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laisses 251 à 291. ► |
CCI
Paien d’Arabe des nefs se sunt eissut,
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CCI
Les païens d’Arabie sont sortis des nefs, puis sont montés sur les chevaux et les mulets. Ils commencent leur chevauchée, qu’ont-ils à faire d’autre ? Et l’émir, qui les a tous mis en branle, appelle Gemalfin, l’un de ses fidèles : « Je te confie toutes mes armées… » Puis il se met en selle sur un sien destrier bai… Avec lui il emmène quatre ducs. Il a tant chevauché qu’il arrive à Saragosse. À un perron de marbre il met pied à terre, et quatre comtes lui ont tenu l’étrier. Par les degrés il monte au palais. Et Bramidoine accourt à sa rencontre et lui dit : « Chétive, et née à la malheure, sire, j’ai perdu mon seigneur, et si honteusement ! » Elle choit à ses pieds, l’émir la relève, et tous deux vers la chambre montent, pleins de douleur. |
CCII
Li reis Marsilie, cum il veit Baligant, D’ures ad altres si se vait escriant : |
CCII
Le roi Marsile, comme il voit Baligant, appelle deux Sarrasins d’Espagne : « Prenez-moi dans vos bras, et me redressez. » De son poing gauche il a pris un de ses gants : « Seigneur roi, émir, dit-il, je vous rends (?) toutes mes terres, et Saragosse, et le fief qui en dépend. Je me suis perdu et j’ai perdu tout mon peuple. » Et l’émir répond : « J’en ai grande douleur. Je ne puis longuement parler avec vous : je sais que Charles ne m’attend pas. Mais je reçois votre gant. » Plein de sa douleur, il s’éloigne en pleurant. Il descend les degrés du palais, monte à cheval, retourne vers ses troupes à force d’éperons. Il chevauche si vivement qu’il dépasse les autres. Par instants il s’écrie : « Venez, païens, car déjà ils pressent leur fuite ! » |
CCIII
Al matin, quant primes pert li albe, |
CCIII
Au matin, à la première pointe de l’aube, s’est réveillé l’empereur Charles. Saint Gabriel, qui de par Dieu le garde, lève la main, sur lui fait son signe. Le roi ?… déceint ses armes et les dépose, et, comme lui, par toute l’armée, les autres se désarment. Puis ils se mettent en selle et par les longues voies et par les chemins larges chevauchent à grande allure. Ils s’en vont voir le prodigieux dommage, à Roncevaux, là où fut la bataille. |
CCIV
En Rencesvals en est Carles venuz. |
CCIV
À Roncevaux Charlemagne est parvenu. Pour les morts qu’il trouve, il se met à pleurer. Il dit aux Français : « Seigneurs, allez au pas, car il faut que j’aille moi-même en avant de vous, pour mon neveu, que je voudrais retrouver. J’étais à Aix, au jour d’une fête solennelle, quand mes vaillants chevaliers se vantèrent de grandes batailles, de forts assauts qu’ils livreraient. J’entendis Roland dire une chose : que, s’il devait mourir en royaume étranger, il y aurait poussé plus avant que ses hommes et ses pairs, qu’on le trouverait la tête tournée vers le pays ennemi, et qu’ainsi, le vaillant, il finirait en vainqueur. » Un peu plus loin qu’on peut lancer un bâton, au delà des autres, l’empereur est monté sur un tertre. |
CCV
Quant l’empereres vait querre sun nevold, |
CCV
Tandis qu’il va cherchant son neveu, il trouva dans le pré tant d’herbes, dont les fleurs sont vermeilles du sang de nos barons ! Pitié lui prend, il ne peut se tenir de pleurer. Sous deux arbres il est venu. Il reconnaît sur trois perrons les coups de Roland ; sur l’herbe verte il voit son neveu, qui gît. Qui s’étonnerait s’il frémit de douleur ? Il descend de cheval, il y va en courant. Entre ses deux mains…. Il se pâme sur lui, tant son angoisse l’étreint. |
CCVI
Li empereres de pasmeisuns revint. |
CCVI
L’empereur est revenu de pâmoison. Le duc Naimes et le comte Acelin, Geoffroi d’Anjou et son frère Henri le prennent, le redressent sous un pin. Il regarde à terre, voit son neveu gisant. Si doucement il dit sur lui l’adieu : « Ami Roland, que Dieu te fasse merci ! Nul homme jamais ne vit chevalier tel que toi pour engager les grandes batailles et les gagner. Mon honneur a tourné vers le déclin. » Charles ne peut s’en tenir, il se pâme. |
CCVII
Carles li reis se vint de pasmeisuns ;
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CCVII
Le roi Charles est revenu de pâmoison. Par les mains le tiennent quatre de ses barons. Il regarde à terre, voit gisant son neveu. Son corps est resté beau, mais il a perdu sa couleur ; ses yeux sont virés et tout pleins de ténèbres. Par amour et par foi Charles dit sur lui sa plainte : « Ami Roland, que Dieu mette ton âme dans les fleurs, en paradis, entre les glorieux ! Quel mauvais seigneur tu suivis en Espagne ! (?) Plus un jour ne se lèvera que pour toi je ne souffre. Comme ma force va déchoir, et mon ardeur ! Je n’aurai plus personne qui soutienne mon honneur ; il me semble n’avoir plus un seul ami sous le ciel ; j’ai des parents, mais pas un aussi preux. » À pleines mains il arrache ses cheveux. Cent mille Français en ont une douleur si grande qu’il n’en est pas un qui ne fonde en larmes. |
CCVIII
« Ami Rollant, jo m’en irai en France. |
CCVIII
« Ami Roland, je m’en irai en France. Quand je serai à Laon, mon domaine privé, de maints royaumes viendront les vassaux étrangers. Ils demanderont : « Où est-il, le comte capitaine ? » Je leur dirai qu’il est mort en Espagne et je ne régnerai plus que dans la douleur et je ne vivrai plus un jour sans pleurer et sans gémir. |
CCIX
« Ami Rollant, prozdoem, juvente bele, E Hungre e Bugre e tante gent averse, |
CCIX
« Ami Roland, vaillant, belle jeunesse, quand je serai à Aix, en ma chapelle, les vassaux viendront, demanderont les nouvelles. Je les leur dirai, étranges et rudes : « Il est mort, mon neveu, celui qui me fit conquérir tant de terres. » Contre moi se rebelleront les Saxons, et les Hongrois et les Bulgares et tant de peuples maudits, les Romains et ceux de la Pouille et tous ceux de Palerne, ceux d’Afrique et de Califerne […] Qui conduira aussi puissamment mes armées, quand il est mort, celui qui toujours nous guidait ? Ah ! France, comme tu restes désolée ! Mon deuil est si grand, je voudrais ne plus être ! » Il tire sa barbe blanche, de ses deux mains arrache les cheveux de sa tête. Cent mille Français se pâment contre terre. |
CCX
« Ami Rollant, de tei ait Deus mercit ! |
CCX
« Ami Roland, que Dieu te fasse merci ! Que ton âme soit mise en paradis ! Celui qui t’a tué, c’est la France qu’il a jetée dans la détresse !… J’ai si grand deuil, je voudrais ne plus vivre ! Ô mes chevaliers, qui êtes morts pour moi ! Puisse Dieu, le fils de sainte Marie, accorder que mon âme, avant que j’atteigne les maîtres ports de Cize, se sépare en ce jour même de mon corps et qu’elle soit placée auprès de leurs âmes et que ma chair soit enterrée auprès d’eux ! » Il pleure, tire sa barbe blanche. Et le duc Naimes dit : « Grande est l’angoisse de Charles ! » |
CCXI
Sire emperere, » ço dist Gefrei d’Anjou, Que cil d’Espaigne en la bataille unt mort. |
CCXI
« Sire empereur », dit Geoffroi d’Anjou, « ne vous livrez pas si entièrement à cette douleur ! Partout le champ faites rechercher les nôtres, que ceux d’Espagne ont tués dans la bataille. Commandez qu’on les porte dans une même fosse. » Le roi dit : « Sonnez votre cor pour en donner l’ordre. » |
CCXII
Gefreid d’Anjou ad sun greisle sunet. |
CCXII
Geoffroi d’Anjou a sonné son cor. Les Français descendent de cheval, Charles l’a commandé. Tous leurs amis qu’ils retrouvent morts, ils les portent aussitôt à une même fosse. Il y a dans l’armée des évêques et des abbés en nombre, des moines, des chanoines, des prêtres tonsurés : ils leur donnent de par Dieu l’absoute et la bénédiction. Ils allument la myrrhe et le thimiame, ils les encensent tous avec zèle, puis les enterrent à grand honneur. Après, ils les laissent : que peuvent-ils pour eux, désormais ? |
CCXIII
Li emperere fait Rollant costeïr |
CCXIII
L’empereur fait appareiller pour l’ensevelissement Roland, et Olivier, et l’archevêque Turpin. Devant ses yeux il les a fait ouvrir tous trois. Il fait recueillir leurs cœurs dans un linceul de soie ; on les enferme dans un blanc cercueil de marbre (?). Puis on a pris les corps des trois barons et on les a mis, bien lavés d’aromates et de vin, en des peaux de cerf. Le roi appelle Tedbalt et Geboin, le comte Milon et Oton le marquis : « Emmenez-les sur trois chars… » Ils sont bien recouverts d’un drap de soie de Galaza. |
CCXIV
Venir s’en volt li emperere Carles, |
CCXIV
L’empereur Charles veut s’en retourner : or devant lui surgissent les avant-gardes des païens. De leur troupe la plus proche viennent deux messagers. Au nom de l’émir, ils lui annoncent la bataille : « Roi orgueilleux, tu n’en seras quitte pour repartir. Vois Baligant qui chevauche après toi ! Grandes sont les armées qu’il amène d’Arabie. Avant ce soir nous verrons si tu as de la vaillance. » Charles le roi a porté la main à sa barbe ; il se remémore son deuil et ce qu’il a perdu. Il jette au loin sur toute sa gent un regard fier, puis s’écrie de sa voix forte et haute : « Barons français, à cheval et aux armes ! » |
CCXV
Li empereres tuz premereins s’adubet. |
CCXV
L’empereur, lui le premier, s’arme. Rapidement il a revêtu sa brogne. Il lace son heaume, il a ceint Joyeuse, dont le soleil même n’éteint pas la clarté. Il pend à son cou un écu de… Il saisit son épieu et le brandit. Puis sur Tencendur, son bon cheval, il monte : il l’a conquis aux gués sous Marsonne, quand il jeta hors des arçons Malpalin de Nerbone et le renversa mort. Il lâche au destrier la rêne, l’éperonne à coups pressés, prend son galop sous le regard de cent mille hommes. Il invoque Dieu et l’apôtre de Rome. |
CCXVI
Par fut le champ cil de France descendent. |
CCXVI
PAR tout le champ ceux de France mettent pied à terre : plus de cent mille s’adoubent à la fois. Ils ont des équipements à leur gré, des chevaux vifs, et leurs armes sont belles. Puis, ils se mettent en selle… Si l’heure en vient, ils comptent soutenir la bataille. Leurs gonfanons pendent jusqu’à toucher les heaumes. Quand Charles voit leur contenance si belle, il appelle Jozeran de Provence, Naimes le duc, Antelme de Mayence : « Sur de tels vaillants on doit se reposer. Bien fou qui, au milieu d’eux, se tourmente ! Si les Arabes ne renoncent pas à venir, je leur vendrai cher, je crois, la mort de Roland. » Le duc Naimes répond : « Que Dieu nous l’accorde ! » |
CCXVII
Carles apelet Rabel e Guineman. |
CCXVII
CHARLES appelle Rabel et Guinemant. Ainsi parla le roi : « Seigneurs, je vous le commande, soyez aux postes de Roland et d’Olivier : que l’un porte l’épée, l’autre l’olifant, et chevauchez en avant les premiers : avec vous, quinze milliers de Français, tous bacheliers et vaillants entre nos vaillants. Après ceux-là il y en aura autant : Giboin et Guinemant… (?) les mèneront ». Naimes le duc et Jozeran le comte rangent en bel arroi ces deux corps de bataille. Si l’heure en vient, la lutte sera grande. |
CCXVIII
Le Franceis sunt les premeres escheles. |
CCXVIII
LES deux premiers corps de bataille sont faits de Français. Après, on établit le troisième. En celui-là sont les vassaux de Bavière : on estime leur nombre à vingt mille chevaliers. Jamais de leur côté une ligne de combat ne fléchira. Il n’est pas sous le ciel de gent que Charles aime mieux, hormis ceux de France, qui conquièrent les royaumes. Le comte Ogier le Danois, le bon guerrier, les mènera, car c’est une fière troupe. |
CCXIX
Treis escheles ad l’emperere Carles. |
CCXIX
L’EMPEREUR Charles a déjà trois corps de bataille. Naimes le duc forme alors le quatrième, de barons qui sont pleins de vaillance : Ils sont d’Allemagne, et tous les estiment à vingt milliers. Ils sont pourvus de bons chevaux, de bonnes armes. Jamais, par peur de mourir, ceux-là ne lâcheront pied. Herman, le duc de Trace, les mènera : il mourrait plutôt que de faire une couardise. |
CCXX
Naimes li dux e li quens Jozerans |
CCXX
NAIMES le duc et Jozeran le comte ont formé de Normands le cinquième corps de bataille. Tous les Français estiment qu’ils sont vingt mille. Ils ont de belles armes et de bons chevaux rapides ; ils mourront plutôt que de se rendre. Sous le ciel il n’y a pas de peuple qui puisse plus faire au combat. Richard le vieux les mènera. Celui-là frappera bien de son épieu tranchant. |
CCXXI
La siste eschele unt faite de Bretuns : |
CCXXI
LE sixième corps de bataille, ils l’ont fait de Bretons. Ils ont là trente mille chevaliers. Ceux-là chevauchent en vrais barons : ils portent des lances dont la hampe est peinte, leurs gonfanons flottent au vent. Leur seigneur se nomme Eudon. Il appelle le comte Nevelon, Tedbald de Reims et Oton le marquis : « Guidez ma gent, je vous remets cet honneur. » |
CCXXII
Li emperere ad .VI. escheles faites. |
CCXXII
L’EMPEREUR a six corps de bataille formés. Le duc Naimes établit alors le septième. Il est fait des Poitevins et des barons d’Auvergne. Ils peuvent être quarante mille chevaliers. Ils ont de bons chevaux et leurs armes sont très belles. Ils se forment à part dans un val au pied d’un tertre, et de sa main droite Charles les bénit. Jozeran et Godselme mèneront ceux-là. |
CCXXIII
E l’oidme eschele ad Naimes establie. |
CCXXIII
ET le huitième corps de bataille, Naimes l’a formé de Flamands et de barons de Frise ; ils ont plus de quarante mille chevaliers. Là où ils seront, jamais bataille ne fléchira. Le roi dit : « Ceux-là feront bien mon service. » À eux deux, Rembalt et Hamon de Galice les guideront en bons chevaliers. |
CCXXIV
Entre Naimon et Jozeran le cunte |
CCXXIV
NAIMES et Jozeran le comte ont formé de vaillants le neuvième corps de bataille. Ce sont les Lorrains et ceux de Bourgogne : ils ont cinquante mille chevaliers bien comptés, le heaume lacé, la brogne endossée. Ils ont des épieux forts, aux hampes courtes. Si les Arabes ne refusent pas le combat, ceux-là frapperont bien, une fois lancés contre eux. Thierry les mènera, le duc d’Argonne. |
CCXXV
La disme eschele est des baruns de France. |
CCXXV
LE dixième corps de bataille est fait de barons de France. Ils sont cent mille, de nos meilleurs capitaines. Leurs corps sont gaillards, leur contenance fière, leurs chefs fleuris, leurs barbes blanches. Ils ont revêtu des hauberts et des brognes à double tissu de mailles, ceint des épées de France et d’Espagne ; et leurs écus bien ouvrés sont parés de maintes connaissances. Puis, ils sont montés à cheval et demandent la bataille. Ils crient : « Montjoie ! » C’est avec eux que Charlemagne se tient. Geoffroi d’Anjou porte l’oriflamme. Elle avait été à Saint-Pierre et se nommait Romaine : mais à Montjoie elle avait changé de nom (?). |
CCXXVI
Li emperere de sun cheval descent, Ki guaresis Jonas fut veirement |
CCXXVI
L’EMPEREUR descend de son cheval. Sur l’herbe verte il s’est couché, face contre terre. Il tourne son visage vers le soleil levant, et de tout son cœur invoque Dieu : « Vrai Père, en ce jour, défends-moi, toi qui sauvas Jonas et le retiras du corps de la baleine […], toi qui épargnas le roi de Ninive et qui délivras Daniel de l’horrible supplice dans la fosse où il était avec les lions, toi qui protégeas les trois enfants dans la fournaise ardente ! En ce jour, que ton amour m’assiste ! Par ta grâce, s’il te plaît ainsi, accorde-moi que je puisse venger mon neveu Roland ! » Quand il eut fait oraison, il se redressa debout et signa son chef du signe puissant. Il se remet en selle sur son cheval rapide : Naimes et Jozeran lui ont tenu l’étrier. Il prend son écu et son épieu tranchant. Son corps est noble, gaillard et de belle prestance ; son visage, clair et assuré. Puis il chevauche, ferme sur l’étrier. À l’avant, à l’arrière, les clairons sonnent ; plus haut que tous les autres, retentit l’olifant. Par pitié de Roland, les Français pleurent. |
CCXXVII
Mult gentiment li emperere chevalchet.
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CCXXVII
TRÈS noblement l’empereur chevauche. Sur sa poitrine, hors de la brogne, il a étalé sa barbe. Pour l’amour de lui, les autres font de même ; par là se reconnaîtront les cent mille Français de son corps de bataille. Ils passent les monts et les hauteurs rocheuses, les vaux profonds, les défilés pleins d’angoisse. Ils sortent des ports et de la région inculte. Ils ont pénétré en Espagne et s’établissent au milieu d’une plaine. Vers Baligant reviennent ses avant-gardes. Un Syrien lui dit son message : « Nous avons vu l’orgueilleux roi Charles. Ses hommes sont fiers ; ils ne sauraient lui faillir. Armez-vous, sur l’heure vous aurez la bataille. » Baligant dit : « Elle s’annonce belle. Sonnez vos clairons, pour que mes païens le sachent ! » |
CCXXVIII
Par tute l’ost funt lur taburs suner Gros ad le piz, belement est mollet, |
CCXXVIII
PAR toute l’armée ils font sonner leurs tambours et les buccines et les cors haut et clair : les païens mettent pied à terre pour revêtir leurs armes. L’émir n’entend pas se montrer le plus lent. Il endosse une brogne dont les pans sont safrés, il lace son heaume paré d’or et de pierreries. Puis, à son flanc gauche il ceint son épée ; en son orgueil il lui a trouvé un nom : à cause de l’épée de Charles, dont il a entendu parler, [il nomme la sienne Précieuse], et « Précieuse ! » est son cri d’armes en bataille. Il le fait crier par ses chevaliers, puis il pend à son cou un sien grand écu large : la boucle en est d’or, la bordure parée de cristal ; la courroie est d’un bon drap de soie où des cercles sont brodés. Il saisit son épieu, qu’il appelle Maltet : la hampe en est grosse comme une massue, son fer suffirait à la charge d’un mulet. Sur son destrier Baligant est monté ; Marcules d’outre-mer lui a tenu l’étrier. Le preux a l’enfourchure très grande, les flancs étroits et les côtés larges, la poitrine vaste et bien moulée, les épaules fortes, le teint très clair, le visage fier ; son chef bouclé est aussi blanc que fleur de printemps, et, sa vaillance, il l’a souvent prouvée. Dieu ! quel baron, s’il était chrétien ! Il pique son cheval : le sang sous l’éperon jaillit tout clair. Il prend son galop, saute un fossé : on y peut bien mesurer cinquante pieds de large. Les païens s’écrient : « Celui-là est fait pour défendre les marches ! Il n’est pas un Français, s’il vient jouter contre lui, qui n’y perde, bon gré, mal gré, sa vie ! Charles est bien fou qui ne s’en est allé ! » |
CCXXIX
Li amiralz ben resemblet barun. |
CCXXIX
L’ÉMIR est semblable à un vrai baron. Sa barbe est blanche comme fleur. Il est très sage clerc en sa loi ; dans la bataille il est fier et hardi. Son fils Malpramis est de grande chevalerie. Il est de haute taille, et fort ; il ressemble à ses ancêtres. Il dit à son père : « Or donc, sire, en avant ! Si nous voyons Charles, j’en serai fort surpris. » Baligant dit : « Nous le verrons, car il est très preux. Maintes annales disent de lui de grandes louanges. Mais il n’a plus son neveu Roland : il ne sera pas de force à tenir contre nous. |
CCXXX
Bels filz Malpramis, » ço li dist Baligant, E Oliver, li proz e li vaillanz, |
CCXXX
BEAU fils Malpramis, » lui a dit Baligant, « l’autre hier fut tué Roland, le bon vassal, et Olivier, le vaillant et le preux, et les douze pairs, que Charles aimait tant ; vingt mille combattants furent tués, de ceux de France. Tous les autres, je ne les prise pas la valeur d’un gant. En vérité, l’empereur revient : le Syrien, mon messager, me l’annonça. Dix grands corps de bataille approchent. Celui-là est très preux, qui sonne l’olifant. D’un cor au son clair son compagnon lui répond, et tous deux chevauchent les premiers, en avant : avec eux, quinze mille Français, de ces bacheliers que Charles appelle ses enfants ; après, il en vient tout autant : ceux-là combattront très orgueilleusement. » Malpramis dit : « Je vous demande un don : que je frappe le premier coup ! » |
CCXXXI
« Filz Malpramis, Baligant li ad dit, |
CCXXXI
FILS Malpramis, » lui a dit Baligant, « ce que vous m’avez demandé, je vous l’octroie. Contre les Français, sur l’heure, vous irez frapper. Vous y mènerez Torleu, le roi persan, et Dapamort, le roi leutice. Si vous pouvez mater leur grand orgueil, je vous donnerai un pan de mon pays, depuis Cheriant jusqu’au Val Marchis. » Il répond : « Sire, soyez remercié ! » Il s’avance, reçoit le don, la terre qui appartenait alors au roi Flori. Jamais il ne devait la voir ; jamais de ce fief il ne fut ni vêtu ni saisi. |
CCXXXII
Li amiraill chevalchet par cez oz. |
CCXXXII
L’ÉMIR chevauche par les rangs de ses troupes. Son fils le suit, à la haute stature. Le roi Torleu et le roi Dapamort établissent sur l’heure trente corps de bataille : ils ont des chevaliers en nombre merveilleux : le moindre corps en compte cinquante mille. Le premier est formé de ceux de Botentrot, et le second de Misnes aux grosses têtes : sur leurs échines, au long du dos, ils ont des soies, tout comme les porcs. Et le troisième est formé de Nubles et de Blos, et le quatrième de Bruns et d’Esclavons, et le cinquième de Sorbres et de Sors, et le sixième d’Arméniens et de Maures, et le septième de ceux de Jéricho, et le huitième de Nigres, et le neuvième de Gros, et le dixième de ceux de Balide la Forte ; c’est une engeance qui jamais ne voulut le bien. L’amiral jure par tous les serments qu’il peut, par les miracles de Mahomet et par son corps : « Bien fou Charles de France, qui chevauche vers nous ! Il y aura bataille, s’il ne se dérobe pas. Jamais plus il ne portera la couronne d’or. » |
CCXXXIII
Dis escheles establisent après. E la quarte est de Pinceneis e de Pers, |
CCXXXIII
APRÈS ils établissent dix autres corps de bataille. Le premier est formé des laids Chananéens : ils sont venus de Val-Fuiten prenant par la traverse (?) ; le second de Turcs et le troisième de Persans, et le quatrième de Petchenèques et de [....], et le cinquième de Solteras et d’Avers, et le sixième d’Ormaleus et d’Eugiez, et le septième du peuple de Samuel, et le huitième de ceux de Bruise, et le neuvième de Clavers, et le dixième de ceux d’Occian la Déserte : c’est une engeance qui ne sert pas Dieu. Jamais vous n’entendrez parler de pires félons : ils ont le cuir aussi dur que fer ; aussi n’ont-ils cure de haubert ni de heaume : à la bataille ils sont rudes et obstinés. |
CCXXXIV
Li amiralz .X. escheles ad justedes. |
CCXXXIV
L’ÉMIR a ordonné dix autres corps de bataille. Le premier est formé des géants de Malprose, le second de Huns et le troisième de Hongrois, et le quatrième de ceux de Baldise la Longue, et le cinquième de ceux de Val Peneuse, et le sixième de ceux de Marose, et le septième de Leus et d’Astrimoines, et le huitième de ceux d’Argoilles, et le neuvième de ceux de Clarbonne, et le dixième de ceux de Fronde aux longues barbes : c’est une engeance qui jamais n’aima Dieu. Les Annales des Francs dénombrent ainsi trente corps de bataille. Grandes sont leurs armées où les buccines sonnent. Les païens chevauchent en vaillants. |
CCXXXV
Li amiralz mult par est riches hoem. E un’ ymagene Apolin le felun. |
CCXXXV
L’ÉMIR est un très puissant seigneur. Par devant lui il fait porter son dragon, et l’étendard de Tervagan et de Mahomet, et une image du félon Apollin. Dix Chananéens chevauchent à l’entour ; ils vont sermonnant à voix très haute : « Celui qui par nos dieux veut être sauvé, qu’il les prie et les serve en toute humilité ! » Les païens baissent la tête, leurs heaumes brillants se penchent contre terre. Les Français disent : « Bientôt, truands, vous mourrez ! Puisse ce jour vous confondre ! Vous, notre Dieu, défendez Charles ! Que cette bataille soit gagnée (?) en son nom ! » |
CCXXXVI
Li amiralz est mult de grant saveir ; |
CCXXXVI
L’ÉMIR est un chef très sage. Il appelle à lui son fils et les deux rois : « Seigneurs barons, vous chevaucherez devant. Mes corps de bataille, vous les guiderez tous ; mais j’en veux retenir trois, des meilleurs : le premier de Turcs, le second d’Ormaleis, et le troisième des géants de Malprose. Avec moi seront ceux d’Occiant : c’est eux qui combattront Charles et les Français. Si l’empereur joute contre moi, sur ses épaules je prendrai sa tête. Il ne lui sera fait, qu’il le sache bien ! nul autre droit. » |
CCXXXVII
Granz sunt les oz e les escheles beles.
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CCXXXVII
GRANDES sont les armées, beaux les corps de bataille. Entre païens et Français, il n’y a ni mont, ni val, ni tertre, ni forêt, ni bois qui puisse cacher une troupe : ils se voient à plein par la terre découverte. Baligant dit : « Or donc, mes païens, chevauchez, pour chercher la bataille ! » Amborre d’Oluferne porte l’enseigne. À la voir, les païens crient son nom « Précieuse ! », leur cri d’armes. Les Français disent : « Que ce jour voie votre perte ! » Ils crient à nouveau « Montjoie ! » puissamment. L’empereur fait sonner ses clairons, et l’olifant, qui sonne plus clair que tous. Les païens disent : « La gent de Charles est belle. Nous aurons une bataille âpre et forcenée. » |
CCXXXVIII
Grant est la plaigne e large la cuntree. Baligant ad ses cumpaignes trespassees. |
CCXXXVIII
LARGE est la plaine et le pays au loin se découvre. Les heaumes aux pierreries serties d’or brillent, et les écus et les brognes safrées et les épieux et les enseignes fixées aux fers. Les clairons retentissent, et leurs voix sont très claires, et l’olifant sonne haut la charge. L’émir appelle son frère, Canabeu, le roi de Floredée : celui-là tenait la terre jusqu’à la Val Sevrée. Il lui montre les corps de bataille de Charles : « Voyez l’orgueil de France la louée ! L’empereur chevauche très fièrement. Il est en arrière avec ces vieux qui sur leurs brognes ont jeté leurs barbes, aussi blanches que neige sur glace. Ceux-là frapperont bien des épées et des lances. Nous aurons une bataille dure et acharnée ; jamais nul n’aura vu la pareille. » Loin en avant de sa troupe, plus loin qu’on lancerait une verge pelée, Baligant chevauche. Il s’écrie : « Venez, païens, car j’irai par la droite route ! (?) » Il brandit son épieu ; il en a tourné la pointe contre Charles. |
CCXXXIX
Carles li magnes, cum il vit l’amiraill |
CCXXXIX
CHARLES le Grand, quand il voit l’émir et le dragon, l’enseigne et l’étendard, et combien est grande la force des Arabes, et comme ils couvrent toute la contrée, hormis le terrain qu’il tient, le roi de France s’écrie : « Barons français, vous êtes de bons vassaux. Vous avez soutenu tant de larges batailles ! Voyez les païens : ils sont félons et couards. Toute leur loi ne leur vaut pas un denier. Si leur engeance est nombreuse, seigneurs, qu’importe ? Qui ne veut à l’instant venir avec moi, qu’il s’en aille ! » Puis il pique son cheval des éperons : Tencendur par quatre fois bondit. Les Français disent : « Ce roi est un vaillant ! Chevauchez, preux, pas un de nous ne vous fait défaut. » |
CCXL
Clers fut li jurz e li soleilz luisanz.
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CCXL
LE jour était clair, le soleil éclatant. Belles sont les armées, puissants les corps de bataille. Ceux de l’avant s’affrontent. Le comte Rabel et le comte Guinemant lâchent les rênes à leurs chevaux rapides, donnent vivement de l’éperon. Alors les Francs laissent courre ; ils vont frapper de leurs épieux qui bien tranchent. |
CCXLI
Li quens Rabels est chevaler hardiz. |
CCXLI
LE comte Rabel est chevalier hardi. Il pique son cheval de ses éperons d’or fin et va frapper Torleu, le roi persan : ni l’écu ni la brogne ne résistent au coup. Il lui a enfoncé au corps son épieu doré, et l’abat mort sur un petit buisson. Les Français disent : « Que Dieu nous aide ! Charles a pour lui le droit, nous ne devons pas lui faillir. » |
CCXLII
E Guineman justet a un rei leutice. |
CCXLII
ET Guineman joute contre le roi leutice. Il lui a toute brisé sa targe, où sont peintes des fleurs ; puis il déchire sa brogne et lui plonge au corps tout son gonfanon, et, qu’on en pleure ou qu’on en rie, l’abat mort. À ce coup, ceux de France s’écrient : « Frappez, barons, ne tardez pas ! Le droit est à Charles contre la gent haïe (?) : Dieu nous a choisis pour dire le vrai jugement. » |
CCXLIII
Malpramis siet sur un cheval tut blanc ;
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CCXLIII
MALPRAMIS monte un cheval tout blanc. Il se jette dans la presse des Français. De l’un à l’autre il va, frappant de grands coups, et renverse le mort sur le mort. Tout le premier, Baligant s’écrie : « Ô mes barons, je vous ai longtemps nourris ! Voyez mon fils : c’est Charles qu’il cherche à joindre ! Combien de barons il requiert de ses armes ! Un plus vaillant que lui, je ne le demande pas. Secourez-le de vos épieux tranchants ! » À ces mots, les païens s’élancent. Ils frappent des coups durs ; grand est le carnage. La bataille est merveilleuse et lourde : ni avant ni depuis, jamais on n’en vit une aussi rude. |
CCXLIV
Granz sunt les oz e les cumpaignes fieres, |
CCXLIV
GRANDES sont les armées, les troupes hardies. Les corps de bataille sont tous engagés. Et les païens frappent merveilleusement. Dieu ! Tant de hampes rompues en deux, tant d’écus brisés, tant de brognes démaillées ! La terre en est toute jonchée, et l’herbe du champ qui est verte et fine..... L’émir invoque ses fidèles : « Frappez, barons, sur l’engeance chrétienne ! » La bataille est dure et obstinée. Ni avant ni depuis on n’en vit une aussi âpre. Jusqu’à la nuit, elle durera sans trêve. |
CCXLV
Li amiralz la sue gent apelet : Plus de cent milie espees i unt traites. |
CCXLV
L’ÉMIR requiert les siens : « Frappez, païens ; vous n’êtes venus que pour frapper ! Je vous donnerai des femmes nobles et belles, je vous donnerai des fiefs, des domaines, des terres. » Les païens répondent : « Ainsi devons-nous faire ! » À force de frapper à toute volée, nombre de leurs épieux se brisent ; alors ils dégainent plus de cent mille épées. Voici la mêlée douloureuse et horrible : qui est au milieu d’eux voit ce qu’est une bataille. |
CCXLVI
Li emperere recleimet ses Franceis : |
CCXLVI
L’EMPEREUR invoque ses Français : « Seigneurs barons, je vous aime, j’ai foi en vous. Pour moi vous avez livré tant de batailles, conquis des royaumes, dégradé des rois ; je le reconnais bien, je vous en dois le salaire : mon corps, des terres, des richesses. Vengez vos fils, vos frères et vos héritiers, qui à Roncevaux furent tués l’autre soir. Vous le savez, contre les païens j’ai le droit devers moi. » Les Francs répondent : « Sire, vous dites vrai. » Et vingt mille sont autour de lui, qui d’une voix lui jurent leur foi de ne lui faillir pour mort ni pour angoisse : ils y emploieront bien chacun sa lance. Aussitôt ils frappent des épées. La bataille est merveilleusement acharnée. |
CCXLVII
E Malpramis par roi le camp chevalchet ; |
CCXLVII
ET Malpramis par le champ chevauche. De ceux de France il fait grand carnage. Naimes le duc le regarde d’un regard fier, et va le frapper en vaillant. De son écu il déchire le cuir, de son haubert il rompt les deux pans (?) ; il lui enfonce toute dans le corps son enseigne jaune, et l’abat mort entre les autres, qui gisent sans nombre. |
CCXLVIII
Reis Canabeus, le frere a l’amiraill, |
CCXLVIII
LE roi Canabeu, le frère de l’émir, pique fortement des éperons son cheval. Il a tiré son épée : le pommeau en est de cristal. Il frappe Naimes sur son heaume…, le brise en deux moitiés, en tranche cinq des lacs de son épée d’acier, — le capelier ne lui sert de rien, — en fend la coiffe jusqu’à la chair, en jette par terre une pièce. Le coup fut rude, le duc est comme foudroyé. Il va tomber, mais Dieu l’aide. Il saisit de ses deux bras le col de son destrier. Si le païen redouble, le noble vassal est mort. Charles de France vient, qui le secourra. |
CCXLIX
Naimes li dux tant par est anguissables, |
CCXLIX
LE duc Naimes est en grande détresse. Et le païen se hâte pour le frapper à nouveau. Charles lui dit : « Truand, c’est pour ton malheur que tu t’en es pris à celui-là ! » En sa hardiesse il va le frapper. Il brise l’écu du païen, le lui écrase contre le cœur. Il rompt la ventaille de son haubert et l’abat mort : la selle reste vide. |
CCL
Mult ad grant doel Carlemagnes li reis, Sur l’erbe verte le sanc tut cler caeir. |
CCL
CHARLEMAGNE le roi est rempli de douleur, quand devant lui il voit Naimes blessé et son sang qui tombe, clair sur l’herbe verte. Il lui dit, penché sur lui : « Beau sire Naimes, chevauchez à mon côté. Il est mort, le truand qui vous pressait ; je lui ai mis au corps mon épieu pour cette fois. » Le duc répond : « Sire, je me repose en vous ; si je survis, vous n’y perdrez pas. » Puis, en tout amour, en toute foi, ils vont côte à côte ; avec eux, vingt mille Français : il n’en est pas un qui ne frappe et ne taille. |
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