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laisses 101 à 150. ► |
LI
Li reis apelet Malduit, sun tresorer : |
LI
Le roi appelle Malduit son trésorier : « Le trésor de Charles est-il apprêté ? — Oui, sire, pour le mieux : sept cents chameaux, d’or et d’argent chargés, et vingt otages, des plus nobles qui soient sous le ciel. » |
LII
Marsilies tint Guenelun par l’espalle, |
LII
Marsile prit Ganelon par l’épaule. Il lui dit : « Vous êtes très preux et sage. Par cette loi que vous tenez pour la plus sainte, ne retirez plus de nous votre cœur ! Je veux vous donner de mes richesses en masse, dix mulets chargés de l’or le plus fin d’Arabie ; il ne passera pas d’année que je ne vous en fasse autant. Tenez, voici les clés de cette large cité ; ses grands trésors, présentez-les au roi Charles ; puis faites-moi mettre Roland à l’arrière-garde. Si je le puis trouver en quelque port ou passage, je lui livrerai une bataille à mort. » Ganelon répond : « Je m’attarde trop, je crois. » Il monte à cheval, entre en sa route. |
LIII
Li empereres aproismet sun repaire. |
LIII
L’empereur regagne ses quartiers. Il est venu à la cité de Galne : le comte Roland l’avait prise et détruite ; de ce jour elle resta cent ans déserte. Le roi attend des nouvelles de Ganelon et le tribut d’Espagne, la grand’terre. À l’aube, comme le jour se lève, Ganelon le comte arrive au camp. |
LIV
Li empereres est par matin levet ; Rollant i fut e Oliver li ber, |
LIV
L’empereur s’est tôt levé. Il a écouté messe et matines. Devant sa tente, il se tient debout sur l’herbe verte. Roland est là, et Olivier le preux, Naimes le duc, et beaucoup des autres. Arrive Ganelon, le félon, le parjure. Avec toute sa ruse il se met à parler : « Salut de par Dieu ! » dit-il au roi. « De Saragosse je vous apporte les clés, les voici ; et voici un grand trésor que je vous amène, et vingt otages : faites-les mettre sous bonne garde. Et le roi Marsile, le vaillant, vous mande que, s’il ne vous livre pas l’Algalife, vous ne l’en devez pas blâmer, car de mes yeux j’ai vu quatre cent mille hommes en armes, revêtus du haubert, beaucoup portant lacé le heaume et ceints de leurs épées aux pommeaux d’or niellé, qui ont accompagné l’Algalife jusque sur la mer. Il fuyaient Marsile, à cause de la loi chrétienne, qu’ils ne voulaient pas recevoir et garder. Ils n’avaient pas cinglé à quatre lieues au large, quand la tempête et l’orage les saisirent : ils furent noyés, jamais vous n’en verrez un seul. Si l’Algalife était en vie, je vous l’eusse amené. Quant au roi païen, sire, tenez pour vrai que vous ne verrez point ce premier mois passer sans qu’il vous suive au royaume de France : il recevra la loi que vous gardez ; à mains jointes, il deviendra votre homme ; c’est de vous qu’il tiendra le royaume d’Espagne. » Le roi dit : « Que Dieu soit remercié ! Vous m’avez bien servi, vous en aurez grande récompense. » Par l’armée on fait sonner mille clairons. Les Francs lèvent le camp, troussent les bêtes de somme. Vers douce France tous s’acheminent. |
LV
Carles li magnes ad Espaigne guastede, |
LV
Charlemagne a ravagé l’Espagne, pris les châteaux, violé les cités. Sa guerre, dit-il, est achevée. Vers douce France l’empereur chevauche, [Au soir…] le comte Roland attache à sa lance le gonfanon ; du haut d’un tertre, il l’élève vers le ciel : à ce signe, les Francs dressent leurs campements par toute la contrée. Or, par les larges vallées, les païens chevauchent, le haubert endossé, […] le heaume lacé, l’épée ceinte, l’écu au col, la lance appareillée. Dans une forêt, au sommet des monts, ils ont fait halte. Ils sont quatre cent mille, qui attendent l’aube. Dieu ! quelle douleur que les Français ne le sachent pas ! |
LVI
Tresvait le jur, la noit est aserie. |
LVI
Le jour s’en va, la nuit s’est faite noire. Charles dort, l’empereur puissant. Il eut un songe : il était aux plus grands ports de Cize ; entre ses poings il tenait sa lance de frêne. Ganelon le comte l’a saisie ; si rudement il la secoue que vers le ciel en volent des éclisses. Charles dort ; il ne s’éveille pas. |
LVII
Après iceste altre avisiun sunjat : El destre braz li morst uns uers si mals. |
LVII
Après cette vision, une autre lui vint. Il songea qu’il était en France, en sa chapelle, à Aix. Un ours très cruel le mordait au bras droit. Devers l’Ardenne il vit venir un léopard, qui, très hardiment, s’attaque à son corps même. Du fond de la salle dévale un lévrier ; il court vers Charles au galop et par bonds, tranche à l’ours l’oreille droite et furieusement combat le léopard. Les Français disent : « Voilà une grande bataille ! » Lequel des deux vaincra ? Ils ne savent. Charles dort, il ne s’est pas réveillé. |
LVIII
Tresvait la noit e apert la clere albe. |
LVIII
La nuit passe toute, l’aube se lève claire. Par les rangs de l’armée, […] l’empereur chevauche fièrement. « Seigneurs barons, » dit l’empereur Charles, « voyez les ports et les étroits passages. Choisissez-moi qui fera l’arrière-garde. » Ganelon répond : « Ce sera Roland, mon fillâtre : vous n’avez baron d’aussi grande vaillance. » Le roi l’entend, le regarde durement. Puis il lui dit : « Vous êtes un démon. Au corps vous est entrée une mortelle frénésie. Et qui donc fera devant moi l’avant-garde ? » Ganelon répond : « Ogier de Danemark ; vous n’avez baron qui mieux que lui la fasse. » |
LIX
Li quens Rollant, quant il s’oït juger, AOI. La rereguarde avez sur mei jugiet ! |
LIX
Le comte Roland s’est entendu nommer. Alors il parla comme un chevalier doit faire : « Sire parâtre, j’ai bien lieu de vous chérir : vous m’avez élu pour l’arrière-garde. Charles, le roi qui tient la France, n’y perdra, je crois, palefroi ni destrier, mulet ni mule, il n’y perdra cheval de selle ni cheval de charge qu’on ne l’ait d’abord disputé par l’épée. » Ganelon répond : « Vous dites vrai, je le sais bien. » |
LX
Quant ot Rollant qu’il ert en la rereguarde, |
LX
Quand Roland entend qu’il sera à l’arrière-garde, il dit, irrité, à son parâtre : « Ah ! truand, méchant homme de vile souche, l’avais-tu donc cru, que je laisserais choir le gant par terre, comme toi le bâton, devant Charles ? |
LXI
Dreiz emperere, » dist Rollant le barun, |
LXI
Droit empereur, » dit Roland le baron, « donnez-moi l’arc que vous tenez au poing. Nul ne me reprochera, je crois, de l’avoir laissé choir, comme fit Ganelon du bâton qu’avait reçu sa main droite. » L’empereur tient la tête baissée. Il lisse sa barbe, tord sa moustache. Il pleure, il ne peut s’en tenir. |
LXII
Après iço i est Neimes venud, E dist al rei : « Ben l’avez entendut ; |
LXII
Alors vint Naimes : en la cour il n’y a pas meilleur vassal. Il dit au roi : « Vous l’avez entendu, le comte Roland est rempli de colère. Le voilà marqué pour l’arrière-garde : vous n’avez pas un baron qui puisse rien y changer. Donnez-lui l’arc que vous avez tendu, et trouvez-lui qui bien l’assiste. » Le roi donne l’arc et Roland l’a reçu. |
LXIII
Li empereres apelet ses niés Rollant : |
LXIII
L’empereur dit à son neveu Roland : « Beau sire neveu, vous le savez bien, c’est la moitié de mes armées que je vous offre et vous laisserai. Retenez-les, c’est votre salut. » Le comte dit : « Je n’en ferai rien. Dieu me confonde, si je démens mon lignage ! Je retiendrai vingt mille Français bien vaillants. En toute assurance passez les ports. Vous auriez tort de craindre personne, moi vivant. » |
LXIV
Li quens Rollant est muntet el destrer. |
LXIV
Le comte Roland est monté sur son destrier. Vers lui vient son compagnon, Olivier. Gerin vient et le preux comte Gerier, et Oton vient et Bérengier vient, et Astor vient, et Anseïs le vieux, et Gérard de Roussillon le fier, et le riche duc Gaifier est venu. L’archevêque dit : « Par mon chef, j’irai ! — Et moi avec vous, » dit le comte Gautier ; « je suis homme de Roland, je ne dois pas lui faillir. » Ils choisissent entre eux vingt mille chevaliers. |
LXV
Li quens Rollant Gualter de l’Hum apelet : |
LXV
Le comte Roland appelle Gautier de l’Hum : « Prenez mille Français de France, notre terre, et tenez les défilés et les hauteurs, afin que l’empereur ne perde pas un seul des hommes qui sont avec lui. » Gautier répond : « Pour vous je le dois bien faire. » Avec mille Français de France, qui est leur terre, Gautier sort des rangs et va par les défilés et les hauteurs. Pour les pires nouvelles il n’en redescendra pas que des épées sans nombre aient été dégainées. Ce jour-là même, le roi Almaris, du pays de Belferne, leur livra une bataille dure. |
LXVI
Halt sunt li pui e li val tenebrus, |
LXVI
Hauts sont les monts et ténébreux les vaux, les roches bises, sinistres les défilés. Ce jour-là même, les Français les passent à grande douleur. De quinze lieues on entend leur marche. Quand ils parviennent à la Terre des Aïeux et voient la Gascogne, domaine de leur seigneur, il leur souvient de leurs fiefs, et des filles de chez eux, et de leurs nobles femmes. Pas un qui n’en pleure de tendresse. Sur tous les autres Charles est plein d’angoisse : aux ports d’Espagne il a laissé son neveu. Pitié lui en prend ; il pleure, il ne peut s’en tenir. |
LXVII
Li .XII. per sunt remés en Espaigne. Nen unt poür ne de murir dutance. |
LXVII
Les douze pairs sont restés en Espagne : en leur compagnie, vingt mille Français, tous sans peur, et qui ne craignent pas la mort. L’empereur s’en retourne en France : sous son manteau il cache son angoisse. Auprès de lui le duc Naimes chevauche, qui lui dit : « Qu’est-ce donc qui vous tourmente ? » Charles répond : « Qui le demande m’offense. Ma douleur est si grande que je ne puis la taire. Par Ganelon France sera détruite. Cette nuit une vision me vint, de par un ange : entre mes poings Ganelon brisait ma lance : or voici qu’il a marqué mon neveu pour l’arrière-garde. Je l’ai laissé dans la marche étrangère. Dieu ! Si je le perds, jamais je n’aurai qui le remplace. » |
LXVIII
Carles li magnes ne poet muer n’en plurt. La Tere Certeine e les vals et les munz : |
LXVIII
Charlemagne pleure, il ne peut s’en défendre. Cent mille Français s’attendrissent sur lui et tremblent pour Roland, remplis d’une étrange peur. Ganelon le félon l’a trahi : il a reçu du roi païen de grands dons, or et argent, ciclatons et draps de soie, mulets et chevaux, et chameaux et lions. Or Marsile a mandé par l’Espagne les barons, comtes, vicomtes et ducs et almaçours, les amirafles et les fils des comtors. Il en rassemble en trois jours quatre cent mille, fait sonner ses tambours par Saragosse. On dresse sur la plus haute tour Mahomet, et chaque païen le prie et l’adore. Puis, à marches forcées, par la Terre Certaine, tous chevauchent, passent les vaux, passent les monts : enfin ils ont vu les gonfanons de ceux de France. L’arrière-garde des douze compagnons ne laissera pas d’accepter la bataille. |
LXIX
Li niés Marsilie, il est venuz avant |
LXIX
Le neveu de Marsile, sur un mulet qu’il touche d’un bâton, s’est avancé. Il dit à son oncle, en riant bellement : « Beau sire roi, je vous ai si longuement servi ; j’ai reçu pour tout salaire des peines et des tourments ! Tant de batailles livrées et gagnées ! Donnez-moi un fief : le don de frapper contre Roland le premier coup ! Je le tuerai de mon épieu tranchant. Si Mahomet me veut prendre en sa garde, j’affranchirai toutes les contrées de l’Espagne, depuis les ports d’Espagne jusqu’à Durestant. Charles sera las, les Français se rendront ; vous n’aurez plus de guerre de toute votre vie. » Le roi Marsile lui en donne le gant. |
LXX
Li niés Marsilies tient le guant en sun poign, « Bel sire niés, e jo e vos i irum. |
LXX
Le neveu de Marsile tient le gant dans son poing. Il dit à son oncle une parole fière : « Beau sire roi, vous m’avez fait un grand don. Or, choisissez-moi douze de vos barons ; avec eux je combattrai les douze pairs. » Tout le premier, Falsaron répond, qui était frère du roi Marsile : « Beau sire neveu, nous irons, vous et moi ; certes, nous la livrerons, cette bataille, à l’arrière-garde de la grande ost de Charles. C’est jugé : nous les tuerons ! » |
LXXI
Reis Corsalis, il est de l’altre part. |
LXXI
Vient d’autre part le roi Corsalis. Il est de Barbarie et sait les arts maléfiques. Il parle en vrai baron : pour tout l’or de Dieu il ne voudrait faire une couardise […] Vient au galop Malprimis de Brigant : à la course, il est plus vite qu’un cheval. Devant Marsile il s’écrie à voix très haute : « Je mènerai mon corps à Roncevaux. Si j’y trouve Roland, je saurai le mater. » |
LXXII
Uns amurafles i ad de Balaguez,
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LXXII
Un amirafle est là, de Balaguer. Son corps est très beau, sa face hardie et claire. Quand une fois il s’est mis en selle, il se fait fier sous l’armure. Pour le courage il a bonne renommée : vrai baron, s’il était chrétien. Devant Marsile, il s’est écrié : « A Roncevaux, j’irai jouer mon corps. Si j’y trouve Roland, il est mort, et mort Olivier et tous les douze pairs, et morts tous les Français, à grand deuil, à grand’honte. Charles le Grand est vieux, il radote ; il en aura assez de mener sa guerre ; l’Espagne nous restera affranchie. » Le roi Marsile lui rend maintes grâces. |
LXXIII
Uns almaçurs i ad de Moriane ; |
LXXIII
Un almaçour est là, de Moriane : il n’y a pas plus félon sur la terre d’Espagne. Devant Marsile il fait sa vanterie : « A Roncevaux je conduirai ma gent, vingt mille hommes, portant écus et lances. Si je trouve Roland, il est mort, je lui en jure ma foi : chaque jour Charles en dira sa plainte. » |
LXXIV
D’altre part est Turgis de Turteluse, |
LXXIV
D’autre part voici Turgis de Tortelose : il est comte et la cité de Tortelose est sienne. Aux chrétiens il souhaite male mort. Il se range devant Marsile près des autres et dit au roi : « Ne craignez rien ! Plus vaut Mahomet que saint Pierre de Rome. Si vous le servez, l’honneur du champ nous restera. À Roncevaux j’irai joindre Roland : nul ne le garantira contre la mort. Voyez mon épée, qui est bonne et longue. Contre Durendal je veux l’essayer. Laquelle aura le dessus ? Vous l’entendrez bien dire. Les Français périront, si contre nous ils s’aventurent. Charles le Vieux en aura douleur et honte. Jamais plus sur terre il ne portera la couronne. » |
LXXV
De l’altre part est Escremiz de Valterne. |
LXXV
D’autre part voici Escremiz de Valterne. Il est Sarrasin et Valterne est son fief. Devant Marsile il s’écrie dans la foule : « A Roncevaux j’irai, pour abattre l’orgueil. Si j’y trouve Roland, il n’en remportera pas sa tête, ni Olivier, celui qui commande les autres. Les douze pairs sont tous marqués pour périr. Les Français mourront, la France en sera vidée. Charles aura disette de bons vassaux. » |
LXXVI
D’altre part est uns paiens, Esturganz ; |
LXXVI
D’autre part voici un païen, Esturgant ; avec lui Estramariz, un sien compagnon : tous deux félons, traîtres prouvés. Marsile dit : « Seigneurs, avancez ! À Roncevaux vous irez au passage des ports, et vous aiderez à conduire ma gent. » Ils répondent : « Sire, à votre commandement ! Nous attaquerons Olivier et Roland ; contre la mort les douze pairs n’auront pas de garant. Nos épées sont bonnes et tranchantes ; nous les ferons vermeilles de sang chaud. Les Français mourront, Charles en pleurera ; la Terre des Aïeux, nous vous la donnerons. Venez-y, roi ; en vérité, vous le verrez : nous vous donnerons l’empereur lui-même. » |
LXXVII
Curant i vint Margariz de Sibilie ; Pur sa beltet dames li sunt amies : |
LXXVII
Tout courant vient Margariz de Séville. Celui-là tient la terre jusqu’aux Cazmarines. Pour sa beauté les dames lui sont amies : pas une qui, à le voir, ne s’épanouisse et ne lui rie. Nul païen n’est si bon chevalier. Il vient dans la foule et par-dessus les autres crie au roi : « N’ayez nulle crainte ! À Roncevaux j’irai tuer Roland ; non plus que lui Olivier ne sauvera sa vie ; les douze pairs sont restés pour leur martyre. Voyez mon épée dont la garde est d’or : c’est l’émir de Primes qui me l’envoya. En un sang vermeil, je vous le jure, elle plongera. Les Français mourront, France en sera honnie. Charles le Vieux, à la barbe fleurie, à chaque jour qu’il vivra, en aura deuil et courroux. Avant un an, nous aurons la France pour butin, nous pourrons coucher au bourg de Saint-Denis. » Le roi païen s’incline devant lui profondément. |
LXXVIII
De l’altre part est Chernubles de Munigre. Se trois Rollant li proz enmi ma veie, |
LXXVIII
D’autre part voici Chernuble de Munigre. Ses cheveux balayent la terre. Il peut en se jouant, quand l’humeur lui en prend, porter, et au delà, la charge de quatre mulets bâtés. Au pays dont il est, le soleil, dit-on [?], ne luit pas, le blé ne peut pas croître, la pluie ne tombe pas, la rosée ne se forme pas ; il n’y a pierre qui ne soit toute noire. Plusieurs disent que c’est la demeure des diables. Chernuble dit : « J’ai ceint ma bonne épée, à Roncevaux je la teindrai en rouge. Si je trouve Roland le preux sur ma voie, sans que je l’assaille, jamais ne me croyez plus. Et de mon épée je conquerrai Durendal. Les Français mourront, France en sera déserte. » A ces mots les douze pairs s’assemblent. Avec eux ils emmènent cent mille Sarrasins, qui brûlent de combattre et se hâtent. Ils vont sous une sapinière pour s’armer. |
LXXIX
Paien s’adubent des osbercs sarazineis, Que malvaise cançun de nus chantet ne seit ! |
LXXIX
Les païens s’arment de hauberts sarrasins, presque tous à triple épaisseur de mailles, lacent leurs très bons heaumes de Saragosse, ceignent des épées d’acier viennois. Ils ont de riches écus, des épieux de Valence et des gonfanons blancs et bleus et vermeils. Ils ont laissé mulets et palefrois, ils montent sur les destriers et chevauchent en rangs serrés. Clair est le jour et beau le soleil : pas une armure qui toute ne flamboie. Mille clairons sonnent, pour que ce soit plus beau. Le bruit est grand : les Français l’entendirent. Olivier dit : « Sire compagnon, il se peut je crois, que nous ayons affaire aux Sarrasins. » Roland répond : « Ah ! que Dieu nous l’octroie ! Nous devons tenir ici, pour notre roi. Pour son seigneur on doit souffrir toute détresse, et endurer les grands chauds et les grands froids, et perdre du cuir et du poil. Que chacun veille à y employer de grands coups, afin qu’on ne chante pas de nous une mauvaise chanson ! Le tort est aux païens, aux chrétiens le droit. Jamais mauvais exemple ne viendra de moi. » |
LXXX
Oliver est desur un pui . . . . . . . . . |
LXXX
Olivier est monté sur une hauteur. Il regarde à droite par un val herbeux : il voit venir la gent des païens. Il appelle Roland, son compagnon : « Du côté de l’Espagne, je vois venir une telle rumeur, tant de hauberts qui brillent, tant de heaumes qui flamboient ! Ceux-là mettront nos Français en grande angoisse. Ganelon le savait, le félon, le traître, qui devant l’empereur nous désigna. — Tais-toi, Olivier, » répond Roland ; « il est mon parâtre ; je ne veux pas que tu en sonnes mot ! » |
LXXXI
Oliver est desur un pui muntet. |
LXXXI
Olivier est monté sur une hauteur. Il voit à plein le royaume d’Espagne et les Sarrasins, qui sont assemblés en si grande masse. Les heaumes aux gemmes serties d’or brillent, et les écus, et les hauberts safrés, et les épieux et les gonfanons fixés aux fers. Il ne peut dénombrer même les corps de bataille : ils sont tant qu’il n’en sait pas le compte. Au dedans de lui-même il en est grandement troublé. Le plus vite qu’il peut, il dévale de la hauteur, vient aux Français, leur raconte tout. |
LXXXII
Dist Oliver : « Jo ai païens veüz : |
LXXXII
Olivier dit : « J’ai vu les païens. Jamais homme sur terre n’en vit plus. Devant nous ils sont bien cent mille, l’écu au bras, le heaume lacé, le blanc haubert revêtu ; et leurs épieux bruns luisent, hampe dressée. Vous aurez une bataille, telle qu’il n’en fut jamais. Seigneurs Français, que Dieu vous donne sa force ! Tenez fermement, pour que nous ne soyons pas vaincus ! » Les Français disent : « Honni soit qui s’enfuit ! Jusqu’à la mort, pas un ne vous manquera. » |
LXXXIII
Dist Oliver : « Paien unt grant esforz ; |
LXXXIII
Olivier dit : « Les païens sont très forts : et nos Français, ce me semble, sont bien peu. Roland mon compagnon, sonnez donc votre cor : Charles l’entendra, et l’armée reviendra. « Roland répond : « Ce serait faire comme un fou. En douce France j’y perdrais mon renom. Sur l’heure je frapperai de Durendal de grands coups. Sa lame saignera jusqu’à l’or de la garde. Les félons païens sont venus aux ports pour leur malheur. Je vous le jure, tous sont marqués pour la mort. » |
LXXXIV
« Cumpainz Rollant, l’olifan car sunez, Ne France dulce ja cheet en viltet ! |
LXXXIV
« Roland, mon compagnon, sonnez l’olifant ! Charles l’entendra, ramènera l’armée ; il nous secourra avec tous ses barons. » Roland répond : « Ne plaise à Dieu que pour moi mes parents soient blâmés et que douce France tombe dans le mépris ! Mais je frapperai de Durendal à force, ma bonne épée que j’ai ceinte au côté ! Vous en verrez la lame tout ensanglantée. Les félons païens se sont assemblés pour leur malheur. Je vous le jure, ils sont tous livrés à la mort. » |
LXXXV
Cumpainz Rollant, sunez vostre olifan, |
LXXXV
« Roland, mon compagnon, sonnez votre olifant ! Charles l’entendra, qui est au passage des ports. Je vous le jure, les Français reviendront. — Ne plaise à Dieu, » lui répond Roland, « qu’il soit jamais dit par nul homme vivant que pour des païens j’aie sonné mon cor ! Jamais mes parents n’en auront le reproche. Quand je serai en la grande bataille, je frapperai mille coups et sept cents, et vous verrez l’acier de Durendal sanglant. Les Français sont hardis et frapperont vaillamment ; ceux d’Espagne n’échapperont pas à la mort. » |
LXXXVI
Dist Oliver : « D’iço ne sai jo blasme.
|
LXXXVI
Olivier dit : « Pourquoi vous blâmerait-on ? J’ai vu les Sarrasins d’Espagne : les vaux et les monts en sont couverts et les landes et toutes les plaines. Grandes sont les armées de cette engeance étrangère et bien petite notre troupe ! » Roland répond : « Mon ardeur s’en accroît. Ne plaise au Seigneur Dieu ni à ses anges qu’à cause de moi France perde son prix ! J’aime mieux mourir que choir dans la honte ! Mieux nous frappons, mieux l’empereur nous aime. » |
LXXXVII
Rollant est proz e Oliver est sage. |
LXXXVII
Roland est preux et Olivier sage. Tous deux sont de courage merveilleux. Une fois à cheval et en armes, jamais par peur de la mort ils n’esquiveront une bataille. Les deux comtes sont bons et leurs paroles hautes. Les païens félons chevauchent furieusement. Olivier dit : « Roland, voyez ! Ceux-ci sont près de nous, mais Charles est trop loin ! Votre olifant, vous n’avez pas daigné le sonner. Si le roi était là, nous ne serions pas en péril. Regardez en amont vers les ports d’Espagne ; vous pourrez voir une troupe digne de pitié : qui a fait aujourd’hui l’arrière-garde ne la fera plus jamais. » Roland répond : « Ne parlez pas si follement ! Honni le cœur qui dans la poitrine s’accouardit ! Nous tiendrons fermement, sur place. C’est nous qui mènerons joutes et mêlées. » |
LXXXVIII
Quant Rollant veit que la bataille serat, Sun escientre n’en i out un cuard. |
LXXXVIII
Quand Roland voit qu’il y aura bataille, il se fait plus fier que lion ou léopard. Il appelle les Français et Olivier : « Sire compagnon, ami, ne parlez plus ainsi ! L’empereur, qui nous laissa des Français, a trié ces vingt mille : il savait que pas un n’est un couard. Pour son seigneur on doit souffrir de grands maux et endurer les grands chauds et les grands froids, et on doit perdre du sang et de la chair. Frappe de ta lance, et moi de Durendal, ma bonne épée, que me donna le roi. Si je meurs, qui l’aura pourra dire : « Ce fut l’épée d’un noble vassal. » |
LXXXIX
D’altre part est li arcevesques Turpin. |
LXXXIX
D’autre part voici l’archevêque Turpin. Il éperonne et monte sur un tertre dénudé. Il appelle les Français et les sermonne : « Seigneurs barons, Charles nous a laissés ici : pour notre roi nous devons bien mourir. Aidez à soutenir la chrétienté ! Vous aurez une bataille, vous en êtes bien sûrs, car de vos yeux vous voyez les Sarrasins. Battez votre coulpe, demandez à Dieu merci ; je vous absoudrai pour guérir vos âmes. Si vous mourez, vous serez de saints martyrs, vous aurez des sièges au plus haut paradis. » Les Français descendent de cheval, se prosternent contre terre, et l’archevêque, au nom de Dieu, les a bénis. Pour pénitence il leur ordonne de frapper. |
XC
Franceis se drecent, si se metent sur piez. Puis sunt muntez sur lur curanz destrers. |
XC
Les Français se redressent et se mettent sur pieds. Ils sont bien absous, quittes de leurs péchés, et l’archevêque, au nom de Dieu, les a bénis. Puis ils sont remontés sur leurs destriers bien courants. Ils sont armés comme il convient à des chevaliers, et tous bien appareillés pour la bataille. Le comte Roland appelle Olivier : « Sire compagnon, vous disiez bien, Ganelon nous a trahis. Il en a pris pour son salaire de l’or, des richesses, des deniers. Puisse l’empereur nous venger ! Le roi Marsile nous a achetés par marché ; mais la marchandise, il ne l’aura que par l’épée ! » |
XCI
As porz d’Espaigne en est passet Rollant |
XCI
Aux ports d’Espagne Roland passe sur Veillantif, son cheval bien courant. Il a revêtu ses armes, qui bien le parent. Il va, le baron, brandissant son épieu. Vers le ciel il en tourne la pointe ; au fer est lacé un gonfanon tout blanc ; les franges battent jusqu’à ses mains. Noble est son corps, son visage clair et riant. Après lui vient son compagnon, et ceux de France l’appellent leur garant. Il regarde menaçant vers les Sarrasins, puis, humble et doux, vers les Français, et leur dit ces mots, courtoisement : « Seigneurs barons, doucement, au pas ! Ces païens vont en quête de leur martyre. Avant ce soir nous aurons gagné un beau et riche butin : nul roi de France n’eut jamais le pareil. » Comme il parlait, les armées se joignirent. |
XCII
Dist Oliver : « N’ai cure de parler. |
XCII
Olivier dit : « Je n’ai pas le cœur aux paroles. Votre olifant, vous n’avez pas daigné le sonner, et Charles, vous ne l’avez pas. Il ne sait mot de ces choses, le preux, et la faute n’est pas sienne, et les vaillants que voici ne méritent, eux non plus, nul blâme. Or donc, chevauchez contre ceux-là de tout votre courage ! Seigneurs barons, tenez fermement en bataille ! Je vous en prie pour Dieu, soyez résolus à bien frapper, coup rendu pour coup reçu ! Et n’oublions pas le cri d’armes de Charles. » A ces mots les Français poussent le cri d’armes. Qui les eût ouïs crier « Montjoie ! » aurait le souvenir d’une belle vaillance. Puis ils chevauchent, Dieu ! si fièrement, et, pour aller au plus vite, enfoncent les éperons, et s’en vont frapper, qu’ont-ils à faire d’autre ? et les Sarrasins les reçoivent sans trembler. Francs et païens, voilà qu’ils se sont joints. |
XCIII
Li niés Marsilie, il ad a num Aelroth ; Sun cheval brochet, laiset curre a esforz, |
XCIII
Le neveu de Marsile — il a nom Aelroth — tout le premier chevauche devant l’armée. Il va disant sur nos Français de laides paroles : « Félons Français, aujourd’hui vous jouterez contre les nôtres. Il vous a trahis, celui qui vous avait en garde. Bien fou le roi, qui vous laissa aux ports ! En ce jour, douce France perdra sa louange, et Charles, le Magne, le bras droit de son corps. » Quand Roland l’entend, Dieu ! il en a une si grande douleur ! Il éperonne son cheval, le laisse courir à plein élan, va frapper Aelroth le plus fort qu’il peut. Il lui brise l’écu et lui déclôt le haubert, lui ouvre la poitrine, lui rompt les os, lui fend toute l’échine. De son épieu, il jette l’âme dehors. Il enfonce le fer fortement, ébranle le corps, à pleine hampe l’abat mort du cheval, et la nuque se brise en deux moitiés. Il ne laissera point, pourtant, de lui parler : « Non, fils de serf, Charles n’est pas fou, et jamais il n’aima trahir. Nous laisser aux ports, ce fut agir en preux. En ce jour douce France ne perdra point sa louange. Frappez, Français, le premier coup est nôtre. Le droit est devers nous, et sur ces félons le tort. » |
XCIV
Un duc i est, si ad num Falsaron ; Vait le ferir en guise de baron. |
XCIV
Un duc est là, qui a nom Falsaron. Celui-là était frère du roi Marsile ; il tenait la terre de Dathan et d’Abiron. Sous le ciel il n’y a pire truand. Si large est son front qu’entre les deux yeux on peut mesurer un bon demi-pied. Il a grand deuil quand il voit son neveu mort. Il sort de la presse, charge à bride abattue, pousse le cri d’armes des païens, lance aux Français une injure : « En ce jour, France douce perdra son honneur ! » Olivier l’entend, s’irrite. Il éperonne de ses éperons dorés, en vrai baron va le frapper. Il lui brise l’écu, lui déchire le haubert, lui enfonce au corps les pans de son gonfanon, à pleine hampe le soulève des arçons et l’abat mort. Il regarde à terre, voit le traître qui gît. Alors il lui dit fièrement : « De vos menaces, fils de serf, je n’ai cure ! Frappez, Français, car nous les vaincrons très bien ! » Il crie : « Montjoie ! » — c’est l’enseigne de Charles. |
XCV
Uns reis i est, si ad num Corsablix,
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XCV
Un roi est là, qui a nom Corsablix. Il est de Barbarie, une terre lointaine. Il crie aux autres Sarrasins : « Nous pouvons bien soutenir cette bataille : les Français sont si peu et nous avons droit de les mépriser : ce n’est pas Charles qui en sauvera un seul. Voici le jour où il leur faut mourir. » L’archevêque Turpin l’a bien entendu. Sous le ciel il n’est homme qu’il haïsse plus. Il pique de ses éperons d’or fin, et vaillamment va le frapper. Il lui a brisé l’écu, défait le haubert, enfoncé au corps son grand épieu ; il appuie fortement, le secoue et l’ébranle ; à pleine hampe, il l’abat mort sur le chemin. Il regarde à terre, voit le félon gisant. Il ne laissera pas de lui parler un peu : « Païen, fils de serf, vous en avez menti ! Charles, mon seigneur, peut toujours nous sauver. Nos Français n’ont pas le cœur à fuir ; vos compagnons, nous les ferons tous rétifs. Je vous dis une nouvelle : il vous faut endurer la mort. Frappez, Français ! Que pas un ne s’oublie ! Ce premier coup est nôtre, Dieu merci ! » Il crie : « Montjoie ! » pour rester maître du champ. |
XCVI
E Gerins fiert Malprimis de Brigal. |
XCVI
Et Gerin frappe Malprimis de Brigal. Le bon écu du païen ne lui vaut pas un denier. Gerin en brise la boucle de cristal ; la moitié tombe par terre ; il lui rompt le haubert jusqu’à la chair, lui enfonce son bon épieu au corps. Le païen choit comme une masse. Son âme, Satan l’emporte. |
XCVII
E sis cumpainz Gerers fiert l’amurafle. |
XCVII
Et son compagnon Gerier frappe l’amirafle. Il lui brise l’écu, lui démaille le haubert, lui plonge aux entrailles son bon épieu ; il appuie fortement, lui passe le fer à travers le corps, et à pleine hampe l’abat mort dans le champ. Olivier dit : « Notre bataille est belle ! » |
XCVIII
Sansun li dux, il vait ferir l’almaçur. Que l’abat mort, qui qu’en peist u qui nun. |
XCVIII
Le duc Samson va frapper l’almaçour. Il brise son écu, qui est paré d’or et de fleurons. Son bon haubert ne le garantit guère. Il lui perce le cœur, le foie et le poumon, et, le pleure qui veut ! l’abat mort. L’archevêque dit : « Ce coup est d’un vaillant ! » |
XCIX
E Anseïs laiset le cheval curre, |
XCIX
Et Anseïs laisse aller son cheval, et va frapper Turgis de Tortelose. Il lui brise son écu sous la boucle dorée, déchire de part en part son haubert double, lui met au corps le fer de son bon épieu. Il enfonce, la pointe ressort par le dos ; à pleine hampe il le renverse mort dans le champ. Roland dit : « Ce coup est d’un preux ! » |
C
Et Engelers li Guascuinz de Burdele |
C
Et Engelier le Gascon de Bordeaux éperonne son cheval, lâche la rêne et va frapper Escremiz de Valterne. Il brise l’écu qu’il porte au cou, en disjoint les chanteaux, rompt la ventaille du haubert et atteint la poitrine, sous la gorge ; à pleine hampe il l’abat mort de sa selle. Puis il lui dit : « Vous voilà donc en perdition ! « |
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