Éditions Prima (Collection gauloise ; no 61p. 39-48).

vi

Scandales ! Scandales !



Une seule personne en l’occurrence aurait peut-être pu sauver l’envoyé du ministre, c’était Mme Anatole Delaperche ! En effet, rien de tout cela ne serait arrivé, si cette dernière avait accompagné son mari ! Il eut été en tout cas impossible à la servante de se glisser insidieusement dans le lit du voyageur officiel persécuté par des voisins trop bruyamment amoureux.

Mais l’épouse du haut fonctionnaire n’était pas là… Elle avait évidemment manqué le train du matin, et, comme elle n’avait pas d’auto à sa disposition, sans doute avait-elle dû, la mort dans l’âme, se résigner à attendre l’express du soir pour rejoindre le lendemaïn seulement le mari qui l’avait si cavalièrement quittée…

Cet express du soir arrivait bien à Ixy-sur-Loire à minuit, mais il était peu probable que Mme Delaperche vint précisément demander son mari à l’hôtel du Grand-Cerf, car elle ignorait où il était descendu.

Et pourtant… Mais n’anticipons pas !

Gaby et Gustave n’étaient plus ensemble dans la chambre voisine de celle où s’ébattaient Anatole et Ernestine.

Gaby, qui s’était cachée derrière le rideau de la fenêtre pendant qu’Anatole fouillait le placard et avait subrepticement gagné le placard pendant que le même Anatole inspectait le dessous du lit, Gaby s’était prestement revêtue de sa robe… si légère qu’elle avait pu la dissimuler dans le fond du chapeau de prêtre de son ami…

C’était tout habillée, qu’elle avait, si nous pouvons dire, joué la suite de la pièce.

Puis, lorsque la servante était entrée chez le voisin, elle avait dit à Gustave :

— Continue à faire du bruit tout seul, je vais prendre la place de la bonne pour être prêtre à accourir dès qu’elle sonnera.

Et, ramassant sa valise, la jeune femme avait gagné la chambre qu’elle partageait avec Ernestine.

Elle avait d’ailleurs pris ses précautions de façon à te que les événements ne fussent pas trop précipités :

— Tâche de tenir au moins une demi-heure, avait-elle dit à la servante… Amusez-le d’abord !

Hélas ! Ernestine n’avait pas tenu plus de cinq minutes.

Mais comme elle était consciencieuse, elle amusait Anatole « après » au lieu de « d’abord », attendant que la demi-heure fut écoulée pour sonner !…

Elle était tranquille, puisque la servante d’occasion la remplaçait à son poste…

Il ne pourrait rien arriver d’extraordinaire !…

Minuit et quart !

Les quelques voyageurs venant du train de Paris se répandaient dans les hôtels proches de la gare ; ainsi que l’était celui du Grand Cerf !

Une jeune femme élégante se présenta au bureau de celui-ci.

Et comme l’employé de l’hôtel lui demandait aimablement :

— Vous désirez une chambre, madame ?…

Elle répondit :

— Je désire voir M. Delaperche qui loge ici.

— Mais à cette heure, il est impossible de le déranger…


Tu me dois bien une réparation (page 48).

— Pour d’autres peut-être, mais pas pour moi. Je suis Mme Delaperche… et mon mari m’attend.

Cette dernière phrase était prononcée avec la plus grande assurance, ainsi qu’il sied à un mensonge effronté… mais le ton sur lequel elle fut dite convainquit complètement l’employé qui déclara :

— C’est au troisième étage, chambre 28…

— Conduisez-moi…

— Attendez ! Je vais appeler la servante de l’étage.

Mais il eut beau sonner au troisième. La bonne ne répondit pas…

— C’est étrange ! fit l’employé. Pourtant elles sont deux ce soir, puisqu’il y a la nièce du curé…

Mme Delaperche s’impatientait :

— Enfin, dit-elle, si vous ne voulez pas me conduire, je vais monter toute seule. C’est au troisième, dites-vous…

— Oui, madame… je vous accompagne…

Et tous deux gravirent l’escalier, Mme Delaperche, très pressée, montait même deux marches à la fois… Elle avait évidemment hâte de surprendre son époux et de lui faire la scène qu’elle avait dû préparer depuis son départ de la capitale le matin même.

« Mon mari m’attend ». Ah ! certes, non, Delaperche n’attendait pas son épouse… Il était même loin de penser à elle ; il ne pensait même plus au discours qu’il devait prononcer à l’inauguration du Congrès des Fabricants de moteurs à soufflets…

Pour le moment, il était tout entier aux charmes de la jeune Ernestine, laquelle se prêtait à toutes les fantaisies de son nouvel amant au point même qu’elle en oubliait de sonner, pour appeler Gaby… suivant leurs conventions…

Elle y pensa au moment même que Mme Delaperche arrivait sur le palier… suivi de l’employé préposé au bureau d’entrée…

— Justement, fit ce dernier, M. Delaperche appelle…

Loin d’appeler le chef de bureau du Ministère de l’Enseignemeht technique avait précipitamment pris le bras d’Ernestine.

— Malheureuse ! lui disait-il… Que fais-tu ?… Pourquoi as-tu sonné ?…

Et Ernestine répondit :

— Je ne sais pas !… C’est un mouvement nerveux… malgré moi !… C’est de ta faute aussi…

Anatole n’eut pas le temps de se disculper.

La porte de sa chambre venait de s’ouvrir. Le bouton de la lumière électrique était tourné, et la pièce inondée de clarté…

Un cri, un cri de femme s’éleva :

— Ah !… Anatole ! Anatole !… Qu’as-tu fait ?… Bandit !… C’était bien pour cela que tu ne voulais pas m’emmener !…

En voyant son épouse surgir ainsi, le pauvre Delaperche resta tout pantois.

Il ne savait que dire… Il risqua pourtant un « mais… » qui fut immédiatement couvert par la voix de son épouse :

— Tais-toi ! Tais-toi… Tu n’es qu’un infâme individu !

Et se tournant vers l’employé, elle ajoutait :

— Vous êtes témoin, monsieur, vous êtes témoin !…

— Je vous en prie, madame, ne faites pas de scandale !…

— Non… Pas de scandale… répéta Anatole qui crut devoir intervenir timidement…

— Laissez-moi tranquille, ignoble individu !… Ne m’approchez pas !…

Et Mme Delaperche, au lieu de se calmer, se mit à pousser des cris perçants, piquant tout d’un coup une effrayante crise de nerfs…

Le vénérable abbé… voisin de chambre d’Anatole… était le premier sur les lieux du drame. Il cherchait quelqu’un… lorsqu’il aperçut l’épouse du chef de bureau s’agitant et poussant des cris stridents.

Et Gustave ne put s’empêcher de faire cette réflexion :

— Quel besoin a donc Gaby de se mettre dans cet état.

Néanmoins, il s’approcha et lui tapa dans les mains pour la faire revenir à elle…

Bientôt tous les locataires de l’étage furent sur les lieux du drame ; Mme Delaperche s’agitait, criant son infortune conjugale.

— Mon mari… C’est mon mari… avec la bonne de l’hôtel !… C’est une infamie… en mission officielle… Il déshonore la République !

Le patron de l’hôtel était lui-même arrivé…

Et Nicéphore Polyphème ne fut pas moins surpris que Gustave en reconnaissant dans la femme légitime d’Anatole Delaperche la soi-disant nièce que le curé lui avait fait engager la veille comme servante.

— Eh bien… quoi ! ma petite… qu’est-ce que vous avez ? Est-ce que vous devenez folle ?…

Mais Gaby, alias Mme Delaperche, le prit de très haut :

— Folle… dit-elle… Folle !… Vous-pourriez me parler autrement et ne pas me confondre avec vos boniches qui débauchent les hommes mariés.

L’hôtelier n’en revenait pas ; il n’y comprit plus rien du tout lorsque son employé lui prenant le bras, lui dit :

— C’est Mme Delaperche !… Elle est mal tombée !…

On pense qu’elle était mal tombée !…

Le scandale fut considérable.

Dès le lendemain, le journal d’Ixy, hostile au Gouvernement, racontait la scène de l’hôtel du Grand-Cerf… et naturellement, Anatole Delaperche était rappelé à Paris par le ministre de l’Enseignement technique, qui avait ouvert contre lui une enquête adnmmistrative.

Mme Delaperche avait refusé de regagner le domicile conjugal, elle était restée à Ixy afin, disait-elle, de réunir les éléments nécessaires à son instance en divorce… Elle avait signifié, en effet, à son « indigne époux » qu’il devait se résigner à cette éventualité…

Nul ne sera surpris d’apprendre qu’elle n’était pas restée à l’hôtel du Grand Cerf, mais avait loué une chambre dans un autre hôtel, même assez éloigné, ce qui lui permettait de rencontrer plus facilement Gustave, qui avait jeté aux orties avec plaisir sa soutane de faux abbé…

— Tu vois, mon chéri, lui disait-elle gentiment, tu vois comme je l’ai eu, mon mari !…

— Ainsi, c’était toi, la femme de Delaperche… Et tu avais l’air de ne pas te souvenir de son nom.

— C’était exprès, grand bête ! à cause de ton ami Edgard pour qu’il ne se doute de rien… Tu ne t’es pas demandé, non plus, pourquoi j’étais si facilement entrée dans votre complot, alors que la veille je m’y refusais ?

— Non ?

— Naturellement, tu as trouvé cela tout naturel… Eh bien ! mon petit, c’est parce que j’ai eu peur, pendant quelques heures, de te perdre… Alors, je me suis dit que, pour t’avoir tout à moi, il fallait absolument que je divorce…

— Pourquoi ?

— Pour que tu m’épouses parbleu !… Edgard et toi me devez bien cela…

Gustave ne répondit pas. Comme ce silence inquiétait Gaby, elle se jeta amoureusement contre lui :

— Oh ! mon chéri… mon chéri… Ne refuses pas ? Penses à tout ce que j’ai fait par amour pour toi !… Je ne veux pas que tu en aimes une autre… Non je ne veux pas, jamais !…

Et Gaby se fit si tentante, que Gustave promit tout ce qu’elle voulut.

Il fit mieux que de promettre, et il est certain que si leur voisin de chambre avait eu, comme Anatole Delaperche, un discours à préparer, il n’eut pas moins été dérangé que le pauvre chef de bureau, lequel, pour le moment, gémissait sur la malchance qui s’était acharnée après lui…

Gustave et Gaby, égoïstement heureux, ne songeaient même plus à Edgard, lorsque celui-ci arriva brusquement chez eux le lendemain matin.

— Je me suis échappé une minute, dit-il… pour venir vous serrer la main, et vous remercier… car je suis en mission officielle…

— Pas possible !

— Oui, c’est moi qui ai été désigné…

— Pour remplacer Delaperche ? reprit Gaby.

— Ah ! Ah ! Vous vous rappelez son nom aujourd’hui…

— Je vous crois ! C’était le mien encore il y a trois jours…

— Comment ?

— C’est vrai, tu ne sais pas tout, reprit Gustave.

Et il raconta à son ami quel rôle avait joué sa maîtresse ; en apprenant que celle-ci était la femme légitime de Delaperche, Edgard ne cacha pas sa contrariété, si bien que Gaby lui dit :

— Ça a l’air de vous ennuyer ?…

— Oui… un peu… Car j’avais une mission privée à remplir auprès de vous, de la part du directeur du cabinet, qui m’avait chargé de vous rechercher à Ixy et de vous faire savoir, de sa part, qu’il vous assurait de toutes ses sympathies, enfin de tâter le terrain un peu pour savoir si maintenant que vous êtes libre…

— Je ne suis pas libre… Je suis avec Gustave… pour la vie !… Pas vrai, mon chéri !…

— Oh ! oui ! Bien sûr !… fit Gustave…

Cependant si Gaby avait été plus prudente, elle eût réservé pour l’avenir le directeur du cabinet…

Mais l’avenir, c’est si loin… quand le présent est là, sous la main !

On inaugura quand même le Congrès des Fabricants de moteurs à soufflets, et Edgard Lambier souleva un tonnerre d’applaudissements, lorsqu’il s’écria :

« Le Gouvernement de la République à tenu à confier à un enfant d’Ixy la mission de rendre hommage à la mémoire d’Isidore Tranchard, dont je m’honore d’être le compatriote et même le descendant par alliance… »

Tous les Ixois félicitèrent le jeune attaché et Gustave glissa même le soir, au banquet, dans l’oreille du maire :

— Lambier est bien en cour à Paris… Il faudrait à Ixy un député comme lui.

— Peut-être bien que vous avez raison, répondit le premier magistrat municipal qui était un ennemi personnel du représentant d’Ixy au Palais-Bourbon. Ça, c’est une idée !…

Anatole Delaperche devait se souvenir longtemps de son court voyage dans la patrie d’Isidore Tranchard.

Non seulement, il avait été sévérement blâmé, non seulement il avait perdu sa femme… mais encore il avait hérité d’Ernestine ; la bonne de l’hôtel du Grand-Cerf qui l’avait suivi à Paris, s’était installée chez lui et ne le lâchait plus.

— Tu me dois bien une réparation, lui disait-elle, pour t’avoir débarrassé de ta femme qui te faisait cocu… et pour m’avoir publiquement déshonorée !

Anatole ne voulait pas croire que Gabrielle l’ait trompée. Quant au déshonneur public d’Ernestine, il trouvait que celle-ci l’avait peut-être elle-même beaucoup aidé à le perpétrer…

Mais il était lâche et résigné, et il subissait Ernestine, ne doutant pas qu’elle le cocufierait, elle, réellement à la première occasion.