La Chanson d’Ève/Texte entier

Société du Mercure de France (p. 3-208).


CHARLES VAN LERBERGHE

La
Chanson d’Ève

PREMIÈRES PAROLES
LA TENTATION — LA FAUTE
CRÉPUSCULE
DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

MCMIV


À ÉMILE VERHAEREN

Et la beauté du monde attestait son enfance.
alfred de vigny.

PRÉLUDE

Je voudrais te la dire,
Dans la simplicité claire
De mon bonheur,
Sans une image, sans une fleur,
En n’y mêlant que la lumière
Et l’air où je respire.

Je voudrais te la dire,
Ma première chanson,
Presque les lèvres closes,
Et comme si, tous deux, nous songions
La même chose,
En le même sourire.


Avec des mots
Si frais, si virginaux,
Avec des mots si purs,
Qu’ils tremblent dans l’azur,
Et semblent dits,
Pour la première fois au paradis.


*

De mon mystérieux voyage
Je ne t’ai gardé qu’une image,
Et qu’une chanson, les voici :
Je ne t’apporte pas de roses,
Car je n’ai pas touché aux choses,
Elles aiment à vivre aussi.

Mais pour toi, de mes yeux ardents,
J’ai regardé dans l’air et l’onde,
Dans le feu clair et dans le vent,
Dans toutes les splendeurs du monde,
Afin d’apprendre à mieux le voir
Dans toutes les ombres du soir.


Afin d’apprendre à mieux t’entendre
J’ai mis l’oreille à tous les sons,
Écouté toutes les chansons,
Tous les murmures, et la danse
De la clarté dans le silence.

Afin d’apprendre comme on touche
Ton sein qui frissonne ou ta bouche,
Comme en un rêve, j’ai posé
Sur l’eau qui brille, et la lumière,
Ma main légère, et mon baiser.


PREMIÈRES PAROLES

C’est le premier matin du monde.
Comme une fleur confuse exhalée de la nuit,
Au souffle nouveau qui se lève des ondes,
Un jardin bleu s’épanouit.

Tout s’y confond encore et tout s’y mêle,
Frissons de feuilles, chants d’oiseaux,
Glissements d’ailes,
Sources qui sourdent, voix des airs, voix des eaux,
Murmure immense ;
Et qui pourtant est du silence.

Ouvrant à la clarté ses doux et vagues yeux,
La jeune et divine Ève
S’est éveillée de Dieu.

Et le monde à ses pieds s’étend comme un beau rêve.

Or Dieu lui dit : Va, fille humaine,
Et donne à tous les êtres
Que j’ai créés, une parole de tes lèvres,
Un son pour les connaître.


Et Ève s’en alla, docile à son seigneur,
En son bosquet de roses,
Donnant à toutes choses
Une parole, un son de ses lèvres de fleur :

Chose qui fuit, chose qui souffle, chose qui vole…

Cependant le jour passe, et vague, comme à l’aube,
Au crépuscule, peu à peu,
L’Éden s’endort et se dérobe
Dans le silence d’un songe bleu.

La voix s’est tue, mais tout l’écoute encore,
Tout demeure en attente ;
Lorsque avec le lever de l’étoile du soir,
Ève chante.

Très doucement, et comme on prie,
Lents, extasiés, un à un,
Dans le silence, dans les parfums
Des fleurs assoupies,
Elle évoque les mots divins qu’elle a créés ;
Elle redit du son de sa bouche tremblante :
Chose qui fuit, chose qui souffle, chose qui vole…
Elle assemble devant Dieu
Ses premières paroles,
En sa première chanson.


*

Ô ma parole,
Qui troubles à peine un peu,
De tes ailes,
L’air de silence bleu !

Ô parole humaine,
Parole où, pensive, j’entends
Enfin mon âme même,
Et son murmure vivant !

Ô parole née
D’un souffle et d’un rêve,
Et qui t’élèves
De mes lèvres étonnées !


Moi, je t’écoute, un autre te voit,
D’autres te comprennent à peine ;
Mais tu embaumes mon haleine,
Tu es une rose dans ma voix.


*

Par cette porte de lumière
Que m’ont entr’ouverte mes mains,
Comment, moi, fille de la terre,
Saurai-je trouver mon chemin ?
Elle est impénétrable, et close,
Et toute obscure encor de roses.

Mais comme je parle en mon cœur,
Mes bras levés entre les branches,
Avec le calme et la lenteur
D’une chose qu’on fait en songe,
J’ouvre et détache, fleur à fleur,
Tout le voile de roses blanches.

Et voici pâle, et peu à peu
Merveilleuse d’espace bleu,
Entre mes hautes mains d’où tombe
Le voile de ce jour mortel,
Naître l’immense fleur du ciel.


*

Ne suis-je vous, n’êtes-vous moi,
Ô choses que de mes doigts
Je touche, et de la lumière
De mes yeux éblouis ?
Fleurs où je respire, soleil où je luis,
Âme qui penses,
Qui peut me dire où je finis,
Où je commence ?

Ah ! que mon cœur infiniment
Partout se retrouve ! Que votre sève
C’est mon sang !
Comme un beau fleuve,
En toutes choses la même vie coule,
Et nous rêvons le même rêve.


*

Roses ardentes
Dans l’immobile nuit,
C’est en vous que je chante,
Et que je suis.

En vous, étincelles,
À la cime des bois,
Que je suis éternelle,
Et que je vois.

Ô mer profonde,
C’est en toi que mon sang
Renaît vague blonde,
Et flot dansant


Et c’est en toi, force suprême,
Soleil radieux,
Que mon âme elle-même
Atteint son dieu !


*

Comme elle chante
Dans ma voix,
L’âme longtemps murmurante
Des fontaines et des bois !

Air limpide du paradis,
Avec tes grappes de rubis,
Avec tes gerbes de lumière,
Avec tes roses et tes fruits ;

Quelle merveille en nous à cette heure !
Des paroles depuis des âges endormies
En des sons, en des fleurs.
Sur mes lèvres enfin prennent vie.


Depuis que mon souffle a dit leur chanson,
Depuis que ma voix les a créées,
Quel silence heureux et profond
Naît de leurs âmes allégées !


*

Le Seigneur a dit à son enfant :
Va, par le clair jardin innocent
Des anges, où brillent les pommes
Et les roses. Il est à toi. C’est ton royaume.
Mais ne cueille des choses
Que la fleur ;
Laisse le fruit aux branches,
N’approfondis pas le bonheur.

Ne cherche pas à connaître
Le secret de la terre
Et l’énigme des êtres.
N’écoute pas la voix qui attire
Au fond de l’ombre, la voix qui tente,
La voix du serpent, ou la voix des sirènes,

Ou celle des colombes ardentes
Aux bosquets sombres de l’Amour.
Reste ignorante.
Ne pense pas ; chante.
Toute science est vaine,
N’aime que la beauté.
Et qu’elle soit pour toi toute la vérité.


*

Comme une branche d’aubépine
Dans la fontaine des scintillements,
Elle est tombée dans mes pensées,
Cette parole qu’en tressaillant
Sa bouche divine
A prononcée,
Et qu’à mon tour je te redis.

Comme une branche en fleur détachée
De la cime du paradis.

Et la voici, vierge encore, enchantée,
Sans qu’une fleur en ait péri,
Vivante, rajeunie, toute diamantée.


*

Ô beau rosier du Paradis,
Beau rosier aux milliers de roses,
Qui dans les parfums resplendis,
Et dans la lumière reposes ;

Ô beau rosier du jardin clos,
Beau rosier aux roses altières,
Qui sur l’herbe étends les réseaux
Que font tes Ombres familières ;

Autour de qui, toutes tremblantes,
De l’Occident à l’Orient,
Ces humbles et douces servantes
Glissent et tournent lentement,


Jusques à l’heure solennelle
Où la nuit, à pas clandestins,
Étendant ses voiles sur elles,
Les confond toutes dans son sein.


*

Comme Dieu rayonne aujourd’hui,
Comme il exulte, comme il fleurit,
Parmi ces roses et ces fruits !

Comme il murmure en cette fontaine !
Ah ! comme il chante en ces oiseaux…
Qu’elle est suave son haleine
Dans l’odorant printemps nouveau !

Comme il se baigne dans la lumière
Avec amour, mon jeune dieu !
Toutes les choses de la terre
Sont ses vêtements radieux.


*

Ce rire de lumière
À fleur du silence,
Peut-être est-ce la danse
Ailée des belles heures,
Qui passent en semant
Des roses sur la terre.

Ce frôlement de l’aube
Peut-être est-ce la robe
Blanche d’un séraphin,
La robe d’or et de lin
D’un ange dont les pas
Approchent de la terre,
Mais que l’on n’aperçoit pas
Perdu dans la lumière.


*

Ils font à tous mes rêves
Un diadème, ils sont
Le splendide horizon
Où ma pensée s’achève.

Ils s’inclinent au bord
De mon âme, ils s’y penchent ;
Je brille rose et d’or
Parmi leurs ailes blanches.

Et je palpite au milieu d’eux,
Comme le cœur mystérieux
D’une fleur ardente et profonde,
Épanouie au monde.


*

Pourquoi, mes anges, m’éveillez-vous ?
Et pourquoi, sur la terre, êtes-vous à genoux,
Dans l’ombre et dans les fleurs,
Quand c’est la nuit encore,
La nuit bleue, et qu’à peine
Un murmure indistinct de feuilles, une haleine,
Vient troubler mes bosquets ?
Est-ce déjà le jour qui naît ?

Reine, c’est l’heure où sur la terre,
Dans le silence et le mystère
Des choses,
Se lève à l’orient lointain,
La vierge Lumière.


Toute belle et pleine de grâce,
Elle vient, elle passe
Dans ton chemin.
Et le soleil luit dans son sein.


*

L’aube blanche dit à mon rêve :
Éveille-toi, le soleil luit.
Mon âme écoute, et je soulève
Un peu mes paupières vers lui.

Un rayon de lumière touche
La pâle fleur de mes yeux bleus ;
Une flamme éveille ma bouche,
Un souffle éveille mes cheveux.

Et mon âme, comme une rose
Tremblante, lente, tout le jour,
S’éveille à la beauté des choses,
Comme mon cœur à leur amour.


Il n’est rien qui ne m’émerveille !
Et je dis en mon rire d’or :
Je suis une enfant qui s’éveille
Jusqu’au moment où Dieu l’endort.


*

Dans ma prière du matin
Il est un grand et beau jardin ;

Une haie d’aubépines blanches,
Autour d’un tremblement de branches.

Une petite porte d’or,
Toute close sur le dehors.

Une chanson de voix lointaines,
Un bleu murmure de fontaines.

Et de la terre jusqu’au ciel
Rien qu’une extase de soleil.


Ah ! que de toutes choses l’âme,
Comme un parfum suave émane,

En ce jardin clos et sacré
Qu’une âme en son rêve a créé.


*

Au cœur solitaire du bonheur,
Devenu mon cœur même,
Quelle paix divine en ce jour,
Et quelle plénitude suprême !

Ô le rire adorable d’amour
De tout ce qui m’environne !
Autour de mon bonheur en fleur
Une abeille éternelle bourdonne…

Elle se clôt doucement et s’apaise,
Mon âme heureuse ;
Elle se tait,
La rose qui chantait.


*

Entre les biches et les daims,
Les bengalis et les mésanges,
Entre tout ce qui boit ou mange
Dans le creux rose de ma main ;
C’est moi qui ai parlé enfin.

Entre les fleurs, entre les fruits,
Tout ce qui germe et qui fleurit,
En l’immense métamorphose
C’est moi qui fus l’humaine rose ;
Moi, qui la première ai souri.

Entre le ciel, entre la terre,
L’aube sainte et le soir sacré,
Entre les rires de la lumière,
C’est moi, au monde, la première,
Qui de joie divine ai pleuré.


*

Qu’il vient doucement sur la terre,
De peur d’attrister ceux qui pleurent
Qu’il vient simplement, mon Bonheur !
L’heure n’est pas venue encore,
Déjà son infini sourire
Est sur mes lèvres ; dans mon cœur,
Déjà repose sa lumière.

Comme il vient à travers la plaine,
Silencieux, dans le matin ;
Il embaume l’air qui l’amène,
Il foule les fleurs du jardin ;
Il entre avec leur jeune haleine,
Et tout le soleil en est plein.


Mon Bonheur chantant au milieu
Des roses et des lys s’avance ;
Mon âme le cherchait au lieu
De se fleurir pour sa naissance,
Puisque pour l’entendre je n’eus
Qu’à l’écouter dans le silence,
Pour le voir qu’à baisser les yeux.


*

Ah ! combien d’heures blondes
Contient la grappe d’or
De ce matin du monde,
Où ma lumière dort.

Elles sont éternelles
Dans mon joyeux été,
La plus brève d’entre elles
Vaut une éternité.

Regarde-moi, je penche
Mon rêve sur tes yeux :
Grappe et pampre, la branche
Se mêle à tes cheveux.


Chante ! et qu’il te souvienne
De ton premier rayon ;
Tu ne me vois qu’à peine,
Mais je brille à ton front.


*

Que tu es simple et claire,
Eau vivante,
Qui, du sein de la terre,
Jaillis en ces bassins et chantes !

Ô fontaine divine et pure,
Les plantes aspirent
Ta liquide clarté ;
La biche et la colombe en toi se désaltèrent.

Et tu descends par des pentes douces
De fleurs et de mousses,
Vers l’océan originel,
Toi qui passes et vas, sans cesse, et jamais lasse
De la terre à la mer et de la mer au ciel.


Souvent, à l’heure où l’ombre te couvre,
Ô source, je me penche sur toi,
Et j’y laisse flotter mes cheveux et mes doigts,
Que tu entraînes et entr’ouvres,
Mais tu te caches, tu fuis en eux,
Et c’est moi-même que je trouve
En te cherchant, Nymphe aux yeux bleus.


*

Mes sœurs des fontaines,
En riant, cette nuit, me chantent leurs peines.

Comme de longues roses blondes
Elles montent, lentement,
Des eaux, en un ruissellement
De lune et d’onde.

Je les écoute. Leur plainte douce
Me pénètre,
Comme la voix d’une eau qui fuit,
Ou pleure peut-être,
Parmi des mousses,
Dans la nuit.


Et leur voix est lointaine,
Leur si frêle voix.
Elles chantent : sœur humaine,
Est-ce que tu nous vois ?

Oui, leur dis-je, ô mes sœurs, et sur elles
J’ouvre ma bouche ardente qui rit,
Et mes yeux merveilleux d’être émerveillés d’elles.

Et je ris à leurs paroles,
Elles ne savent pas pleurer,
Mais comme de l’onde leur rire tombe,
Mon rire monte.


*

Ma sœur la Pluie,
La belle et tiède pluie d’été,
Doucement vole, doucement fuit,
À travers les airs mouillés.

Tout son collier de blanches perles
Dans le ciel bleu s’est délié.
Chantez les merles,
Dansez les pies !
Parmi les branches qu’elle plie,
Dansez les fleurs, chantez les nids ;
Tout ce qui vient du ciel est béni.

De ma bouche elle approche
Ses lèvres humides de fraises des bois ;

Rit, et me touche,
Partout à la fois,
De ses milliers de petits doigts.

Sur des tapis de fleurs sonores,
De l’aurore jusqu’au soir,
Et du soir jusqu’à l’aurore,
Elle pleut et pleut encore,
Autant qu’elle peut pleuvoir.

Puis, vient le soleil qui essuie,
De ses cheveux d’or,
Les pieds de la Pluie.


*

Sur mon fleuve il danse,
Un beau rayon ;
Sur mon fleuve qui passe,
Sur mon fleuve qui fuit comme le temps,
Un éternel rayon dansant.

Une pensée en mon âme danse,
Une pensée jamais lassée,
Sur ce beau fleuve qui se déplace.
Des ondes meurent, des ondes naissent.
Elle demeure ; il fuit sans cesse.
Et que de jours et que de choses,
Que de rires et de chansons,
Que de rêves et que de roses
Ont passé et passeront
Dans la danse de ce rayon.


*

Cachée en ce beau lit de branches et de feuilles,
Sur cet autel de mousse où j’ai versé des roses,
De la myrrhe et du miel,
Tendrement je te porte, et doucement te pose,
Ô fille morte
De l’éternel soleil !

Et voici que je t’ouvre encore,
Comme autrefois la porte d’or,
Éclatante et sonore,
Et qu’à mon souffle tu renais,
Fille des primitives forêts,
Et que tu danses et t’enivres
De revoir la lumière et de vivre.


Le vent dénoue ta chevelure
De mille étincelles, et ta ceinture
Immense de feu ;
Tu as des ailes
D’abeille blonde et d’oiseau bleu.

Que les airs embrasés gardent ta trace,
Et ta présence parfumée ;
Flamme, ne meurs pas tout entière,
Toi dont je baise la cendre ardente,
Âme pure, âme claire,
Divinité future.


*

La Poussière m’a dit : Tu es poussière,
Et tu es impure ;
Dieu t’a pétrie de chair et de sang,
De limon et de fange.

Mais ils m’ont dit, mes Anges :
N’écoute pas la voix du Démon,
Tu es l’innocence et la fleur de la terre,
Et sa virginale chanson.


*

« Suis-moi, suis-moi,
Suis ma voix, Ève blanche !
Par le bois enchanté,
De branche en branche,
Je vole et chante dans la clarté.

Je te suis, bel oiseau de mon âme,
Bel oiseau d’or, je te suis, je te suis !
Je te suivrais au bout du monde,
Ô bel oiseau de paradis !

« Suis-moi, suis-moi,
Suis ma voix, Ève blonde,
Et suis mes ailes !
Par le bois enchanté je chante, je vole,
Je vole et je chante devant toi. »


Je veux te suivre où tu m’appelles,
Ô rayon vivant !
L’âme humaine, aussi, a des ailes
Si impatientes de tous les espaces,
Et des chansons
Si folles de tous les horizons !

« Elle est lointaine,
La région où je te mène ;
Il est lointain,
Le beau pays de l’éternel demain. »

Ah ! qu’importe, oiseau d’or, chante encore !
Il semble que j’entende, quand tu chantes,
Mon âme entière qui m’attire.
Je suis venue avant l’aurore
Pour te suivre, ô voix puissante,
À travers les bois et les landes,
Et toute la terre, oiseau d’amour.


« Ni mon nom n’est amour,
Ni beauté, ni puissance.

Je suis l’enfance du monde,
Et tout ce qui commence ;
Tout ce qui va vers un but clair,
Avec des yeux clairs.
Tout ce qui monte et qui s’élève,
Et qui aspire
À atteindre son rêve,
Sa propre fleur dans la lumière.

Je suis le désir, je suis l’espoir,
Aux souffles qui chantent,
Et le départ au matin d’or,
Sur les vagues dansantes.

Suis-moi, suis-moi,
Suis ma voix, fille humaine,
C’est le bonheur où je te mène. »


Je te suis, comme ton ombre légère
Vole après toi sur les fleurs de la terre.
Mais pourquoi
Es-tu toujours plus loin que moi ?
Pourquoi es-tu toujours en fuite,
Comme ce beau pays qui te ressemble ?
Petite flamme, allons ensemble,
Tu voles trop vite
Pour mon âme.
Puisque la route est longue encore,
Pose-toi un instant, dis, sur cette branche,
Petit oiseau du paradis,
Je voudrais te mieux voir,
Et que mes frêles doigts te touchent,
Petit oiseau blanc, couleur du temps,
Petit oiseau d’or, aux pattes d’argent.

« Je ne me pose pas.
Jamais ne se pose le Désir qui vole
Dans les ombrages d’ici-bas.
Il chante et veille,

Et ni les bosquets du sommeil,
Ni la nuit et ses rêts d’étoiles
N’arrêtent ses ailes. »

Ne puis-je au moins cueillir
Cette fleur du chemin,
Si pâle et si belle,
Si triste de mourir
Penchée dans la poussière ?
Elle s’est comme moi, tout un jour, approchée
De la lumière,
Sans pouvoir y atteindre.
Je voudrais l’y porter avec moi dans mes mains.

« Ne t’attarde pas en vain
Aux fleurs passagères ;
N’incline pas ton cœur vers la poussière,
N’écoute pas
La parole qui attire en bas.
Tout le ciel glorieux tressaille
D’autres chansons et d’autres ailes ;

Tout l’espace azuré s’enivre
De soleil ;
C’est dans les airs qu’il faut me suivre. »

Ah ! bel oiseau, hélas ! je suis lasse
Et mon cœur est las.
Tu as des ailes que les espaces
Ne fatiguent pas,
Bel oiseau de mon âme !
Toujours ailleurs est ton bonheur,
Toujours tes horizons s’effacent !
Je veux m’asseoir ici,
Ce soir, à cette place,
Entre ces fleurs ;
L’heure y est belle aussi,
Et c’est toujours le paradis…

« Suis-moi, suis-moi,
Suis mes ailes et suis ma voix.
Par mes forêts et mes vallées,

Par mes solitudes profondes,
Je t’ai enchantée !
Tu me suivras au bout du monde. »


*

Dans un parfum de roses blanches
Elle est assise et songe ;
Et l’ombre est belle comme s’il s’y mirait un ange.

Le soir descend, le bosquet dort ;
Entre ses feuilles et ses branches,
Sur le paradis bleu s’ouvre un paradis d’or.

Sur le rivage expire un dernier flot lointain.
Une voix qui chantait, tout à l’heure, murmure.
Un murmure s’exhale en haleine, et s’éteint.

Dans le silence il tombe des pétales…

. . . . . . . . . . . . . . .


*

L’ange de l’étoile du matin
Descendit en son jardin
Et s’approchant d’Elle :

« Viens, lui dit-il, je te montrerai
Les beaux vallons et les bois secrets
Où vivent encore, en d’autres rêves,
Les esprits subtils
De la terre. »

Elle étendit le bras, et rit,
Regardant entre ses cils
L’ange en flamme dans le soleil,
Et le suivit en silence.


Et l’ange, tandis qu’ils allaient
Vers les ombreux bosquets,
L’enlaçait, et posait
Dans ses clairs cheveux plus longs que ses ailes,
Des fleurs qu’il cueillait
Aux branches au-dessus d’Elle.


LA TENTATION

Shapes that coiled in the woods and waters,
Glittering sons and radiant daughters.

D. G. Rossetti.


Un silence se fit dans le déclin du jour.
Une plainte expira, puis un soupir d’amour.
Puis une pomme chut, une autre encore, et d’autres,
Dans l’herbe haute et chaude et l’ombre d’émeraude.

Le soleil descendit de rameaux en rameaux ;
On entendit chanter un invisible oiseau.
Une senteur de fleurs molles et défaillantes
Sur la terre glissa comme une vague lente.

Et pour mieux enchanter celle qui vient, les yeux
Baissés, et comme en songe, et le cœur oublieux,
Par les troubles sentiers de ces jardins magiques,


Le soir voluptueux, dans les airs attiédis,
De ses subtiles mains complices étendit
L’insidieux filet des étoiles obliques.


*

Dans son jardin caché de roses et de silence,
Lente et close elle avance,
Le front las et penché.

Si lente elle va qu’il semble quelle sommeille ;
Non, elle veille ; même elle voit :
Elle regarde, de ses yeux sombres,
Les fleurs de soleil où ses pieds blancs,
Ici, s’arrêtent au bord d’une ombre.

« Qui vient ? » dit-elle… Elle songe, elle attend.
Mais l’ombre approche lentement,
Éteint ses fleurs, éteint ses pieds blancs,
Monte, grandit, l’envahit toute.


Est-ce déjà le soir ? Elle écoute.
Non, ce n’est pas le reflet de la nuit.
Dans le ciel, pas un glissement d’ailes,
Sur terre, pas un bruit.

Et pourtant, il semble, une voix appelle…
Et des mains s’ouvrent dans l’air qui tremble.

Mais doucement elle se dit :
« Il est divin, qui vient ainsi
Comme le souffle où se cache l’arôme,
Comme la fleur où se cache le fruit. »

Elle sourit, et songe encore :
« Comme la douce et profonde nuit… »

Une voix appelle, une bouche approche.
« Comme l’Amour et le Bonheur. »
Sa tête s’incline sous la bouche,
Et ses longs cheveux touchent
La Terre en fleur.


*

Est-ce son souffle dont je frissonne
En ce soir d’or, qui répand en ma chair
Le rire infini de la blonde mer ?
J’écoute et je tremble.
Au fond des grands bois
Ce sombre murmure est-ce sa voix ?
Et ce bruit qui ressemble
Au bruit des feuilles légères
Qui tombent,
Est-ce le bruit de ses pas sur la terre ?
Est-ce sa face, ce soir lumineux
Dont mon âme rayonne et dont mes yeux sont bleus ?
Et cet émoi, ce grand silence
De toutes choses tout à coup,
Est-ce l’effroi de sa présence
Qui fait mes mains se joindre et ployer mes genoux ?

Est-ce lui, ce soleil du soir où je respire ?
Cet effluve embrasé de roses, est-ce lui ?
Vers cette ombre des fleurs est-ce lui qui m’attire
Par mon cœur qui frémit ?

Et Toi, qui me regardes, de ces yeux étranges,
Toi qui m’écoutes, ô silencieux Ange,
J’ai peur que toi-même encore tu ne sois Lui,
Car peut-être n’est-il rien au monde que Lui,
Que Toi, songeur divin, tranquille et solitaire,
Qui souris en m’ouvrant tes ailes de lumière.


*

Elle songe près des fontaines,
Au cœur profond du paradis.
Toute son âme n’est qu’une clarté sereine ;
Et dans un murmure elle dit :

Heureuse, sans rien voir, rien savoir, rien entendre,
Sans cause humaine, je souris !…
Là sont des fleurs, des fruits ; mes bras n’ont qu’à s’étendre,
Mes mains n’ont qu’à s’ouvrir.

Mais en mon âme il n’est plus de désir ;
Mon âme enfin repose, et mon cœur est paisible.

En mes yeux éblouis entre seul, Invisible !
À mon oreille chante seul, Inouï !


*

Et je vis à l’entrée
De mes bosquets, ce soir,
Étrange et merveilleux,
Sa main blanche appuyée
À cet arbre aux fruits d’or,
Dont l’approche est fatale et l’atteinte
Mortelle, un jeune dieu.

Des roses couronnaient ses cheveux d’hyacinthe,
Et son visage ressemblait à l’amour.

Ni mes pas assoupis dans les fleurs de la terre,
Ni le son de mon cœur ne pouvaient le distraire
De ses songes. Il regardait dans le ciel bleu
Une étoile pâle,
Comme lui-même, et solitaire,
D’un long regard d’adieu.


*

C’est en toi, bien-aimé, que j’écoute,
Et que mon âme voit.
Accueille mon silence et montre-moi la route,
Mes yeux fermés au monde se sont ouverts en toi.

C’est en toi que je ris, c’est en toi que je rêve,
Que je pleure tout bas.
En toi que mon sein se soulève,
En toi que mon cœur bat.

Ô toi, dont s’ensoleille
D’un tremblement d’ailes d’or
Mon souffle animé,
C’est en toi que je m’éveille,
Et c’est en toi que je m’endors,
Ô bien-aimé !


*

Pardonne-moi, ô mon Amour,
Si mes yeux pleins de toi ne te voient pas encore,
Si je m’éveille en ta splendeur,
Sans la comprendre, comme une fleur
S’éveille dans l’aurore ;

Pardonne-moi si mes yeux aujourd’hui
Ne te distinguent de la lumière,
S’ils ne séparent ton sourire
De leurs pleurs éblouis.

Pardonne-moi, si je t’écoute
Sans t’entendre, et ne sais pas
Si c’est toi, mon amour, qui parles,
Ou mon cœur qui gémit tout bas ;


Pardonne-moi, si tes paroles
Autour de mes oreilles volent,
Comme des chants dans les airs bleus,
Ou l’aile du vent dans mes cheveux.

Pardonne-moi, si je te touche
Dans le soleil, ou si ma bouche,
En souriant, sans le savoir,
T’atteint dans la fraîcheur du soir ;
Pardonne-moi, si je crois être
Près de toi-même où tu n’es pas,
Si je te cherche, lorsque peut-être
C’est toi qui reposes dans mes bras.


*

Tandis que tu reposes sur mon cœur,
Regarde : Autour de nous le ciel s’ouvre ; c’est l’heure
Où tout atteint son âme,
Où tout se lève en son bonheur, et chante,
Où le monde n’est plus qu’une flamme,
Et qu’une fleur,
Qu’une vague murmurante
Qui vient mourir en nous.
Regarde : C’est l’instant radieux
Où toute la terre atteint son dieu.

Mais de toi rien ne peut me distraire,
De toi, rien ne peut m’éveiller !
Non, si quelque ange, aux ailes tremblantes,
Du ciel descendait en ce jour,

Si, de sa main divine, il touchait
Mes épaules, et de sa voix ardente
À mes oreilles il murmurait,
Je ne détournerais pas la tête
De ton visage, Amour,
Mais je t’enlacerais sur mon cœur,
Plus follement, de peur
Qu’il ne se glissât entre nous,
L’ange radieux et jaloux.


*

Veilles-tu, ma senteur de soleil,
Mon arôme d’abeilles blondes,
Flottes-tu sur le monde,
Mon doux parfum de miel ?

La nuit, lorsque mes pas
Dans le silence rôdent,
M’annonces-tu, senteur de mes lilas,
Et de mes roses chaudes ?

Suis-je comme une grappe de fruits
Cachés dans les feuilles,
Et que rien ne décèle,
Mais qu’on odore dans la nuit ?


Sait-il, à cette heure,
Que j’entr’ouvre ma chevelure,
Et qu’elle respire ;
Le sent-il sur la terre ?

Sent-il que j’étends les bras,
Et que des lys de mes vallées
Ma voix qu’il n’entend pas
Est embaumée ?


*

Toutes blanches et toutes d’or,
Sont les ailes de mes anges ;
Mais l’Amour
A des ailes qui changent.

Ses ailes douces sont, tour à tour,
Couleur de rose, couleur de pourpre,
Couleur de la mer vermeille où s’ouvre
Le baiser du soleil.

Les belles ailes de mes anges
Sont toutes lentes,
Et s’ouvrent closes.


Mais les ailes agiles de l’Amour
Sont impatientes,
Et comme les cœurs jamais ne reposent.


*

Mets sur mon front
Ton pur diadème, ô rayon
De la lune pâle,
Et ton blanc voile
Sur mes épaules.

Mets ta parole
Virginale
Sur mes lèvres.

Et sois,
Entre mes frêles doigts
Que je lève,
Ô rayon !
Le sceptre de mon royaume !


*

Vous m’enseignerez la douceur,
Ô colombes, mes sœurs,
Et l’élévation,
Aigles des monts.

Vous m’enseignerez la fierté farouche,
Le calme dédain,
Vous, que pas une main ne touche,
Daims et daines de l’Éden.

Vous m’enseignerez les danses agiles,
Mes sœurs les gazelles,
Et les bonds exultants,
Ô jeunes faons.


Vous m’enseignerez les paroles subtiles,
Serpents radieux,
Et comment par elles
On s’égale à Dieu.

Vous m’enseignerez l’envol de la terre,
Chimères,
L’extase des airs ;
Et vous, Sirènes, toute la mer.


*

Regarde au fond de nous : nous sommes l’Émeraude
Éternelle, et feuillue, et qui semble une mer,
Où rôdent des parfums à travers la nuit chaude,
Où circule le flot des grands anges de l’air.

Nous sommes la forêt énorme et murmurante,
Pleine d ombre éblouie et de sombre splendeur,
Qui respire et qui vit, où mille oiseaux d’or chantent,
Et dont la cime éclate en écumes de fleurs.

Depuis le premier souffle et l’aurore première,
D’un effort inlassable et d’un désir sans fin,
Ensemble, nous montons des antres de la terre,
Vers ce but merveilleux que toi seule as atteint.


Ensemble, nous sa voix, nous son âme profonde,
Dans ce feuillage immense, à jamais reverdi,
Nous avons abrité tous les rêves du monde,
Et c’est dans le soleil que nous avons grandi.


*

Je l’ai prise dans mes bras,
La petite sirène
Aux yeux éblouis.
Et voici qu’en chantant, ce soir, je la promène
En mon beau paradis.

Comme la lune sur la mer,
Sa longue chevelure bleue
Se mêle à la mienne,
Qui est d’or.
Sa belle queue
Traîne
Parmi les fleurs.

Comme elle a peur,
Comme son cœur bat sur mon cœur !

Je ne sais pas ce qu’elle pense.
Elle me regarde en silence,
De ses pâles yeux pleins d’effroi,
Où quelque étrange songe sommeille.
De la terre ils ne veulent
Rien voir que moi ;
Pour Elle, j’en suis la grande merveille,
Et le mystère.

Mais, parfois,
Elle étend les doigts,
Et touche l’air illuminé qui tremble,
Car la lumière et l’air ressemblent à la mer.

Et elle est triste, et parfois pleure.

Je veux la déposer, doucement, dans le fleuve,
Mon beau fleuve d’Éden, dont les divines eaux
S’en retournent parmi la chanson des roseaux,
Vers la mer infinie ; afin qu’il la ramène,

Heureuse et consolée, à ses sœurs les sirènes,
Et qu’elle joue encor, devant son miroir bleu,
À peigner en chantant ses longs et beaux cheveux,
Qu’ont effleurés, ce soir, quelques roses mortelles,
Et ces baisers humains que mes lèvres y mêlent.


*

Ô Lumière,
Qui fis mes yeux d’azur
Et d’humide splendeur,
Comme de pures et claires
Fleurs des airs !

Ô Désir, qui créas ces lèvres,
Qu’entr’ouvre un sourire
Et qu’un baiser soulève !

Ô Amour,
Qui façonnas de tes mains
Douces et blanches,
Cette coupe de mon sein,
Où, à l’entour d’une fleur close,
Court une branche
De bleu jasmin !


*

Quand vient le soir,
Des cygnes noirs,
Ou des fées sombres,
Sortent des fleurs, des choses, de nous :
Ce sont nos ombres.

Elles avancent ; le jour recule.
Elles vont dans le crépuscule,
D’un mouvement glissant et lent.
Elles s’assemblent, elles s’appellent,
Se cherchent sans bruit,
Et toutes ensemble,
De leurs petites ailes,
Font la grande nuit.


Mais l’Aube dans l’eau
S’éveille et prend son grand flambeau.
Puis elle monte,
En rêve monte, et peu à peu,
Sur les ondes elle élève
Sa tête blonde,
Et ses yeux bleus.

Aussitôt, en fuite furtive,
Les ombres s’esquivent,
On ne sait où.
Est-ce dans l’eau ? Est-ce sous terre ?
Dans une fleur ? Dans une pierre ?
Est-ce dans nous ?
On ne sait pas. Leurs ailes closes
Enfin reposent.
Et c’est matin.


*

« Ferme-toi, cercle enchanté,
Ferme-toi, mur de clarté,
Enceinte de brume,
Porte de lune,
Ferme-toi, et garde-la.

Trace à trace, et pas à pas,
Fermons l’espace,
Et que ses anges n’entrent pas. »

Dans votre palais
Je suis enfermée.
Que me voulez-vous, petites fées ?

N’ai-je pour vous, près des fontaines,
Cueilli la verveine et le serpolet ?

« Nous avons froid. »

Voici mon souffle, voici mes doigts.
Êtes-vous réchauffées ?
Et que demandez-vous encore ?

« Ton âme,
Cette petite flamme d’or. »

La voici ; je vous la donne,
Et prenez mon cœur aussi.

« Nous avions froid, tu nous as réchauffées,
Nous avions faim, tu nous as rassasiées,
Et tu nous as donné ton âme.

Veux-tu, en échange,
Des robes couleur de l’arc-en-ciel,
Comme des ailes, des robes tissues
D’azur et de lune ? »

Non, je veux rester nue,
Comme les fleurs, et comme les anges.

« Nous te donnerons, si tu veux,
Les trésors futurs cachés sous la terre,
En des grottes obscures :
Ce sont les pierres.
Il en brille dans nos cheveux,
Comme des phalènes
D’azur et de feu. »

Non, je dédaigne les choses souterraines.

« Veux-tu des yeux qui soient comme l’aube
Dans l’obscurité ? »


Non, je cherche ce qui se dérobe
Dans la clarté.

« Veux-tu que nous te changions
En un oiseau, un papillon,
En une flamme,
En une fleur, en un rayon ? »

Donnez à mon âme
D’être libre comme vous,
Comme les airs, comme le feu,
Qui souffle où il veut,
Et n’obéit pas même à Dieu.

« Qu’il soit accompli le vœu ingénu,
Le vœu adorable !
Fille humaine, sois libre,
Même de Dieu.


Dans l’invisible,
Nos chants et nos danses vont te suivre.
Trace à trace, et pas à pas,
Nous serons dans l’espace
Où tu seras.

Ouvre-toi, porte de lune,
Enceinte de brume,
Cercle enchanté,
Car voici que renaît l’odieuse lumière,
Que déjà sur la terre
Le coq a chanté. »


*

Or, Vénus, une nuit, vint m’apporter des roses.
C’était dans le bosquet où je dormais encor.
Elle était nue, et blonde, étincelante et rose,
Et tout l’air sombre autour d’elle était d’or.

Dans la nuit chaude il volait des colombes.

Ses belles nymphes, à la fois,
— Elles avaient des ceintures
De pourpre sous les seins,
Et des roses dans leurs chevelures, —
Firent, sous leurs agiles doigts,
Résonner des lyres :


Et l’une dit : Ô reine ! vois,
Elle s’éveille, elle rit, étonnée.
Elle est semblable à toi, au jour où tu es née
De l’écume des eaux sur la mer du printemps.
Comme toi elle est blonde, et ce n’est qu’une enfant.
Regarde-la. Ses yeux émerveillés ignorent
Pourquoi tu lui souris et pourquoi nous venons,
Vénus divine, avec des fleurs et des chansons,
Du fond de notre nuit saluer son aurore ;
Et pourtant elle est comme une sœur de l’Amour.

Et je lui dis : Ô reine,
Comme ce nom dont mes lèvres apprennent
Le murmure ébloui,
Suavement sonne dans le silence,
Et comme ta présence
A parfumé la nuit !
Devant toi mes anges s’inclinent.
Et je t’adore, et je cherche en mon cœur
Des paroles qui soient,
Comme ta grâce et ta beauté divines.


Mais, hélas ! nos âmes humaines
N’ont pour dire leurs bonheurs,
Comme leurs peines,
Qu’un murmure ineffable, et des pleurs…

Et, tout à coup, dans le son de ma voix,
À travers l’air plein de chants et de roses,
Celle qui, de son souffle, anime toutes choses,
Doucement vint vers moi…

Et je sentis sur mon cœur embrasé
Comme des lèvres se poser.


*

Si tu veux les voir, m’a dit une Fée,
Glisse un soir, comme moi,
Sous les saules,
Et regarde, entre tes doigts,
Par-dessus ton épaule.

Elles appuient sur les eaux bleues
Leurs frêles corolles,
Et leurs larges feuilles,
Et elles jouent, entre les joncs,
À des jeux d’ombre et de rayons.

Retiens ton souffle, approche en silence,
Regarde : mais sache,
Sous chaque fleur blanche,
Voir une fille qui se cache.


*

« Du fond des eaux, qui nous appelle ? Est-ce toi, Lune,
Qui sur l’écume d’or danses comme une plume
D’oiseau de paradis ? Est-ce toi, Brise, aux ailes
Si pâles dans le soir, ô Brise aux ailes bleues ?
Qui nous appelle sur les eaux ? La mer est seule.
Qui a crié : Sirènes ! dans les ombres ? Rien ?
Regardez, sœurs, sous chaque flot, regardez bien…
Oh ! sur la rive, là, celle qui se soulève
Sur les mains, nous épie, et qui nous rit : c’est Ève. »

Oui, c’est moi, belles Sirènes,
Que vous jouez sur les flots
De la mer divine ;
C’est votre sœur humaine,
C’est moi, qui, ce beau soir

De l’Éden, viens à vous,
Vous voir et vous entendre,
Car vos jeux me sont doux,
Et votre voix est tendre.

« Que tu es belle ainsi, sœur mortelle, étendue
Toute blanche dans nos flots blonds, et toute nue,
Semblable à quelque fleur étrange de l’Éden,
Là, où la mer devient le seul de tes jardins.
Les vagues, doucement, à tes pieds blancs s’affaissent,
Et nous te caressons, puisqu’elles te caressent.
Toi seule viens à nous, et seule n’as pas peur
De suivre ton désir et d’aller où ton cœur,
Mystérieusement, dans l’inconnu t’entraîne,
Et d’écouter chanter ces perfides sirènes,
Comme disent, dans leur simplicité d’enfants,
Ces beaux anges qui sont comme des cygnes blancs.

Parfois, leur grand vol d’or dans le silence passe
Au-dessus de nos fronts, et le soleil s’efface

Sur la mer. Nous crions. Mais aucun d’eux n’entend.
Nos voix n’arrivent pas jusqu’à ces habitants
Des hautes régions où la lumière règne.
Ils ne croient qu’en un ciel que des ailes atteignent ;
Mais ils ne savent pas. Dans la limpidité
Des eaux profondes luit aussi la vérité.

Te souviens-tu des longs éblouissements pâles
Qu’ouvrait, au fond des eaux, la grotte aux murs d’opales
Où tu naquis, un soir de printemps, parmi nous ?
Son sol était couvert d’un flot de perles, sous
Des floraisons de nacre aux fruits de corail rouge,
Et de ces algues d’or qui dans les ondes bougent.
Un chant mystérieux en émanait ; parfois,
La sirène en passant croyait ouïr ta voix.

L’île, avec ses vallons et ses bosquets de palmes,
Grandissait à l’entour, silencieuse et calme.
Nous en connaissions les fluides chemins ;
Mais qui de nous eût pu prévoir ses lendemains !
Elle se préparait à sa beauté future,

Dans l’ombre, mais dans un tel désir de lumière,
Qu’on en sentait souvent frémir toute la mer.
Ne t’en souviens-tu pas ? »

Je ne m’en souviens pas.
Mais, parfois, en mon rêve,
Il semble que je me meuve
En des profondeurs bleues,
Parmi des plantes
Qui m’enveloppent toute…

Ce sont des paroles étranges.
N’écoute,
Disent mes anges,
Ce que les sirènes fallacieuses chantent.
Mais votre voix m’attire ;
Dites encore…

« C’était à l’âge des eaux. Elles étaient seules
Sur la terre, toutes seules, sous les étoiles ;

La nuit sombre y mirait leurs lointaines images,
Et le jour le soleil, l’azur, et nos visages.
Or, un matin du doux printemps, que la corolle
Radieuse du blanc soleil dormait sur elles,
Nous vîmes, au milieu, comme une petite onde
Dans la calme clarté s’ouvrir, devenir grande,
Et venir jusqu’à nous : Ô sœurs ! qu’est-ce qui monte,
Chantions-nous, du sein des belles eaux profondes,
Qu’est-ce qui monte jusqu’à nous ? C’étaient des cimes,
Des cimes blanches qui montaient comme des cygnes,
C’étaient des neiges dans l’air rose, des nuages,
Se dissipant en fleurs, s’étendant en feuillages,
Une corbeille immense, un éclatant berceau,
Que d’invisibles mains élevaient sur les eaux ;
C’était une île sur les mers, une île pleine
De soleil, de bosquets de roses, de fontaines,
Qui naissait de l’abîme en sursaut de clartés.
D’un long souffle de fleurs tout l’air fut éventé.
Mille vagues, parmi leur rumeur éternelle,
S’en furent par le monde apporter la nouvelle,
Et soudain, dans un vol tournoyant d’ailes blanches,
Du fulgurant soleil descendirent tes anges.

Nous, immobiles, en silence, écoutions
Chanter la terre. Et vers le soir, dans les sillons
Des vagues d’où la lune humidement émane,
Vers le rivage heureux, doucement, nous glissâmes.
Et, nous haussant un peu sur les eaux, nous te vîmes
Sous un berceau léger de roses étendue,
Étincelante, pâle, ensommeillée, et nue.
Et ce réveil divin ! C’est le soir, l’air est doux,
Dans l’ombre, autour de toi, tes anges à genoux.
Au-dessus de ton front, dans un fouillis de branches,
Un ciel d’étoiles pâles et de roses blanches ;
Au loin, la mer, et nous. Et celles qui te veillent,
Soudain se lèvent, l’air frémit, et tu t’éveilles,
Tu ouvres tes grands yeux, pleins de songe, et tu dis :
Où suis-je ? Et une voix répond : Au paradis. »

Ô Sirènes, Sirènes !…
Que vous chantez bien,
Au rythme gai des flots,
Cette chanson des eaux,
Dont vos âmes sont faites,

Et qu’elle est belle,
Sur vos lèvres,
Sa vérité nouvelle !
Mais est-ce vrai, dites-moi, que vous n’avez point d’âme ?
Connaissez-vous l’amour, connaissez-vous la mort !

« Nous connaissons la vie, et nous ne savons pas
De paroles pour les choses qui ne sont pas.
Certes, nulle de nous n’a une âme. C’est elle,
La mer, qui est notre âme, et qui est éternelle ;
Nous ne sommes qu’un jeu de sa divinité.
Tu dis, en nous voyant dans l’humide clarté,
Étendues sur la vague, ou le sable des grèves :
Elles dorment, elles reposent, elles rêvent…
Mais c’est la mer qui rêve, et c’est elle qui dort ;
Et s’il semble que nous chantons, c’est elle encore
Qui chante, car elle est notre voix, notre rire,
Comme c’est elle en nous qui pleure et qui soupire.
La sirène n’est qu’une apparence, un rayon,
Ou quelque vague à sa surface, ou quelque son,
Quelque illusoire fleur.


Quelque illusoire fleur. Parfois, les nuits de lune,
Nous glissons sous la vague phosphoreuse, et l’une
Désire l’autre, et cherche, aux profondeurs des flots,
Celle dont le parfum fit plus tièdes les eaux,
Et dont le cri voilé lointainement appelle.
Et, soudain, toutes deux se trouvent et se mêlent,
Comme deux vagues qui se rencontrent et roulent
Ensemble, écument, crient, éclatent et s’écroulent,
Et sans doute est-ce là ce que l’on nomme amour.

Comme sous un baiser, les vagues à l’entour
S’apaisent, l’aube naît, une haleine se lève ;
La vivante lumière a dissipé le rêve,
Les yeux couleur de mer dans la mer sont épars,
La clarté de ses eaux s’est faite leur regard.
On grandit dans les eaux, comme une fleur qui s’ouvre,
On sent parmi la mer ses lèvres se dissoudre,
Ses mains s’étendre, et sa chevelure qui fond,
Comme un flot d’or dans l’onde ou comme un long rayon.
On se sent une chose immense et qui respire,

Qui s’abaisse et s’élève, que le ciel attire,
Et qu’un souffle éparpille en écume de fleurs.
On est on ne sait quoi qui est toute la mer.
Et sans doute est-ce là ce qu’on nomme mourir.

Maintes s’attardent dans l’inexistence heureuse.
Mais on s’éveille un jour : une onde nébuleuse,
Qui s’épanouissait, soudain, revient sur soi ;
Une voix, confondue en l’unanime voix
Des choses, s’en sépare, et des lèvres ouvertes
Dans l’infini baiser des grandes vagues vertes,
Se replient doucement, comme des fleurs au soir ;
Un cœur, obscurément, commence à s’émouvoir
Dans le grand tremblement des flots qui s’ensoleillent ;
Un clair regard, comme une étoile, se réveille,
Et, tout à coup, des eaux profondes l’on renaît,
Joyeuse et rajeunie, et splendide, au sommet
D’une vague fuyante où la lumière joue,
Qui bondit sur la mer, et qui semble la proue
Blanche et légère d’une écumante carène ! »


Vous êtes heureuses, ô mes sœurs, ô sirènes,
Vous qui n’avez point d’âme,
Vous dont la grâce ignore
Jusqu’au nom même
De la mort,
Vous êtes heureuses !
Ma joie est triste, et vous envie.
Que votre chant est doux !
Tandis que vous chantez, Sirènes,
Je sens que mon cœur obscurci
M’entraîne vers la mer, aussi,
Séjour de mon enfance…

« La nuit tombe. Veux-tu redescendre avec nous,
En ce royaume dont l’obscure souvenance
Se réveille en ton âme ? Viens, descendre est doux.
Plus que le ciel lointain les profondeurs attirent.
Aux abîmes des eaux l’étoile de la terre
Brûle encore. Entends-tu ce chant mystérieux ?
C’est le battement sourd de ce grand cœur de feu,

Qui nous appelle et dont toute la mer palpite.
Déjà le grand sommeil nous envahit, viens vite…
Regarde, Ève, à tes yeux nous allons disparaître,
Et gaies, en nous jouant, certaines de renaître,
Mourir jusqu’à demain. Mais le doux chant qui fut,
Sache l’entendre encor quand nous ne serons plus.
Ne dis pas, tout à l’heure, en notre brève absence :
Hélas ! j’existe seule, et tout n’est qu’apparence,
Un rêve merveilleux visita mon sommeil ;
Mais, sous d’autres clartés que celle du soleil,
Un autre monde existe où d’autres Èves vivent.
Regarde : Rien n’échappe à la vue attentive
D’une âme radieuse. À peine il est tombé,
Sur la mer et sur notre éternelle présence,
Un voile de légère invisibilité…
Adieu ! Et souviens-toi de nous dans le silence. »


*

Qu’elle repose douce et sereine,
Sous la lune, la mer,
En cet espace de solitude claire !

Oui, sous un autre jour que celui de la terre,
Un autre monde existe où d’autres Èves vivent…
Ô mes sœurs, ô Sirènes,
À genoux, en vos vagues vivantes,
Je vous écoute, et je vous vois.
Mon âme chante ;
Mon âme a foi.

Et vers vous j’élève
Les mains, et je porte à mes lèvres
Un peu de cette onde,
Où vous êtes présentes…


*

Ô mer splendide de clarté qui chantes
Autour du paradis,
Du Levant pâle au fulgurant Midi,
Du Nord de nacre au Couchant qui résonne
De sons de pourpre ;

Mer dont l’immense baiser radieux,
Dès le jour qui se lève,
Est sur mes lèvres,
Et dont le rire est dans mes yeux ;

Ô mer, dont les houles
Dans les vagues des airs s’achèvent et roulent
Et chantent à travers
Les arbres et les fleurs ;


Ô mer, toute de vagues ailée,
Me voici, comme toi, frémissante et nue
Pâle, et soulevée
De la terre, à la voix inconnue
D’une blanche Beauté,
D’une Force qui passe,
Pure et sereine, dans l’espace.

Ô mer, me voici comme
Ton éternel frisson même,
Et ton âme ;
J’aspire ton murmure, je t’odore et te sens,
Ton souffle est dans mon souffle, et tes flots dans mon sang.


*

Ô blanche fleur des airs,
Fleur de l’inexistence,
Aux immobiles mers
De radieux silence.

Comme la mort tu luis
Dans un ciel solitaire ;
De toi toute la terre
Est pâle, cette nuit.

Ô lune ! vers tes cimes
D’irrespirable paix,
Quels frissons unanimes
Montent de ces bosquets


Vers tes calmes rivages,
Du sein tremblant des flots,
Quelle plainte sauvage
S’exhale, et quel sanglot !

Ô blanche fleur qui vois
Notre âme inassouvie,
Attire-nous à toi
Au-delà de la vie !


*

Je me suis cachée
Sous les saules, ce soir,
Au bord des fontaines.
Une biche y vient boire,
Qu’on dit une fée.

Ah ! qu’elle approche ! Soudain,
De l’ombre je bondirai sur elle
Comme un ange félin.

Et je dirai les douces paroles
Qui délivrent ;
Et peut-être serons-nous deux
Filles enlacées,
Qui se regardent dans les yeux,
Émerveillées,
Dans le silence merveilleux.


*

Il est des heures où je leur dis —
Des heures où le crépuscule
Tombe, où sur le paradis
Le souffle de la nuit circule : —
Ne croyez pas qu’en vous je croie
Plus qu’il ne faut qu’une âme sage
Croie à la vie ;
Mais je vous aime,
Vous êtes mes songes,
Ceux du matin, couleur des cieux,
Et ceux du soir, couleur des roses ;
Et que suis-je autre chose,
Moi-même ?

Monde charmant d’illusions et de mensonges ;
Sans me répondre, ils chantent dans l’ombre ;

J’oublie mes paroles, et chante aussi ;
Et nous allons ensemble
Aux célestes fontaines,
Boire le pur oubli de nous-mêmes,
Boire l’oubli plus profond, plus lointain,
Aux fontaines du matin.


*

Le sais-tu encore,
Ô ma Licorne ?
Une nuit merveilleuse,
Au fond des grands bois,
C’est moi qui t’ai prise ;
J’étais farouche comme toi.

Sans une flèche, sans un dard,
D’un seul regard
De mes yeux d’enfant,
Je t’ai soumise ;
Et tu vins, douce comme un faon,
Dans l’herbe t’étendre,
À mes pieds blancs,
Comme mon ombre.
Seule, une vierge pouvait te prendre.


À présent, tu reposes,
Ô ma Licorne,
En ce petit jardin,
Que j’ai clos de mes mains
D’une haie de roses,
Et qu’enveloppe l’Éden sans bornes.

Et j’enlace mes bras
Autour de ton cou,
Ma douce bête, pleine de grâce,
Et pose ma tête contre ta tête,
Pour que ma voix ne te trouble pas.

*

Oh, de grâce, fleur que je cueille,
Ce soir, que le long de mes mains
Mon âme en toi ne passe,
Que tout ce que je touche, hélas !
Ne veuille devenir humain !

Déjà je sens, obscurément, tes feuilles
Qui s’allongent, et ta corolle,
Lourde de songe, qui se pose
Comme un beau front sur mon épaule ;
Déjà je sens ton corps frémissant,
Qui m’aspire et devient vivant…

Ah ! reste hésitante ainsi, incertaine,
Nymphe à mon âme, fleur à mes yeux,
Aux confins de la vie humaine.

*

Parfois, ils viennent près de moi,
Du fond des nuits et des grands bois,
Sombres, terribles et doux,
Et se mettent à mes genoux ;
Et je caresse leurs fauves têtes.
Ils viennent du fond des bêtes,
Et des plantes,
Du fond des fleurs ;
Sur eux je chante.
Ils ne savent rien dire, ni rire encore,
Mais parfois ils pleurent.
Pour eux je suis toutes choses,
Les premières roses et le premier soleil.
Ils sont lassés infiniment
Vers moi ils ont marché longtemps.

Et je les nomme
D’un nom mystérieux, et si lointain : les hommes.


*

C’est de leurs voix que j’ai redit
Leurs paroles, mais plus haut qu’elles,
Tu voles, ma chanson aux ailes
Bleues d’oiseau de Paradis !

Ô ma chanson, tu les dépasses,
Tu leur ouvres l’immense azur !
Et tu jettes leur rire obscur
En mille étoiles dans l’espace.

Leur pauvre cœur silencieux,
S’approfondit quand tu le touches ;
L’haleine qui naît de leurs bouches,
En toi devient souffle des cieux.


Monte chanson ! Et si ta route,
Là-haut se perd dans le néant,
Monte encore, le ciel t’écoute,
Et peut-être qu’un dieu t’entend.


*


La douce nuit vers elle est venue,
Et dans le sommeil de ses yeux
Les étoiles sont apparues.

Aucune autre humaine pensée
Que ce rayonnement des cieux,
En son rêve n’est descendue.

Comme une prière exaucée,
Souriante, heureuse, bercée,
Elle s’est endormie en Dieu.

Son souffle s’apaise peu à peu,
Mais les étoiles continuent
À briller dans son rêve bleu.


*

En quel silence frémissant,
Ma Splendeur blanche, tu descends
Sur la terre ! Et sur moi qui sommeille,
Dans le soleil, candide et nue,
Te poses doucement,
Les ailes étendues.

Comme il tremble, mon sein caché
Sous tes plumes soyeuses !
Il semble que de roses
Tout mon corps soit jonché.

Mais je ne veux t’enlacer qu’en songe,
Ô mon amour, et sans savoir

Ni qui tu es, ni comment on te nomme,
De peur, hélas ! que je ne m’éveille,
Les yeux en pleurs, et les bras dénoués,
Vides de mon Cygne envolé.


*


Elle dort dans l’ombre des branches,
Parmi les fleurs du bel été.
Une fleur au soleil se penche…
N’est-ce pas un cygne enchanté ?

Elle dort doucement et songe.
Son sein respire lentement.
Vers son sein nu la fleur allonge
Son long col frêle et vacillant.

Et sans qu’elle s’en effarouche,
La longue, pâle fleur a mis,
Silencieusement, sa bouche
Autour du beau sein endormi.


*

L’onde tremble comme une moire
De ténèbre à travers la nuit,
L’onde profonde, sourde et noire,
Où tout à coup la lune luit.

Du fond des eaux la lune attire
De pâles, longues, frêles fleurs,
Qui montent, s’ouvrent et se mirent
Dans son impalpable splendeur.

Mystérieusement écloses,
Comme un mortel pressentiment,
Dans l’onde et la lune elles posent
Leurs longs et pâles flambeaux blancs.


Il semble, au delà de la vie,
Et cependant à mon côté,
Que quelque être étrange m’épie,
Invisible dans la clarté.


*

J’ai traversé l’ardent buisson dont le feuillage,
Comme une flamme, s’est ouvert sur mon passage,
Et dont l’embrasement s’est refermé sur moi.
Personne. Tout est calme. Une enceinte de pierre,
Une porte béante, un espace où l’on voit
Un autre monde luire en une autre lumière.
Rien n’y respire plus. Seule, sous le soleil,
Une allée infinie, et des saules qui laissent
Sur le sable dormant traîner leurs branches lasses.
Toutes choses au fond d’un étrange sommeil.
Et l’ombre et la clarté, comme l’air, immobiles.

Ainsi, le soir n’est plus au delà de ce seuil.
Ailleurs, c’est l’heure merveilleuse où tout se voile
Du crépuscule bleu qui tombe des étoiles
Sur mes bosquets heureux. Ici, le grand jour seul

Qui rayonne à jamais d’une lumière égale.
Et pourtant quel divin et doux apaisement
Dans ce silence pur, et cette virginale
Solitude ! En ces lieux plus rien qui soit vivant.
Pas un oiseau qui dans cet air irrespirable
Ait ouvert ses ailes légères ou laissé
L’étoile de ses pieds agiles sur le sable.
Pas une haleine qui, dans la brise, ait passé
Ce seuil où tout expire, où jusqu’aux fleurs muettes
Du paradis, en foule, interdites, s’arrêtent ;
Car il est inscrit sur ce seuil de pierre : Ailleurs.
Là, tombent tous les bruits, là, ma voix même a peur.
Et recule aussitôt qu’elle touche l’espace ;
Et c’est par là, disent mes anges, que la Mort,
En ce divin royaume, invisiblement passe,
Et par là que la vie, obscurément, en sort.

Qu’importe ! Ils sont si doux, ici, mes calmes rêves.
Ils ressemblent à ceux qui viennent dans la nuit,
Quand tout repose, quand mon cœur heureux m’élève
Au-dessus de l’Éden lui-même, et que je suis,

Là-haut, dans le ciel sombre et merveilleux, la sente
Des étoiles : Tout s’est appesanti ; je dors.
Mes pieds s’enfoncent dans leur neige étincelante.
Comme elles se ressemblent ces deux routes d’or !
Peut-être est-ce une seule et la même, mais vue
Des confins du sommeil et de ceux de la vie.

Que je voudrais de là m’apercevoir debout,
Pâle et lasse, accoudée à cette porte, sous
Ces fleurs dont les parfums enveloppent mes songes.
Que les choses ici doivent sembler étranges,
Sans trêve et sans repos, et dans quelle rumeur
De feuillages, de vents et de vagues ! L’horreur
De vivre est si profonde, là ; si souriante
La joie d’être rentré dans le néant divin !
Ou n’est-ce qu’un mirage ? Étendrais-je la main ?…
Ô Dieu ! Ma main que j’en retire est froide et morte,
Elle scintille comme une rose de gel,
Rien que d’avoir, un seul instant, sous cette porte,
Effleuré cet air pâle et ce jour irréel !…


Qu’est-ce donc qui s’étend, comme l’ombre d’une aile
Invisible sur moi, comme un voile azuré ?
Quelque chose de l’autre monde est-il entré
Dans mon âme ? Mes yeux se ferment, je chancelle.
Je suis si lasse et si brisée, et j’ai sommeil
De ces mourantes roses lasses de soleil,
Dont les parfums vers moi ne montent plus qu’à peine.
Comme toute la terre elle-même est lointaine !…
Où donc s’en sont allés ces deux papillons bleus
Qui, tout à l’heure, sur ce seuil, jouaient tous deux ?
Il n’est pas un nuage au ciel qui ne s’efface
Dans la sérénité divine dès qu’il passe.
Mon cœur s’apaise aussi, tout s’apaise. Je viens.
Je m’approche et je viens. Inconnu, qui m’attires
Et m’enlaces avec ces caresses, ces liens
De fleurs… Cette parole que je n’osais dire,
Je l’ai dite. Elle chante. Écoute. L’as-tu bien
Entendue ? Alors, prends-moi doucement la main.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·


*

Ô Dieu ! qui donc est là,
Dans le vide, au delà
De cette porte !
Qui s’est levé, devant
Moi, de la poussière morte
Et du néant ?

Oh parle vite !
Ne me regarde pas de la sorte,
En silence ! J’ai peur ;
Ne fixe pas ainsi sur moi tes yeux avides,
Ma sombre sœur !

Es-tu mon âme,
Es-tu mon ombre ?

Qui que tu sois,
Va-t’en, fantôme !
Je ne veux plus te voir…
Ô mes anges, à moi !


*

« Nous voici. Dans le ciel naît l’aurore nouvelle,
La mort s’efface, Enfant, et le malheur n’est plus,
À travers les airs bleus, de l’éclair de nos ailes,
En foule auprès de toi nous voici revenus.

Regarde, Ève divine, écarte tes mains pâles
De ton visage plus doux que l’aurore, vois,
Nous nous tenons comme une troupe triomphale,
Debout dans la lumière entre la Mort et toi.

La porte de l’exil du Paradis est close ;
Sur elle, et sur son seuil, il flotte doucement
Un voile d’ailes blanches et de blanches roses ;
Tout l’air n’est qu’un parfum et la brise qu’un chant.


De cet oubli d’une heure il n’est rien qui s’étonne.
L’âme la plus heureuse est si lasse parfois !
Reviens. L’erreur était humaine ; Dieu pardonne.
Le Paradis entier t’attend comme autrefois.

En ton absence tout a gardé l’attitude
De l’immortel instant divin où tu passas ;
Tout rêve encor, les eaux, les bois, la solitude
Le beau rêve que ta présence lui laissa.

C’est une amère paix que l’éternel silence,
Le sombre sommeil donne aux yeux à jamais clos ;
Chants et silence, ici, s’enlacent et la Danse
S’appuie, agile et blanche, au souriant Repos.

Et c’est la vie ! Elle est la volupté suprême
Du Paradis ; la terre en fleur où elle choit,
Se désaltère en elle, et le Rêve lui-même
À sa fontaine tend sa coupe d’or et boit.


Mais tu lèves les yeux et souris. Nos paroles
Vont se taire devant ta plus simple chanson,
Car revoici l’Éden. Dans les airs déjà vole
Le souffle qui l’annonce et son divin frisson. »


LA FAUTE

Tout est innocence.
Nietzsche




« Il luit dans l’ombre,
Le beau fruit d’or,
Il luit comme un trésor
Entre ces feuilles.
C’est pour toi qu’il a mûri,
Le beau fruit du paradis.
Quelles roses lui sont pareilles !

Voilés de leurs ailes,
Les anges sommeillent…

Voici que la nuit vient,
Pas une étoile ne se lève.
Oh ! rien

Qu’un effleurement
De tes lèvres…
Qui peut savoir ?
Le souffle du soir le touche bien.

Écoute ma chanson ;
Elle murmure à ton oreille :
Approche et cueille.
Les anges sommeillent… »


*

Je l’ai cueilli ! je l’ai goûté,
Le beau fruit qui enivre
D’orgueil et je vis !
Je l’ai goûté de mes lèvres
Le fruit délicieux de vertige infini.
Mon âme chante, mes yeux s’ouvrent,
Je suis égale à Dieu !

Un autre monde de beauté
S’étend devant mes rêves ;
De toutes choses sur la terre se lèvent
De nouvelles clartés.
Ah ! tout n’était qu’illusion humaine,
Et songes décevants !
Pour la première fois je vois et je comprends,
Comme Dieu même.


Ah ! qu’en la paix de l’Éden il repose,
L’arbre miraculeux de lumière et de vie,
Où je devais trouver la mort !
Pas un frisson dans ses feuilles ravies.
Avec quel sourire de calme bonheur,
Il respire l’air empourpré du soir !
Et voici qu’à la place où furent ces fruits d’or,
Les rameaux innocents se sont couverts de roses.


*

Je l’ai tué, je l’ai tué !
Il tombe.
Écoute. Une voix dans le soir a crié
Sur la mer sombre : Tu l’as tué !

Comment l’ai-je tué, mon dieu, de ces mains blanches
Qui n’auraient pas blessé une colombe
Ni tué une fleur ?

Ah ! rien ne savait qu’il vivait,
Et tout ignore qu’il n’est plus.
Et l’aurore se lève encore.


Rien ne le pleure.
Pas un sourire de la terre
Ne s’est effacé ;
Pas une fleur, pas un rayon,
Pas une étoile de ma chanson.

Sans que j’y pense,
Il s’est éteint dans le silence.


*

Mon âme sois joyeuse !
Il n’existe pas. Il n’existe plus.
Je le sais de la mort, je le sais de l’amour,
Je le sais de la voix qui chantait sur la mer,
Je le sais du soleil, des étoiles, des roses,
De toutes les choses
Qui l’ont vaincu.
Il n’existe pas. Il n’existe plus !

Va, ma chanson légère, va le dire
Par les eaux et la terre,
Partout où le jour luit ;
Va le dire en un rire éperdu,
Qu’il n’est pas, qu’il n’est plus,
Et que le monde enfin est délivré de lui !


*

Tu n’es donc plus, Esprit, qui viens de mourir !
Ô mon ennemi mort, repose !…
La haine aussi est morte ;
L’amour seul survit.
Sur ta tombe je porte
Ces roses.

Je ne dirai sur toi
Que de douces paroles,
Comme un baume
Qu’on répand à genoux,
En y mêlant son âme.

Au matin de mon enfance,
Tu fus le songe de mon cœur

Tremblant, sa craintive espérance ;
Ô toi, qui m’enseignas la peur,
Reçois de moi l’amour.
Apprends de moi comme on pardonne
Sur la terre, et parmi les hommes.


*

Et je revis auprès de l’Arbre merveilleux
Le jeune dieu aux cheveux d’hyacinthe,
De roses couronné.
Ses regards, qui suivaient l’amoureuse descente
D’une étoile, s’étaient avec elle inclinés
Vers la terre. Ses lèvres souriaient.
Il était nu ; je vis que j’étais nue,
Et je baissai mes paupières, émue
D’un trouble inconnu.

Et sa voix s’éleva dans le calme jardin.
Elle disait : Je suis l’Amour.
J’étais avant toutes choses,
Ô fille née de la terre et des eaux !

Ne crois qu’aux dieux jeunes et beaux,
Qui viennent dans la lumière
Couronnés de roses,
Et qu’accompagne la douce voix
Murmurante des colombes.

Il n’est pas d’autre dieu que moi.


*

Ô dieu, sois donc béni !
Et viens, Amour, tes mains sont pleines
De fleurs, les miennes
De fruits.

Reçois mon offrande.
Viens, sur mes lèvres ardentes fondent
Tous les fruits d’or du paradis ;
Mon baiser est le premier du monde.


*

Mon âme atteint ce qu’elle chante,
Elle s’élève en son rêve vivant ;
Ce qu’elle écoute, ce qu’elle attend,
Je le deviens, je suis mon chant,
J’habite ma lumière.

Mon âme atteint ce qu’elle espère,

Mon royaume s’est fait un son
De lyre, une fleur d’or, un rire
Dans l’air sonore que j’aspire,
Mon royaume s’est fait rayon,
Et ses portes flamboyantes
Se sont ouvertes dans ma chanson.

Mon âme atteint ce qu’elle rêve.


*

Sois absous par ma bouche
De toute trahison
Et de toute malice,
Mon beau Serpent, et glisse
En paix, comme un rayon,
Parmi ces roses.

Tu m’as appris la belle vérité.

Tu m’as appris le secret de la terre,
Et l’énigme des choses,
Esprit de lumière,
Clair esprit de feu !
Toi par qui je devins une égale de Dieu.


Glisse, ô mon beau serpent,
Parmi mes lys, et rôde
Entre les roses de mes printemps ;
Sois couronné d’or clair et vêtu d’émeraudes,
De topazes et de diamants !


*

Voici qu’ils éclatent
Enfin, mes éclairs,
Ardents et joyeux,
Mes beaux éclairs bleus
Sur la mer violette,
Et mes jardins de feu.

Voici qu’ils abattent,
Dans les sillons de la tempête,
La moisson des ténèbres,
Et qu’ils fauchent le vent,
Et brillent sur ma tête
Comme des glaives flamboyants.


Ô rires de l’enfer, mes archanges rebelles,
Divins éclairs,
Venez, venez, prenez-moi sur vos ailes,
Dans vos fêtes et vos combats,
Car j’ai soif de tempête
Et je ne tremble pas !


*

D’entre les roses de l’aurore
Elles sont venues, mes anges sonores.

Ils sont venus comme un rire dans l’air,
Et comme des souffles sur la mer.

Je me tenais, mains jointes devant elles,
Silencieuse, immobile et debout.

Ils m’ont saluée du vent de leurs ailes,
Et sont tombés à mes genoux.


Elles m’ont dit : Voici tes servantes.
Déjà leurs bouches m’effleuraient.

Leurs lèvres n’étaient pas de celles qui chantent ;
Leurs paroles n’étaient qu’un baiser.

Dans le grand matin diaphane,
Ils sont venus mes anges joyeux.

D’un horizon de neige et de flamme
Ils ont fermé le monde à mes yeux.

De mes pieds clairs à ma tête blonde
Toute par eux jonchée de fleurs,

Ils ont tracé de grandes ondes,
Et des spirales de splendeur.


Puis frémissants, ailés sur moi,
M’ont tout entière et tous à la fois,

Au fond de leurs âmes altérées,
Longuement, doucement, comme une ombre, aspirée.


*

Ô mes anges, les Flammes,
Ô mes souffles de feu, qui résonnez dans l’air,
Qui dansez et chantez en vos robes légères
D’étoiles et d’éclairs ;
Vers vous aussi mon âme
S’élance avec ardeur,
Et mon rire qui brille,
Ô mes filles, mes sœurs !

Flammes subtiles, ô divines compagnes,
Radieux séraphins,
Enseignez à mes pieds, enseignez à mes mains
Vos danses agiles,
Qui bondissent sur les montagnes,
Comme les biches et les daims.

Enseignez à mes bras vos étreintes mortelles,
Vos enlacements fous,
Enveloppez-moi du vol chaud de vos ailes,
Et brisez mes genoux.

À ma bouche enseignez vos baisers qui dévorent,
Votre bouche qui mord,
Et cette voix éblouie et profonde,
Où revivent en flammes d’or,
Les premiers soleils du monde.

Et prenez-moi, feu léger, feu dansant,
Frémissantes Flammes !
Faites de moi de l’ardeur, de l’élan,
Une chose qui monte et plane ;
Faites de moi du rire et du chant !
Car vous êtes des voix et des chants, ô mes Flammes,
Des sons exultants, mes anges joyeux !
Vous êtes des chants radieux où mon âme,
S’élève sur des ailes de feu.


*

Ô mes anges, les Ondes,
Limpides et froids,
Fuites agiles, eaux vagabondes,
Lèvres et rires, ailes et voix,
Que sous mes songes j’entends bruire,
Autour du monde, autour de moi ;

Ô mes anges, les Ondes,
Ô mes anges, les Eaux,
En qui scintille mon image
Parmi les feuilles, les roseaux,
Et les fleurs du rivage ;
En vos pâles frissonnements
Je vous regarde et vous entends ;
Autour de moi vos lèvres chantent.
Je suis votre parole, et vous ma voix fuyante.

Et je viens vers vous et vous dis :
Ô mes anges, les Eaux, ô mes anges, les Ondes,
Rires bleus de mon paradis,
Que je me perde, que je me fonde
En votre calme pureté,
Et qu’en vos fraîcheurs je descende
Comme l’ardeur d’un ciel d’été.

Buvez mes lèvres, comblez mon âme,
Apaisez la soif de mes yeux.
Éteignez-moi des sourdes flammes
Dont m’étreignent mes cheveux.
Que je devienne en vous mon rêve,
Une clarté qui s’achève
En des vagues, en des bruits
De sources sombres dans la nuit ;
Une chose qui glisse et chante,
Nue, et frémissante, et qui fuit,
Et va vers des mers inconnues,
Dans le grand murmure infini.


*

Ô Fleurs, âmes légères,
Qui, doucement, saluez la lumière
Où je chante ;
Ô Fleurs qui vous jouez dans l’air du paradis,
En tout ce que je vois, en tout ce que je dis,
Comme les flammes et les eaux vivantes,
Vous aussi, divines Fleurs,
Êtes mes anges et mes sœurs.

Déjà presque humaines,
Si proches de moi, et pourtant si lointaines,
Ô fidèles compagnes,
Lèvres nombreuses, beaux yeux ouverts,
Dont la foule innombrable partout m’accompagne
Et peuple mes déserts ;


Recevez-moi parmi vous, douces sœurs,
Parmi vos chants qui ne sont qu’images,
Couleurs, parfums et souffles doux,
En vos sourires, parmi vous,
Recevez-moi timide et tremblante,
En votre pur et jeune sein,
En votre éternelle et grave attente
De je ne sais quoi de divin.


*

Et je vous suis, de mon cri, dans l’orage,
Ô Souffles des airs, Souffles sauvages,
Ô mes beaux anges impétueux,
Qui bondissez en foule à travers les éclairs,
Sur vos blanches cavales,
En chasse des nuages,
Sous vos flèches de feu.

Et je vous suis de mon cri sur les mers,
Souffles, qui dans un tourbillon d’ailes,
Tombez et retombez en tempête sur elles,
Souffles du ciel, dont les pieds foulent
Les flots qui s’écroulent
Parmi les rires du soleil.


Mais entre tous vous m’êtes chers,
Beaux Souffles clairs, douces haleines,
Anges, qui près de moi demeurez
Dans mes bosquets et dans mes plaines.
Par les sentes, à l’ombre des bois,
Vous allez comme l’on respire.
J’écoute vos voix,
Et je vois luire vos ailes bleues,
Quand vous passez,
Ô mes beaux Souffles enlacés.


*

Et je vous salue, ô mes Sons,
Ailes d’oiseaux chantants et d’abeilles,
Ailes de sylphes et de papillons,
Qui voltigez autour de mes oreilles

Anges sonores aux ailes d’or,
Sons de soleil où je m’éveille,
Sons lents et longs, Sons blancs et blonds
De harpes et de violons,
Et de violes ;
Et vous, chansons aiguës de luths
Rayons de lune et sons de flûtes
Où je m’endors sous les étoiles.


Sons de mes mains, Sons de ma bouche,
Beaux Sons des lèvres qui se touchent,
Et de mon cœur qui bat ;
Sons de mes longs cheveux qu’on dénoue,
Où d’invisibles ailes jouent,
Si doucement, si bas,
Que le silence même ne les entend pas.

Sons de la mer où chantent encore
Les mille voix claires des fontaines ;
Sons de la terre, Sons des airs ;
Sons qui portez sur vos épaules
Des urnes de fluides paroles,
Et qui allez, à petits pas,
En des touffes de fleurs où s’étouffent vos pas.


*

Mais comment vous comprendre et comment vous nommer,
Ô mes Anges mouvants, vous, qui vous transformez
Sans cesse, vous, en qui il n’est rien qui demeure
Immuable en soi-même, un jour, une seule heure ?
Sortis de quelque étrange et vague unité d’or,
Vous naissez pour mourir et pour renaître encor,
En apparences plus changeantes que des songes.
Toi, Souffle, tu t’élances et deviens un Son,
Et toi, Son, une flamme, et toi, Flamme, une aurore,
Et l’air est plein de fleurs qui ne sont pas encore,
Et déjà ne sont plus qu’un ciel plein de rayons.


*

Elle s’avance, comme je viens,
À petits pas, dans le silence,
La belle nuit bleue ; regarde-moi bien,
Elle s’avance comme je viens,
Très lasse et lente, et languissante.
— Quel ange entend la fleur qui croît,
La branche et l’ombre qu’elle balance,
Quel ange entend la nuit qui chante ? —
Regarde-moi bien : elle c’est moi ;
Je suis la belle nuit qui danse.

Ainsi, très pure et dénouant
Ses voiles de rêve,
Et sa ceinture de diamant ;
— Comme vos ailes, vos ailes d’argent,
Comme mes bras en pâle croissant ; —

La lune se lève.
Et je l’adore, immobile, un moment,
Perdue en son rêve.

Je suis la fontaine du bois dormant,
Aux ailes d’humides étincelles ;
Je suis la fontaine du jardin clos ;
L’amour en a brisé le sceau,
Le ciel l’attire, et vois, je suis elle,
Moi qui danse, moi qui bondis.
Je suis la fontaine du Paradis.

Souffle ! Souffle ! vent de la nuit !
Le vent est alerte ; il courbe les herbes ;
Il court et frémit : ma danse c’est lui.
Et toi, merveilleuse Fleur blanche,
Qui, là-haut, vers la lune luis,
Toi qui parfumes le silence,
Et trembles dans la douce nuit ;
Toi, dont la tige oscille et fuit,
Fleur de lumière !

Ma danse s’élance de la terre,
Pour te saisir entre mes doigts.
Regarde-moi :
La fleur qui se penche et la branche, c’est moi.

Mon beau pommier sous la lune dort ;
Le vent dans ses feuilles heureuses murmure.
— Ô feuillage de ma chevelure,
Immense, tiède, sombre et d’or,
Où le vent danse ;
D’où naissent comme des fruits d’or,
Mes seins aigus et mes lèvres mûres ! —
Ah, quel arôme il exhale ! Je suis
Le beau pommier du Paradis.

Approche, approche, ma bien-aimée.
Je danse à tes chants, dans l’ombre embaumée
Du beau pommier que Dieu défend ;
Je siffle et vais, je tourne et rôde ;
Ma robe est d’or et d’émeraude,

Et je m’allonge et je te tends,
Entre mes lèvres et mes dents,
Cette pomme de soleil chaude.
Je suis le beau serpent dansant.

Colombe ! Colombe ! Colombe enchantée,
Qui te balances autour de moi,
Pourquoi as-tu peur, colombe blanche ?
Écoute ma voix, colombe, ma sœur.
Entre les branches descends dans ma danse,
Descends sur mon cœur, colombe d’amour !

Et je danse et je chante, et danse encore.
Je danse nue, éblouie et superbe,
Comme un serpent dans les hautes herbes.
Je danse et rampe dans les airs,
Comme une flamme de l’enfer.

Je danse ailée, frémissante et sonore,
Au fond du tourbillon vivant,

Du tourbillon qui me dévore,
Du tourbillon où je descends.
Je danse jusqu’à ce que j’en sois lasse,
L’âme enivrée et chancelante
Du vin de la danse,
Et du vin de mon sang.


CRÉPUSCULE

Surgit amari aliquid.
Lucrèce.


C’est dans ce silence enchanté
De lune, d’ombre et de merveille,
Dans cette grotte que sommeille,
Disent-elles, la Vérité.

Mais on en approche, on y lance,
L’une une rose, l’autre un cri ;
Rien ne répond, et l’on s’enfuit
Terrifiées de ce silence.

Car nous tremblons que, devant nous,
Terrible, éblouissante, et nue,
La Vérité, en son courroux,
Soudain apparaisse et nous tue.


*

Ce soir, à travers le bonheur,
Qui donc soupire, qu’est-ce qui pleure ?
Qu’est-ce qui vient palpiter sur mon cœur,
Comme un oiseau blessé ?

Est-ce une plainte de la terre,
Est-ce une voix future,
Une voix du passé ?
J’écoute, jusqu’à la souffrance,
Ce son dans le silence.

Île d’oubli, ô Paradis !
Quel cri déchire, cette nuit,
Ta voix qui me berce ?
Quel cri traverse
Ta ceinture de fleurs,
Et ton beau voile d’allégresse ?


*

Au long des eaux pâles, dans ces vallées
De lune et de saules argentées,
Au bleu crépuscule, deux à deux,
Une main sur l’épaule,
Ou seules,
De lentes Ombres se promènent :
Ce sont les Âmes.

Étrangères à la terre, elles viennent,
— Par quelles voies de nuit profonde
Et quelles landes d’asphodèles ? —
Vers cette étoile de l’Éden,
Où c’est pour elles
L’autre monde.


En vain je demande en leur tendant les bras :
Êtes-vous heureuses ?
Pas une d’elles qui réponde.
Elles ne comprennent pas.
Elles passent silencieuses,
En un pâle sourire ;
Au sein du bonheur elles soupirent.

Ni les roses et leurs arômes,
Ni ces beaux rivages où croît
La fleur de l’hyacinthe et la fleur du dictame,
N’ont dissipé le vague effroi
Et l’amertume de ces âmes ;
Elles ont souffert autrefois.

Ce sont des Ombres ; et l’ombre les enchante…
Sois-leur douce, ô Lumière, touche-les doucement,
Suavité divine, Coupe où le ciel repose,
Dont elles n’approchent qu’en tremblant,
Et les paupières closes.


*

De ces terrasses où, le soir, il flotte encor
Sur la terre assombrie un dernier voile d’or,
Nous regardons, tous deux, longuement, en silence,
Le monde qui s’efface et l’azur qui s’endort.

Il se tient près de moi. Ses grandes ailes blanches
Sont closes. Il songe ; et nul ne sait à quoi songent
Les Anges. Tendrement, près de lui je me penche
Sur l’Éden endormi.

Sur l’Éden endormi. Déjà, comme un baiser,
Tout un ciel frissonnant d’étoiles s’est posé
Sur ce sommeil heureux et ces rêves si calmes.
Pas un souffle ne vole à la cime des palmes.


Seuls, dans le soir encor, s’élèvent jusqu’à nous
Les haleines des fleurs mourantes, et les doux
Soupirs harmonieux des obscures fontaines ;
Pourtant leurs voix aussi se sont faites lointaines.
Ah ! vers quel grand silence et quel sommeil profond,
Voluptueusement, toutes les choses vont !
Ah ! comme tout s’apaise, et comme tout s’oublie !
Ce qui troublait ce bel Éden, c’était la vie…

Que je voudrais Lui dire, afin qu’il m’en console,
Par ce lent crépuscule, en de telles paroles,
Belles comme ce soir, lasses infiniment,
Ce qui oppresse ainsi mon âme, en ce moment !

Mais Il est si divin, si calme est son sourire,
Que, près de lui, toute parole humaine expire
Sur les lèvres. Sans doute, il ne comprendrait pas.
Son âme flotte sur les choses d’ici-bas,
Ainsi qu’une clarté d’étoiles étrangères.
Elle contemple, et rêve, et ne sait de la terre

Que les soupirs d’amour et les pleurs du bonheur.
Et rien que d’éternel n’a pu troubler ce cœur.

« Que ce beau soir est plein de délices, ma Sœur. »


*

Apprends-moi, dis-je, qui tu es, Azraël.
Et l’ange sombre s’éleva dans le ciel,
En étendant sur moi ses grandes ailes.

La terre frissonna sous un souffle inconnu,
Les corolles des fleurs tremblantes se fermèrent,
Et le monde soudain s’effaça de mes yeux.

Pourtant des choses étaient encore :
J’entendais la foule légère
Des heures obscures qui passaient,
Et, comme en moi, des roses qui croissaient.
Au loin chantaient des sphères,
Des étoiles vivaient.


Quand il se fit comme une aurore.
Et je revis les grandes ailes d’Azraël,
Qui se fermaient et descendaient du ciel,
Avec l’immense nuit en elles.

Il souriait à son ombre éphémère.
Un oiseau poursuivait sa chanson coutumière.
Une vague enchantée, immobile au rivage,
Tout à coup s’abattit, comme un cygne sauvage.
Et je vis un rayon arrêté sur ma main,
Frémir, et doucement reprendre son chemin.


*

Oui, le jour luit encore, et j’entends
Le murmure des eaux et des feuilles, le chant
Des gais oiseaux dans la lumière.
Le nuage s’est effacé : tout étincelle.
Comme à l’aube première,
Tout éclate en rayons,
Tout abonde en chansons,
Tout se replonge en l’ivresse éternelle.

Non, il n’est rien sur la terre,
Ni une fleur, ni un oiseau,
Ni un grain de poussière,
Ni une goutte d’eau,
Qui ne croie à la vie ;
C’est le secret de leur bonheur,
Et de leur innocence ravie.
Et tout ignore encor qu’il faut mourir.


*

Vers le soleil s’en vont ensemble
Mes pensées, divines sœurs.
Elles chantent ; l’air pâle en tremble,
Comme s’il y tombait des fleurs.

Une s’attarde la dernière,
Tristement, au bord du chemin
D’où monte l’âme du matin
Et la rosée à la lumière.

Celle-là qui s’évanouit,
Au fond de ses larmes mortelles,
Ne chante pas, mais c’est par elles
Que le soleil l’attire à lui.


*

Ève pleurait. Ses mains cachaient sa tête pâle.
C’était le premier soir mortel.
Des êtres lumineux descendirent du ciel,
Et l’air s’emplit du chant de leur voix amicale.

Regarde, disaient-ils, si, dans ce soir d’été,
Tout devant nous pâlit et tremble,
C’est que le chœur entier des anges te ressemble,
C’est que Dieu ne nous fit que selon ta beauté.

Mais elle, tristement, levant vers leurs visages,
Ses yeux pâles et doux :
« Peut-être ai-je été belle, un jour, ainsi que vous,
Ce soir, je ne suis plus semblable à mon image. »


*

Pourquoi mes anges ont-ils fui ?
Pourquoi me laissent-ils solitaire, à cette heure
Où mon cœur inquiet cherche en eux un appui ?

Pourquoi n’entends-je plus ce que mes oiseaux chantent
Ce que disent mes familières fleurs ?
Quel sortilège désenchante
Mes sources et mes bois,
Quand toutes choses, autrefois,
Étaient si belles
D’amicales voix ?

Comment ce qui, dans le matin,
Était si proche de ma main,
Que tout, il semble, s’inclinait vers elle,
Ce soir est-il devenu si lointain ?


Ô paradis de mon âme ingénue,
Ô beau jardin de mes rêves d’enfant,
Sans même que l’ombre d’une nue
Légère ait éteint un instant,
Sur la terre, ton éternel printemps,
Sans qu’une fleur se soit flétrie,
Mon paradis t’ai-je perdu ?
Sans le savoir, de toi suis-je bannie ?


*

Ô mort, poussière d’étoiles,
Lève-toi sous mes pas !

Viens, souffle sombre où je vacille,
Comme une flamme ivre de vent !

Viens, ô douce vague qui brille
Dans les ténèbres ;
Emporte-moi dans ton néant !

C’est en toi que je veux m’étendre,
M’éteindre et me dissoudre,
Mort, où mon âme aspire !
Dieu fort qu’elle attend
Avec des chants et des rires d’amour.


Viens, brise-moi comme une fleur d’écume,
Une fleur de soleil à la cime
Des eaux,
Que la nuit effeuille, que l’ombre efface,
Et que l’espace épanouit.

Et comme d’une amphore d’or
Un vin de flamme et d’arôme divin,
Épanche mon âme
En ton abîme, pour qu’elle embaume
La terre sombre et le souffle des morts.


*

En robe de pâle clarté,
Douce comme la nuit d’été,
Soyeuse et blonde,
Des fleurs de l’autre monde
En sa chevelure d’or,
Celui qui est l’Ange en voyage
Descend l’escalier des nuages,
Et vient vers celle qui dort.

Messager à l’âme sereine,
Il approche lentement,
Comme une aube lointaine ;
Et regarde, en se haussant
Sur la pointe de ses pieds brillants,
Dans le profond sommeil où murmurent

Des songes encore,
Dans la clarté de la petite âme,
Qui brûle dans la nuit.

Il souffle la flamme, éteint le bruit,
Met le silence de sa bouche
Sur la bouche qui sourit,
Et pose, doucement, sur le cœur qui s’apaise
Sa main qui ne pèse
Pas plus qu’une fleur.


*

Une aube pâle emplit le ciel triste, le Rêve,
Comme un grand voile d’or, de la terre se lève.

Avec l’âme des roses d’hier,
Lentement montent dans les airs,
Comme des ailes étendues,
Comme des pieds nus et très doux,
Qui se séparent de la terre,
Dans le grand silence à genoux.

L’âme chantante d’Ève expire,
Elle s’éteint dans la clarté ;
Elle retourne en un sourire
À l’univers qu’elle a chanté.


Elle redevient l’âme obscure
Qui rêve, la voix qui murmure,
Le frisson des choses, le souffle flottant
Sur les eaux et sur les plaines,
Parmi les roses, et dans l’haleine
Divine du printemps.

En de vagues accords où se mêlent
Des battements d’ailes,
Des sons d’étoiles,
Des chutes de fleurs,
En l’universelle rumeur
Elle se fond, doucement, et s’achève,
La chanson d’Ève.