué l’écu de Roland ;
Ils lui ont déchiré son haubert dont l’orfroi est enlevé ;
Mais point no l’ont touché dans son corps.
2160Pour Veillantif, il a reçu trente blessures
Et sous le Comte est tombé mort.
Les païens, cependant, s’enfuient et laissent Roland seul,
Seul et à pied.Aoi.

CLXXXIX

Les païens s’enfuient, pleins d’effroi :
« Roland, » se disent-ils l’un à l’autre, « Roland nous a vaincus,
« Et le grand Empereur revient sur ses pas.
« Entendez les clairons de l’armée française.
« Attendre les Français, c’est être assuré de mourir.

« Tanz gentilz reis ad renduz recreanz !
« Jamais Marsilies ne nus serai guarani.
« Perdut avum Espaigne la vaillant,
« Se l’Amiralz pur nus ne la defent. » Aoi.




LA DERNIERE BÉNÉDICTION DE L’ARCHEVÊQUE


CXC


Paien s’en fuient curuçus e iriet,
2165 Envers Espaigne tendent de l’ espleitier,
Li quens Rollanz ne ’s ad dune encalciez.
Perdut i ad Veillantif sun destrier :
Voeillet o nun, remés i est à pied.
A l’ arcevesque Turpin alat aidier,
2170 Sun helme ad or li deslaçat de l’ chief,
Si li tolit le blanc osberc legier,
E sun blialt li ad tut detrenchiet,
En ses granz plaies les pans li ad fichiel ;
Cuntre sun piz, pois, si F ad embraciet ;
2175 Sur l’herbe verte, pois, l’ad suef culchiet.
Mult dulcement li ad Rollanz preiet :
« E ! gentilz hum, kar me dunez cungied.
« Noz cumpaignuns, que oümes tant chiers,
« Or sunt il mort, nés i devum laissier ;
2180 « Jo’es voeill aler e querre e entercier,
« Dedevant vus juster e enrengier. »
Dist l’Arcevesques : « Alez e repairiez.
« Cist camps est vostre, la mercit Deu, e miens. » Aoi.


CXCI


Rollanz s’en turnet, par le camp vait tut suls,
2185 Cerchet les vals e si cerchet les munz ;
Iloec œuvat Ivoerie e Ivun,
Truvat Gerin, Gerier sun cumpaignun,

« Tant de nobles rois se sont déjà mis aux pieds de l’Empereur.
« Ce n’est pas Marsile qui nous pourra jamais sauver,
« Et nous avons perdu la riche Espagne,
« Si l’Emir ne vient la défendre pour nous.»Aoi.




LA DERNIÈRE BÉNÉDICTION DE L’ARCHEVÊQUE


CXC


Païens s’enfuient, courroucés et pleins d’ire ;
2165Ils se dirigent en hâte du côté de l’Espagne.
Le comte Roland ne les a point poursuivis,
Car il a perdu son cheval Veillantif.
Bon gré, mal gré, il est resté à pied.
Le voilà qui va aider l’archevêque Turpin ;
2170Il lui a délacé son beaume d’or sur la tête ;
Il lui a retiré son blanc haubert léger ;
Puis il lui met le bliaud tout en pièces,
Et en prend les morceaux pour bander ses larges plaies.
Il le serre alors étroitement contre son sein
2175Et le couche doucement, doucement, sur l’herbe verte.
Ensuite, d’une voix très tendre, Roland lui fait cette prière :
« Ah ! gentilhomme, donnez-m’en votre congé.
« Nos compagnons, ceux que nous aimions tant,
« Sont tous morts ;’ mais nous ne devons point les laisser ici.
2180« Écoutez : je vais aller chercher et reconnaître tous leurs corps ;
« Puis je les déposerai à la rangette devant vous.
« — Allez, » dit l’Archevêque, « et revenez bientôt.
« Grâce à Dieu, le champ nous reste, à vous et à moi ! »Aoi.


CXCI


Roland s’en va. Seul, tout seul, il parcourt le champ de bataille ;
2185Il fouille la montagne, il fouille la vallée ;
Il y trouve les corps d’Ivon et d’Ivoire ;
Il y trouve Gerier et Gerin, son compagnon ;

E si œuvat Engelier le Guascuin,
E si œuvat Berengier e Otun ;
Iloec œuvat Anseïs e Sansun,
Truvat Gerart le vieil de Russillun.
2190 Par un e un i ad pris les baruns.
À l’Arcevesque en est venuz atut :
Si ’s mit en reng dedevant ses genuilz.
Li Arcevesques ne poet muer n’en plurt,
Lievet sa main, fait sa beneïçun.
2195 Après, ad dit : « Mare fustes, seignurs.
« Tutes vos anmes ait Deus li glorius !
« En pareïs les metet en seintes flurs !
« La meie mort me rent si anguissus :
« la ne verrai le riche Empereür. »Aoi.

CXCII

2200 Rollanz s’en turnet, le camp vait recerchier.
De suz un pin, de lez un eglentier,
Sun cumpaignun ad œuvet Olivier ;
Cuntre sun piz estreit l’ad embraciet ;
Si cum il poet, à l’Arcevesque en vient,
Sur un escut l’ad as altres culchiet ;
2205 E l’Arcevesques l’ad asolt e seigniet.
Idunc agrieget li doels e la pitiét.
Ço dit Rollanz : « Bels cumpainz Oliviers,
« Vus fustes filz à l’ bon cunte Renier,
« Ki tint la marche tresqu’à Gennes el’ rivier ;

2208. Renier. Le comte Renier de Gennes joue un rôle très important dans le roman de Girars de Viane, lequel est moins profondément traditionnel que notre Roland, mais d’une antiquité encore respectable, = Renier est fils de Garin de Montglane ; il est frère de Girart de Vienne, de Mile de Pouille et d’Hernaut de Beaulande. Après avoir soulagé la misère de son vieux père, il part avec Girart, et arrive, en quête d’aventures, à la cour de Charlemagne. (Édit. P. Tarbé, pp. 1-12.) Il ne s’y fait d’abord connaître que par ses brutalités, et force ainsi l’Empereur à le prendre à son service. (Ibid., pp. 11-20.) Alors il fait oublier sa grossièreté et son orgueil, en se rendant véritablement utile au roi de France et en délivrant les environs de Paris des brigands qui les infestaient. Mais sa nature violente reprend bientôt le dessus, et il réclame à Charles la récompense de tant de services. (Ibid., pp. 20-32.) Le roi de Saint-Denis s’empresse de se débarrasser de ce dangereux ami. Il l’envoie à Gennes épouser

la fille du feu duc. (Ibid., pp. 30-32.)

II y trouve le Gascon Engelier ;
Il y trouve Bérenger et Othon ;
Il y trouve Anséis et Samson ;
Il y trouve Gérard, le vieux de Roussillon.
2190L’un après l’autre, il emporte les dix barons ;
Avec eux il est revenu vers l’Archevêque,
Et les a déposés en rang aux genoux de Turpin.
L’Archevêque ne peut se tenir d’en pleurer ;
Il élève sa main, il leur donne sa bénédiction :
2195« Seigneurs, » dit-il, « mal vous en prit.
« Que Dieu le glorieux ait toutes vos âmes !
« Qu’en paradis il les mette en saintes fleurs !
« Ma propre mort me rend trop angoisseux :
« Plus ne verrai le grand Empereur. »Aoi.

CXCII

2200Roland s’en retourne fouiller la plaine :
Sous un pin, près d’un églantier,
Il a trouvé le corps de son compagnon Olivier,
Le tient étroitement serré contre son cœur,
Et, comme il peut, revient vers l’Archevêque.
Sur un écu, près des autres Pairs, il couche son ami,
2205Et l’Archevêque les a tous bénis et absous.
La douleur alors et les larmes de redoubler :
« Bel Olivier, mon compagnon, » dit Roland,
« Vous fûtes fils au bon comte Renier
« Qui tenait la Marche de Gênes.

Renier part, épouse la dame et fortifie sa ville : car il ne rêve que de guerre. (Ibid., pp. 32-33.) Il a bientôt deux beaux enfants ; l’un est Olivier, l’autre est Aude. Durant le siège de Vienne par Charlemagne, le premier révèle son courage, et la seconde sa beauté. D’ailleurs, les fils de Garin chargent alors de leur querelle le seul Olivier, qui combat plusieurs jours contre lé champion del’Empereur, contre Roland. C’est sous les murs de Vienne que Roland se prend pour Olivier d’une amitié que rien ne pourra plus éteindre ; c’est là qu’il aime la belle Aude et devient son fiancé. Cbid., pp. 53 et suiv.) = Un Roman spécial a été consacré à Renier de Gennes : par malheur, il ne nous en reste qu’une version en prose. (Arsenal, B. L. F. 226, f° 34, r°, et suiv.) On y assiste à l’arrivée de Renier dans la ville de Gennes, à son combat avec le Sarrasin Sorbrin et à son mariage avec la belle Olive, qui devient la mère d’Olivier et d’Aude. Ce méchant roman n’a aucune valeur légendaire. Cf. également

le début de Fierabras,

2210 « Pur hanstes fraindre, pur escuz peceicr,
« E pur osbercs derumpre e desmailier,
« E pur produmes tenir e cunseillier,
« E pur glutuns veintre e esmaier,
« En nule tere n’ont meillur chevalier. »Aoi.

CXCIII

2215 Li quens Rollanz, quant il veit morz ses pers
E Olivier, qu’il tant poeit amer,
Tendrur en ont, cumencet à plurer.
En sun visage fut mult desculurez.
Si grant doel ont que mais ne pout ester :
2220 Voeillet o nun, à tere chiet pasmez.
Dist l’Arcevesques : « Tant mare fustes, ber ! » Aoi.

CXCIV

Li Arcevesques, quant vit pasmer Rollant,
Dune ont tel doel, unkes mais n’ont si grant ;
Tendit sa main, si ad pris l’olifant.
2225 En Rencesvals ad un ewe curant ;
Aler i voelt, si’n durrat à Rollant.
Tant s’es forçat qu’il se mist en estant :
Sun petit pas s’en turnet, cancelant.
Il est si fiebles qu’il ne poet en avant ;
N’en ad vertut, trop ad perdut de l’ sanc ;
2230 Einz qu’ hum alast un sul arpent de camp,
Li coers li falt, si est caeiz avant :
La sue mort le vait mult anguissant. Aoi.

CXCV

Li quens Rollanz revient de pasmeisun,
Sur piez se drecet, mais il ad grant dulur ;
2235 Guardet aval e si guardet amunt ;
Sur l’herbe verte, ultre ses cumpaignuns,
Là veit gesir le nobilie barun :
Ç’ est l’Arcevesques, que Deus mist en sun num.

2210« Pour briser une lance, pour mettre en pièces un écu,
« Pour rompre et démailler un haubert,
« Pour conseiller loyalement les bons,
« Pour venir à bout des traîtres et des lâches,
« Jamais, en nulle terre, il n’y eut meilleur chevalier. »Aoi.

CXCIII

2215Le comte Roland, quand il voit morts tous ses pairs
Et Olivier, celui qu’il aimait tant,
Il en a de la tendreur dans l’âme ; il se prend à pleurer ;
Tout son visage en est décoloré.
Sa douleur est si forte qu’il ne peut se soutenir ;
2220Bon gré, mal gré, il tombe en pâmoison ;
Et l’Archevêque : « Quel malheur, » dit-il, « pour un tel baron ! »Aoi.

CXCIV

L’Archevêque, quand il vit Roland se pâmer,
En ressentit une telle douleur, qu’il n’en eut jamais de si grande.
Il étend la main et saisit l’olifant.
2225En Roncevaux il y a une eau courante ;
Il y veut aller pour en donner à Roland.
Il fait un suprême effort, et se relève ;
Tout chancelant, à petits pas, il y va ;
Mais il est si faible qu’il ne peut avancer ;
Il n’a pas la force, il a trop perdu de son sang.
2230Avant d’avoir marché l’espace d’un arpent,
Le cœur lui manque, il tombe en avant :
Le voilà dans les angoisses de la mort.Aoi.

CXCV

Alors le comte Roland revient de sa pâmoison,
Il se redresse ; mais, hélas ! quelle douleur pour lui !
2235Il regarde en aval, il regarde en amont ;
Au delà de ses compagnons, sur l’herbe verte,
Il voit étendu le noble baron,
L’Archevêque, le représentant de Dieu.
<

Cleimet sa culpe, si reguardet amunt,
2240 Cuntre le ciel ambesdous ses mains juint,
Si priet Deu que pareïs li duinst.
Morz est Turpins el servise Carlun.
Par granz batailles e par mult bels sermun
Cuntre païens fut tuz tens campiun.
2245 Deus li otreit seinte beneïçun !Aoi.

CXCVI

Quant Rollanz veit que l’Arcevesques est morz,
Seinz Olivier une mais n’ ont si grant doel,
E dist un mot ki detrenchet le coer :
« Carles de France, chevalche cum tu poes ;
« En Rencesvals damage i ad des nos.
« Li reis Marsilies i ad perdut ses oz :
« Cuntre un des noz ad bien quarante morz. »Aoi.

CXCVII

Li quens Rollanz veit l’Arcevesque à tere, :
Defors sun cors veit gesir la buele ;
Desuz le frunt li buillit la cervele.
Desur sun piz, entre les dous furcheles,
2250 Cruisiées ad ses blanches mains, les beles.
Forment le pleint à la lei de sa tere :
«E ! gentilz hum, chevaliers de bon aire.
« Hoi te cumant à l’ Glorius celeste ;
« Jamais n’iert hum plus volentiers le servet.
2255 « Dès les Apostles ne fut mais tels prophète
« Pur lei tenir e pur humes atraire.
« la la vostre anme nen ait doel ne suffraite !
« De pareïs li seit la porte uverte !» Aoi.

2245, Lacune comblée. Voir la note du v. 318.

Turpin s’écrie : « Mea culpa ! » lève les yeux en haut,
2240Joint ses deux mains et les tend vers le ciel,
Prie Dieu de lui donner son paradis...
Il est mort, Turpin ; il est mort au service de Charles,
Celui qui par grands coups de lance et par très beaux sermons
N’a jamais cessé de guerroyer les païens.
2245Que Dieu lui donne sa sainte bénédiction !Aoi.

CXCVI

Quand Roland voit que l’Archevêque est mort,
Jamais n’eut plus grande douleur, si ce n’est pour Olivier.
Il dit alors un mot qui perce le cœur.:
« Chevauche, Charles de-France, le plus vite que tu pourras :
« Car il y a grande perte des nôtres à Roncevaux.
« Mais le roi Marsile y a aussi perdu son armée,
« Et contre un de nos morts, il y en a bien quarante des siens. »Aoi.

CXCVII

Le comte Roland voit l’Archevêque à terre.
Ses entrailles lui sortent du corps,
Et sa cervelle lui bout sur la face, au-dessous de son front.
Sur le milieu de sa poitrine, entre les deux épaules,
2250Roland lui a croisé ses blanches mains, les belles.
Et tristement, selon la mode de son pays, lui fait son oraison :
« Ah ! gentilhomme, chevalier de noble lignée,
« Je vous remets aux mains du Glorieux qui est dans le ciel.
« Il n’y aura jamais homme qui le serve plus volontiers,
2255« Non, depuis les Apôtres, on ne vit jamais tel prophète
« Pour maintenir chrétienté, pour convertir les hommes.
« Puisse votre âme être exempte de toute douleur,
«Et que du paradis les portes lui soient ouvertes ! »Aoi.

2249. Furcheles. V. les Notes pour l’établissement du texte.


MORT DE ROLAND


CXCVIII


Ço sent Rollanz que la mort li est près :
2260 Par les oreilles fors en ist li cervels.
De ses pers priet à Dieu que les apelt,
E pois de lui à l’ angle Gabriel.
Prist l’olifant, que reproece n’en ait,
E Durendal s’espée en l’altre main.
2265 Plus qu’ arbaleste ne poet traire un quarrel,
Devers Espaigne en vait en un guaret.
En sum un tertre, desuz dous arbres bels,
Quatre perruns i ad de marbre faiz.
Sur l’herbe verte si est caeiz envers ;
2270 Là s’est pasmez : kar la mort li est près.Aoi.


CXCIX


Halt sunt li pui e mult halt sunt li arbre.
Quatre perruns i ad, luisanz de marbre.
Sur l’herbe verte li quens Rollanz se pasmet.
Uns Sarrazins tuté veie l’esguardet ;
2275 Si se feinst mort, si gist entre les altres.
De sanc luat sun cors e sun visage ;
Met sei sur piez e de curre se hastet.
Bels fut e forz e de grant vasselage.
Par sun orgoill cumencet mortel rage,
2280 Rollant saisit e sun cors e ses armes,
E dist un mot : « Vencuz est li niés Carle.
« Iceste espée porterai en Arabe. »
Prist l’ en sun puign, Rollant tirat la barbe :
En cet tirer, li Quens s’aperçut alques.Aoi.


CC


Ço sent Rollanz que s’espée li tolt,
2285 Uvrit les oilz, si li ad dit un mot :


MORT DE ROLAND


CXCVIII


Roland lui-même sent que la mort lui est proche ;
2260Sa cervelle s’en va par les oreilles.
Le voilà qui prie pour ses pairs d’abord, afin que Dieu les appelle.
Puis il se recommande à l’ange Gabriel.
Il prend l’olifant d’une main (pour n’en pas avoir de reproche),
Et de l’autre saisit Durendal, son épée.
2265Il s’avance plus loin qu’une portée d’arbalète ;
Il s’avance sur la terre d’Espagne, entre en un champ,
Monte sur un tertre. Sous deux beaux arbres,
Il y a là quatre perrons de marbre.
Roland tombe à l’envers sur l’herbe verte
2270Et se pâme : car la mort lui est proche.Aoi.


CXCIX


Les puys sont hauts, hauts sont les arbres.
Il y a là quatre perrons, tout luisants de marbré.
Sur l’herbe verte le comte Roland se pâme.
Cependant un Sarrasin l’épie,
2275Qui contrefait le mort et gît parmi les autres ;
Il a couvert de sang son corps et son visage.
Soudain il se redresse, il accourt.
Il est fort, il est beau et de grande bravoure.
Plein d’orgueil et de mortelle rage,
2280Il saisit Roland, corps et armes,
Et s’écrie : « Vaincu, il est vaincu, le neveu de Charles !
« Voilà son épée que je porterai en Arabie. »
II la prend en son poing, et tire la barbe de Roland ;
Mais, comme il la tirait, Roland reprit un peu connaissance.Aoi.


CC


Roland sent bien qu’on lui enlève son épée ;
2285Il ouvre les yeux, ne dit qu’un mot :

« Mien escientre, tu n’les mie des noz ! »
Tient l’olifant qu’ unkes perdre ne volt,
Si l’ fiert en l’helme ki gemmez fut ad or,
Fruisset l’acier e la teste e les os,
2290 Ambsdous les oilz de l’ chief li ad mis fors,
Jus à ses piez si l’ad tresturnet mort- ;
Après, li dit : « Culverz, cura fus si os
« Que me saisis, né à dreit né à tort ?
« Ne l’orrat hum ne t’en tienget pur fol.
2295« Fenduz en est mis olifant el’ gros,
« Ça jus en est li cristals e li ors. » Aoi.

CCI

Ço sent Rollanz que la mort si l’arguet,
Met sei sur piez, quanqu’il poet s’esvertuet ;
De sur. visage la culur ad perdue.
Tient Durendal s’ espée iule nue :
2300 Dedevant lui ad une pierre brune ;
Dis colps i fiert par doel e par. rancure :
Cruist li aciers, ne freint ne ne s’esgruniet ;
E dist li Quens : « Seinte Marie, aïue !
« E ! Durendal, bone, si mare fustes !
2305 « Quant jo me part de vus, n’en ai meins cure.
« Tantes batailles en camp en ai vencues
« E tantes teres larges escumbatues,
« Que Carles tient, ki la barbe ad canue !
« Ne vus ait hum ki pur altre s’en fuiet !
« A mun vivant ne me serez tolue,
2310 « Mult bons vassals vus ad lung tens tenue :
« Jamais n’iert tels en France l’asolue. » Aoi.

CCII

Rollanz ferit el’ perrun de sartanie.
Cruist li aciers, ne briset ne n’esgraniet.
Quant il ço vit que n’en pout mie fraindre,
2315 A sei meïsme la cumencet à plaindre :

« Tu n’es pas des nôtres, que je sache ! »
De son olifant, qu’il ne voulut jamais lâcher,
Il frappe un rude coup sur le beaume couvert de pierreries et d’or,
Brise l’acier, la tête et les os du païen,
2290Lui fait jaillir les deux yeux hors du chef...
Et le retourne mort à ses pieds :
« Lâche, » dit-il, « qui t’a rendu si osé,
« A tort ou à droit, de mettre la main sur Roland ?
« Qui le saura t’en estimera fou.
2295« Le pavillon de mon olifant en est fendu ;
« L’or et les pierreries en sont tombés. »Aoi.

CCI

Roland sent bien que, la mort le presse ;
Il se lève et, tant qu’il peut, sévertue :
Las ! son visage n’a plus de couleurs.
Alors il prend, toute nue, son épée Durendal :
2300Devant lui est une roche brune ;
Par grande douleur et colère, il y assène dix forts coups ;
L’acier de Durendal grince point ne se rompt, point ne s’ébrèche
« Ah ! sainte, Marie, venez à mon aide, » dit le Comte.« O ma bonne Durendal, quel malheur !
2305« À l’heure où je me sépare de vous, je n’en ai pas moins souci de votre honneur ;
« Avec vous j’ai tant gagné de batailles !
« J’ai tant conquis de vastes royaumes
« Que tient aujourd’hui Charles à la barbe chenue !
« Ne vous ait pas.qui fuie devant un autre !
« Tant que je vivrai, vous ne me serez paz enlevée :
2310« Car vous avez été longtemps au poing d’un bon vassal,
« Tel qu’il n’y en aura jamais en France, la terre libre. »Aoi.

CCII

Roland frappe une seconde fois au perron de sardoine.
L’acier grince : il ne se rompt pas, il ne s’ébrèche point.
Quand le Comte s’aperçoit qu’il ne peut briser son épée,
2315En dedans de lui-même il commence à la plaindre

« E ! Durendal, cum les e clere e blanche !
« Cuntre soleill si reluis e reflambes !
« Carles esteit es vals de Moriane,
« Quant Deus de l’ ciel li mandat par sun angle
2320 « Qu’il te dunast à un cunte catanie ;
« Dunc la me ceinst li gentilz reis, li magnes.
« Jo l’en cunquis e Anjou e Bretaigne ;
« Jo l’en cunquis e Peitou e le Maine ;
« Jo l’en cunquis Normendie la franche ;
2325 « Si l’en cunquis Provence e Aquitaigne
« E Lumbardie e trestute Romanie ;
« Jo l’en cunquis Baivière e tute Flandre,
« E Buguerie e trestute Puillanie,
« Costentinnoble, dunt il ont la fiance :
2330 « E en Saisunie fait il ço qu’il demandet.
« Jo l’en cunquis Escoce, Guales, Irlande
« E Engletere que il teneit sa cambre.
« Cunquisl’en ai païs e teres tantes,
« Que Carles tient, ki ad la barbe blanche !
2335 « Pur ceste espée ai dulur e pesance :
« Mielz voeill murir qu’entre païens remaignet.
« Damnes Deus père, n’en laissier hunir France ! »Aoi.

2316. E ! Durendal, etc. Dans la Keiser Karl Magnus’s kronike, il faut noter des variantes assez importantes : à Tu es une bonne épée, « Durendal, et j’ai conquis bien des « pays avec toi. Dieu fasse que le « comte de Cantuaria te possède : car « il est un noble guerrier et chevalier. « Voici les pays que j’ai conquis avec « toi, dont l’Empereur est le maître et « qui sont : Angleterre, Allemagne, « Poitou, Bretagne, Provence, Aquitaine, Toscane, Lombardie, Hibernie, Écosse. Ce serait dommage qu’un « nomme de rien te possédât. »

2332. Jo l’en cunquis, etc. Cette énumération des conquêtes de Roland nous permet de supposer, niais sans certitude, que nous avons perdu un certain nombre de- nos Chansons de geste. En effet, nous n’avons aucun poème qui se rapporte, de près ou de loin, à la conquête de l’Anjou, de la Bretagne, du Poitou, du Maine, de la Normandie, de la Provence, de l’Aquitaine, de la Flandre, de la Bavière, de la Bourgogne, de l’Irlande ; de l’Écosse, du pays de Galles, de l’Angleterre. Tout au plus voyons-nous, dans le Voyage à Jérusalem, Roland VISITER Constantinople. Dans Aspremont, il aide Charles à conquérir la Pouille, et traverse la Romagne et la Lombardie soumises. Dans la Chanson des Saisnes, il est mort. D’ailleurs, il convient de faire ici la part de la poésie. Somme toute, il y a beaucoup plus d’imagination et de fantaisie que de légende et de tradition dans cette liste de victoires et conquêtes. = Il est inutile d’ajouter que chaque manuscrit donne ici une énumération différente. Paris : J’en ai conquis Anjou et Alemaigne ; — S’ en ai conquis et Poitau et Bretaingne, — Puille et Calabre

et la terre d’Espaigne ; — S’en ai

« O ma bonne Durendal, comme tu es claire et blanche !
« Comme tu luis et flamboies au soleil !
« Je m’en souviens : Charles était aux vallons de Maurienne,
« Quand Dieu, du haut du ciel, lui manda par son ange
2320« De te donner à un vaillant capitaine.
« C’est alors que le grand, le noble roi la ceignit à mon côté...
« Avec elle je lui conquis l’Anjou et la Bretagne ;
« Je lui conquis le Poitou et le Maine ;
« Je lui conquis : la libre Normandie ;
2325« Je lui conquis Provence et Aquitaine,
« La Lombardie et toute la Romagne ;
« Je lui conquis la Bavière et les Flandres,
« Et la Bulgarie et toute la Pologne,
« Constantinople qui.lui rendit hommage,
2330« Et la Saxe qui se soumit à son bon plaisir ;
« Je lui conquis Écosse, Galles, Irlande
« Et l’Angleterre, son domaine privé.
« En ai-je assez conquis de pays et de terres,
« Que tient Charles à la barbe chenue !
2335« El maintenant j’ai grande douleur à cause de cette épée :
« Plutôt mourir que de la laisser aux païens !
« Que Dieu n’inflige point cette honte à la France !»Aoi.

conquise et Hungrie et Poulaingne, — Constantinnoble qui siet en son demaingne, — Et Monbrinné qui’ siet en la montaigne ; — Et Bierlande prins-je et ma compaingne, — Et Engleterre et maint païs estraingne. -Lyon : J’en ai conquis Poitou et Alamaigne, — Puille et Calabre et la terre Romaine. — J’en ai conquis Ongrie et Aquitaigne, — Constantinoble et la terre d’Espaigne.— J’en ai pris Borge qui siet sur la montaigne,

— Et Angleterre... etc. etc. Dans sa 3e édition, Th. Müller a donne in extenso les énumérations du ms. de Venise IV, de celui de Cambridge, de la Karlamagnus Saga et du Rolandslied (pp. 252 et 439).

232S. Puillanie. Mot dont le sens a paru douteux. Est-ce la Pologne ? est-ce, comme on l’a cru, la Pouille ? Le teste de Paris dit que Roland conquit d’une part la Puille, de l’autre la Poulaingne.= Il semble, en outre, qu’on pourrait traduire ce mot par « Pologne » pour ces trois autres motifs : 1° parce que ce pays est nommé ici à côté de la Bulgarie, et que, dans toute cette énumération, on nomme ensemble les pays qui sont situés à peu près dans une même zone ou dans une même direction ; 2° parce que le mot Puillanie répond à celui des Polanes, ou Slaves de la’ plaine, qui envahirent les vallées de la Vistule au VIe siècle, et donnèrent plus tard leur nom à tout ce pays ; 3° parce que la forme Puille se trouve au vers 371. Dans la Chronique dès Ducs de Normandie, au v. 38870, on lit ces mots : Ceus de Polagne et ceus de Frise, lesquels se rapportent évidemment aux Polonais. Et nous pourrions multiplier ces exemples, qui nous paraissent décisifs.

CCIII

Rollanz ferit en une pierre bise :
Plus en abat que jo ne vus sai dire.
2340 L’espée cruist, ne fruissel ne, ne briset,
Cuntre le ciel amunt est. resortie.
Quant veit li Quens que ne la freindrat mie,
Mult dulcement la pleinst à sei meïsme :
« E ! Durendal, cum les bele e seintisme !
2345 « En l’orie punt asez i ad reliques :
« Un dent seint Pierre e de l’ sanc seint Basilie,
« E des chevels mun seignur seint Denise ;
« De l’ vestement i ad seinte Marie.
« Il nen est dreiz que païen te baillisent :
2350 « De chrestiens devez estre servie.
« Multes batailles de vus avrai fenies,
« Mult larges teres de vus avrai cunquises
« Que Carles tient, ki la barbe ad flurie,
« E l’ Emperere en est e ber e riches.
« Ne vus ait hum ki facet cuardie !
« Deus, ne laissier que France en seit hunie ! "Aoi.


CCIV

2355 Ço sent Rollanz que la mort l’entreprent :
Jus de la teste sur le coer li descent.
Desuz un pin i est alez curant,
Sur l’herbe verte s’i est culchiez adenz ;
Desuz lui met s’espée e l’olifant.
2360 Turnat ’sa teste vers la paierie gent :
Pur ço l’ad fait que il voelt veirement
Que Carles diet e trestute sa gent,
Li gentilz quens, qu’il fut morz cunquerant.

2345. En l’orie punt asez i ad, reliques. « Dans ton pommeau se trouvent un morceau de dent de saint Pierre, du sang de saint Blaise et des cheveux de saint Denis. » (Keiser Karl Magnus’s kronike.) = L’énumé

CCIII

Pour la troisième fois, Roland frappe sur une pierre bise :
Plus en abat que je ne saurais dire.
2340L’acier grince ; il ne rompt pas :
L’épée remonte en amont vers le ciel.
Quand le Comte s’aperçoit qu’il ne la peut, briser,
Tout doucement il la plaint en lui - même :
« Ma Durendal, comme tu es belle et sainte !
2345« Dans ta garde dorée il y a bien dés reliques :
« Une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile,
« Des cheveux de monseigneur saint Denis,
« Du vêtement de la Vierge Marie.
« Non, non, ce n’est pas droit que païens te possèdent.’
2350« Tu ne dois être servie que par des mains chrétiennes.
« Combien de batailles j’aurai par loi menées à fin,
« Combien de terres j’aurai par toi conquises,
« Que tient Charles à la barbe fleurie
« Et qui sont aujourd’hui la puissance et la richesse de l’Empereur !
« Plaise à Dieu que-tu ne tombes pas aux mains d’un lâche !
« Que Dieu n’inflige point cette honte à la France ! »Aoi.

CCIV

2355Roland sent que là mort l’entreprend
Et qu’elle lui descend de la tête sur le cœur.
Il court se jeter sous un pin :
Sur l’herbe verte il se couche face contre terre ;
II met sous lui son olifant et son épée,
2360Et se tourne la tête contre les païens.
Et pourquoi le fait-il ? Ah ! c’est qu’il veut’
Faire dire à Charlemagne et à toute l’armée des Francs,
Le noble comte, qu’il est mort en conquérant.

ration de ces reliques a varié suivant ! les Remaniements. Il y a là quelques éléments de critique pour établir la provenance et l’âge de ces différents

textes.

Cleimet sa culpe e menut e suvent.
2365 Pur ses pecchiez Deu puroffrit le guant :
Le Angle Deu le pristrent erraument.Aoi.

CCV

Ço sent Rollanz de sun tens n’i ad plus ;
Devers Espaigne gist en un pui agut.
A l’ une main si ad sun piz batut :
« Deus ! meie culpe par l’a tue vertut,
2370 « De mes pecchiez, des granz e des menuz,
« Que jo ai fait dès l’ure que nez fui
« Tresqu’à cest jur que ci sui consoüz ! »
Sun destre guant en ad vers Deu tendut :
Angle de l’ ciel i descendent à lui.Aoi.

CCVI

2375 Li quens Rollanz se jut desuz un pin :
Envers Espaigne en ad turnet sun vis...
De plusurs choses à remembrer li prist :
De tantes teres que li ber ad cunquis,
De dulce France, des humes de sun lign,
2380 De Carlemagne, sun seignur, ki l’ nurrit,
E des Franceis dunt il esteit si fiz.
Ne poet muer n’en plurt e ne suspirt.
Mais lui meïsme ne voelt mètre en ubli ;
Cleimet sa culpe, si priet Deu mercit :
« Veire paterne, ki unkes ne mentis,
2385 « Seint Lazarun de mort resurrexis
« E Daniel des leuns guaresis,
« Guaris de mei l’anme de tuz perilz
« Pur les pecchiez que en ma vie fis ! »
Sun destre guant à Deu en puroffrit,

2384. Veire Paterne. Dans sa savante Étude sur les Sarcophages chrétiens antiques de la ville d’Arles (Paris, Impr. nationale, 1878, p. 39), M. Edmond le Blant a rapproché ces vers d’un grand nombre de textes des liturgies primitives et de monuments figurés des IVe et Ve siècles : « Ce qui semble dominer dans le cycle des représentations

figurées sur les tombes

Il bat sa coulpe, il répète son mea culpa.
2365Pour ses péchés, au ciel il tend son gant :
Les Anges de Dieu descendent d’en haut et, sans retard, le reçoivent.Aoi.

CCV

Roland sent que son temps est fini.
Il est là, au sommet d’un pic qui regarde l’Espagne ;
D’une main il frappe sa poitrine :
« Mea culpa, mon Dieu, et pardon au nom de ta puissance,
2370« Pour mes péchés, pour les petits et pour les grands,
«Pour tous ceux que j’ai faits depuis l’heure de ma naissance
« Jusqu’à ce jour où je suis parvenu. »
Il tend à Dieu le gant de sa main droite,
Et voici que les Anges du ciel s’abattent près de lui.Aoi.

CCVI,

2375Il est là, gisant sous un pin, le comte Roland ;
Il a voulu se tourner du côté de l’Espagne.
Il se prit alors à se souvenir de plusieurs choses :
De tous les pays qu’il a conquis,
Et de douce France, et des gens de sa famille,
2280Et de Charlemagne, son seigneur, qui l’a nourri ;
El des Français qui lui étaient si dévoués.
Il ne peut s’empêcher d’en pleurer et de soupirer.
Mais il ne veut pas se mettre lui-même en oubli,
Et, de nouveau, réclame le pardon de Dieu :
« O notre vrai Père, » dit-il, « qui jamais ne mentis,
2385« Qui ressuscitas saint Lazare d’entre les morts
« Et défendis Daniel contre les lions,
« Sauve, sauve mon âme et défends-la contre tous périls,
« A cause des péchés que j’ai faits en ma vie. »
Il a tendu à Dieu le gant de sa main droite ;

chrétiennes, c’est l’idée même dont s’inspirent les liturgies funéraires, et qui fit mettre aux lèvres du preux Roland ce cri suprême : « O notre vrai « Père, toi qui ressuscitas saint Lazare « d’entre les morts et qui défendis Daniel contre les lions, sauve mon âme « et protège-la contre tous périls » C’est à tort que les Remaniements donnent

plus d’étendue à cette naïve prière.

2390 E de sa main seinz Gabriel l’ad pris.
Desur sun braz teneit le chief enclin :
Juintes ses mains est alez à sa fin.
Deus li tramist sun angle cherubin,
Seint Raphael, seint Michiel de l’ Peril.
2395 Ensemble od els seinz Gabriel i vint.
L’anme de l’ Cunte portent en pareïs. Aoi.



2390Saint Gabriel l’a reçu.
Alors sa tête s’est inclinée sur son bras,
Et il est allé, mains jointes, à sa fin.
Dieu lui envoie un de ses anges chérubins.
Saint Raphaël et saint Michel du Péril.
2395Saint Gabriel est venu avec eux.
Ils emportent l’âme du Comte au paradis...Aoi.