La Chanson d’Ève/C’est le premier matin du monde

Société du Mercure de France (p. 17-19).

C’est le premier matin du monde.
Comme une fleur confuse exhalée de la nuit,
Au souffle nouveau qui se lève des ondes,
Un jardin bleu s’épanouit.

Tout s’y confond encore et tout s’y mêle,
Frissons de feuilles, chants d’oiseaux,
Glissements d’ailes,
Sources qui sourdent, voix des airs, voix des eaux,
Murmure immense ;
Et qui pourtant est du silence.

Ouvrant à la clarté ses doux et vagues yeux,
La jeune et divine Ève
S’est éveillée de Dieu.

Et le monde à ses pieds s’étend comme un beau rêve.

Or Dieu lui dit : Va, fille humaine,
Et donne à tous les êtres
Que j’ai créés, une parole de tes lèvres,
Un son pour les connaître.


Et Ève s’en alla, docile à son seigneur,
En son bosquet de roses,
Donnant à toutes choses
Une parole, un son de ses lèvres de fleur :

Chose qui fuit, chose qui souffle, chose qui vole…

Cependant le jour passe, et vague, comme à l’aube,
Au crépuscule, peu à peu,
L’Éden s’endort et se dérobe
Dans le silence d’un songe bleu.

La voix s’est tue, mais tout l’écoute encore,
Tout demeure en attente ;
Lorsque avec le lever de l’étoile du soir,
Ève chante.

Très doucement, et comme on prie,
Lents, extasiés, un à un,
Dans le silence, dans les parfums
Des fleurs assoupies,
Elle évoque les mots divins qu’elle a créés ;
Elle redit du son de sa bouche tremblante :
Chose qui fuit, chose qui souffle, chose qui vole…
Elle assemble devant Dieu
Ses premières paroles,
En sa première chanson.