La Chair est faible/Texte entier

Éditions Prima (Collection gauloise ; no 61p. 1-48).

i

Des voisins bruyants



Lorsque M. Anatole Delaperche avait loué une chambre à l’Hôtel du Grand Cerf, il s’était assuré que cet établissement était bien le plus sérieux de la ville, que l’on n’y recevait que des clients habitués en lesquels on pouvait avoir toute confiance et que les couples irréguliers étaient inexorablement proscrits par le patron de l’hôtel, M. Nicéphore Polyphème.

Il fallait toutes ces assurances à M. Anatole Delaperche, homme sérieux et fonctionnaire respectable, chef de bureau au Ministère de l’Enseignement technique, délégué par le ministre pour le représenter au Congrès des fabricants de moteurs à soufflets.

Or, ce congrès se tenait précisément à Ixy-sur-Loire, petite ville qui avait été choisie parce qu’elle avait été la patrie d’Isidore Tranchard, l’inventeur du moteur à soufflets.

Anatole Delaperche devait prononcer le discours inaugural du Congrès et rappeler à ce propos la vie et les déboires du malheureux Isidore, abandonné de tous, trahi par sa femme même qui avait déserté le foyer conjugal pour suivre un amant, mourant ignoré et pauvre alors que son invention merveilleuse devait faire la fortune de tant de capitalistes.

Et le chef de bureau s’était dit : « Ce soir, avant de me coucher, je potasserai mon discours. Mieux, je l’apprendrai par cœur, ainsi que font les grands orateurs. Je recommencerai demain soir et après-demain je serai en forme… très en forme ! »

C’est pourquoi, M. Anatole Delaperche se félicitait d’être descendu dans un hôtel convenable où nul ne le viendrait déranger, où aucun bruit ne le gênerait pour l’étude du panégyrique d’Isidore Tranchard,

Il avait, pour en être mieux sûr, jeté un coup d’œil, au dîner, sur les convives présents à la table d’hôtel, et avait constaté avec plaisir qu’il ne se trouvait parmi eux qu’un abbé vénérable, une demoiselle déjà mûre et quelques vieux messieurs très sérieux comme lui-même, qui sans doute, étaient des congressistes tôt arrivés.

— Tout va bien ! se disait-il… Tout va bien !

Et il se retira dans ses appartements, résolu à aborder sans tarder l’étude de sa harangue.

C’est à peine s’il prit garde à la servante qui, avant de se retirer, lui dit avec un sourire :

— Monsieur ne désire rien ?… Si Monsieur a besoin de quelque chose, le bouton électrique est à la tête de son lit. Monsieur n’aura qu’à sonner.

— Non, avait-il répondu, je n’ai besoin de rien.

— C’est bien. Alors, il ne me reste plus qu’à souhaiter à Monsieur une bonne nuit.

Et la soubrette se retira.

À peine avait-elle refermé la porte sur elle qu’Anatole Delaperche se précipita vers sa malle, en sortit un épais rouleau de papier, sur lequel était dactylographié son discours et s’écria :

— Et maintenant, à nous deux… Isidore Tranchard !

Il toussa trois fois, étudia la position en se plaçant devant la glace de l’armoire et commença :

Messieurs et très honorés collègues,

Au nom du ministre, qui regrettera éternellement que les devoirs de sa charge le retiennent loin de nous… en ce beau jour

Il ne poursuivit pas plus avant. De la chambre contiguë à la sienne, un bruit soudain lui était parvenu. Il pensa :

— Ce n’est rien ! C’est un locataire qui rentre !…

Le locataire rentrait, en effet. Et, bientôt rassuré, Anatole Delaperche reprenait le fil de son discours :

Je suis heureux de saluer en vous l’élite

Mais une seconde fois il s’arrêta. De la chambre contigüe toujours, parvenait un bruit de voix… et l’orateur officiel n’eut pas de peine à reconnaître que cette voix était celle d’une femme qui chantait (oh ! horreur !) La trompette en bois.

Ah ! dis, chéri ! Ah ! Joue-moi-z’en !

Anatole Delaperche était atterré. Ainsi, c’était cela, la maison tranquille !… Quels étaient donc ces voyageurs qu’il n’avait pas vus au dîner ? Sans doute un jeune ménage arrivé dans la soirée.

— Eh bien ! Ça va être amusant !… maugréa-t-il.

Il ajouta :

— Enfin ! Tâchons de ne pas y prendre garde.

Et il se replongea dans son discours, répétant :

Le ministre regrettera éternellement que les devoirs de sa charge

Mais la voix moqueuse reprenait :

Ça doit être épatant
Ah ! dis, chéri ! Joue-moi-z’en !

Anatole se bouchait les oreilles. Il marchait de long en large, parlant plus haut, lançant des lambeaux de phrases comme pour couvrir le couplet qui l’horripilait :

Le moteur à soufflets, cette merveille… est aujourd’hui

Et la voix vengeresse répliquait :

Une trompette… en bois.

Si bien qu’au bout d’un quart d’heure Anatole, perdu, constatait avec désespoir qu’il mélait la chanson à son discours et répétait que « le gouvernement était en bois » et que le ministre avait déclaré, en parlant des moteurs à soufflets : Ah ! dis, chéri ! Joue-moi-z’en !

Il avait la tentation de frapper à la cloison, mais il se retint et décida de se coucher en se disant : Demain, je demanderai à changer de chambre.

Avant de s’endormir, il essaya cependant encore de reclasser ses idées et voulut une dernière fois relire son discours.

Le papier à la main, il déclamait :

La République…

Et l’écho de la chambre voisine lui renvoyait :

Elle est en bois !

Mais alors c’était une voix masculine qui parlait, une voix masculine à laquelle un timbre féminin répondit bientôt :

— Oh ! penses-tu qu’elle est en bois !… Je vois bien que non, moi !

Il ne s’agissait évidemment pas de la République, peut-être même pas de la trompette. Anatole n’eut, d’ailleurs, pas le temps de s’en inquiéter, car, bientôt, il n’était plus question de trompette du tout et les paroles dont l’écho parvenait aux oreilles du chef de bureau étaient autrement significatives.

Ce n’était, il est vrai que des exclamations et des cris : « Ah ! mon chéri ! mon chéri ! Ô Gustave !… Gustave !… » Mais ces cris suffirent pour mettre le comble à l’indignation d’Anatole Delaperche, qui sauta en bas de son lit et s’écria :

— C’est dégoûtant ! dégoûtant l… Je vais leur apprendre, moi, à se tenir convenablement.

D’un pas résolu, il se dirigea vers la chambre voisine et heurta la porte violemment.

Il crut entendre un éclat de rire féminin.

Comme on tardait à lui ouvrir, il frappa derechef.

— Voilà ! Voilà | répondit la voix masculine. Que voulez-vous à cette heure indue ?

— Ouvrez ! Ouvrez tout de suite ! cria Anatole Delaperche.

Il ne perçut plus alors que les pas lourds du locataire de la chambre qui venait tirer le verrou, et, quelques secondes plus tard, l’huis s’ouvrait tout grand.

Le chef de bureau resta pétrifé à la vue du personnage qui se dressait devant lui et qui n’était autre que le vénérable abbé entrevu à la table d’hôte.

Tout de même était-il possible que ce respectable ecclésiastique se livrât dans cette chambre d’hôtel à de bruyants ébats amoureux en compagnie d’une personne inconnue ?…

Anatole Delaperche cependant n’avait pas la berlue, il avait bien entendu.

— Monsieur l’abbé, dit-il, je regrette infiniment de vous déranger, mais les cloisons qui séparent les chambres sont minces, et j’aime mieux vous dire que l’on entend tout au travers,

— Vraiment ? fit le prêtre en marquant le plus grand étonnement ?… Qu’avez-vous donc entendu ?…

— J’ai entendu… J’ai entendu… enfin, vous le supposez bien.

— J’ignore ce que vous voulez dire. Je me suis endormi en lisant mon bréviaire et je vous avoue qu’aucun bruit insolite n’est parvenu à mes oreilles.

— Votre bréviaire ! Vous lisiez votre bréviaire !… s’écria courroucé le représentant du ministre. À d’autres !

Et il se dirigea vers le lit, précipitant à terre l’édredon, relevant draps et couvertures.

Mais le lit était vide, contrairement à l’attente d’Anatole.

— Que faites-vous ? demandait l’abbé.

L’autre ne répondit pas. Il avait bondi vers la porte d’un placard qu’il ouvrait.

Mais il n’y avait dans le placard que le chapeau et la soutane du curé.

Le chef de bureau ne voulait pas s’avouer vaincu. Il s’était mis à plat ventre et son regard scrutait l’étroit espace qui séparait le lit du plancher… vainement d’ailleurs, car, pas plus que dans le placard, une femme ne s’y cachait.

— À la fin, cher monsieur, je me demande ce que vous cherchez ! fit l’abbé.

Et il ajouta, à mi-voix, comme se parlant à lui-même :

— Cet homme est fou !…

Si bas que ces mots eussent été prononcés, ils avaient été entendus d’Anatole Delaperche, qui se releva aussitôt.

— Non, dit-il, non, je ne suis pas fou ! Et je croyais bien que c’était de cette chambre que venaient les chants et les cris qui m’importunaient tout à l’heure.

— Qu’allez-vous prétendre ? Je vous affirme que je lisais mon bréviaire… Vous pouvez le voir encore ouvert sur la table de nuit…

Évidemment, le prêtre devait avoir raison.

Il ne restait plus à Anatole qu’un parti à prendre, s’excuser, ce qu’il fit, tout penaud d’avoir osé suspecter un honorable abbé.

Celui-ci le reconduisit jusque sur le seuil de sa chambre.

— Sans doute, lui dit-il, ces bruits proviennent-ils d’une autre pièce. Écoutons un peu, si vous le voulez…

Voyons… ce n’est pas la chambre à droite de la mienne… ni celle d’en face.

Tous deux allèrent coller leur oreille aux portes donnant sur le palier, mais aucun écho du Trompette en bois ne parvint jusqu’à eux…

— Peut-être avez-vous eu une hallucination, cher monsieur, dit l’abbé. Le mieux est d’aller vous recoucher…

Anatole Delaperche fut bien obligé de suivre ce conseil ; il se confondit de nouveau en excuses et rentra dans sa chambre…

Il se remit au lit, mais le sommeil ne voulait pas venir.

Il crut alors pouvoir reprendre l’étude de son discours.

Mais à peine avait-il commencé à déclamer que les refrains de la Trompette en bois venaient de nouveau l’interrompre.

— C’est une erreur d’acoustique, dit-il. Cela doit venir de l’autre chambre !…

Et, se relevant à nouveau, il allait heurter à la porte de la pièce contiguë à celle qu’il occupait, mais de l’autre côté…

Cette fois, il se trouva nez à nez avec la vieille demoiselle d’âge mûr qui poussa un cri effarouché en le voyant, se blottit sous ses couvertures et s’exclama :

— Allez-vous-en ! Allez-vous-en !… Ah ! mon Dieu !… C’est un satyre !… Il va me violer…

Anatole Delaperche n’avait nulle envie de faire subir les derniers outrages à cette vieille fille… Non…

Un coup d’œil circulaire dans la chambre lui permit de se rendre compte que la voyageuse était seule et rien ne pouvait faire supposer qu’elle couchât un amant auprès d’elle. La logique voulait d’ailleurs, que cet amant se fût immédiatement montré pour défendre sa compagne.

— Allez-vous-en ! criait la vieille fille… ou j’appelle les domestiques !

Le pauvre chef de bureau dut encore un coup, faire des excuses et regagner sa chambre.

— Rien ! dit-il… rien ! Et cependant j’ai bien entendu !… Le curé a beau prétendre que ce sont des hallucinations, je ne le crois pas… Non… Je ne le crois pas !…


La robe de Gaby était tombée (page 20).

Comme pour lui donner raison, au même moment, la voix féminine qu’il avait déjà perçue, répétait :

Ah ! dis chéri ! Ah ! Joue-moi-z’en !

ii

La chair est faible



Il y avait réellement de quoi perdre la tête !

Anatole ne savait plus que penser.

— Peut-être, se dit-il, est-ce à l’étage au-dessus.

Et il allait sortir une troisième fois pour réveiller le locataire qui se trouvait immédiatement au-dessus de lui.

Mais il réfléchit qu’au-dessus de lui, il n’y avait pas de chambres. Il était au dernier étage. À moins que les servantes et les domestiques mâles ne s’esbaudissent dans le grenier !…

Cependant, il chassa encore cette pensée. Il savait, en effet, que chaque servante avait sa chambre sur le palier de l’étage qui lui était assigné, afin de pouvoir répondre à tout appel des clients.

— Eh bien ! se dit-il, c’est le cas ou jamais d’appeler la servante et de l’envoyer de ma part faire taire ces gens inconvenants, dans quelque logis qu’ils se cachent.

Il y était autorisé. La domestique ne lui avait-elle pas dit elle-même que s’il avait besoin d’elle, il lui était facile de sonner.

Sans hésiter une seconde, il appuya sur le bouton électrique, puis chaussa des pantoufles et se drapa dans son pardessus en guise de robe de chambre.

Quelques minutes plus tard, des coups discrets étaient frappés à sa porte et il répondait par un « entrez » sonore.

La même soubrette qui l’avait guidé jusqu’à sa chambre se trouvait devant lui.

— Monsieur a appelé ? demanda-t-elle.

Anatole Delaperche regarda la jeune servante :

Surprise dans son sommeil, elle avait, elle aussi, rapidement chaussé des pantoufles et avait passé un peignoir, qui l’habillait tout juste pour laisser voir des coins roses d’une chair féminine fort attirante.

Avec ça, elle glissait vers le chef de bureau un regard espiègle et provocant, auquel l’homme le plus vertueux était incapable de résister.

Anatole n’était pas l’homme le plus vertueux, mais il était pour le moment préoccupé de pénétrer le mystère du voisinage insolite qui troublait ses méditations et surtout l’étude de son discours.

Il n’avait pu néanmoins s’empêcher de remarquer combien la jeune Ernestine (c’était le nom de la servante) était ravissante et il lui fallut réprimer le désir coupable qui s’emparait de lui pour répondre, sans paraître troublé :

— Oui, mademoiselle, je vous ai appelée parce que… parce qu’il se passe dans l’hôtel des choses insolites.

— Insolites ?…

— Parfaitement !… D’abord, dites-moi, dans quelle chambre y a-t-il deux amoureux ?

— Deux amoureux ?… Mais, dans aucune.

— Je ne veux pas dire que ce soit des amoureux… coupables. Ce sont peut-être des jeunes mariés… Mais ils sont trop bruyants.

— Je vous assure, monsieur, qu’il n’y a pas de jeunes mariés dans l’hôtel.

Anatole allait protester lorsque, de nouveau, il crut entendre un bruit significatif et une voix masculine chanter :

Je suis un trompette en bois.

— Là, rugit-il, entendez-vous ?

Mais Ernestine répliqua :

— Je n’entends rien du tout.

— Par exemple ! Vous ne direz pas qu’on n’a pas chanté dans la chambre à côté, à moins que ce ne soit au-dessus, ou au-dessous, ou en face…

— Vous l’aurez rêvé !

— Je n’ai rien rêvé du tout, pas plus que tout à l’heure quand j’étais dans mon lit.

— Vous entendiez aussi chanter quand vous étiez dans votre lit ?

— Oui. Et beaucoup plus distinctement.

— Je devrais peut-être me coucher pour entendre… et savoir d’où ça vient.

— Vous avez raison. Couchez-vous un peu !…

Elle éclata de rire :

— Par exemple ! Elle est bien bonne ! Si c’est pour en arriver à que vous m’avez appelée, vous vous trompez,

— Je ne me trompe pas. Tenez !… Écoutez ! Ils recommencent… Couchez-vous vite !…

En même temps, il poussait vers le lit la servante qui se glissait entre les draps, mais en lui disant :

— Vous savez !… C’est pour écouter seulement.

— Naturellement, c’est pour écouter, mais taisez-vous si vous voulez entendre.

Ernestine reprenait :

— On n’est pas mal dans votre lit. Il est meilleur que le mien !

— Vous n’entendez pas… ce refrain : Joue-moi-z’en ?…

— Que voulez-vous que je vous joue ?…

— De la trompette !

— Bigre !… vous allez fort |

— Ce n’est pas moi ! Ce sont ces gens. On dirait qu’ils le font exprès… Écoutez-moi cette sarabande !…

— Je n’entends que vos discours qui sont bien amusants.

Le pauvre Anatole commençait à faiblir. À voir cette jolie fille dans son lit, il éprouvait, plus violente que l’instant d’avant encore, l’envie folle de l’aller rejoindre, d’autant plus que les échos de ce qui se passait — il ne savait où, mais tout près de lui — contribuaient encore à l’exaspérer.

Hypocritement, il s’était rapproché du lit.

— C’est bien curieux, dit-il, que vous n’entendez pas ! Approchez un peu votre oreille de la cloison.

Mais la servante poussa un cri effarouché.

— Je vous vois venir, vous. Vous voulez me jouer un air de trompette qui n’est pas de mon goût… J’aime mieux m’en aller.

Et, rejetant les couvertures, elle manifesta l’intention de mettre pied à terre.

Mais, dans le geste qu’elle fit, elle se découvrit. Son peignoir s’ouvrit et elle apparut, revêtue seulement d’une chemise.

La tentation était trop forte.

Anatole Delaperche oublia tout d’un coup sa mission officielle, le discours qu’il devait prononcer au nom du ministre, et même les voisins qui l’importunaient si fort.

Et comme Ernestine posait son petit pied, dont la pantoufle s’était échappée, sur le tapis, il la saisit dans ses bras et s’écria :

— Moi, je ne suis pas un trompette en bois… et je vais te le montrer tout de suite.

La servante résista un peu… Sans conviction.

— Eh bien !… Eh bien. Qu’est-ce qui vous prend ? disait-elle.

Mais elle se laissa saisir, embrasser et coucher sur le lit, où, bientôt, Anatole la rejoignait.

— Oh ! dit-elle… Si j’avais pu me douter ?…

Son discours n’alla pas plus loin, et la fin de sa phrase fut étouffée par la bouche vorace du représentant du ministre, qui n’était plus qu’un homme fou d’amour.





iii

Edgar et son ami Gustave



Jetons un voile sur l’inconduite du délégué de la République au Congrès des Fabricants de moteurs à soufflets.

Nous le retrouverons plus tard, il est entre bonnes mains et la jolie Ernestine qui le tient, nous laissera, avant de le lâcher, le temps de raconter quel complot avait été ourdi contre le pauvre Anatole Delaperche, lequel était débarqué sans méfiance à Ixy-sur-Loire, deux jours avant l’inauguration du Congrès « pour prendre l’air du pays »…

Nous ayons vu, par ce qui précède, qu’au lieu de l’air du pays, il en avait retrouvé un tout ce qu’il y a de plus parisien.

Les petites causes ont de grands effets, vieil adage qui est toujours vrai…

Anatole Delaperche ne se doutait nullement, lorsqu’il avait été désigné par le ministre pour le remplacer, que cette faveur dont il était fier, allait provoquer dans sa vie, jusque là tranquille le plus profond bouleversement.

Tout d’abord, le jeune attaché au cabinet du ministre, Edgard Lambier, faillit en crever de dépit.

Edgard Lambier, en effet, croyait bien qu’il aurait la préférence sur le chef de bureau. Et il avait une bonne, une excellente raison de vouloir représenter le gouvernement à Ixy-sur-Loire, en effet, cette petite ville était celle où il avait vu le jour. Et rien ne valait mieux — en vue d’une future candidature à la Chambre — que d’y venir pérorer au nom du gouvernement.

Pourquoi le ministre avait-il choisi Anatole Delaperche au lieu d’Edgard Lambier ?… Tout simplement parce qu’Anatole Delaperche était le cousin du chef de cabinet, lequel avait l’esprit de famille très développé, et pensa à son cousin avant de songer à son attaché. C’était, en outre, une façon de mettre en avant le chef de bureau, afin de lui faire obtenir un poste de sous-préfet qu’il ambitionnait.

Edgard Lambier n’entrait pas dans ces considérations. Et il se demandait comment il pourrait se venger de son heureux rival, lorsque soudain une pensée lui vint :

— Il y a Gustave !… Gustave va me rendre ce service-là !…

Gustave était l’ami le plus intime d’Edgard. C’était, en outre, son compatriote. Il était, lui aussi, d’Ixy-sur-Loire. Il ne pouvait manquer de ressentir, par contre-coup, l’injure faite à son concitoyen.

Donc, Edgard Lambier, ruminant tout un plan, se rendit chez Gustave Liraque :

— Tu comprends ! lui dit-il, je ne peux accepter cela !… Comme il m’est impossible de me rendre moi-même à Ixy, je compte sur toi. Tu vas aller là-bas : et tu souleveras l’indignation de la population, tu monteras une cabale contre ce Delaperche, qu’on lui fasse une belle conduite de Grenoble…

Gustave se gratta la tête… Gustave était perplexe…

— Écoute, dit-il… cela m’est aussi impossible qu’à toi. Mais pour une autre raison…

— Laquelle ?…

— Voilà… Justement, j’ai promis à ma petite amie de l’emmener à la mer…

Edgard haussa les épaules :

— Emmène-là à Ixy. Tu lui diras que c’est bien mieux.

— C’est que j’ignore si Gabrielle acceptera… Elle


Elle avait sauté au bas du lit (page 21).

est très gentille ma petite Gaby… mais si capricieuse ?…

— Qu’est-ce que c’est donc que cette Gaby ?… Tu ne m’avais jamais révélé son existence.

— Par discrétion, mon cher. Tu comprends, c’est une femme mariée et son mari est tout ce qu’il y a de plus jaloux.

— Et tu parles de l’emmener à la mer !

— Justement ! Son mari va s’absenter pendant cinq jours…

— Rien ne l’empêche donc qu’elle t’accompagne à Ixy…

Les deux amis en étaient là de leur conversation lorsque trois petits coups furent frappés à la porte.

— C’est elle ! dit Gustave…

— Voilà l’occasion de me présenter.

— Surtout, sois discret ?…

Gustave alla ouvrir et Edgard entendit immédiatement une voix jeune et claire qui s’écriait : « Bonjour, mon chéri ! »…

Puis ce fut un bruit de baisers. L’amie de Gustave avait sauté, sans attendre, au cou de son amant, qui ne put lui dire qu’après ces effusions :

— Prends garde !… Il y a quelqu’un chez moi… un ami…

Puis, il entra suivi d’une espiègle petite femme brune, alerte et vive, qu’il présenta en ces termes :

— Mon amie Gaby !…

Ajoutant aussitôt :

— Mon camarade Edgard Lambier, attaché au cabinet du ministre de l’Enseignement technique.

Gabrielle, qui s’avançait, la main tendue, eut un mouvement de recul… Elle poussa un « oh ! » de surprise, que ne comprirent ni Edgard, ni son ami.

Mais, ayant retrouvé rapidement ses esprits, elle salua le plus gentiment du monde le jeune fonctionnaire.

Celui-ci chercha en vain à se rappeler où il avait pu rencontrer cette jeune personne… mais sa mémoire ne lui répondit pas.

Cependant, il comprenait qu’il gênait les deux amoureux…

Aussi, voulut-il prendre congé.

— Mon cher Gustave, dit-il, je te laisse. Pense au service que je t’ai demandé.

On ne le retint pas… La jeune femme lui tendit de nouveau la main très gentiment, en lui disant : « Au revoir, monsieur », et il sortit…

Seule avec son amant, Gabrielle redevint préoccupée :

— Tu ne m’avais jamais parlé de cet ami ! lui dit-elle.

— Pourquoi voulais-tu que je te le fisse connaître ?…

— Pour rien, mais tu sais bien que je suis obligée de prendre beaucoup de précautions…

— Edgard est la discrétion même. Et tu peux être certaine que si jamais il te rencontrait ailleurs qu’ici, il ne te reconnaîtrait pas.

— Je l’espère bien.

— Ne nous occupons plus de lui… Nous avons mieux à faire pour employer notre temps.

— Ah ! Et qu’avons-nous de mieux à faire ?…

— Tu me le demandes ? Mais nous aimer, ma jolie chérie. Nous ne nous sommes pas vus depuis hier… et je suis très amoureux…

— Bien vrai !…

— Ne le suis-je pas toujours, petite Gaby à moi ?…

Il la prenait dans ses bras et la couvrait de baisers.

Elle caline, se pelotonnait tant qu’elle le pouvait contre son amant :

— Dis-moi encore que tu m’aimes… que tu n’aimes que moi !…

Et il répétait :

— Oui, je n’aime que toi !…

La robe de Gaby était tombée… Gustave la conduisait vers le lit où ils se retrouvèrent vite enlacés…

Ni l’un ni l’autre ne pensait plus à Edgard…

Gaby, recouvrant l’usage de la parole, dit :

— Tu sais, que mon mari part demain… Et nous ?…

— Nous aussi parbleu !…

— Comme ça va être bon d’être ensemble tout le temps pendant cinq jours… Où m’emmènes-tu, Gustave ?

— Tiens-tu beaucoup à ce que nous allions au bord de la mer ?…

— Mais c’est toi qui me l’as proposé…

— Oui… évidemment… mais depuis, j’ai réfléchi… Je crois que nous serions bien mieux dans un petit coin où nul ne te connaîtrait… Alors j’ai pensé à t’emmener dans mon pays…

— Dans ton pays ?

— Oui. C’est une petite ville très tranquille, où ton mari ne viendra certainement jamais te chercher… Ixy-sur-Loire…

Gabrielle regarda son amant :

— Comment as-tu dit ? demanda-t-elle…

— Ixy-sur-Loire… Tu ne connais certainement pas…

La jeune femme fit une moue, puis elle déclara :

— Non, mais ça ne doit pas être bien amusant…

— Que nous importe ? Puisque nous serons seuls tous les deux… Là ou ailleurs…

— J’aime mieux ailleurs… oh ! mon chéri… si tu veux me faire plaisir, emmène-moi au bord de la mer…

Gustave était bien embarrassé. Il était partagé entre l’intention de rendre service à Edgard, qui était un bon camarade, dont il était lui-même l’obligé, et le désir de ne pas déplaire à sa maîtresse…

Il crut la convaincre, en lui disant :

— C’est que justement je suis forcé d’aller à Ixy.

Si tu ne veux pas m’accompagner, je serai contraint d’y aller tout seul.

— Et tu me plaqueras ?…

— C’est le contraire… puisque c’est toi qui refuses de venir…

Gabrielle réfléchit un instant.

— Et pourquoi, dit-elle, faut-il absolument que tu ailles dans ce pays ?

Gustave ne crut pas devoir mentir et il expliqua à son amie quel service Edgard Lambier attendait de lui…

— Eh bien ! Il a du culot, cet Edgard ! Qu’il y aille donc, lui, faire du chahut pour embêter son type du Ministère… Qu’il y aille !…

— Je ne peux pas lui refuser…

— Tu me refuses, bien, à moi… Tu le préfères à ta maîtresse. Ce n’est pas flatteur… Eh bien ! Vas-y, à Ixy, vas-y !… Tu ne m’aimes pas, voilà tout !…

Gustave voulut protester et, pour prouver à Gaby qu’il l’aimait, il essaya de la prendre dans ses bras.

Mais, plus prompte que lui, elle avait sauté en bas du lit…

Et, rageusement, elle reprenait sa robe…

— Oh ! les hommes ! Ils sont tous les mêmes ! Allez donc vous sacrifier pour eux.

— Mais, ma petite Gaby…

— Laisse-moi tranquille… Va-t’en à Ixy… Mais dépêche-toi donc !… Va prendre le train tout de suite !…

Il n’y avait rien à faire. Gaby était furieuse, et elle partit en claquant la porte, laissant le pauvre Gustave seul et désespéré…

La jeune femme marchait très vite dans la rue, monologuant pour calmer ses nerfs, accusant Edgard de tous les crimes, le maudissant pour être ainsi venu troubler sa vie…

Et puis, elle s’arrêta… Soudain, une pensée lui était venue, une pensée qui la fit tressaillir toute :

— Il n’a rien fait pour me retenir. Il n’a pas couru après moi… Est-ce que par hasard ?…

Question angoissante qui l’assaillait tout d’un coup. Si tout cela n’était qu’une comédie, si Gustave, certain de son refus, ne lui avait proposé de l’emmener que pour ne pas éveiller ses soupçons !…

— Oui… c’est son pays !… Il n’y va pas pour faire ce qu’il dit !… Il doit aller là-bas pour se marier. Et tout le reste est inventé…

Et, se révoltant à cette idée, elle dit encore :

— Ah ! non ! Par exemple ! Non ! Je ne veux pas le perdre, moi… Oh ! je divorcerais plutôt pour qu’il m’épouse !… Mais je veux le garder !…

Elle avait déjà fait quelques pas pour retourner chez son amant. Mais elle se ravisa :

— Non… dit-elle… Il y a une combinaison bien meilleure !





iv

Mme Delaperche éprouve une déception



Ne croyez pas que, parce que M. Anatole Delaperche était un fonctionnaire important, il possédait une épouse revêche, acariâtre et d’âge mûr.

Pas le moins du monde. Mme Delaperche était jeune, agréable, et elle possédait des avantages physiques tels que bien des femmes les lui eussent enviés. Les amis du chef de bureau qui la connaissaient jalousaient même leur collègue d’être l’heureux mari d’une aussi charmante personne. Et plus d’un eût volontiers trahi les devoirs de l’amitié en compagnie de Mme Delaperche, si elle leur eût donné le moindre encouragement. Mais elle ne le leur donnait pas, et elle avait une réputation de fidélité conjugale bien établie.

Cette réputation était-elle méritée ?… Cela est une autre histoire,

Le chef de bureau du ministère de l’Enseignement technique avait annoncé triomphalement à son épouse la mission officielle dont il était chargé. Il n’avait pas manqué d’ajouter que c’était là la préface d’un avancement certain.

Mme Delaperche avait naturellement pris part à la joie de son mari, et s’était montrée très heureuse de la faveur dont il était l’objet.

C’était même elle qui avait conseillé à Anatole de partir deux jours plus tôt pour « prendre l’air d’Ixy », afin de ne pas arriver au débotté dans la ville, et d’être bien dispos pour prononcer son discours.

Donc, Anatole passait la dernière nuit chez lui avant de prendre le lendemain, le train de 8 h. 57 du matin.

Il fut surpris lorsque sa femme lui dit :

— J’ai pensé que je pourrais peut-être t’accompagner dans ton voyage.

Le chef de bureau fit un bond :

— Ce n’est pas possible !… Ça ne se fait jamais. Le ministre serait très mécontent… C’est une mission sérieuse et officielle, ce n’est pas une partie de plaisir.

Mme Delaperche poussa un profond soupir :

— Je vais m’ennuyer mortellement pendant ton absence…

— Tu iras passer ces quelques jours chez ta mère…

— Ce ne sera pas la même chose… Je n’ai pas si souvent l’occasion de quitter Paris… surtout avec toi…

— Nous irons en voyage ensemble une autre fois…

Mais la jeune femme ne se tint pas pour battue.

Au moment de se mettre au lit, elle se fit caressante, comme elle ne l’avait pas été depuis longtemps.

Elle se blottit contre son époux, lui passa les bras autour du cou, l’embrassa gentiment et lui dit :

— Je suis jalouse, Anatole… On ne sait jamais ce qui peut arriver. Si tu allais me tromper !

Anatole, étonné de cette manifestation inattendue, ne répondit qu’au bout d’un instant, et ce fut pour déclarer :

— Te tromper ! Tu n’es pas folle !… À quoi penses-tu là ? Et comment veux-tu que je te trompe dans un pays où je ne connais personne.

— On ne sait jamais. En voyage, on a vite fait connaissance… Dans les trains quelquefois, on peut faire des rencontres…

— Tu oublies que je suis en mission officielle, que je représente le ministre…


Elle le chercha en vain… (page 28).

— Ça n’empêche pas !…

— C’est ridicule !… As-tu quoi que ce soit à me reprocher ? Non, n’est-ce pas ? Je suis le plus fidèle des maris…

— Je le pense bien !… Seulement, tu n’es pas assez amoureux de moi !…

Le brave Delaperche était renversé. Il sentait contre lui la chaleur du corps de son épouse qui le provoquait ainsi et il était tout prêt à céder à cette provocation légitime… Il se retenait cependant, en pensant qu’après, il ne pourrait plus refuser à sa femme de l’emmener avec lui à Ixy-sur-Loire…

Et il se disait que son devoir de fonctionnaire s’opposait dans la circonstance à l’accomplissement d’un devoir conjugal qui n’avait pourtant rien de désagréable, bien au contraire…

Mais une femme ne se tient pas, en de telles circonstances, facilement pour battue.

La jolie Mme Delaperche poussa un profond soupir :

— Anatole ! dit-elle, tu ne n’aimes plus ?…

— Mais si… mais si !…

Elle le regarda, ses beaux yeux, brillants et espiègles, se posèrent sur les siens, et elle fit, avec un petit rire :

— On ne le croirait vraiment pas !…

— Ah ! On ne le croirait pas ! Et pourquoi donc ?…

— Parce que tu n’as pas l’air de t’apercevoir que je suis couchée auprès de toi !…

Cela était de la logique la plus éclatante, Anatole n’avait pas eu jusque-là l’air de s’apercevoir du manège de son épouse, mais il s’imposait une contrainte qui ne pouvait durer plus longtemps…

Sa résistance était à bout…

Et il capitula !… Il capitula pleinement et Mme Delaperche fut sur-le-champ enlacée, embrassée, aimée… autant — plus même peut-être — qu’elle le désirait…

Elle en manifesta, vraie ou simulée, la joie la plus grande, et, lorsqu’elle reprit ses sens, ce fut pour dire à son mari :

— Oh ! mon chéri !… J’ai eu tort de te soupçonner !… Je vois bien maintenant que tu m’aimes toujours !…

Lui triomphait :

— Petite folle ! Aussi qu’allais-tu penser ?

— Tu ne peux pas m’empêcher de me faire des idées !… mais maintenant je suis rassurée…

— À la bonne heure !…

Et Anatole n’hésita pas à embrasser sa femme pour la rassurer davantage.

Mme Delaperche se prétait à ses effusions avec de grandes manifestations de plaisir… Elle laissa enfin échapper la phrase qui lui brûlait les lèvres :

— À présent, que tu consens à m’emmener, je suis tout à fait heureuse…

Le chef de bureau s’attendait certainement à cette conclusion. Il la redoutait même… Néanmoins, elle le surprit ; il sentait que sa femme avait conquis un avantage sérieux.

Cependant, il tenta quand même de réagir…

— Ma chérie, dit-il, il faut être raisonnable !

— Oh ! je serai très raisonnable… très raisonnable… Écoute, je ne te gênerai pas… Si tu veux je n’aurai pas l’air de te connaître… que le soir, à l’hôtel…

— Mais je n’ai pas consenti !…

— Tu ne me le refuserais pas maintenant…

— Non !… c’est-à-dire… enfin, c’est difficile… mais…

— Il n’y a pas de mais… Nous partirons ensemble demain matin…

Delaperche pensa lâchement que le lendemain matin, il serait temps de dire le non définitif… et il ne répondit pas, ou du moins, il répondit par ces mots prononcés en embrassant son épouse :

— Tu n’es qu’une enfant gâtée !

L’enfant gâtée s’endormit, certaine que le lendemain soir elle serait à Ixy avec son époux…

Lorsqu’elle se réveilla, elle fut stupéfaite de se trouver seule dans le lit conjugal : Anatole avait disparu !…

Elle le chercha en vain dans le cabinet de toilette… Elle ne trouva pas non plus sa valise préparée depuis la veille…

— Ah ! le bandit !… Il est parti ! s’écria-t-elle…

En effet, Anatole était parti…Il s’était levé sans bruit, s’était habillé à la hâte et avait griffonné sur un papier ces quelques lignes :

Ma chérie,

J’ai bien réfléchi, tu ne peux pas venir avec moi. Ce serait compromettre mon avancement et toute ma carrière… Je pars donc seul. Ne sois pas de mauvaise humeur ; tu comprendras toi-même que je ne pouvais sacrifier ma situation à un caprice…

Naturellement, Mme Delaperche, lorsqu’elle trouva ce mot, entra dans une violente colère.

Elle le déchira en menus morceaux, trépigna, et, monologuant seule dans sa chambre, elle s’écria :

— Et moi qui… zut alors ! Ce n’était vraiment pas la peine !…

Puis elle ajouta :

— Sa carrière, sa situation !… Eh bien ! Il va voir !… Il va voir !… S’il se figure que ça va se passer comme ça, et que je vais m’avouer vaincue, accepter un pareil affront comme une petite fille docile, obéissante et résignée, il se trompe rudement !… Ah ! oui ! Il se trompe !…

Rageusement, elle s’habillait… Elle mettait à sa toilette une hâte fébrile et inaccoutumée.

Elle sortit de chez elle, et, à peine dans la rue, héla un taxi, donnant au chauffeur une adresse, en même temps qu’elle lui disait :

— Dépêchez-vous ! Je suis très pressée !…

Peut-être espérait-elle arriver encore à temps à la gare pour rejoindre son époux et le surprendre dans son wagon, tout au moins prendre le même train.





v

Gaby a de l’imagination



Les femmes, qui sont souvent très entêtées, ont aussi parfois de brusques changements d’avis.

Gustave, l’ami d’Edgard, devait en faire l’expérience. Il avait vu la veille sa petite amie Gaby le quitter, presque fâchée parce qu’il voulait l’emmener avec lui à Ixy-sur-Loire… Il en avait été très ennuyé… et il maudissait son camarade, qui allait peut-être lui faire perdre une maîtresse dont il était encore follement amoureux…

Aussi était-il d’humeur très morose, lorsque, dès la première heure, l’attaché de cabinet était venu le réveiller.

— Delaperche est parti ce matin, expliquait Edgard à son ami. Il faut partir, toi aussi aujourd’hui, de façon à savoir à quel hôtel il est descendu, et le surveiller. Tu n’auras pas trop de quarante-huit heures pour préparer le chahut qui doit l’accueillir…

Gustave écoutait sans enthousiasme les explications de son ami. Il l’interrompit même pour lui dire :

— Mon vieux !… Tu es un ami pour qui je suis prêt volontiers à me jeter au feu ! Mais tu me mets dans un grand embarras. Si tu étais chic, tu n’insisterais pas…

— Pourquoi donc ?…

— Parce que… parce que ça m’ennuie beaucoup… D’abord, Gaby est fâchée avec moi, Gaby est furieuse, elle veut absolument aller à la mer. Le voyage à Ixy ne lui dit rien du tout…

Et Gustave raconta la scène que sa maîtresse lui avait faite la veille au soir.

Edgard protesta :

— Eh bien ! Elle n’aura qu’une peine, si elle est fâchée, ton amie, ce sera de se réconcilier avec toi ! Tu ne vas tout de même pas me refuser ce service pour le caprice d’une petite femme…

Gaston protesta vivement. Et les deux camarades commençaient déjà à se disputer lorsque des coups secs et répétés furent frappés à la porte.

Le jeune homme d’abord ne voulut pas ouvrir, se demandant qui pouvait venir l’importuner de si bonne heure…

Mais comme les coups se faisaient plus nerveux, il se décida en déclarant :

— Voilà, par exemple, un indiscret qui tombe mal !… Je vais l’envoyer au diable !…

Folle présomption ! Il n’enverrait personne au diable ! et lorsqu’il eut ouvert sa porte, il poussa une exclamation :

— Gaby !… À cette heure-ci !…

— Oui, à cette heure-ci… Je n’ai pas voulu attendre, je suis venue tout de suite… mon chéri, j’étais tellement ennuyée d’être fâchée avec toi…

— Ça, c’est gentil !…

— Alors, voilà… je viens te dire, que j’ai eu tort hier soir, que je ne veux pas que tu ailles à Ixy tout seul, et que si tu veux absolument faire ce voyage, je consens à t’accompagner…

Gustave poussa une nouvelle exclamation ; il prit la jeune femme par la main et l’entraînant dans sa chambre, il s’écria :

— Edgard ! Edgard !… Sois heureux ! Gaby accepte de venir avec moi !…

La maîtresse de Gustave fut bien un peu interloquée de se retrouver en présence de l’ami de son amant, mais elle reprit vite son assurance.

— Ah ! Vous étiez déjà là, monsieur. Vous aviez peur sans doute que j’empêche votre ami de partir…

— Et j’avais raison ! Justement, il venait de me rendre sa parole à cause de vous !…

— Bien vrai ?…

— Je vous le jure !…

— Ah ! ça, c’est bien !… C’est une preuve d’amour !…

Et Gaby sauta au cou de Gustave, lui appliquant sur les lèvres un fougueux baiser…

— Mais, puisque, maintenant, vous consentez…

— Oui, oui, je consens. Je suis prête à prendre le train avec lui quand il voudra…

— Vous n’aurez pas besoin de prendre le train. M Delaperche est déjà en route, et il n’y a pas d’express avant ce soir…

— Alors, nous serons en retard ! fit la jeune femme dépitée.

— Mâtin ! remarqua Gustave, hier tu ne voulais pas partir. Et maintenant, tu es si pressée que cela !

— Oh ! non !… mais monsieur doit tenir à ce que tu arrives en même temps que ce M. Perche…

— Delaperche, madame…

— Delaperche, si vous voulez… Je ne me rappelais plus son nom.

— Vous avez raison, je tiens à ce que Gustave soit à Ixy ce soir. Aussi j’ai loué une auto en son nom. Elle vous attend devant la porte…

Gaby sauta en battant des mains :

— Une auto ! Oh ! ça, c’est bath !…

Car, si l’amie de Gustave était une femme mariée, cela ne l’empêchait pas de se montrer d’allures très libres lorsqu’elle se trouvait avec son amant.


Il ne sut pas résister (page 37).

Edgard tranquillisé, entreprit d’exposer à son ami le plan qu’il avait établi.

Gaby l’écoutait, semblant réfléchir profondément. Soudain, elle l’interrompit :

— Eh ! bien. Si vous m’en croyez, dit-elle, ce n’est pas cela du tout qu’il faut faire, si vous voulez compromettre ce M. Alaperche.

— Delaperche !

— Delaperche, si ça vous fait plaisir. Moi aussi, j’ai mon plan !…

Vous comprenez, un chahut, une mise en boîte, ça ne signifiera rien du tout, On dira que c’est un coup monté par les adversaires du gouvernement. Il faut mieux que ça…

— Et quoi donc ?…

— Un scandale !… Un beau scandale !…

D’abord !… Il ne faut pas que votre M. Chatquiperche.

— Delaperche ! Delaperche !…

— Oui, Delaperche… Jamais je ne me rappellerai son nom. Il ne faut pas qu’il prononce son discours. Alors, voilà ce que j’ai trouvé, moi…

Et Gaby, à son tour, se mit à parler. Elle s’exprimait avec une grande volubilité, soulignant de gestes les passages principaux.

Lorsqu’elle eut fini, Edgard s’écria :

— Ça, c’est épatant ! au moins, madame, vous avez de l’imagination !

— Un peu trop, fit Gustave.

— Comment un peu trop ? Tu n’approuves pas mon idée !…

— Je ne la désapprouve pas. Mais je doute qu’elle réussisse.

Il nous faudra trouver trop de complicités.

— Peuh ! Tout au plus une servante bénévole qui consente à me faire engager dans l’hôtel où sera descendu ce M. Percheron !…

— Delaperche ! sapristi, Delaperche !… On dirait que vous le faites exprès ! fit Edgard en riant.

— Moi ! répliqua Gaby. Et pourquoi le ferais-je exprès… C’est un nom qui ne m’entre pas dans la tête !… Va donc pour Delaperche…

— Mais encore pourquoi faut-il que moi, je joue le rôle que tu demandes !

En somme, il nous est bien permis de descendre, comme nous sommes, dans le même hôtel que l’envoyé du ministre, d’obtenir une chambre voisine et de lui faire passer une ou deux nuits blanches, sans pour cela…

— Tu ne comprends donc pas, reprit la jeune femme que, dans ce cas, il nous repérera tout de suite… tandis que c’est bien plus épatant : on l’abrutit complètement, il ne sait pas d’où ça vient ; il appelle la servante… et on y va du scandale !… Tu parles d’une histoire si on trouve le chef du bureau de ministère de l’Enseignement technique avec une femme de chambre dans son lit !… Tu n’auras pas besoin de lui faire de chahut… Les gens du patelin s’en chargeront eux-mêmes ?…

— Sans doute !… mais encore faut-il qu’il se prête à la circonstance, et s’il est tel que nous l’a dépeint Edgard, rien n’est moins sûr !…

— On verra bien ! Tu seras toujours à même de faire autrement après.

Et puis, c’est bien simple, si tu refuses, je ne vais pas avec toi, et je télégraphie, pour le prévenir, à M. Delaperche…

— Bravo ! dit Edgard ! Cette fois vous n’avez pas écorché son nom !

— Eh bien ! Je ne l’ai encore pas fait exprès ! Mais, vous, m’approuvez-vous ?

— Oui, à condition de compter sur la discrétion de la servante.

— Ça, c’est une question d’argent ! Et si vous tenez à vous venger…

— Oui, j’y tiens ! C’est comme s’il m’avait volé mon futur siège de député !

— Alors !

— Alors, Gustave accepte… déclara Edgard… Je vous laisse… mais ne lambinez pas trop avant de partir !…

— Comptez sur moi ! fit Gaby.

Et Edgard s’en fut se disant :

— Quelle étrange petite femme ! Elle s’est passionnée pour cette aventure et elle a bâti tout un roman ! Si ce pauvre Delaperche mord à l’hamecon, c’est un homme fichu, sans compter que sa femme le recevra au retour de belle façon… Hé ! Hé ! Ce ne sera pas pour déplaire au directeur du cabinet, qui, paraît-il, rêve de la lui soulever ! On prétend qu’elle est très jolie. Mme Delaperche !… Elle n’en sera que plus furieuse !…

Gustave et Gaby cependant, n’étaient pas tout à fait d’accord.

Gustave ne montrait aucun enthousiasme pour le plan élaboré par sa maîtresse !

— Mais enfin, ma chérie, pourquoi veux-tu absolument que je me déguise en vieux curé ?…

— Pour inspirer confiance, et avoir l’air plus vénérable !…

— Je pourrais aussi bien passer pour un médecin, ou un notaire, ou un magistrat.

— Penses-tu ! On sait bien que tous ces gens-là s’amusent à l’occasion… tandis qu’un curé…

Et puis, c’est mon idée… à moi… Ça me fera une drôle de sensation… Je suis sûre d’éprouver quelque chose de nouveau…

Ça ne te retirera pas tes moyens, pas ?…

Et comme elle s’approchait de lui, les lèvres tendues et les bras ouverts, il ne sut plus résister… Ils prirent un bon acompte d’amour, après lequel Gaby déclara :

— Oh ! Je me suis déjà figuré que t’étais curé !… Ça m’a fait tout drôle d’être aimée comme ça !… On devrait recommencer…

Mais Gustave lui rappela que l’auto les attendait en bas, devant la porte, et que le chauffeur pourrait s’impatienter… En outre, ils ne devaient pas oublier que le train emportait vers Ixy-sur-Loire M. Delaperche et qu’il importait d’y arriver au moins en même temps que lui…

Ils s’arrachèrent donc, à regrets, des bras l’un de l’autre, et descendirent dans la rue.

Tandis que l’auto les emportait, Gaby pensait :

— S’il va là-bas pour se marier, je m’arrangerai bien pour le savoir et empêcher qu’on me le prenne !…

Ils s’arrêtèrent, prudemment, à cinquante kilomètres du but de leur voyage. Gustave s’était mué en abbé et Gaby avait l’air de ne pas le connaître, lorsque tous deux prirent un chemin de fer d’intérêt local pour gagner la ville où ils devaient retrouver le pauvre Anatole Delaperche, parti plein de confiance.

L’ami d’Edgard eut tôt fait d’apprendre que l’envoyé du ministre était descendu à l’hôtel du Grand-Cerf. Précisément, il en connaissait le patron Nicéphore Polyphème, auquel il se présenta comme envoyé par « son ami Edgard Liraque ». En même temps qu’il lui louait une chambre, il demandait à l’hôtelier de prendre à son service sa nièce Clara (qui n’était autre que Gaby).

Et Gaby, acceptée sur de telles recommandations, ne tarda pas plus d’une heure à lier connaissance avec la bonne de l’étage où se trouvait la chambre du malheureux Anatole.

Cette Ernestine vit tous ses scrupules s’évanouir devant un billet de mille francs « qui n’était qu’un acompte », elle accepta l’explication donnée par Gaby, qui prétendait être une amie délaissée qui voulait se venger. Elle fut complètement conquise par la promesse d’un second billet de mille francs, et la certitude de trouver une place à Paris, dans un Palace…

Gaby s’était peut-être beaucoup avancée en donnant cette dernière assurance, mais Ernestine ne demandait qu’à croire une femme qui avait le billet de mille francs si facile, et se déguisait en servante pour se venger d’un amant infidèle.

En-terminant, l’amie de Gustave dit à sa nouvelle compagne :

— Vous savez, ma petite, vous n’avez quà sonner au moment psychologique… avant plutôt… Je ne vous oblige pas d’aller jusqu’au bout et d’accorder toutes vos faveurs à ce traître d’Anatole ! (Elle avait cette fois retenu même le prénom du chef de bureau).

Mais nous avons vu que, sur ce point, Ernestine n’avait pas suivi exactement les instructions de Gaby et qu’elle avait laissé « Anatole aller jusqu’au bout».

Sans doute, n’avait-elle pas eu le temps de résister, Et ce ne fut pas avant de lui avoir accordé ses suprêmes faveurs, mais après, bien après, qu’elle se souvint qu’elle devait sonner et appuya sur le bouton électrique, ainsi que nous le verrons tout à l’heure.





vi

Scandales ! Scandales !



Une seule personne en l’occurrence aurait peut-être pu sauver l’envoyé du ministre, c’était Mme Anatole Delaperche ! En effet, rien de tout cela ne serait arrivé, si cette dernière avait accompagné son mari ! Il eut été en tout cas impossible à la servante de se glisser insidieusement dans le lit du voyageur officiel persécuté par des voisins trop bruyamment amoureux.

Mais l’épouse du haut fonctionnaire n’était pas là… Elle avait évidemment manqué le train du matin, et, comme elle n’avait pas d’auto à sa disposition, sans doute avait-elle dû, la mort dans l’âme, se résigner à attendre l’express du soir pour rejoindre le lendemaïn seulement le mari qui l’avait si cavalièrement quittée…

Cet express du soir arrivait bien à Ixy-sur-Loire à minuit, mais il était peu probable que Mme Delaperche vint précisément demander son mari à l’hôtel du Grand-Cerf, car elle ignorait où il était descendu.

Et pourtant… Mais n’anticipons pas !

Gaby et Gustave n’étaient plus ensemble dans la chambre voisine de celle où s’ébattaient Anatole et Ernestine.

Gaby, qui s’était cachée derrière le rideau de la fenêtre pendant qu’Anatole fouillait le placard et avait subrepticement gagné le placard pendant que le même Anatole inspectait le dessous du lit, Gaby s’était prestement revêtue de sa robe… si légère qu’elle avait pu la dissimuler dans le fond du chapeau de prêtre de son ami…

C’était tout habillée, qu’elle avait, si nous pouvons dire, joué la suite de la pièce.

Puis, lorsque la servante était entrée chez le voisin, elle avait dit à Gustave :

— Continue à faire du bruit tout seul, je vais prendre la place de la bonne pour être prêtre à accourir dès qu’elle sonnera.

Et, ramassant sa valise, la jeune femme avait gagné la chambre qu’elle partageait avec Ernestine.

Elle avait d’ailleurs pris ses précautions de façon à te que les événements ne fussent pas trop précipités :

— Tâche de tenir au moins une demi-heure, avait-elle dit à la servante… Amusez-le d’abord !

Hélas ! Ernestine n’avait pas tenu plus de cinq minutes.

Mais comme elle était consciencieuse, elle amusait Anatole « après » au lieu de « d’abord », attendant que la demi-heure fut écoulée pour sonner !…

Elle était tranquille, puisque la servante d’occasion la remplaçait à son poste…

Il ne pourrait rien arriver d’extraordinaire !…

Minuit et quart !

Les quelques voyageurs venant du train de Paris se répandaient dans les hôtels proches de la gare ; ainsi que l’était celui du Grand Cerf !

Une jeune femme élégante se présenta au bureau de celui-ci.

Et comme l’employé de l’hôtel lui demandait aimablement :

— Vous désirez une chambre, madame ?…

Elle répondit :

— Je désire voir M. Delaperche qui loge ici.

— Mais à cette heure, il est impossible de le déranger…


Tu me dois bien une réparation (page 48).

— Pour d’autres peut-être, mais pas pour moi. Je suis Mme Delaperche… et mon mari m’attend.

Cette dernière phrase était prononcée avec la plus grande assurance, ainsi qu’il sied à un mensonge effronté… mais le ton sur lequel elle fut dite convainquit complètement l’employé qui déclara :

— C’est au troisième étage, chambre 28…

— Conduisez-moi…

— Attendez ! Je vais appeler la servante de l’étage.

Mais il eut beau sonner au troisième. La bonne ne répondit pas…

— C’est étrange ! fit l’employé. Pourtant elles sont deux ce soir, puisqu’il y a la nièce du curé…

Mme Delaperche s’impatientait :

— Enfin, dit-elle, si vous ne voulez pas me conduire, je vais monter toute seule. C’est au troisième, dites-vous…

— Oui, madame… je vous accompagne…

Et tous deux gravirent l’escalier, Mme Delaperche, très pressée, montait même deux marches à la fois… Elle avait évidemment hâte de surprendre son époux et de lui faire la scène qu’elle avait dû préparer depuis son départ de la capitale le matin même.

« Mon mari m’attend ». Ah ! certes, non, Delaperche n’attendait pas son épouse… Il était même loin de penser à elle ; il ne pensait même plus au discours qu’il devait prononcer à l’inauguration du Congrès des Fabricants de moteurs à soufflets…

Pour le moment, il était tout entier aux charmes de la jeune Ernestine, laquelle se prêtait à toutes les fantaisies de son nouvel amant au point même qu’elle en oubliait de sonner, pour appeler Gaby… suivant leurs conventions…

Elle y pensa au moment même que Mme Delaperche arrivait sur le palier… suivi de l’employé préposé au bureau d’entrée…

— Justement, fit ce dernier, M. Delaperche appelle…

Loin d’appeler le chef de bureau du Ministère de l’Enseignemeht technique avait précipitamment pris le bras d’Ernestine.

— Malheureuse ! lui disait-il… Que fais-tu ?… Pourquoi as-tu sonné ?…

Et Ernestine répondit :

— Je ne sais pas !… C’est un mouvement nerveux… malgré moi !… C’est de ta faute aussi…

Anatole n’eut pas le temps de se disculper.

La porte de sa chambre venait de s’ouvrir. Le bouton de la lumière électrique était tourné, et la pièce inondée de clarté…

Un cri, un cri de femme s’éleva :

— Ah !… Anatole ! Anatole !… Qu’as-tu fait ?… Bandit !… C’était bien pour cela que tu ne voulais pas m’emmener !…

En voyant son épouse surgir ainsi, le pauvre Delaperche resta tout pantois.

Il ne savait que dire… Il risqua pourtant un « mais… » qui fut immédiatement couvert par la voix de son épouse :

— Tais-toi ! Tais-toi… Tu n’es qu’un infâme individu !

Et se tournant vers l’employé, elle ajoutait :

— Vous êtes témoin, monsieur, vous êtes témoin !…

— Je vous en prie, madame, ne faites pas de scandale !…

— Non… Pas de scandale… répéta Anatole qui crut devoir intervenir timidement…

— Laissez-moi tranquille, ignoble individu !… Ne m’approchez pas !…

Et Mme Delaperche, au lieu de se calmer, se mit à pousser des cris perçants, piquant tout d’un coup une effrayante crise de nerfs…

Le vénérable abbé… voisin de chambre d’Anatole… était le premier sur les lieux du drame. Il cherchait quelqu’un… lorsqu’il aperçut l’épouse du chef de bureau s’agitant et poussant des cris stridents.

Et Gustave ne put s’empêcher de faire cette réflexion :

— Quel besoin a donc Gaby de se mettre dans cet état.

Néanmoins, il s’approcha et lui tapa dans les mains pour la faire revenir à elle…

Bientôt tous les locataires de l’étage furent sur les lieux du drame ; Mme Delaperche s’agitait, criant son infortune conjugale.

— Mon mari… C’est mon mari… avec la bonne de l’hôtel !… C’est une infamie… en mission officielle… Il déshonore la République !

Le patron de l’hôtel était lui-même arrivé…

Et Nicéphore Polyphème ne fut pas moins surpris que Gustave en reconnaissant dans la femme légitime d’Anatole Delaperche la soi-disant nièce que le curé lui avait fait engager la veille comme servante.

— Eh bien… quoi ! ma petite… qu’est-ce que vous avez ? Est-ce que vous devenez folle ?…

Mais Gaby, alias Mme Delaperche, le prit de très haut :

— Folle… dit-elle… Folle !… Vous-pourriez me parler autrement et ne pas me confondre avec vos boniches qui débauchent les hommes mariés.

L’hôtelier n’en revenait pas ; il n’y comprit plus rien du tout lorsque son employé lui prenant le bras, lui dit :

— C’est Mme Delaperche !… Elle est mal tombée !…

On pense qu’elle était mal tombée !…

Le scandale fut considérable.

Dès le lendemain, le journal d’Ixy, hostile au Gouvernement, racontait la scène de l’hôtel du Grand-Cerf… et naturellement, Anatole Delaperche était rappelé à Paris par le ministre de l’Enseignement technique, qui avait ouvert contre lui une enquête adnmmistrative.

Mme Delaperche avait refusé de regagner le domicile conjugal, elle était restée à Ixy afin, disait-elle, de réunir les éléments nécessaires à son instance en divorce… Elle avait signifié, en effet, à son « indigne époux » qu’il devait se résigner à cette éventualité…

Nul ne sera surpris d’apprendre qu’elle n’était pas restée à l’hôtel du Grand Cerf, mais avait loué une chambre dans un autre hôtel, même assez éloigné, ce qui lui permettait de rencontrer plus facilement Gustave, qui avait jeté aux orties avec plaisir sa soutane de faux abbé…

— Tu vois, mon chéri, lui disait-elle gentiment, tu vois comme je l’ai eu, mon mari !…

— Ainsi, c’était toi, la femme de Delaperche… Et tu avais l’air de ne pas te souvenir de son nom.

— C’était exprès, grand bête ! à cause de ton ami Edgard pour qu’il ne se doute de rien… Tu ne t’es pas demandé, non plus, pourquoi j’étais si facilement entrée dans votre complot, alors que la veille je m’y refusais ?

— Non ?

— Naturellement, tu as trouvé cela tout naturel… Eh bien ! mon petit, c’est parce que j’ai eu peur, pendant quelques heures, de te perdre… Alors, je me suis dit que, pour t’avoir tout à moi, il fallait absolument que je divorce…

— Pourquoi ?

— Pour que tu m’épouses parbleu !… Edgard et toi me devez bien cela…

Gustave ne répondit pas. Comme ce silence inquiétait Gaby, elle se jeta amoureusement contre lui :

— Oh ! mon chéri… mon chéri… Ne refuses pas ? Penses à tout ce que j’ai fait par amour pour toi !… Je ne veux pas que tu en aimes une autre… Non je ne veux pas, jamais !…

Et Gaby se fit si tentante, que Gustave promit tout ce qu’elle voulut.

Il fit mieux que de promettre, et il est certain que si leur voisin de chambre avait eu, comme Anatole Delaperche, un discours à préparer, il n’eut pas moins été dérangé que le pauvre chef de bureau, lequel, pour le moment, gémissait sur la malchance qui s’était acharnée après lui…

Gustave et Gaby, égoïstement heureux, ne songeaient même plus à Edgard, lorsque celui-ci arriva brusquement chez eux le lendemain matin.

— Je me suis échappé une minute, dit-il… pour venir vous serrer la main, et vous remercier… car je suis en mission officielle…

— Pas possible !

— Oui, c’est moi qui ai été désigné…

— Pour remplacer Delaperche ? reprit Gaby.

— Ah ! Ah ! Vous vous rappelez son nom aujourd’hui…

— Je vous crois ! C’était le mien encore il y a trois jours…

— Comment ?

— C’est vrai, tu ne sais pas tout, reprit Gustave.

Et il raconta à son ami quel rôle avait joué sa maîtresse ; en apprenant que celle-ci était la femme légitime de Delaperche, Edgard ne cacha pas sa contrariété, si bien que Gaby lui dit :

— Ça a l’air de vous ennuyer ?…

— Oui… un peu… Car j’avais une mission privée à remplir auprès de vous, de la part du directeur du cabinet, qui m’avait chargé de vous rechercher à Ixy et de vous faire savoir, de sa part, qu’il vous assurait de toutes ses sympathies, enfin de tâter le terrain un peu pour savoir si maintenant que vous êtes libre…

— Je ne suis pas libre… Je suis avec Gustave… pour la vie !… Pas vrai, mon chéri !…

— Oh ! oui ! Bien sûr !… fit Gustave…

Cependant si Gaby avait été plus prudente, elle eût réservé pour l’avenir le directeur du cabinet…

Mais l’avenir, c’est si loin… quand le présent est là, sous la main !

On inaugura quand même le Congrès des Fabricants de moteurs à soufflets, et Edgard Lambier souleva un tonnerre d’applaudissements, lorsqu’il s’écria :

« Le Gouvernement de la République à tenu à confier à un enfant d’Ixy la mission de rendre hommage à la mémoire d’Isidore Tranchard, dont je m’honore d’être le compatriote et même le descendant par alliance… »

Tous les Ixois félicitèrent le jeune attaché et Gustave glissa même le soir, au banquet, dans l’oreille du maire :

— Lambier est bien en cour à Paris… Il faudrait à Ixy un député comme lui.

— Peut-être bien que vous avez raison, répondit le premier magistrat municipal qui était un ennemi personnel du représentant d’Ixy au Palais-Bourbon. Ça, c’est une idée !…

Anatole Delaperche devait se souvenir longtemps de son court voyage dans la patrie d’Isidore Tranchard.

Non seulement, il avait été sévérement blâmé, non seulement il avait perdu sa femme… mais encore il avait hérité d’Ernestine ; la bonne de l’hôtel du Grand-Cerf qui l’avait suivi à Paris, s’était installée chez lui et ne le lâchait plus.

— Tu me dois bien une réparation, lui disait-elle, pour t’avoir débarrassé de ta femme qui te faisait cocu… et pour m’avoir publiquement déshonorée !

Anatole ne voulait pas croire que Gabrielle l’ait trompée. Quant au déshonneur public d’Ernestine, il trouvait que celle-ci l’avait peut-être elle-même beaucoup aidé à le perpétrer…

Mais il était lâche et résigné, et il subissait Ernestine, ne doutant pas qu’elle le cocufierait, elle, réellement à la première occasion.