La Chambre de l’Arsenal

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La Chambre de l’Arsenal
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 396-430).
LA
CHAMBRE DE L'ARSENAL
D'APR7S DES DOCUMENS INEDITS
(1679-1682)

Les annales judiciaires des peuples contiennent souvent des enseignemens que l’histoire aurait tort de dédaigner. Alors même qu’il s’agit de personnalités exceptionnelles et de crimes dont l’étrangeté repousse toute conclusion systématique, les révélations de certains procès permettent de saisir en quelque sorte sur le fait des tendances, des mœurs, des passions, qui, sans les circonstances violentes où elles sont amenées sur la scène, resteraient à peu près inconnues. Grâce aux enquêtes, aux informations de la justice, et surtout aux dénonciations des accusés, la lumière, une lumière éclatante et parfois effrayante, se fait tout à coup autour de personnages et dans des milieux qui n’avaient jusque-là inspiré aucune inquiétude. Chaque pays est sujet, en proportion de la vitalité et des passions qui lui sont propres, à ces secousses qui dans l’ordre moral rappellent l’action des tremblemens de terre dans le monde physique. En France, le règne le plus majestueux et en apparence le mieux ordonné, le plus correct, il faut dire aussi l’un des plus longs, le règne de Louis XIV, n’a pas compté moins de quatre procès, ceux de Fouquet, du chevalier de Rohan, de la marquise de Brinvilliers et de la Voisin, qui ont été de véritables événemens historiques. Les deux premiers, essentiellement politiques et dont le retentissement fut considérable en Europe, sont maintenant bien connus dans toutes leurs parties. Le procès de la marquise de Brinvilliers occupa pour le moins autant que celui de Fouquet l’opinion publique, qui en recueillit les détails avec une avidité fiévreuse. Ces empoisonnemens successifs, par une femme appartenant aux premiers rangs de la société, d’un père chargé de la police parisienne, de deux frères, l’un lieutenant civil, l’autre conseiller au parlement, ces tentatives sur un mari et sur une sœur, ces essais de poisons faits jusque dans les salles des hôpitaux avec un calme infernal, tout cela avait soulevé non-seulement à Paris, mais en France et à l’étranger, une rumeur immense. On eût dit que tout le monde était intéressé au procès, et il n’était question que des poudres de succession. Le receveur général du clergé, Reich de Penautier, fut accusé dans le même temps d’avoir empoisonné son prédécesseur, et son acquittement, juste ou non, attribué à des influences de toute sorte, n’avait fait qu’ajouter au scandale. On croyait enfin (et les bruits qui avaient couru à l’occasion de la mort de Madame, dont le souvenir était encore présent, n’y contribuaient pas peu) qu’il y avait dans Paris des officines de poisons à la disposition des fils de famille ruinés, des ménages troublés, des ambitieux impatiens. Les juges mêmes qui avaient condamné la marquise de Brinvilliers partageaient ces appréhensions, et le premier président de Lamoignon, en donnant ses instructions au prêtre qui devait la préparer à la mort, lui avait dit : « Nous avons intérêt, pour le public, que ses crimes meurent avec elle, et qu’elle prévienne, par une déclaration de ce qu’elle sait, toutes les suites qu’ils pourroient avoir ; » mais la marquise de Brinvilliers s’était bornée à confesser ses monstrueux empoisonnemens, et n’avait donné aucune des indications que la justice espérait d’elle, laissant ainsi planer sur tous la menace d’un danger d’autant plus redoutable que, d’après l’opinion commune, les nouveaux poisons, œuvre raffinée des Italiens, causaient la mort par leurs seules émanations, sans occasionner aucune lésion apparente. Le crime devenait ainsi également impossible à prévenir et à constater.

La marquise de Brinvilliers avait été exécutée le 16 juillet 1676. Environ un an après, le 21 septembre 1677, un billet sans signature, trouvé dans un confessionnal de l’église des jésuites de la rue Saint-Antoine, et portant qu’il existait un projet d’empoisonner le roi et le dauphin, excita au plus haut degré les inquiétudes du lieutenant-général de police. Après quelques mois de recherches, on mit la main sur deux individus, Louis Vanens et Robert de La Mirée, seigneur de Bachimont en Artois, dont la conduite parut plus que suspecte, sans justifier toutefois, par des faits précis, l’accusation qui pesait sur eux. Le premier ne se contentait pas de chercher le grand œuvre ; il fabriquait aussi des philtres, qu’il vendait à des entremetteuses, à des sages-femmes, et il fut soupçonné d’avoir, quelques années auparavant, empoisonné le duc de Savoie. Bachimont, qui le chargea beaucoup par ses aveux, était un de ses agens et vivait du même métier. Avec ce fil conducteur, La Reynie remonta par induction à un certain nombre de personnes plus ou moins compromises qu’il fit arrêter : c’étaient une femme La Bosse, veuve d’un marchand de chevaux, la Vigoureux, mariée à un tailleur d’habits de femme (notre siècle de progrès ne saurait donc revendiquer l’honneur de cette délicate invention), un nommé Nail et une femme Lagrange. Reconnus coupables d’avoir préparé des poisons, ces deux derniers, dont la cause parut pouvoir être jugée à part, furent condamnés à mort par arrêt du parlement et exécutés le 6 février 1679. Cependant un arrêt du conseil du 10 janvier de la même année avait chargé La Reynie d’informer contre les femmes La Bosse, Vigoureux et leurs complices. Le 12 mars, une arrestation qui devait exercer une influence considérable sur le procès, celle de Catherine Deshayes, femme d’Antoine Monvoisin ou Voisin, joaillier, avait lieu, à l’issue de la messe, à l’église Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. A partir de ce jour, l’affaire des poisons prit des proportions inattendues. Pour la soustraire à la publicité, le gouvernement institua le 7 avril une chambre royale devant siéger à l’Arsenal, à laquelle le peuple donna les noms de chambre ardente ou chambre des poisons. La Reynie et un autre conseiller d’état, Louis Bazin, seigneur de Bezons, en furent nommés rapporteurs. Bientôt, malgré la discrétion recommandée aux juges, le bruit courut dans Paris que les noms les plus élevés et les plus rapprochés du trône étaient compromis par la Voisin. Un jour enfin, le 23 janvier 1680, on apprit qu’un prince de la maison de Bourbon, le comte de Clermont, la duchesse de Bouillon, la princesse de Tingry, dame du palais de la reine, la marquise d’Alluye, cette ancienne maîtresse de Fouquet, dont on a des lettres si expansives, la comtesse du Roure, Mme de Polignac, le duc de Luxembourg et bien d’autres du plus haut rang, étaient décrétés par la chambre ou renfermés à la Bastille. On racontait encore qu’une sœur de la duchesse de Bouillon, la comtesse de Soissons, cette altière nièce du cardinal Mazarin, qui, après avoir été l’une des premières maîtresses du jeune roi, était devenue surintendante de la maison de la reine, avait, grâce à l’indulgence de Louis XIV, quitté Paris en toute hâte pour éviter le même sort.

Que ne dirait-on pas contre la France moderne, si un fait analogue venait à s’y produire ! Que d’indignations et de colères, que de retours vers le passé, que de regrets ! Au XVIIe siècle, les populations étaient tellement familiarisées avec les soupçons d’empoisonnement, surtout dans les hautes sphères, qu’il ne paraît pas que la mise en accusation de tant de grands personnages ait déterminé la coMmetion qui aurait lieu de nos jours, et dont nous avons eu un exemple, il y a bientôt vingt ans, à l’occasion d’un assassinat célèbre. Cette satisfaction donnée par Louis XIV à l’opinion doit lui être comptée, et fit sans doute dans le public un excellent effet. A côté et comme correctif de ses instincts despotiques, ce prince avait à un très haut degré le sentiment de sa mission, et voulait sincèrement que la justice, en ce qui concernait les crimes et délits qui n’avaient pas un caractère politique, fût égale pour tous ses sujets ; il avait de plus le premier mouvement honnête et droit. Il ordonna donc que cette grave affaire fût examinée avec une rigoureuse impartialité, et que les coupables fussent, n’importe leur rang, punis comme ils le méritaient. On trouve dans les papiers de La Reynie, et de son écriture même, un précieux témoignage de ces dispositions généreuses. Le 27 décembre 1679, Louis XIV l’avait mandé à Saint-Germain avec le chancelier Louis Boucherat, le procureur-général de la chambre ardente, Robert, et de Bezons, second rapporteur. « Sa majesté, dit La Reynie, nous a recommandé la justice et notre devoir en termes extrêmement forts et précis, en nous marquant qu’elle désiroit de nous, pour le bien public, que nous pénétrassions le plus avant qu’il nous seroit possible dans le malheureux commerce du poison, afin d’en couper la racine, s’il étoit possible. Elle nous a recommandé de faire une justice exacte sans aucune distinction de personnes, de condition et de sexe, et sa majesté nous l’a dit en des termes si clairs et si vifs, et en même temps avec tant de bonté, qu’il est impossible de douter de ses intentions à cet égard, et de ne pas entendre avec quel esprit de justice elle veut que cette recherche soit faite[1]. » Enhardi par ces paroles, La Reynie instruisit l’affaire sans ménagemens, et Louis XIV, indigné des révélations de chaque jour, autorisa les arrestations dont nous avons parlé ; mais bientôt, quel que fût le scandale auquel on s’était résigné, les prévisions les plus extrêmes furent dépassées, et c’est ici que s’ouvrent pour l’histoire des horizons nouveaux, complètement ignorés des contemporains. Non-seulement les interrogatoires constatèrent que la vie du roi, du dauphin, de Colbert, de Mlle de La Vallière, de la duchesse de Fontanges, aurait été tour à tour en danger, mais la duchesse de Vivonne et Mme de Montespan elle-même furent dénoncées comme ayant trempé dans ces projets. La Reynie, qui avait ordre d’envoyer tous les jours à Colbert et à Louvois le résumé des interrogatoires, raconte que, le 6 février 1680, il se rendit, sur l’ordre de ce dernier, à Saint-Germain au lever du roi, qui lui dit plusieurs choses de conséquence, ajoutant qu’il faudrait aussi « faire la guerre à un autre crime, que sa majesté n’a pas autrement expliqué. » Quels étaient ces nouveaux mystères ? La Reynie ne le dit pas ; mais nous savons par ses papiers que tous les interrogatoires ne devaient pas être montrés indistinctement à tous les juges, pour ne pas divulguer des faits dont la connaissance était réservée au roi, à Louvois, à Colbert. Écrits exceptionnellement sur des feuilles volantes, ces interrogatoires pouvaient être anéantis sans difficulté ; on constituait ainsi une commission dans la commission. Il était entendu en outre que les papiers de la procédure seraient brûlés. Or ces papiers, dont Louis XIV désirait tant faire disparaître la trace, existent encore soit en originaux, soit en copies[2], et permettent de recomposer en quelque sorte le procès célèbre dont le public ne soupçonna pas même la gravité et encore moins les détails. Parmi ceux-ci, il en est que Colbert, embarrassé, caractérisait par ces mots : sacrilèges, profanations, abominations. « Choses trop exécrables pour être mises sur le papier, » dit-il une autre fois. On ne saurait en effet qualifier différemment certaines pratiques d’une superstition corrompue qu’il faut laisser, de peur de s’y salir, dans les dossiers des procureurs-généraux, et pour lesquels le huis clos est même aujourd’hui de toute rigueur ; mais, si la justice historique n’a pas le droit de les livrer à la publicité, elle peut du moins les signaler comme symptômes et signes du temps.

Temps étrange et singulier, bien fait pour expliquer l’amertume d’un La Rochefoucauld et d’un La Bruyère ! Pendant qu’à la surface tout était calme, compassé, solennel (nous parlons surtout ici de l’aspect extérieur de la cour), des passions ardentes, des ambitions effrénées, couvant çà et là, éclataient par intervalles et surprenaient l’observateur par le contraste des résultats. Un ancien compagnon des jeux du roi, le chevalier de Rohan, après avoir gaspillé des biens immenses et compromis le nom des plus grandes dames, se vendait pour de l’argent aux Espagnols et payait de la vie ses témérités. Une duchesse de Longueville, une La Vallière, une Mme de La Sablière, un Rancé et tant d’autres édifiaient dans des cloîtres, quelquefois même par de longs martyres, le monde qu’ils avaient fait le confident de leurs folles amours. Dans une autre sphère, un homme dont le libre et hardi génie a laissé un sillon de feu, l’auteur de Don Juan et de Tartufe, avait un confesseur attitré et faisait ses pâques tous les ans[3]. C’était aussi l’époque où, retirée dans un couvent qu’elle souillait de ses derniers désordres, la marquise de Brinvilliers, cédant au cri de sa conscience, écrivait une confession de nature à étonner l’imagination la plus dévergondée. En même temps un prince du sang, le propre frère du roi, passait pour être en proie à des habitudes infâmes et remplissait la cour de ses cris, parce qu’un favori que sa jeune femme détestait justement lui avait été enlevé. N’oublions pas ce trait caractéristique de la légitimation par Louis XIV d’enfans doublement adultérins, fait monstrueux, qui aurait dû paraître tel sous tous les régimes, qui semble pourtant avoir été accepté comme naturel par les contemporains, excepté par le duc de Saint-Simon, mais on sait pourquoi, et contre lequel une femme d’un sens parfait, d’un esprit juste, Mme de Sévigné, n’a pas même protesté par une allusion dans cette immortelle correspondance où le roi et ses maîtresses tiennent une si grande place[4].

Telles étaient donc, sans parler des rigueurs déjà excessives du pouvoir contre les protestans, telles étaient l’époque et la société qui allaient voir se dérouler ce procès de la Voisin où les plus grands noms de la cour devaient frapper l’oreille des juges instructeurs, et qui, à remarquer le soin particulier avec lequel Colbert et Louvois en suivirent tous les détails, fut pour Louis XIV un sujet non-seulement de préoccupation, mais d’inquiétude sérieuse. Il ne s’agissait de rien moins en effet que de savoir s’il y avait autour de lui et dans son intimité des personnes ayant réellement conçu le projet de l’empoisonner ou tout au moins de lui donner des philtres capables de produire le même effet. C’est par là que le procès de la Voisin mérite de fixer l’attention, et c’est à ce point de vue qu’aujourd’hui encore il y a intérêt à l’étudier.

I.

Nous passerons rapidement sur les accusés vulgaires pour arriver immédiatement aux personnages historiques. Notons cependant que deux cent quarante-six individus se virent enveloppés dans l’accusation, que, dans le nombre, trente-six furent punis de mort après avoir subi la question ordinaire et extraordinaire, et que, parmi ceux qui eurent la vie sauve, les uns furent condamnés à la prison perpétuelle, aux galères, à l’exil, les autres détenus arbitrairement jusqu’à la fin de leurs jours. Les plus coupables étaient condamnés pour le fait d’empoisonnement, de sortilèges, de messes impies avec sacrifice de jeunes enfans. La fable des Devineresses, qui date de cette époque, résume on ne peut mieux le mobile de tous ces crimes.

Perdoit-on un chiffon, avoit-on un amant,
Un mari vivant trop au gré de son épouse.
Une mère fâcheuse, une femme jalouse :
Chez la devineuse on couroit.

Après le poète, écoutons le principal rapporteur et le véritable directeur de l’affaire, La Reynie. « La femme La Bosse (une des accusées qui furent brûlées vives) dit qu’on ne fera jamais mieux que d’exterminer toutes ces sortes de gens qui regardent dans la main, ce qui est la perte de toutes les femmes de qualité et autres, parce qu’on connoît bientôt quel est leur foible, et c’est par là qu’on a accoutumé de les prendre, quand on l’a reconnu. »

Celle qui donna son nom au procès, la femme Voisin ou Monvoisin, était une ancienne accoucheuse. Trouvant le métier trop peu lucratif, elle avait imaginé de spéculer sur la crédulité publique, en faisant les cartes et tirant des horoscopes. C’était le premier pas vers une profession plus productive, mais plus dangereuse, la vente des philtres et des poisons. La Voisin y fit merveilles. Signalée par un des accusés sur lesquels La Reynie avait fait main basse après la découverte du billet révélateur de l’église des jésuites, elle fut arrêtée la veille d’un jour où elle se proposait de remettre au roi un placet en faveur d’un militaire nommé Blessis, son amant, et ce fut surtout par suite de ses dénonciations qu’eurent lieu les arrestations qui émurent la société parisienne. D’après ses aveux, deux dames de la cour, la comtesse du Roure et Mme de Polignac, l’avaient consultée, il y avait déjà plusieurs années, pour obtenir l’amour du roi et se défaire de Mme de La Vallière. La Voisin alla plus loin et prétendit que la comtesse de Soissons, désespérée de voir que, malgré tous les sortilèges et enchantemens mis en œuvre pour le détacher de sa maîtresse, Louis XIV lui restait fidèle, aurait dit : « S’il ne revient pas, et si je ne puis me défaire de cette femme, je pousserai ma vengeance à bout et me déferai de l’un et de l’autre. » Mme de Sévigné, si bien instruite des bruits de cour, avait sans contredit entendu mentionner cette circonstance, car après avoir raconté à sa fille (31 janvier 1680) une visite faite par quelques grandes dames à la Voisin, elle ajoutait : « Mme de Soissons demanda si elle ne pourroit point faire revenir un amant qui l’avoit quittée. Cet amant étoit un grand prince, et on assure qu’elle dit que, s’il ne revenoit pas, il s’en repentiroit. Cela s’entend du roi, et tout est considérable sur un tel sujet[5]. » La Voisin se faisait d’ailleurs comme un plaisir d’entraîner avec elle les supériorités de tout ordre. Dans un interrogatoire du 17 février, elle déclara sur la sellette « qu’elle avoit connu la demoiselle Du Parc, comédienne, et l’avoit fréquentée pendant quatorze ans, et que sa belle-mère, nommée de Gordo, lui avoit dit que c’étoit Racine qui l’avoit empoisonnée[6]. » On aime à penser que cette dénonciation par ricochet ne fut pas ramassée, et que Racine n’en eut jamais connaissance. Bien et dûment convaincue d’empoisonnement, la Voisin fut condamnée à mort et exécutée après avoir subi la question ordinaire et extraordinaire. Il est difficile de s’expliquer aujourd’hui pourquoi, dans une affaire complexe, la justice se dessaisissait ainsi du principal accusé, quand ses complices. attendaient encore leur arrêt. C’était, il faut en convenir, une singulière manière de simplifier la procédure. La Voisin n’en fut pas moins brûlée vive le 22 février. « On ne dit pas encore ce qu’elle a dit, écrivait le lendemain Mme de Sévigné, qui était allée la voir passer de l’hôtel Sully ; on croit toujours qu’on verra des choses étranges. » Mais la Voisin n’avait rien précisé, et s’était bornée à des accusations générales et vagues qui ne compromirent directement personne. « Aux mains de son confesseur, rapporte La Reynie, qui était présent, ladite Voisin a dit qu’elle croit être obligée de nous déclarer, pour la décharge de sa conscience, qu’un grand nombre de personnes de toute sorte de conditions et de qualités se sont adressées à elle pour demander la mort et les moyens de faire mourir beaucoup de personnes, et que c’est la débauche qui est le premier mobile de tous ces désordres. »

La mort ayant fait justice de la moderne Locuste sans que la question extraordinaire eût amené de sa part des révélations inattendues, on eût pu croire que l’affaire marcherait désormais vers une prompte solution, et que de nouveaux scandales ne viendraient pas s’ajouter à ceux qui s’étaient produits. Il en fut tout autrement. C’est alors en effet que la fille Voisin et trois autres accusés, une femme Filastre, et deux prêtres nommés Lesage et Guibourg, avouèrent des faits qui, communiqués immédiatement à Louis XIV par Colbert et par Louvois, durent lui causer une impression singulière. Nous entrons ici dans le cœur même du procès, et l’on va voir si l’obscurité dont le gouvernement prit la précaution de l’entourer n’était pas justifiée. Une lettre de Louvois à La Reynie du 18 octobre 1679 porte qu’il était allé la veille à Vincennes, et qu’il avait promis la vie à Lesage, s’il faisait des aveux complets. Ce Lesage, qui était aumônier de la maison de Montmorency, avait pris alors l’engagement de tout dire ; mais il s’était montré depuis fort réservé. Les révélations de la fille Voisin après l’exécution de sa mère le déterminèrent à parler. D’après elle, le but de sa mère, en cherchant à remettre un placet au roi, était de l’empoisonner au moyen de poudres qu’elle devait glisser dans sa poche et sur son mouchoir. Elle ajoutait que, pendant de longues années, sa mère avait été en commerce avec Mme de Montespan, et qu’une de ses femmes, la demoiselle Désœillets, « qui céloit son nom, mais qu’elle connoissoit bien, » était venue maintes fois chez sa mère, à qui elle avait souvent laissé des billets, que toutes les fois que Mme de Montespan « craignoit quelque diminution aux bonnes grâces du roi, » la Voisin en était informée, faisait dire des messes, et lui donnait des poudres pour l’amour qu’elle devait faire prendre au roi, qu’à la fin, fatiguée de l’insuccès de toutes ces pratiques, Mme de Montespan avait résolu de porter les choses à l’extrémité, et que deux affidés de sa mère, Romani et Bertrand, arrêtés tous deux, avaient entrepris de s’introduire chez Mlle de Fontanges pour lui vendre des étoffes et des gants empoisonnés. La fille Voisin parla encore d’une messe dite par l’abbé Guibourg en présence d’un seigneur anglais qui avait promis 100,000 livres, si l’on parvenait à empoisonner le roi.

Il y avait dans cette déposition bien des incohérences, mais les révélations conformes de Guibourg, de Lesage et de la femme Filastre fixèrent l’attention de La Reynie, qui, ayant pris au pied de la lettre les recommandations du roi, ne recherchait qu’une chose, la vérité. Ainsi l’abbé Guibourg déclara avoir dit, à l’intention de Mme de Montespan, sur le corps d’une femme nue (et cette circonstance abominable était la moins odieuse de celles qu’il avouait), des messes où, après l’immolation d’un jeune enfant dont le sang était soigneusement recueilli, il avait passé sous le calice l’écrit qu’on va lire : « Je demande l’amitié du roi et celle de Mgr le dauphin, qu’elle me soit continuée, que la reine soit stérile, que le roi quitte son lit et sa table pour moi, que j’obtienne de lui tout ce que je lui demanderai pour moi, mes parens ; que mes serviteurs et domestiques lui soient agréables. Chérie et respectée des grands seigneurs, que je puisse être appelée aux conseils du roi et savoir ce qui s’y passe, et que, cette amitié redoublant plus que par le passé, le roi quitte et ne regarde La Vallière, et que, la reine étant répudiée, je puisse épouser le roi[7]. » De son côté, l’abbé Lesage déclara, dans un interrogatoire du 16 novembre 1680, avoir vu chez la Voisin la demoiselle Désœillets avec un étranger. Leur projet était d’empoisonner le roi, afin de partager une grosse somme d’argent, que l’étranger leur avait promise, et de quitter la France. Lesage ajouta que, fût-il dans les derniers tourmens, il ne saurait dire autre chose, sinon qu’en 1675, au commencement de l’été, Mme de Montespan cherchant à se maintenir, la Voisin et la Désœillets travaillaient ou faisaient semblant de travailler pour elle ; mais en réalité, impuissantes à lui conserver par leurs vains sortilèges l’amour du roi, elles l’exploitaient en lui donnant tout simplement des poudres qui, prises à de certaines doses, auraient constitué un véritable poison. A cette fin, des mélanges contenant de l’arsenic et du sublimé auraient été remis à la Désœillets, et un nommé Vautier, qui était artiste en poisons, en aurait fabriqué d’autres avec du tabac. Les faits énoncés par l’abbé Guibourg confirmèrent les dépositions précédentes, qui avaient d’autant plus de gravité que, sur un point important, les relations entre la Désœillets et la Voisin, celle-ci avait toujours nié formellement qu’elles se fussent connues. Il était donc avéré qu’à cet égard la femme Voisin avait menti.

Les révélations de la femme Filastre pendant la torture furent encore plus compromettantes. Cette femme, digne émule et rivale de la Voisin, faisait un véritable commerce de poisons, et fut convaincue d’avoir, au milieu de sortilèges et d’iniquités exécrables, sacrifié un de ses enfans pour en avoir le sang. Un témoin prétendit avoir vu un écrit par lequel elle faisait un pacte avec le diable pour faire obtenir tout ce qu’elle voudrait aux personnes de qualité ; que la duchesse de Vivonne, qui visait à remplacer Mme de Montespan, sa belle-sœur, dans les faveurs du roi, était nommée dans cet écrit, et qu’il y était aussi question de Fouquet, pour le faire rétablir à la place de Colbert, dont on demandait la mort. Suivant l’abbé Lesage, Mme de Vivonne avait en outre signé avec la duchesse d’Angoulême et Mme de Vitry un écrit par lequel les trois amies faisaient un pacte pour la mort de Mme de Montespan. Mise à la question le 30 septembre 1680, la Filastre déclara, entre autres faits, que l’abbé Guibourg avait dit la messe dans une cave pour le pacte de Mme de Montespan et d’un homme de qualité qui poursuivait la mort de Colbert. « Au troisième coin de l’extraordinaire (nous citons le procès-verbal de la question), elle a dit que c’est Mme de Montespan qui faisoit donner des poisons à Mlle de Fontanges et des poudres pour l’amour, afin de rentrer dans les bonnes grâces du roi,… que c’étoit pour Mme de Vivonne qu’elle vouloit faire pacte avec le diable… Au quatrième coin de l’extraordinaire, que Guibourg travailloit pour le pacte de Mme de Montespan, et que l’homme qui en vouloit à M. Colbert étoit un veuf qui avait deux enfans. » Il faut toutefois reconnaître qu’avant de mourir, la Filastre déclara à son confesseur « que ce qu’elle avoit dit de Mme de Montespan n’étoit point véritable, et que ç’avoit été pour se délivrer des douleurs, et de crainte qu’on ne la réappliquât ; que si elle avoit persisté depuis, ç’avoit été par crainte et respect pour les commissaires, et qu’elle n’avoit cherché à entrer chez Mlle de Fontanges que pour avancer sa famille. » Mais cette rétractation, qui laissait subsister en entier les faits concernant Mme de Vivonne et les projets sur Colbert, était-elle bien sincère, et n’avait-elle pas été dictée par quelque motif que nous ne connaissons pas ?

Telles étaient les accusations au moins étranges formulées par les complices de la Voisin. Malgré l’évidence des exagérations, on peut se figurer l’effet qu’elles produisirent sur l’esprit du roi. Ignorées jusqu’à ce jour, les preuves de la préoccupation où elles le jetèrent sont cependant nombreuses et authentiques. J’ai là, sous les yeux, un dossier volumineux composé d’extraits, faits par Colbert lui-même, de tous les interrogatoires des accusés, et d’observations d’un célèbre avocat du temps, Claude Duplessis, à qui il communiquait ces interrogatoires pour s’éclairer de ses avis et se reconnaître dans ce dédale. De son côté, Louvois écrivait à Louis XIV et à La Reynie des lettres qui sont pour nous des traits de lumière.


« A LOUIS XIV. — Chaville, 8 octobre 1679. — J’entretins avant-hier M. de La Reynie qui m’apprit que les crimes des personnes détenues à Vincennes paroissoient tous les jours de plus en plus extraordinaires. Il y auroit treize ou quatorze témoins du crime de Mme Le Féron[8]. Il me remit ensuite l’original (de l’interrogatoire) du nommé Lesage qu’il a désiré que je n’aye point envoyé à votre majesté, parce que, étant long et mal écrit, il lui avoit donné de la peine à déchiffrer. Je suis convenu avec lui de le garder jusqu’à ce que je puisse avoir l’honneur de le lire à votre majesté à Saint-Germain.

« Tout ce que votre majesté a vu contre M. de Luxembourg et M. de Feuquières n’est rien auprès de la déclaration que contient cet interrogatoire, dans lequel M. de Luxembourg est accusé d’avoir demandé la mort de sa femme, celle de M. le maréchal de Créqui, le mariage de ma fille avec son fils, de rentrer dans le duché de Montmorency, et de faire d’assez belles choses à la guerre pour faire oublier à votre majesté la faute qu’il a faite à Philisbourg.

« M. de Feuquières y est dépeint comme le plus méchant homme du monde qui a saisi les occasions de se donner au diable pour faire consentir la demoiselle Voisin à empoisonner l’oncle ou le tuteur d’une fille qu’il vouloit épouser… »

« A LA REYNIE. — Chaville, 16 octobre 1679. — J’ai rendu compte au roi de toutes les lettres que vous avez pris la peine de m’écrire depuis sept ou huit jours, dont la dernière est d’hier, et des mémoires et procès-verbaux qui les accompagnoient et que je vous renvoie tous.

« Sa majesté, qui en a entendu la lecture avec horreur, désire qu’on instruise toutes les affaires dont il y est fait mention, et que l’on acquière toutes les preuves possibles contre les gens qui y sont nommés. Sa majesté est très persuadée que vous n’oublierez rien de tout ce qui est nécessaire. »

« AU MEME. — 3 février 1680. — Le roi a été informé qu’une femme nommée Roannés a entré dans tous les commerces dont Mme la comtesse (de Soissons) est soupçonnée, même a contribué à la mort de deux ou trois domestiques, dont on dit qu’elle étoit embarrassée…

« A l’égard de la personne à laquelle l’usage du poison n’est pas inconnu, et que vous croyez qu’il est dangereux de laisser à la cour, le roi a jugé à propos de vous entendre sur cette affaire, quand vous reviendrez. Désignez tel jour de la semaine où nous allons entrer qui vous sera le plus convenable. Il faut que ce soit avant neuf heures du matin ; en vous montrant à la porte du cabinet du roi lorsqu’il y entrera avant d’avoir prié Dieu, sa majesté vous fera entrer et vous entretiendra sur cette affaire. »

« Au MEME. — Villers-Cotterets, le 15 mars 1680. — C’est à Condé en Champagne, à deux heures de Montmirail, et qui appartient à Mme la princesse de Carignan, que Mme la comtesse (de Soissons) étoit pendant sa disgrâce[9]. Le gentilhomme que l’on prétend y être mort de poison se nommait Davery, et la femme de chambre que l’on soupçonne avoir eu le même sort se nomaeit Gastine ; mais la dame de Rouville vous éclaîrcira encore mieux que je ne puis faire, puisqu’elle dit qu’il étoit son parent… »


Quatre mois après, le 21 juillet 1680, Louvois informait La Reynie qu’il avait lu au roi la déclaration de la fille Voisin, si terrible, on s’en souvient, pour Mme de Montespan, « et que le roi espéroit bien qu’il finiroit par découvrir la vérité. » A quelques jours de là, il lui ordonnait de ne pas faire juger les prisonniers de Vincennes en l’absence du roi ; puis, deux mois plus tard, le 25 septembre, il écrivait à M. Robert, procureur-général près la chambre de l’Arsenal :


« J’ai lu au roi les lettres que vous m’avez écrites hier et aujourd’hui, et les mémoires qui les accompagnoient. Sa majesté a vu avec déplaisir, par ce qu’ils contiennent, l’apparence qu’il y a que Mme de Vivonne a eu un commerce criminel avec la Filastre et autres prisonniers de Vincennes ; mais, comme la preuve n’en est pas encore complète, elle a cru qu’il valoit mieux prendre le parti le plus sûr et ne point venir à une démonstration telle que seroit un décret contre une femme de la qualité de Mme de Vivonne, que l’on n’ait l’éclaircissement sur ce qui la regarde et qu’il paroît à sa majesté que l’on ne peut manquer d’avoir par le procès-verbal de question de la Filastre… »


Ainsi tout ce qu’il y avait de plus élevé à la cour, le roi, la reine, le dauphin, Colbert, la duchesse de La Vallière, la duchesse de Fontanges, avait pu être l’objet de tentatives criminelles dont les auteurs présumés n’étaient rien moins que la comtesse de Soissons, la marquise de Montespan, la duchesse de Vivonne, Fouquet ou ses agens. Mme de Montespan elle-même aurait été menacée par des rivales impatientes. La situation de Colbert était surtout particulière. En effet, des témoins nombreux et parfaitement concordans attestaient qu’on en voulait à sa vie. Une lettre de lui à l’un de ses frères semble confirmer ces déclarations. « Comme j’ai l’estomac mauvais, écrivait-il le 19 novembre 1672, j’ai pris depuis quelque temps un régime de vivre fort réglé. Je mange en mon particulier, et je ne mange qu’un seul poulet à dîner avec du potage. Le soir, je prends un morceau de pain et un bouillon, ou choses équivalentes, et le matin un morceau de pain et un bouillon aussi. » Ce trouble, cette perturbation réelle dans les fonctions de l’estomac avaient donné à penser à La Reynie, qui conseille, dans un de ses mémoires, de faire attention « au temps où M. Colbert avoit été malade, et de rechercher un domestique qui avoit été prévenu et corrompu. » D’autre part, une des filles de Colbert avait épousé, le 14 février 1679, le duc de Mortemart[10], fils de la duchesse de Vivonne, et c’était la marquise de Montespan, sa belle-sœur, qui avait fait le mariage. Le duc de Saint-Simon a tracé de Mme de Vivonne ce joli croquis : « Elle avoit été de tous les particuliers du roi, qui ne pouvoit s’en passer ; mais il s’en falloit bien qu’il l’eût tant ni quand il vouloit. Elle étoit haute, libre, capricieuse, ne se soucioit de faveur ni de privance, et ne vouloit que son amusement. Mme de Montespan et Mme de Thianges la ménageoient, et elle les ménageoit fort peu. C’étoit souvent entre elles des disputes et des scènes excellentes… » On comprend maintenant que Louis XIV ait hésité à faire arrêter Mme de Vivonne, et que Colbert ait tenté l’impossible pour épargner cette humiliation à la mère et à la tante du duc de Mortemart.

La correspondance de Louvois ne mentionne pas une fois Mme de Montespan ; mais il y eut de tout temps, même dans les correspondances les plus secrètes, des sujets réservés et des sous-entendus. Les papiers de La Reynie et de Colbert remplissent d’ailleurs amplement cette lacune, et l’on peut suivre jour par jour, dans les premiers, la trace des préventions et des incertitudes du roi au sujet des accusations dirigées contre la favorite. Nous supprimons le détail de celles que leur monstruosité aurait dû, ce semble, faire écarter de prime abord. Comment croire en effet que Mme de Montespan eût joué un rôle actif dans ces messes impies que les Lesage et les Guibourg prétendaient avoir dites pour elle, à minuit, dans d’ignobles bouges ? Mais, si le désir de compromettre des personnes de haut rang pour s’abriter derrière elles inspira quelques-uns des accusés, il est constant que cette femme de chambre de Mme de Montespan dont nous avons parlé, la demoiselle Désœillets, avait été en commerce avec la Voisin, morte cependant sans l’avoir avoué. On sait en outre, par les procédures, que la demoiselle Désœillets fut confrontée avec la fille Voisin. Or les nombreux papiers que l’on possède encore sur l’affaire ne parlent pas de son interrogatoire, et tandis que les notes de La Reynie constatent ce qu’on fit de tous les accusés et à quelles peines ils furent condamnés, rien n’apprend le parti qui fut pris à son égard, ni ce qu’elle devint. « La dénégation que la Voisin a faite jusqu’à la mort de la connoissance de Mlle Désœillets, dit celui-ci dans un mémoire au roi, doit être d’autant plus suspecte qu’elle a été opiniâtrement soutenue, parce qu’il est prouvé à présent qu’elles étoient en commerce. Si Mlle Désœillets dénie elle-même ce commerce, il semble que cela même en doit augmenter le soupçon… » Il ressort de ce mémoire que, tout en faisant certaines réserves sur la véracité des accusés, La Reynie inclinait visiblement à croire que Mme de Montespan avait demandé à la Voisin et à la Filastre des poudres qui pouvaient mettre en danger la vie du roi, et que Mme de Vivonne n’aurait pas reculé devant l’emploi du poison pour se débarrasser d’une rivale ; il semblait admettre aussi que la duchesse de Fontanges, alors en proie à une maladie qui défiait la médecine, avait été empoisonnée.

Celle-ci, dont la princesse palatine, chez qui elle était fille d’honneur, a dit qu’elle était « décidément rousse, mais belle comme un ange de la tête aux pieds, » n’avait que dix-neuf ans quand, au mois de juillet 1680, atteinte d’un mal incurable, elle quitta la cour pour se retirer d’abord à l’abbaye de Chelles, ensuite à celle de Port-Royal, où elle languit près d’un an. Le mémoire de La Reynie que nous venons de citer est postérieur de quelques mois à cette retraite. Mme de Sévigné, qui parle souvent des équipages à huit chevaux de l’éblouissante duchesse, de son luxe, de ses regrets de quitter la vie, attribue la maladie qui l’emporta à des couches malheureuses ; mais il courut des bruits de poison, et la princesse palatine, qui à la vérité n’approfondit et ne ménage rien, ajoute avec sa rudesse habituelle : « La Montespan étoit un diable incarné ; mais la Fontanges étoit bonne et simple, toutes deux étoient fort belles. La dernière est morte, dit-on, parce que la première l’a empoisonnée dans du lait ; je ne sais si c’est vrai, mais ce que je sais bien, c’est que deux des gens de la Fontanges moururent, et on disoit publiquement qu’ils avoient été empoisonnés. »

La jeune duchesse était morte le 28 juin 1681. Le duc de Noailles, qui était alors auprès d’elle par ordre du roi, l’en ayant prévenu, Louis XIV lui adressa la lettre suivante où l’on cherche vainement un trait, un accent parti du cœur. Les mots que nous soulignons autorisent-ils les soupçons d’empoisonnement dont la princesse palatine s’est faite l’écho ? Le lecteur en jugera.


« Ce samedi, à dix heures.

« Quoique j’attendisse, il y a longtemps, la nouvelle que vous m’avez mandée, elle n’a pas laissé de me surprendre et de me fâcher. Je vois par votre lettre que vous avez donné tous les ordres nécessaires pour faire exécuter ce que je vous ai ordonné. Vous n’avez qu’à continuer ce que vous avez commencé. Demeurez tant que votre présence sera nécessaire, et venez ensuite me rendre compte de toutes choses. Vous ne me dites rien du père Bourdaloue. Sur ce que l’on désire de faire ouvrir le corps, si on le peut éviter, je crois que c’est le meilleur parti. Faites un compliment de ma part aux frères et aux sœurs, et les assurez que, dans les occasions, ils me trouveront toujours disposé à leur donner des marques de ma protection. — Louis[11]. »


Le désir exprimé par Louis XIV s’explique naturellement par la crainte de fournir un nouvel aliment au procès. Dans tous les cas, ce désir étant un ordre, on peut assurer que l’autopsie n’eut pas lieu. Un mémoire de La Reynie postérieur au dernier que nous avons cité porte en marge ces mots significatifs : faits particuliers qui ont été pénibles à entendre, dont il est si fâcheux de rappeler les idées, et qu’il est plus difficile encore de rapporter. Dans ce mémoire, qui paraît avoir été écrit vers le temps où la duchesse de Fontanges dut quitter la cour, La Reynie, reprenant toutes les dépositions à la charge de Mme de Montespan, insistait particulièrement sur la tentative que deux accusés, déguisés en colporteurs, devaient faire contre la jeune duchesse au moyen d’étoffes de Lyon et de gants de Grenoble, « étant presque infaillible, disait le mémoire, qu’elle prendroit au moins des gants, les dames ne manquant guère à cela lorsqu’elles en trouvent de bien faits. » La Reynie énumérait en outre les messes sacrilèges qui auraient été dites à diverses reprises dans des masures, tantôt à Montlhéry, tantôt à Saint-Denis, à l’intention et souvent en la présence même de Mme de Montespan. Il rappelait enfin, à l’appui des faits plus récens, qu’au commencement de 1668 deux prêtres, Mariette et Lesage, avaient été introduits dans l’appartement de Mme de Thianges au château de Saint-Germain, que là Mariette, ayant son surplis et son étole, avait fait des aspersions d’eau bénite et dit l’évangile des rois sur la tête de Mme de Montespan, pendant qu’elle récitait une conjuration et que Lesage brûlait de l’encens, que le nom du roi était dans cette conjuration, ainsi que celui de Mlle de La Vallière, dont Mme de Montespan demandait alors la mort, et que plusieurs autres messes, dites dans des circonstances identiques, avaient eu le même but.

Un incident qui préoccupa La Reynie et Louis XIV s’était produit dans les premiers mois de 1680. L’abbé Lesage avait déclaré, entre autres particularités, qu’il croyait que M. de Lamoignon, qui avait dirigé le procès de la marquise de Brinvilliers, était mort empoisonné. Consulté à ce sujet par La Reynie, le fils du premier président lui répondit qu’en effet son père avait été incommodé pendant le procès de Mme de Brinvilliers, qu’il s’était beaucoup occupé de cette affaire, et qu’ayant à cette époque trouvé quelque chose de la comtesse de Soissons, celle-ci en avait témoigné un profond ressentiment ; mais cet incident n’eut pas de suite, et la comtesse de Soissons ne quitta la France que plus tard.

Cependant les mois s’écoulaient, et, en ce qui concernait Mme de Montespan aucune preuve de complicité directe n’étant venue justifier les premiers soupçons, l’embarras de La Reynie devenait extrême. Plus l’affaire traînait en longueur et plus s’effaçaient les impressions défavorables. Hésitant, craignant d’avoir fait fausse route, il conseillait, le 6 octobre 1680, à Louvois, un biais pour éviter de la nommer en attendant de plus grands éclaircissemens. Cinq jours après, il lui écrivait de nouveau que, malgré tous ses efforts pour se déterminer uniquement par son devoir, il ne savait à quoi s’arrêter. « D’un côté, disait-il, on doit craindre des éclats extraordinaires, dont on ne peut prévoir les suites ; de l’autre, il semble que tant de maux, d’une ancienne et longue suite, venant à être découverts sous le règne d’un grand roi en la main duquel Dieu a mis une grande puissance et une autorité absolue, ils ne peuvent être dissimulés… » Mais aussitôt, redoutant de s’être trop avancé, La Reynie ajoutait : « Je reconnois que je ne puis percer l’épaisseur des ténèbres dont je suis environné. Je demande du temps pour y penser davantage, et peut-être arrivera-t-il qu’après y avoir bien pensé, je verrai moins que je ne vois à cette heure. Je sais déjà qu’il y a plusieurs inconvéniens en ce que je propose, et qu’il auroit été convenable, autant que la nature de ces malheureuses affaires l’eût permis, d’approcher de la conclusion le plus près qu’on auroit pu ; mais, après avoir tout bien considéré, je n’ai trouvé d’autre parti à proposer que de chercher encore de plus grands éclaircissemens et d’attendre du secours de la Providence, qui a tiré des plus foibles commencemens qu’on sauroit imaginer la connoissance de ce nombre infini de choses étranges qu’il étoit si nécessaire de savoir. Tout ce qui est arrivé jusqu’ici fait espérer, et je l’espère avec beaucoup de confiance, que Dieu achèvera de découvrir cet abîme de crimes, qu’il montrera en même temps les moyens d’en sortir, et enfin qu’il inspirera au roi tout ce qu’il doit faire dans une occasion si importante. »

Que devait penser Louvois, cet homme si énergique, si précis, de pareils tâtonnemens et de telles espérances ? Était-ce à le langage d’un magistrat, et fallait-il s’endormir dans ces illusions puériles ? Décidément La Reynie, égaré dans le labyrinthe des dénonciations, ne savait plus comment en sortir, et le procès menaçait de s’éterniser, si une main vigoureuse ne venait en aide à celui qui en avait la direction. Cela était d’autant plus urgent que la chambre de l’Arsenal était l’objet des conversations de toute l’Europe, avide de nouvelles. Les gazettes étrangères annonçaient, il est vrai, par intervalles, la condamnation et le supplice de quelque accusé vulgaire ; mais c’était tout, et nul détail ne transpirait. Quant à la Gazette de France, journal officiel de la cour, elle gardait le silence le plus absolu ; pour elle, la chambre n’existait pas. Parlant d’ailleurs longuement des moindres fêtes royales, des promenades de la reine, des visites de la dauphine, des cérémonies religieuses, de ce qui se passait dans le royaume de Siam, en Chine, en Turquie, en Moscovie, elle ne s’abstenait que sur un point, celui qui aurait le plus intéressé le public.


II

Il fallut que Colbert intervînt pour dénouer cette situation, qui ne pouvait se prolonger sans compromettre Mmes de Montespan et de Vivonne, et déconsidérer la royauté elle-même. On a vu que ce ministre, directement intéressé à écarter les soupçons qui planaient sur elles (il y allait de l’honneur de la famille), avait communiqué les interrogatoires des accusés à l’avocat Duplessis, en le consultant sur la marche de la procédure. Une lettre qu’il lui écrivit le 25 février 1681 indique bien l’état de l’affaire à cette époque. « J’ai vu et examiné avec soin, disait-il, le mémoire que vous m’avez envoyé ; j’espère en recevoir un demain sur le second fait, qui n’est pas moins grave que le premier, et dont la preuve est selon moi plus entière et plus parfaite. » Colbert faisait ensuite observer à Duplessis que la longue durée de la détention, la multiplicité des interrogatoires et le grand nombre des prévenus, avaient pu leur procurer le moyen de communiquer ensemble et leur suggérer l’idée, pour ajourner leur supplice et peut-être même s’y soustraire, de compromettre avec eux des personnes du rang le plus élevé. Il le priait d’examiner s’il y avait nécessité de faire tant d’interrogatoires, d’établir une chambre extraordinaire pour cette nature de crimes, de prolonger le procès contre l’ordre ordinaire de la justice, et si, dans le cas où l’affaire aurait été remise aux lieutenans criminels, on ne l’aurait pas plus promptement et plus sûrement terminée sans tomber dans tant d’embarras. Il y avait, suivant lui, trois moyens d’en sortir : continuer la procédure, ce qui n’était pas l’avis du roi ; juger quelques accusés des plus coupables, tels que Lesage, Guibourg et la fille Voisin ; enfin transporter sans jugement toutes ces canailles au Canada, à Cayenne, aux îles d’Amérique et à Saint-Domingue. Il préférait, quant à lui, le second expédient, à la condition d’envoyer, même dans ce cas, une vingtaine des moins coupables dans quelque prison près de Paris, et de mettre le reste au secret le plus rigoureux.

Les mémoires de Duplessis à Colbert existent encore et sont curieux à interroger. Après avoir résumé en quelques pages les dépositions principales contre Mme de Montespan, dépositions qu’il qualifie d’exécrables calomnies, Duplessis fait remarquer que c’étaient là de simples allégations n’ayant d’autre but que d’égarer la justice ; que, si Mme de Montespan s’était réellement compromise par des pratiques infâmes avec la Voisin, celle-ci n’eût pas hésité à l’avouer quand, sur le point de paraître devant Dieu, elle n’avait plus à penser qu’à son salut ; que les dénonciations de la fille Voisin après la mort de sa mère étaient démenties par plusieurs témoins ; qu’en admettant qu’elle eût dit vrai, ce commerce entre Mme de Montespan et la femme Voisin aurait duré de cinq à six ans, pendant lesquels celle-ci aurait fait de fréquens voyages à Clagny et reçu de nombreuses visites de la demoiselle Désœillets. « Or, disait l’avocat Duplessis, si Mme de Montespan eût été capable d’entreprendre l’exécrable dessein d’empoisonner le roi, pourquoi la Voisin et la Trianon se seroient-elles trouvées en peine d’approcher de sa personne pour lui faire prendre un placet empoisonné de poudres ou pour en jeter dans sa poche ? Comment auroient-elles été en peine de trouver quelqu’un qui leur donnât entrée à la cour et qui fît placer la Voisin ? » Le passage du mémoire de Duplessis relatif à cette assertion de la fille Voisin que, pendant cinq ou six ans, toutes les fois que Mme de Montespan craignait quelque diminution dans les bonnes grâces du roi, elle aurait eu recours aux poudres magiques, fournit à l’avocat l’occasion de préciser à sa manière la situation intime de Mme de Montespan vis-à-vis de Louis XIV dans les années qui précédèrent le procès. « Ce temps de cinq à six années, dit-il, remonteroit à 1673, car la Voisin a été arrêtée en 1679. Or sa majesté sait que les petites inquiétudes de jalousie que l’affection peut avoir produites dans l’esprit de Mme de Montespan n’ont commencé qu’en 1678, et dans quelle tranquillité d’esprit elle a vécu, tant en 1677 qu’auparavant. Et depuis elle sait l’assiduité, l’attache, l’affection que cette dame avoit pour sa personne, l’assurance et la quiétude d’esprit qu’elle a eues dans tous les temps, et que les jalousies qu’elle a eues depuis 1678 n’ont été que des momens d’affliction qui ne l’ont pas tirée de cette affection et de cette attache. Quoi ! concevoir le dessein d’empoisonner son maître, son bienfaiteur, son roi, une personne que l’on aime plus que sa vie ! Savoir qu’on perdra tout en le perdant et se porter à l’exécution, de cette furieuse entreprise ! Et cependant, dans cette affreuse pensée, conserver toute la tranquillité d’âme de l’innocence la plus pure ! Ce sont des choses qui ne se conçoivent pas, et sa majesté, qui connoît Mine de Montespan jusqu’au fond de l’âme, ne se persuadera jamais qu’elle ait été capable de ces abominations. »

On croit voir, en lisant ce solennel plaidoyer, Mme de Montespan sur la sellette devant la chambre de l’Arsenal, et l’on se demande à qui cette éloquence de rhéteur était destinée. Évidemment Duplessis était fondé à soutenir que sa noble cliente n’avait jamais eu, quelles que fussent les allégations de la fille Voisin, la pensée d’empoisonner le roi. Cela dit, il est constant que, pendant plusieurs mois, Louis XIV crut, tant les dépositions étaient circonstanciées et concordantes, qu’elle lui avait fait prendre ces poudres pour l’amour que les médecins déclaraient de véritables poisons. Relativement à l’accusation d’avoir attenté aux jours de Mme de Fontanges, on a pu voir quels soupçons subsistaient encore dans l’esprit du roi, quand, au mois de juin 1681, la brillante idole de la veille succombait à son mal. Ainsi, pour connaître Mme de Montespan jusqu’au fond de l’âme, suivant l’expression de l’avocat Duplessis, Louis XIV n’avait pas en elle une confiance illimitée ; mais il en avait eu huit enfans, dont cinq légitimés en parlement, et, eût-elle été réellement coupable de tous les faits qui lui étaient imputés, il n’aurait jamais consenti qu’elle fût poursuivie. Dans un autre mémoire, car il y en a plusieurs destinés à défendre la maîtresse du roi, Duplessis semble faire une concession. « Y aurait-il eu, dit-il, des personnages réels qui auroient usurpé le nom de Mme de Montespan pour mieux couvrir leur jeu et pour faire faire l’ouvrage magique à leur profit sous le nom d’un autre ? faut-il qu’elle souffre de ce que l’on se seroit servi de son nom dans ces actes de ténèbres qui ne pouvoient jamais venir à sa connoissance ? » Mais cet argument porte à faux ; ceux en effet qui faisaient dire des messes sacrilèges croyaient apparemment à l’efficacité de ces pratiques étranges, et elles n’en eussent eu aucune à leurs yeux, si on les avait dites à l’intention de personnes autres que celles qui devaient en profiter. Dans le même mémoire, Duplessis examine les charges articulées contre la duchesse de Vivonne, principalement incriminée d’avoir demandé le rétablissement de Fouquet et la mort de Colbert. Ainsi, par un retour de fortune bien singulier, l’homme qui avait jadis poussé, renversé, précipité dans l’abîme le fastueux surintendant, prenait la défense de celle qui aurait voulu le ramener sur la scène et le réhabiliter. Après avoir développé, en arguant surtout de l’indignité des dénonciateurs, les motifs pour lesquels l’accusation contre Mme de Vivonne ne lui paraissait mériter nulle confiance, Duplessis ajoutait : « Quand on verroit des souhaits et des vœux aussi extravagans, seroit-ce matière à une poursuite criminelle ? Punit-on toutes les aversions injustes, et ne sont-ce pas des choses que l’on renvoie au tribunal secret ? » Rien de plus sensé, et il est bien à regretter que les sacrilèges aient joué un aussi grand rôle dans les arrêts de la chambre. Des motifs d’indignité étaient également invoqués par Duplessis au sujet de l’accusation dirigée contre la duchesse de Vivonne, mais moins appuyée de preuves, d’avoir fait sacrifier un enfant, conjointement avec la duchesse d’Angoulême et Mme de Vitry, pour la mort du roi, et plus tard, l’enchantement n’ayant pas réussi, pour obtenir ses bonnes grâces et l’éloigneraient de Mme de Montespan.

Tels étaient les principaux moyens de Duplessis pour effacer l’impression défavorable des dépositions contre les deux grandes dames qu’il s’agissait alors de dégager du procès. Tout porte à croire que Colbert communiqua ces mémoires à Louis XIV. De son côté, La Reynie adressait, le 17 avril 1681, à Louvois un mémoire également destiné au roi, où on lit : « La décharge que la Filastre a faite par sa déclaration à l’égard de Mme de Montespan s’applique uniquement au dessein prétendu de l’empoisonnement de Mme de Fontanges. Il y a deux autres faits (celui d’une messe sacrilège et celui de poudres pour le roi) où Mme de Montespan a été nommée, et les charges sur ces deux faits ont encore été de nouveau confirmées, la Filastre n’ayant rétracté que le premier… » On se figure l’embarras de Louis XIV au milieu de ces affirmations contradictoires. Il y avait là évidemment deux opinions qui se combattaient : l’une, s’inspirant de Colbert, devenu l’allié de Mmes de Vivonne et de Montespan, voulait la fin du procès et craignait avant tout le scandale ; l’autre, que représentait La Reynie et qui semblait prendre le mot de Louvois, attribuait à Mme de Montespan, soit directement, soit par la demoiselle Désœillets, ou par une autre de ses femmes nommée Catau, des pratiques avec les principaux accusés. Cependant le défenseur de Mmes de Vivonne et de Montespan ne paraissait pas lui-même bien convaincu de leur complète innocence. Voici ce qu’il écrivait confidentiellement à Colbert, le 26 février 1681, en lui envoyant un second mémoire : « Ayez la bonté de voir l’observation générale qui est au commencement, parce qu’elle peut fournir des moyens contre beaucoup de choses qui paraissent assez prouvées. »

Il était pourtant devenu indispensable de prendre un parti et d’en finir. Répondant aux questions de Colbert, Duplessis reconnut que la procédure avait été régulière, et que la multiplicité des interrogatoires ne pouvait être un objet de nullité, les juges ayant le droit d’en faire autant qu’ils le croyaient nécessaire. La longueur de l’instruction était à la vérité contraire à l’esprit de l’ordonnance de 1669 ; mais, celle-ci ne fixant pas de délai, il n’y avait pas là non plus matière à nullité. Sans doute encore l’on avait eu le tort de confier le jugement à une chambre extraordinaire ; rien pourtant ne le défendait. Le plus grand inconvénient de la durée de l’affaire était la facilité pour les accusés de communiquer entre eux par mille moyens que la prudence humaine ne pouvait déjouer, et de concerter des bruits calomnieux contre des personnes de qualité pour se faire une égide de leur nom. L’avocat arrivait ensuite aux moyens de terminer le procès. Il y en avait quatre à son avis : le premier, « de rompre la chambre, de ne rien juger du tout et d’envoyer toutes ces canailles (le mot de Colbert) sur divers points éloignés ; » seulement, en agissant de la sorte, les personnes dénoncées restaient entachées, le procès imparfait, et on ne pouvait pas brûler la procédure pour en abolir la mémoire ; le second, de renvoyer l’affaire devant des juges ordinaires ; mais d’abord ce ne serait pas le plus expéditif, et puis il y avait dans les interrogatoires des noms qu’on ne pouvait même prononcer devant de simples juges. Le troisième était de faire statuer par la chambre sur les plus criminels, et de renfermer le reste sans jugement dans diverses prisons. Enfin le quatrième, vers lequel penchait Duplessis, était de faire juger tous les accusés sommairement et de brûler sur-le-champ la procédure. Un point essentiel, et sur lequel il insistait fortement, c’était de ne plus mettre à la question les condamnés. « Si le roi, disait-il, a la bonté de vouloir arrêter ces recherches et cette inquisition pour donner le repos aux familles, il n’y a point d’autre moyen que d’empêcher qu’on donne davantage la question, parce que ce seroit une voie presque certaine par où la chambre seroit perpétuée et l’affaire immortalisée. » Un scrupule vint à l’esprit de Duplessis ; il y avait une série d’accusés chargés seulement par des dépositions, mais qui n’avaient rien avoué, et dont la culpabilité était contestable : « A leur égard, dit-il, il y a une certaine notoriété résultant de l’air général de l’affaire et de la multiplicité des faits que les autres accusés ont reconnus soit contre ceux-là, soit contre eux-mêmes, et enfin du commerce ouvert qu’ils ont fait dans Paris, et l’on ne peut pas douter qu’ils ne soient coupables, sans qu’il faille d’autres preuves… » De la part d’un avocat transformé pour un moment en procureur-général, la conclusion était au moins singulière. Quant à ceux qui seraient bannis à perpétuité, Duplessis estimait que le roi pourrait les retenir en prison (on l’avait déjà fait pour Fouquet) ou les reléguer aux îles. Il terminait en disant qu’on ferait bien « de garder pour le dernier un des grands criminels qui donnât lieu à ordonner que le procès seroit brûlé à cause des impiétés exécrables et des ordures abominables qui s’y trouvoient, et dont il étoit important que la mémoire ne fut pas conservée. »

A l’exception de ces dernières recommandations, car la chambre de l’Arsenal ne jugea pas tous les accusés et les pièces du procès ne furent pas brûlées, les conseils de Duplessis prévalurent, et c’est lui qui donna, on peut le dire, tout en restant dans l’ombre, la solution de cette immense procédure. Nous savons par La Reynie ce que devinrent les prisonniers et à quelles peines ils furent condamnés. Trente-six, parmi lesquels la Voisin, la Filastre, la Vigoureux, une Mme de Carada, plusieurs prêtres, un sieur Jean Maillard, auditeur des comptes, furent condamnés à mort et exécutés. Ce Maillard, que l’arrêt de condamnation qualifie de criminel de lèse-majesté, avait été accusé de tentative d’empoisonnement sur le roi et sur Colbert, et l’on supposa que c’était un agent, un séide de Fouquet. Un grand nombre d’autres en furent quittes pour la prison, soit perpétuelle, soit temporaire, ou pour le bannissement ; mais on a vu ce que signifiait ce dernier mot. La Reynie donne en effet la liste de quatre-vingts accusés condamnés au bannissement ou non jugés, qui furent retenus par ordre du roi. Il y avait enfin la catégorie des accusés dont le roi fit surseoir le jugement, et ce n’étaient pas les moins coupables, car on comptait parmi eux la fille Voisin, les prêtres Lesage et Guibourg, une femme Chapelain et plusieurs autres dont les dépositions avaient été accablantes pour Mmes de Vivonne et de Montespan. En ce qui concerne Lesage, c’était la réalisation des promesses que lui avait faites Louvois en personne. Des engagemens de même nature avaient sans doute été pris avec tous ceux dont le jugement fut suspendu. Que devinrent ces divers prisonniers ? Les registres de la Bastille et des forteresses d’état l’auraient appris à coup sûr ; on le devine en lisant l’extrait suivant d’un rapport fait à La Reynie, environ douze ans après, sur les prisonniers du fort de Salces, en Roussillon. Parmi les accusés que Louis XIV avait donné ordre de retenir figurait un gendarme nommé La Frace. Voici l’extrait de ce rapport qui le regarde : « Le nommé La Frace dit avoir été lieutenant dans le régiment de Condé et avoir servi ensuite dans les gendarmes. Il est resté prisonnier à Vincennes ou à la Bastille trois ans deux mois, et à Salces neuf ans. Il dit qu’il ne sait pas pourquoi il a été arrêté prisonnier, n’ayant point été interrogé. » Ce La Frace, en parlant ainsi, mentait sciemment, car on lit dans l’extrait d’un interrogatoire résumé par Colbert que la femme Filastre était allée le trouver au camp, au mois d’août 1679, pour le prier de la faire entrer au service de Mlle de Fontanges. La Frace connaissait donc la Filastre, qui avait été condamnée à mort et exécutée. Envoyé par précaution dans une forteresse du Roussillon, il y avait probablement été oublié.

Il n’était pas le seul. On a vu la lettre de Louvois à Louis XIV au sujet des accusations qui avaient d’abord pesé sur le duc de Luxembourg. Plus tard, ces accusations perdirent beaucoup de leur gravité, la chambre ayant reconnu que le duc de Luxembourg avait été la dupe d’un intendant qui, de son chef, aurait fait à Lesage et à Guibourg des demandes criminelles dans l’intérêt prétendu de son maître. Un arrêt condamna l’intendant aux galères perpétuelles, et Luxembourg fut déchargé de l’accusation. Le secrétaire d’état de la guerre, qui était alors à Barèges « pour le recouvrement de l’usage de sa jambe, » informé par le duc lui-même de ce résultat, lui répondit (28 mai 1680) qu’il avait appris avec beaucoup de plaisir sa justification, mais que sa lettre lui annonçant l’ordre de s’éloigner de la cour l’avait fort affligé. « Je vous supplie, ajoutait-il, d’en être bien persuadé et de la part sincère que je prends à ce qui vous touche, étant aussi véritablement tout à vous. » Que s’était-il passé depuis la lettre au roi du 8 octobre 1679 ? Louvois avait-il eu la preuve de l’innocence du duc de Luxembourg ? Son affliction et ses protestations de dévouement étaient-elles sincères ? La note suivante, faisant partie, comme celle de La Frace, du procès-verbal d’inspection du fort de Salces, n’éclaircit pas ce point. « Le sieur comte Montemajor m’a dit être gentilhomme et qu’il a servi de volontaire pendant douze années auprès de M. le maréchal de Luxembourg. Il dit avoir été arrêté pour ses intérêts, comme on le peut voir par les informations. Il y a près de douze années qu’il est prisonnier, savoir trois à Vincennes et près de neuf à Salces. » Que le duc de Luxembourg n’eût eu à se reprocher qu’une curiosité indiscrète, et que ses subalternes l’eussent imprudemment compromis, cela paraît probable, et l’on comprend sans peine, même en admettant que ses visites à la Voisin n’eussent pas été exemptes de tout appel aux génies malfaisans, qu’il eût été acquitté ; mais alors de quel droit retenir ainsi, la vie entière et sans jugement, entre les quatre murs d’une prison d’état, un homme dont l’unique faute était, selon toutes les apparences, d’avoir servi d’instrument aux volontés du duc ? car il est évident que s’il avait eu d’autres torts, on l’aurait jugé. Nouvelle et triste preuve de la légèreté odieuse avec laquelle le gouvernement disposait du premier et souverain bien de l’homme, la liberté ! Et cette violation de la loi, pardonnable peut-être aux peuples barbares chez qui le droit c’est la force, l’était d’autant moins en France à cette époque que les mœurs y étaient plus polies, la société plus éclairée, et que d’immortels écrivains, Corneille et Molière, Racine et Bossuet, frappaient, à l’empreinte de leur génie, les maximes les plus élevées, les plus pures, et répandaient sur la première moitié de ce règne privilégié sous tant de rapports un éclat qui ne pâlira jamais.

Constituée par lettres patentes du mois d’avril 1679, la chambre de l’Arsenal fut dissoute vers les derniers jours de juillet 1682. La lettre, œuvre de La Reynie, par laquelle Louis XIV informa de sa décision le chancelier Boucherat, portait que, les principaux auteurs des crimes dont la connaissance avait été attribuée aux commissaires de la chambre ayant été punis, il avait jugé nécessaire de la dissoudre, tout en pourvoyant à la sûreté du public. Le préambule d’une ordonnance rendue à cette époque (juillet 1682) reconnut en effet qu’un grand nombre de magiciens et enchanteurs venus en France des pays étrangers avaient fait beaucoup de dupes et de victimes, en exploitant les vaines curiosités et les superstitions, et en mêlant aux impiétés et sacrilèges les maléfices et le poison. Pour remédier au mal, Louis XIV enjoignait aux devins et devineresses de quitter immédiatement le royaume, et prononçait la peine de mort contre quiconque dirait de ces messes sacrilèges et abominables qui avaient été l’un des plus grands scandales du procès qu’on venait de juger. L’article 6 de l’ordonnance constatait les incertitudes de la justice au sujet de l’action de certains poisons mystérieux. « Seront réputés au nombre des poisons, y était-il dit, non-seulement ceux qui peuvent causer une mort prompte et violente, mais aussi ceux qui, en altérant peu à peu la santé, causent des maladies, soit que lesdits poisons soient simples, naturels, ou composés et faits de main d’artiste… » Un autre article réglait la vente de l’arsenic, du réalgar, de l’orpiment et du sublimé. Le dernier article enfin, trahissant une des principales préoccupations de La Reynie, défendait d’employer comme médicamens les insectes venimeux, tels que serpens, crapauds, vipères et autres, à moins d’une autorisation spéciale. Suggérée par certaines circonstances de l’affaire, cette injonction confirme les allégations si souvent répétées relativement à ces poudres pour l’amour destinées au roi par Mme de Montespan, et qui pouvaient donner la mort.

Ainsi, et c’est ce qui fait aujourd’hui l’intérêt historique de ce procès, les gens les plus vils s’étaient attaqués à la favorite impérieuse devant laquelle les ministres et les courtisans le plus en faveur ne passaient pas impunément, et les noms des étoiles de la terre avaient été mêlés aux accusations les plus infâmes. Nous avons dit qu’elles restèrent un mystère pour les contemporains, et l’on voit par les lettres de Mme de Sévigné, si bien au courant d’ordinaire des choses de la cour, qu’elle ignora jusqu’où les soupçons d’empoisonnement s’étaient élevés. Aussi, faute de ce fil conducteur, fut-elle parfois exposée à ne pas comprendre le mobile de quelques événemens dont il nous reste à parler, et qui se passèrent dans ce monde de Versailles où elle aurait été si heureuse de figurer aux premiers rangs.


III

Les révélations de la fille Voisin et des abbés Guibourg et Lesage exercèrent-elles quelque influence sur les amours de Louis XIV et de Mme de Montespan ? Une telle question, conséquence naturelle de cette étude, est délicate, et, comme on le pense bien, les preuves directes manquant complètement, il faudra se borner aux conjectures. La correspondance de Mme de Sévigné, fort active à cette époque, nous viendra néanmoins en aide au moyen de quelques-unes de ces particularités dont le sens intime dut lui échapper, parce qu’elle n’était pas dans le secret des événemens. Enfin, consultée avec discernement, la seule édition des Lettres de Mme de Maintenon que l’on ait jusqu’à présent nous offrira aussi quelques indices bons à recueillir.

Au moment même où La Reynie faisait des efforts inutiles pour se reconnaître dans les obscurités du procès pendant à la chambre de l’Arsenal, où par suite Louvois, Colbert et Louis XIV étaient livrés aux plus grandes incertitudes, trois femmes, la duchesse de Fontanges, la marquise de Montespan et Mme de Maintenon, étaient fort occupées, les deux premières à retenir, la dernière à capter les bonnes grâces du roi. Véritable météore de cour, la duchesse de Fontanges eut un instant de splendeur sans pareille, et obtint en quelques mois des faveurs au-dessus de ce que l’imagination la plus exigeante aurait pu rêver. Aucun des caprices de Louis XIV n’eut un éclat si imprévu, si éblouissant, si fugitif. Le 6 mars 1680, Mme de Sévigné écrivait à sa fille qu’il y avait eu un bal masqué à Villers-Cotterets chez Monsieur, où était la cour, et que Mlle de Fontanges y avait paru brillante et parée des mains de Mme de Montespan, laquelle avait de son côté très bien dansé. Le mois suivant, Mlle de Fontanges était faite duchesse avec vingt mille écus de pension. « Elle en recevoit aujourd’hui les complimens dans son lit, dit Mme de Sévigné ; le roi y a été publiquement ; elle prend demain son tabouret et s’en va passer le temps de Pâques à l’abbaye de Chelles, que le roi a donnée à une de ses sœurs… Mme de Montespan est enragée ; elle pleura beaucoup hier. Vous pouvez juger du martyre que souffre son orgueil, qui est encore plus outragé par la haute faveur de Mme de Maintenon. » Ah ! si la tendre et charmante duchesse de La Vallière apprit cette humiliation et ces outrages, comme elle fut vengée de ses anciennes souffrances, ou plutôt comme l’angélique sœur de la Miséricorde dut prier avec ferveur pour celle qui les avait causées ! Au milieu de ces intrigues de palais, le fils du grand moraliste si indulgent pour lui-même et si sévère pour les vices de son temps, le duc de Marsillac, était fait grand-veneur, et le bruit courait qu’il devait cette grâce (triste fruit de l’éducation d’un illustre père !) à la part qu’il avait prise aux amours du roi et de la duchesse de Fontanges. Montée si vite aux nues, la faveur de la jeune duchesse déclina de même. La pluie d’or durait encore, et Danaé s’aperçut qu’elle n’était plus aimée. Les grands établissemens, comme disait Mme de Sévigné, c’est-à-dire les pensions, les diamans, le titre de duchesse, ne pouvaient la consoler. Au mois de juillet 1680, elle partit pour Chelles. « Elle avoit quatre carrosses à six chevaux, le sien à huit, où étoient toutes ses sœurs, mais tout cela si triste qu’on en avoit pitié, la belle perdant tout son sang, pâle, changée, accablée de tristesse, méprisant quarante mille écus de rente et un tabouret qu’elle a, et voulant la santé et le cœur du roi qu’elle n’a pas. » Quelque temps après, la pauvre duchesse prétendit avoir été empoisonnée. Mme de Sévigné croit que c’était pour avoir le droit de demander des gardes. Simple supposition ; on a vu qu’elle était morte le 28 juin 1681, après avoir langui plus d’un an. Enfin la lettre du roi au duc de Noailles que nous avons citée prouve bien que, docile aux conseils de Colbert et redoutant la lumière, il avait eu à cœur d’ôter à la chambre de l’Arsenal tout prétexte à de nouvelles recherches et arrestations.

Bien avant cette époque et au milieu de 1680, la lutte était donc circonscrite entre Mmes de Montespan et de Maintenon. Déjà, vers la fin de l’année précédente, la cour en avait remarqué les commencemens ; mais des reprises fréquentes faisaient penser que, malgré quelques éclipses passagères, l’altière Junon se croyait sûre du roi. Elle avait encore eu assez de crédit pour obtenir, quand la comtesse de Soissons fut obligée de quitter la cour, de la remplacer comme surintendante de la maison de la reine, et cette haute position, la dernière qu’elle eût été digne d’occuper, dut lui paraître une garantie, sinon de fidélité, tout au moins de déférence et de crainte. Est-il besoin de dire que les lettres de Mme de Montespan sont loin d’égaler la grâce et le charme incomparables de celles de Mme de Sévigné ? Il est certain qu’on flatte un peu le grand siècle quand on prétend que tout alors, même le style, avait un air d’aisance et de grandeur ; les collections d’autographes protestent par mille exemples. La lettre qu’on va lire, et que Mme de Montespan écrivit au duc de Noailles à l’occasion du remplacement de la comtesse de Soissons, marque assez bien quelle était, au mois de janvier 1680, la situation de Louis XIV entre ses deux maîtresses[12].


« Ce jeudi.

« Je suis si convaincue de votre amitié, et je vous ai vu prendre tant de part à ce qui me regarde, que je crois que vous serez bien aise de continuer à en être instruit. A mon retour, le roi me dit qu’il avoit envoyé M. Colbert proposer à Mme la comtesse de se défaire de sa charge. Elle dit qu’elle viendroit le trouver. Elle y vint en effet hier. Il lui dit les mêmes choses qu’il lui avoit mandées. Elle demanda un jour pour en parler à Mme la princesse de Carignan, et ne donna point encore sa réponse. Du reste, tout est fort paisible ici. Le roi ne vient dans ma chambre qu’après la messe et après souper. Il vaut beaucoup mieux se voir peu avec liberté que souvent avec de l’embarras. Mme de Maintenon est demeurée pour quelque légère indisposition : le duc du Maine est avec elle. Voilà toutes les nouvelles du logis. Je vous prie de faire mes complimens à Mme la duchesse de Noailles. Vous m’obligerez aussi de me chercher du velours vert,… et je voudrois bien qu’il ne fût pas si cher qu’à votre ordinaire[13]. »


Les dénonciations des complices de la Voisin et de sa fille, survenant quelque temps après, durent porter un coup funeste à Mme de Montespan. Vinrent-elles à son oreille ? Rien ne le prouve ; mais comment croire que Louis XIV, fatigué du joug et des hauteurs et ne voulant pas être gêné, les lui ait laissé complètement ignorer ? Les lettres de Mme de Sévigné et de Mme de Maintenon vont nous montrer l’évolution qui se faisait dans son cœur. « Il y eut l’autre jour, écrit Mme de Sévigné à sa fille le 25 mai 1680, une extrême brouillerie entre le roi et Mme de Montespan. M. Colbert travailla à l’éclaircissement, et obtint avec peine que sa majesté feroit médianoche comme à l’ordinaire. Ce ne fut qu’à condition que tout le monde y entreroit… » Le mois suivant (9 juin), Mme de Sévigné constate que l’ascendant de Mme de Maintenon croît toujours et que celui de Mme de Montespan diminue à vue d’œil, puis, le 7 juillet, qu’on a beaucoup de rudesse pour celle-ci. Quatre jours auparavant, Mme de Maintenon avait écrit à son frère d’Aubigné, dans un style à la hauteur du personnage : « On est enragé ; on ne cherche qu’à me nuire. Si on n’y réussit pas, nous en rirons ; si l’on y réussit, nous souffrirons avec courage. » C’était, s’il faut en croire un charmant chroniqueur de la cour, Mme de Caylus, l’époque où Mme de Montespan, voyant la faveur s’éloigner d’elle et voulant au moins la fixer dans sa famille, aurait essayé de faire de la jolie duchesse de Nevers, sa nièce, la maîtresse du roi. Il est à remarquer que, vers la même époque (21 juillet), Louvois écrivait à La Reynie qu’il avait lu au roi cette déclaration de la fille Voisin, si injurieuse pour Mme de Montespan. Un doute difficile à lever se présente ici. Ce Louvois, qui semble partager les soupçons de La Reynie, ménageait en même temps une explication entre Mme de Montespan et Louis XIV. « Dans ce moment, écrit Mme de Maintenon (août 1680), ils sont aux éclaircissemens, et l’amour seul tiendra conseil aujourd’hui. Le roi est ferme, mais Mme de Montespan est bien aimable dans les larmes. Mme la dauphine est en prières, sa piété a fait faire au roi des réflexions sérieuses ; mais il ne faut à la chair qu’un moment pour détruire l’ouvrage de la grâce… » Heureusement pour la pieuse amie ce fut la grâce qui l’emporta. « Cet éclaircissement, écrivait-elle le 23 août, a raffermi le roi ; je l’ai félicité de ce qu’il avoit vaincu un ennemi si redoutable. Il avoue que M. de Louvois est un homme plus dangereux que le prince d’Orange ; mais c’est un homme nécessaire. Mme de Montespan a d’abord pleuré, ensuite fait des reproches, enfin a parlé avec hauteur. Elle s’est déchaînée contre moi, selon sa coutume. Cependant elle lui a promis de bien vivre avec moi… » Voilà donc la chronique secrète de la cour au mois d’août 1680 ! D’un côté, Colbert et Louvois favorisant Mme de Montespan, indifférente aux affaires et à laquelle ils sont habitués, contre Mme Scarron, dont ils redoutent l’ingérence ; de l’autre, la dauphine priant, puisqu’il faut absolument une amie au roi, pour le triomphe de la dernière ; au milieu, Louis XIV très occupé à contenir ses deux maîtresses, leur ordonnant de s’embrasser, de s’aimer, et remarquant, c’est encore par Mme de Maintenon que nous le savons, « qu’il lui étoit plus aisé de donner la paix à l’Europe qu’à deux femmes qui prenoient feu pour des bagatelles. » Ne dirait-on pas un intérieur de harem ? On sait la fin de cette lutte mémorable, qui tint plus d’un an la cour en suspens, et il n’y a rien de hasarde à croire que les rapports de La Reynie eurent quelque influence sur le résultat.

Nous avons laissé la comtesse de Soissons fuyant Paris et prenant en hâte le chemin de la frontière la plus voisine. Poursuivie partout comme empoisonneuse, ayant vu se fermer devant elle les portes d’Anvers et de Namur, où sa réputation l’avait précédée, obligée de quitter plusieurs autres villes de Flandre où elle était reconnue, elle eut la bonne fortune de rencontrer un duc de Parme qui l’aima, car elle était belle encore avec ses quarante-deux ans, et qui la protégea contre les populations indignées. Huit ans après, nous la retrouvons à la cour d’Espagne, très liée avec l’ambassadeur d’Autriche, et bientôt la jeune reine, fille de cette princesse Henriette dont la fin subite et précoce avait été une épouvante pour la cour de Louis XIV, meurt avec toutes les apparences de l’empoisonnement. C’est une fatalité pour la mémoire de la comtesse de Soissons que partout où elle apparaît il y a des morts imprévues, inexplicables. On se souvient des lettres de Louvois et de ces domestiques qu’il l’accusait d’avoir empoisonnés pour s’en débarrasser. Des biographes trop indulgens ont voulu la disculper d’avoir été pour rien dans la mort de la reine d’Espagne, mort qui par malheur secondait à merveille la politique et les prétentions de l’Autriche ; mais la correspondance de l’ambassadeur français, le comte de Rebenac, invoquée en faveur de la comtesse, dépose plutôt contre elle. « Mme de Soissons, écrit l’ambassadeur à Louis XIV, transportée de ressentiment de l’avis qu’on lui avoit fait donner de se retirer en Flandre, a pris le parti de déclamer contre la reine et de se jeter entre les bras du comte d’Oropesa et du comte de Mansfeld, qui étoient les seuls auteurs de sa disgrâce… Ces deux hommes, sire, l’ont regardée comme une personne irritée contre la reine d’Espagne et les intérêts de votre majesté… » Puis, le 12 février 1689, après la mort de la reine : « Franchini (son médecin) a dit que, dans l’ouverture du corps et dans le cours de la maladie, il avoit remarqué des symptômes extraordinaires, mais qu’il y alloit de sa vie s’il parloit… Le public se persuade présentement le poison et n’en fait aucun doute ; mais la malignité de ce peuple est si grande que beaucoup de gens l’approuvent, parce que, disent-ils, la reine n’avoit pas d’enfans, et ils regardent le crime comme un coup d’état qui a leur approbation… Il est très vrai, sire, qu’elle est morte d’une manière bien horrible… »

Il nous faut encore signaler, l’impartialité historique l’exige, un événement, sinon étrange, au moins très fâcheux, la mort soudaine de Fouquet, arrivée vers le moment même où des accusés prétendaient que ses amis complotaient, pour le venger, d’empoisonner le roi et Colbert. Les ennemis de Fouquet l’avaient toujours considéré comme suspect d’avoir joué du poison. « On a dit qu’on en avoit trouvé chez lui, raconte Mme de Motteville, et on eut quelque soupçon qu’il avoit empoisonné le feu cardinal, ce qui, peu de jours après, fut mis au rang des contes ridicules. » Plus tard, pendant qu’on le menait à Pignerol, il tomba malade, et le bruit courut qu’on voulait se défaire de lui. « Quoi ! déjà ? » s’écrie à ce sujet Mme de Sévigné. Ainsi de part et d’autre les imaginations s’empressaient de supposer les crimes les plus abominables. D’après La Reynie, il avait été question du surintendant lors du procès de la marquise de Brinvilliers, qui, interrogée à ce sujet, aurait désigné un apothicaire, qu’on savait s’être livré à la préparation des poisons, comme allant tous les ans en Italie pour le compte de Fouquet. Vers le commencement de 1680, les complices de la Voisin mêlèrent son nom à leurs dénonciations. On conçoit l’inquiétude de la cour à ces révélations inattendues. Un prêtre nommé Davot, qui fut plus tard pendu et brûlé, déclara qu’un conseiller au parlement, parent de Fouquet, qu’on appelait Pinon-Dumartroy et qui était mort en 1679, lui avait demandé du poison pour le venger. D’autres accusés furent également brûlés vifs comme complices du dessein qu’auraient eu un homme et une dame de qualité d’avoir voulu faire mourir le roi et Colbert et rendre le pouvoir à Fouquet. L’homme de qualité était resté inconnu ; mais la dame n’était rien moins, d’après les dénonciateurs, que la duchesse de Vivonne. Or la femme Filastre avait dit, à la torture, avoir écrit un pacte « par lequel ladite dame demandoit le rétablissement de M. Fouquet et à se défaire de M. Colbert[14]. » On se souvient enfin que la Filastre n’avait rétracté, au moment de mourir, que les faits relatifs à Mme de Montespan. Telle était la situation quand la Gazette de France du 6 avril 1680 donna la nouvelle suivante : « On nous mande de Pignerol que le sieur Fouquet y est mort d’apoplexie ; il avoit été procureur-général et surintendant des finances. » Mme de Sévigné écrivit de son côté qu’il avait succombé « à des convulsions et des maux de cœur, sans pouvoir vomir. » Nous ne voulons, sur d’aussi faibles preuves, accuser personne[15] ; cependant la soudaineté et les circonstances de cette mort rappellent involontairement qu’on avait craint à Paris, vers le même temps, que les amis de Fouquet ne cherchassent à empoisonner Colbert et le roi. Ajoutons que les appréhensions qu’on avait pu concevoir à ce sujet ne cessèrent même pas à la mort du surintendant. En effet, quinze mois après, le 17 juin 1681, Louvois écrivit encore à La Reynie : « J’ai reçu votre lettre du 16 de ce mois par laquelle le roi a été informé de ce que le nommé Debray[16] a dit de la sollicitation qui lui avoit été faite par un homme de la dépendance de M. Fouquet. Sa majesté ne doute point que vous ne fassiez toutes les diligences possibles pour que, avant l’exécution de cet homme, s’il est condamné, il éclaircisse ce fait. »

Quoi qu’il en soit de ces indices, sur lesquels il faut bien se garder d’asseoir un jugement définitif, la chambre de l’Arsenal avait enfin terminé son œuvre. Sur les deux cent vingt-six accusés traduits à sa barre, trente-six avaient péri par la corde, par le fer ou par le feu. Les autres étaient confinés dans les prisons d’état, soit en vertu d’un arrêt, soit arbitrairement. Un très petit nombre, comme la duchesse de Bouillon, le duc de Luxembourg, M. de Feuquières, avaient été rendus à la liberté ou exilés. Plein d’énergie et de résolution, ne ménageant personne, jusqu’au moment où des ordres suprêmes lui eurent enjoint de changer de système, La Reynie s’était attiré mille inimitiés. La famille de Bouillon était parmi les plus irritées. On sait que la duchesse était accusée d’être allée chez la Voisin pour lui demander de la débarrasser de son mari. Le jour fixé pour son interrogatoire, elle s’était rendue à l’Arsenal accompagnée de son mari même, suivie d’un cortège de plus de vingt carrosses. Mme de Sévigné a raconté avec son esprit ordinaire (lettre du 31 janvier 1680), d’après la version de la duchesse, son interrogatoire, ses impertinences envers la chambre, et comment en sortant « elle fut reçue de ses parens, amis et amies, avec adoration, tant elle étoit jolie, naïve, naturelle, hardie, et d’un bon air et d’un esprit tranquille. » L’interrogatoire officiel est plus sérieux, et il en résulte qu’après être d’abord allée chez la Voisin, la duchesse de Bouillon avait reçu plusieurs fois chez elle ce Lesage, chargé de toutes les horreurs du procès, et qui ne dut la vie qu’à ses révélations. Un autre accusé, Antoine de Pas, marquis de Feuquières, dont Louvois parle dans une de ses lettres, et qui fut aussi renvoyé avant jugement, n’avait pas le lieutenant de police en moindre haine. « Quoique je ne doute pas, écrivait-il, que La Reynie, qui est un fol enragé, ne donnât la moitié de son bien pour que je fusse coupable, il faut le laisser faire sans rien dire… Il a par ses noirceurs calomnié et fait pousser trop d’honnêtes gens pour qu’un jour on ne lui sache pas fort mauvais gré des pas auxquels il a engagé des gens qui ne sont pas à s’en repentir. » Mme de Sévigné, pour sa part, mandait à sa fille : « La réputation de M. de La Reynie est abominable. Ce que vous dites est parfaitement bien dit. Sa vie justifie qu’il n’y a point d’empoisonneurs en France. » Ces invectives honorent le magistrat et prouvent que, supérieur aux influences qui s’agitaient autour de lui, il remplissait consciencieusement son devoir. Sans compter la duchesse de Bouillon, qui fut exilée à Nérac, plusieurs grandes dames, des plus belles et des plus haut placées, en firent l’expérience. Si quelques-unes furent renvoyées de l’accusation, les poursuites dirigées contre elles attestent, ce que Mme de Sévigné est forcée de reconnaître quand la passion ne l’égare pas, l’intégrité des juges. Le prince de Clermont-Lodève la reconnut d’une autre manière : accusé par Lesage d’avoir demandé la mort de son frère, l’amour de sa belle-sœur, et le moyen de gagner à coup sûr au jeu du roi, il avait pris la fuite des premiers, et ne rentra en France que douze ans après pour purger sa contumace. J’ai montré que, fidèle aux premières recommandations du roi, La Reynie, allant droit devant lui, sans égard pour la condition des personnes, aurait mis en cause jusqu’à Mmes de Montespan et de Vivonne, et qu’il ne s’arrêta que lorsque Colbert, fortifié par les consultations secrètes de l’avocat Duplessis, eut obtenu qu’une autre direction serait donnée à l’affaire.

C’était sans contredit le parti le plus politique et le plus sage. Se figure-t-on en effet la mère des princes légitimés comparaissant devant la chambre de l’Arsenal sous l’accusation d’avoir fait prendre au roi, pour conserver son amour, des philtres qui auraient pu l’empoisonner ? Quel scandale en France et en Europe ! quelle humiliation pour la royauté ! A part les liens de parenté existant entre lui et Mmes de Vivonne et Montespan, Colbert aurait encore très bien fait, les preuves directes manquant d’ailleurs complètement, d’étouffer cette accusation. Agir autrement, c’eût été se livrer à une œuvre de démolition aveugle, et il s’était trop appliqué depuis trente ans, soit comme conseiller de Mazarin, soit comme ministre, à relever et à fortifier l’autorité royale pour la saper ainsi sans nécessité.

Nous savons par Saint-Simon que la duchesse de Vivonne devint, vers la fin de sa vie, très dévote et joueuse effrénée. Quant à Mme de Montespan, elle assista longuement, on peut le dire, au spectacle de sa propre décadence. Dévorée de jalousie, d’ambition, de vanité, elle eut le mortel déplaisir, après avoir été douze ans la plus impérieuse et la plus arrogante des reines du caprice, de voir tous les hommages se porter vers une rivale introduite par elle dans le temple, vers une ingrate qui avait précisément les qualités qui lui manquaient, la modération, la douceur, la sagesse. Dans cette situation, le soin de sa dignité aurait voulu qu’elle quittât résolument la cour ; mais comment s’arracher d’un lieu où l’on a été souveraine absolue, et, après avoir été tout, s’habituer à n’être plus rien ? Comment ne pas espérer qu’un nouveau retour, qu’un souvenir plus vif des jours heureux rendra l’influence passée ? Elle avait d’ailleurs un fils légitime, ce duc d’Antin, jusque-là laissé dans l’ombre comme un remords, qui devint le type du parfait courtisan, et il fallait lui ménager les bonnes grâces du maître. Elle resta donc et ne se décida que bien après (mars 1691) à passer par intervalles quelques semaines à la communauté de Saint-Joseph. En attendant, elle continuait de voir le roi et de sortir dans ses carrosses avec la reine et Mme de Maintenon. C’était toujours, comme disait le peuple en les voyant passer, les trois reines ; mais que de changemens depuis les beaux jours du règne ! L’une des reines de la première époque, la tendre La Vallière, s’était courageusement vouée à Dieu, et celle qui l’avait chassée était, malgré ses airs toujours hautains et triomphans, rongée au cœur par l’envie. Quant à la dernière venue, elle pouvait être fière du succès de son habileté incomparable ; mais en était-elle plus heureuse, et qui ne sait ses longs ennuis, ses mélancolies et les tristesses mal déguisées qui remplirent sa vie ?

Le reste de faveur conservé par Mme de Montespan prouve que Louis XIV avait reconnu la fausseté des incriminations de la fille Voisin et des abbés Guibourg et Lesage. Si quelques doutes persistèrent à l’égard des visites faites aux devineresses pour perpétuer, à l’aide de sortilèges ou de philtres prétendus innocens, le pouvoir de ses charmes longtemps vainqueurs, ce ne pouvait être une raison, les relations intimes ayant cessé, pour se méfier d’elle au point de la supposer dangereuse et de l’exiler de la cour. « Mme de Montespan me voit souvent et m’a menée à Clagny, » écrivait Mme de Maintenon à son frère le 19 juin 1685. Et avec une allusion transparente elle ajoutait en plaisantant : « Jeanne (la bouffonne de la dauphine) ne m’y croyoit pas en sûreté. » D’autres motifs durent encore disposer Louis XIV à l’indulgence. Dès qu’ils n’attentaient pas à sa liberté, cet attachement obstiné de ses maîtresses et leurs efforts pour conserver son amour ne pouvaient que le flatter. Et puis était-il lui-même dégagé de toute croyance dans l’astrologie judiciaire, et ne devait-il pas, quand il s’agissait de personnes ayant vécu à ce point dans son intimité, être enclin à pardonner des faiblesses partagées ? Enfin le public ne s’était nullement douté, pendant la longue session de la chambre de l’Arsenal, que les noms de Mmes de Montespan et de Vivonne eussent été prononcés dans le procès et que la personne même du roi y eût été si gravement mêlée. Or l’exil, la disgrâce éclatante de l’ancienne favorite pouvait, en provoquant des colères et des orages, amener la divulgation d’un secret si bien gardé.

Est-il besoin de tirer une conclusion de l’immense procédure dont je me suis borné à résumer les détails puisés aux sources originales ? Laissons de côté le comte de Clermont, le duc de Luxembourg, la duchesse de Bouillon, la princesse de Tingry, les comtesses du Roure et d’Alluye, le marquis de Feuquières et quelques autres, qui n’offrirent pas une prise suffisante à l’accusation ; ne parlons pas non plus des empoisonnemens pour lesquels Mmes de Dreux et de Polignac, la présidente Le Féron, Mmes de Garada et Lescalopier furent condamnées, les unes au bannissement, les autres à la peine de mort : ce ne sont là que des crimes privés, et nous ne voulons pas sortir du cercle même de la cour et des tentatives qui avaient la personne du roi pour objet. Que voyons-nous ? Une comtesse de Soissons, ancienne maîtresse de Louis XIV, accusée par Louvois d’avoir fait disparaître des domestiques qui la gênaient et profitant avec empressement de la facilité qui lui fut laissée de passer la frontière, comme pour montrer qu’il ne s’agissait pas de si peu de chose ; une autre maîtresse du roi, la belle duchesse de Fontanges, mourant à vingt ans avec la pensée, partagée par bien des contemporains, qu’elle a été empoisonnée, et Louis XIV refusant, de peur d’être trop bien informé, d’autoriser l’autopsie ; des enfans égorgés et des sacrilèges accomplis par d’indignes prêtres au milieu de superstitions horribles que la plume se refuse à décrire, et que l’imagination la plus corrompue serait impuissante à se figurer ; de grandes dames, les plus grandes dames de la cour, se disputant, au moyen de pactes impies avec des sorcières du plus bas étage, l’amour, que dis-je, l’amour ? l’argent et les largesses du roi, ce qu’on appelait les grands établissemens ; un ancien ministre fortement soupçonné d’avoir eu à ses gages des artistes en poison ; ce ministre enfin, prisonnier depuis vingt ans, mourant d’apoplexie au moment même où des hommes, qu’on suppose soudoyés par lui ou par quelques amis restés fidèles, sont dénoncés comme cherchant à empoisonner le roi et Colbert. Voilà ce que dévoilent les papiers de La Reynie et de Colbert, les mémoires de l’avocat Duplessis et les lettres de Louvois ; mais de ces révélations, si tristes qu’elles soient, on peut encore tirer une leçon salutaire, et si de telles superstitions et de tels crimes sont loin de notre temps, si les instincts de justice n’ont plus à soutenir aujourd’hui contre les mœurs d’aussi formidables luttes, on aime à reconnaître que nous devons cet avantage aux instincts libéraux, glorieux héritage du grand mouvement du XVIIIe siècle et des principes qu’il a consacrés.


PIERRE CLEMENT.

  1. Bibliothèque impériale, Manuscrit S. F. 7,608. Procès de la Voisin, p. 56. C’est le résumé des principaux incidens et interrogatoires de l’affaire, écrit en entier par La Reynie.
  2. Outre le résumé du procès de la Voisin par La Reynie et ses mémoires à Louvois, qui existent à la Bibliothèque impériale, il y a des interrogatoires originaux à la Bibliothèque de l’Arsenal et aux archives de l’empire. La bibliothèque du corps législatif possède aussi un résumé des interrogatoires du procès de la Voisin, fait par un avocat nommé Brunet d’après douze cartons provenant de la bibliothèque de La Reynie. L’auteur du procès de la chambre ardente dans les Causes célèbres, M. Fouquier, a eu connaissance de ce manuscrit. Enfin M. le duc de Luynes a sur cette affaire et a bien voulu nous communiquer ; 1° la minute autographe du résumé fait par Colbert des interrogatoires que lui envoyait La Reynie, résumé qu’il remettait sans doute à Louis XIV pour le tenir au courant de l’affaire ; 2° plusieurs appréciations des principaux interrogatoires par un célèbre avocat du temps nommé Claude Duplessis, que Colbert consultait à ce sujet.
  3. Recherches sur Molière, par M. E. Soulié, p. 79 et 261, note.
  4. On hésite et l’esprit se refuse même à voir dans ce silence la confirmation d’un bruit qui avait couru en 1668, et que Mme de Montmorency avait mandé à Bussy-Rabutin, qui lui répondit : « Je serois fort aise que le roi s’attachât à Mme de Sévigné, car la demoiselle est de mes amies, et il ne pourroit être mieux en maîtresse. » On croit voir là-dessus l’honnête Bussy lâcher la bride à son imagination et rêver bâton de maréchal, fortune et faveurs de toute sorte.
  5. Il était intéressant de contrôler ces assertions des accusés au moyen du procès-verbal de la santé du roi scrupuleusement tenu par ses médecins pendant toute la durée de son règne. Il est juste de dire que le volume récemment publié sous le titre, de Journal de la santé du roi Louis XIV par M. Leroi ne fournit aucun indice d’empoisonnement ni de troubles causés par des philtres quelconques. Ajoutons qu’envisagées au point de vue de la science actuelle, les observations contenues dans ce Journal dénotent une ignorance, une pauvreté de raisonnement qui aujourd’hui feraient sourire un frater de village. Qu’on mêle à cela une forte dose de confiance dans les signes astrologiques, et l’on se fera une idée de ce que devait être l’art de la médecine sous Louis XIV. Enfin on avait eu la preuve, lors du procès de la marquise de Brinvilliers, que des médecins chargés de l’autopsie de plusieurs personnes incontestablement empoisonnées n’avaient trouvé aucun des organes altéré, ce qui accrédita la croyance alors très populaire que certains toxiques, préparés à l’italienne, ne laissaient nulle trace appréciable.
  6. Bibliothèque de l’Arsenal. Pièces originales du procès, citées par M. Monmerqué. — Lettres de Mme de Sévigné, édition Hachette, t. VI, p. 278.
  7. Ms. de la bibliothèque du corps législatif, p. 15.
  8. Femme d’un président du parlement accusée d’avoir empoisonné son mari ; elle fut bannie du royaume pour dix ans.
  9. Cette disgrâce ne fut pas de longue durée ; elle était survenue le 30 mars 1665 à l’occasion d’intrigues auxquelles Louis XIV, Madame, le comte Guiche et Vardes se trouvaient mêlés.
  10. Ce duc de Mortemart, qui mourut jeune, était brouillé avec son père, qu’on amena cependant à son lit de mort. « Toute la famille, dit Saint-Simon, étoit là, désolée. M. de Vivonne, après un long silence, se prit tout d’un coup à dire : « Ce pauvre homme-là n’en reviendra pas, j’ai vu mourir tout comme cela son pauvre père. » On peut juger quel scandale cela fit ; ce prétendu père étoit un écuyer de M. de Vivonne. Il ne s’en embarrassa pas le moins du monde, et après un peu de silence, il s’en alla… »
  11. Bibliothèque du Louvre, Ms. Cote F. 325.
  12. L’original de cette lettre, qui n’a été publiée encore que dans le Bulletin de la Société de l’Histoire de France (année 1852, page 320), se trouve à la bibliothèque du Louvre, On jugera de l’orthographe de Mme de Montespan par le début de sa lettre : « Je suis si convinquue de vostre amitié et je vous ay veu prandre tant de part, etc. » On sait que l’orthographe de Louis XIV était aussi fort irrégulière.
  13. Mme de Montespan n’avait sans doute pas été heureuse au jeu ce jour-là. Un correspondant de Bussy-Rabutin, le marquis de Trichâteau, lui écrivait le 6 mars 1679 : « La nuit du lundi au mardi, Mme de Montespan perdit quatre cent mille pistoles (quatre millions du temps) contre la banque, qu’elle regagna à la fin. (Les dépenses pour la marine et les galères s’étaient élevées à 10,858,220 livres en 1678, et l’année 1676, la plus forte du règne, n’avait pas atteint 13 millions). Sur les huit heures du matin, étant quitte, Bouyn, qui tenoit la banque, voulut se retirer ; mais la dame lui déclara qu’elle vouloit encore s’acquitter d’autres cent mille pistoles qu’elle devoit de vieux, ce qu’elle fit avant de se coucher… » Voilà certes une nuit bien employée.
  14. Il est juste de faire remarquer que cette déclaration de la femme Filastre est postérieure de quelques mois & la mort de Fouquet ; mais d’autres accusés l’avaient incriminé avant elle.
  15. Les assimilations seraient fort dangereuses en histoire, et je n’en veux pas faire. Qu’on me permette cependant de citer à cette occasion un fait qui aurait d’ailleurs lui-même besoin d’être bien établi. Un savant collectionneur du XVIIe siècle, Bouillaud, analysant la politique du cardinal de Richelieu, parle d’une lettre où « il pressoit le roi de demander au pape un bref par lequel il lui fût permis de faire mourir, sans autre forme de justice, ceux qu’il croiroit dignes de mort, ce que le pape Urbain VIII refusa. » (Bibliothèque impériale, Recueil Bouillaud, S. F. 997, vol. 33, catalogue.)
  16. Le nom est douteux. Un accusé ainsi nommé fut condamné à être étranglé.