Éditions Prima (Collection gauloise ; no 61p. 1-9).

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Des voisins bruyants



Lorsque M. Anatole Delaperche avait loué une chambre à l’Hôtel du Grand Cerf, il s’était assuré que cet établissement était bien le plus sérieux de la ville, que l’on n’y recevait que des clients habitués en lesquels on pouvait avoir toute confiance et que les couples irréguliers étaient inexorablement proscrits par le patron de l’hôtel, M. Nicéphore Polyphème.

Il fallait toutes ces assurances à M. Anatole Delaperche, homme sérieux et fonctionnaire respectable, chef de bureau au Ministère de l’Enseignement technique, délégué par le ministre pour le représenter au Congrès des fabricants de moteurs à soufflets.

Or, ce congrès se tenait précisément à Ixy-sur-Loire, petite ville qui avait été choisie parce qu’elle avait été la patrie d’Isidore Tranchard, l’inventeur du moteur à soufflets.

Anatole Delaperche devait prononcer le discours inaugural du Congrès et rappeler à ce propos la vie et les déboires du malheureux Isidore, abandonné de tous, trahi par sa femme même qui avait déserté le foyer conjugal pour suivre un amant, mourant ignoré et pauvre alors que son invention merveilleuse devait faire la fortune de tant de capitalistes.

Et le chef de bureau s’était dit : « Ce soir, avant de me coucher, je potasserai mon discours. Mieux, je l’apprendrai par cœur, ainsi que font les grands orateurs. Je recommencerai demain soir et après-demain je serai en forme… très en forme ! »

C’est pourquoi, M. Anatole Delaperche se félicitait d’être descendu dans un hôtel convenable où nul ne le viendrait déranger, où aucun bruit ne le gênerait pour l’étude du panégyrique d’Isidore Tranchard,

Il avait, pour en être mieux sûr, jeté un coup d’œil, au dîner, sur les convives présents à la table d’hôtel, et avait constaté avec plaisir qu’il ne se trouvait parmi eux qu’un abbé vénérable, une demoiselle déjà mûre et quelques vieux messieurs très sérieux comme lui-même, qui sans doute, étaient des congressistes tôt arrivés.

— Tout va bien ! se disait-il… Tout va bien !

Et il se retira dans ses appartements, résolu à aborder sans tarder l’étude de sa harangue.

C’est à peine s’il prit garde à la servante qui, avant de se retirer, lui dit avec un sourire :

— Monsieur ne désire rien ?… Si Monsieur a besoin de quelque chose, le bouton électrique est à la tête de son lit. Monsieur n’aura qu’à sonner.

— Non, avait-il répondu, je n’ai besoin de rien.

— C’est bien. Alors, il ne me reste plus qu’à souhaiter à Monsieur une bonne nuit.

Et la soubrette se retira.

À peine avait-elle refermé la porte sur elle qu’Anatole Delaperche se précipita vers sa malle, en sortit un épais rouleau de papier, sur lequel était dactylographié son discours et s’écria :

— Et maintenant, à nous deux… Isidore Tranchard !

Il toussa trois fois, étudia la position en se plaçant devant la glace de l’armoire et commença :

Messieurs et très honorés collègues,

Au nom du ministre, qui regrettera éternellement que les devoirs de sa charge le retiennent loin de nous… en ce beau jour

Il ne poursuivit pas plus avant. De la chambre contiguë à la sienne, un bruit soudain lui était parvenu. Il pensa :

— Ce n’est rien ! C’est un locataire qui rentre !…

Le locataire rentrait, en effet. Et, bientôt rassuré, Anatole Delaperche reprenait le fil de son discours :

Je suis heureux de saluer en vous l’élite

Mais une seconde fois il s’arrêta. De la chambre contigüe toujours, parvenait un bruit de voix… et l’orateur officiel n’eut pas de peine à reconnaître que cette voix était celle d’une femme qui chantait (oh ! horreur !) La trompette en bois.

Ah ! dis, chéri ! Ah ! Joue-moi-z’en !

Anatole Delaperche était atterré. Ainsi, c’était cela, la maison tranquille !… Quels étaient donc ces voyageurs qu’il n’avait pas vus au dîner ? Sans doute un jeune ménage arrivé dans la soirée.

— Eh bien ! Ça va être amusant !… maugréa-t-il.

Il ajouta :

— Enfin ! Tâchons de ne pas y prendre garde.

Et il se replongea dans son discours, répétant :

Le ministre regrettera éternellement que les devoirs de sa charge

Mais la voix moqueuse reprenait :

Ça doit être épatant
Ah ! dis, chéri ! Joue-moi-z’en !

Anatole se bouchait les oreilles. Il marchait de long en large, parlant plus haut, lançant des lambeaux de phrases comme pour couvrir le couplet qui l’horripilait :

Le moteur à soufflets, cette merveille… est aujourd’hui

Et la voix vengeresse répliquait :

Une trompette… en bois.

Si bien qu’au bout d’un quart d’heure Anatole, perdu, constatait avec désespoir qu’il mélait la chanson à son discours et répétait que « le gouvernement était en bois » et que le ministre avait déclaré, en parlant des moteurs à soufflets : Ah ! dis, chéri ! Joue-moi-z’en !

Il avait la tentation de frapper à la cloison, mais il se retint et décida de se coucher en se disant : Demain, je demanderai à changer de chambre.

Avant de s’endormir, il essaya cependant encore de reclasser ses idées et voulut une dernière fois relire son discours.

Le papier à la main, il déclamait :

La République…

Et l’écho de la chambre voisine lui renvoyait :

Elle est en bois !

Mais alors c’était une voix masculine qui parlait, une voix masculine à laquelle un timbre féminin répondit bientôt :

— Oh ! penses-tu qu’elle est en bois !… Je vois bien que non, moi !

Il ne s’agissait évidemment pas de la République, peut-être même pas de la trompette. Anatole n’eut, d’ailleurs, pas le temps de s’en inquiéter, car, bientôt, il n’était plus question de trompette du tout et les paroles dont l’écho parvenait aux oreilles du chef de bureau étaient autrement significatives.

Ce n’était, il est vrai que des exclamations et des cris : « Ah ! mon chéri ! mon chéri ! Ô Gustave !… Gustave !… » Mais ces cris suffirent pour mettre le comble à l’indignation d’Anatole Delaperche, qui sauta en bas de son lit et s’écria :

— C’est dégoûtant ! dégoûtant l… Je vais leur apprendre, moi, à se tenir convenablement.

D’un pas résolu, il se dirigea vers la chambre voisine et heurta la porte violemment.

Il crut entendre un éclat de rire féminin.

Comme on tardait à lui ouvrir, il frappa derechef.

— Voilà ! Voilà | répondit la voix masculine. Que voulez-vous à cette heure indue ?

— Ouvrez ! Ouvrez tout de suite ! cria Anatole Delaperche.

Il ne perçut plus alors que les pas lourds du locataire de la chambre qui venait tirer le verrou, et, quelques secondes plus tard, l’huis s’ouvrait tout grand.

Le chef de bureau resta pétrifé à la vue du personnage qui se dressait devant lui et qui n’était autre que le vénérable abbé entrevu à la table d’hôte.

Tout de même était-il possible que ce respectable ecclésiastique se livrât dans cette chambre d’hôtel à de bruyants ébats amoureux en compagnie d’une personne inconnue ?…

Anatole Delaperche cependant n’avait pas la berlue, il avait bien entendu.

— Monsieur l’abbé, dit-il, je regrette infiniment de vous déranger, mais les cloisons qui séparent les chambres sont minces, et j’aime mieux vous dire que l’on entend tout au travers,

— Vraiment ? fit le prêtre en marquant le plus grand étonnement ?… Qu’avez-vous donc entendu ?…

— J’ai entendu… J’ai entendu… enfin, vous le supposez bien.

— J’ignore ce que vous voulez dire. Je me suis endormi en lisant mon bréviaire et je vous avoue qu’aucun bruit insolite n’est parvenu à mes oreilles.

— Votre bréviaire ! Vous lisiez votre bréviaire !… s’écria courroucé le représentant du ministre. À d’autres !

Et il se dirigea vers le lit, précipitant à terre l’édredon, relevant draps et couvertures.

Mais le lit était vide, contrairement à l’attente d’Anatole.

— Que faites-vous ? demandait l’abbé.

L’autre ne répondit pas. Il avait bondi vers la porte d’un placard qu’il ouvrait.

Mais il n’y avait dans le placard que le chapeau et la soutane du curé.

Le chef de bureau ne voulait pas s’avouer vaincu. Il s’était mis à plat ventre et son regard scrutait l’étroit espace qui séparait le lit du plancher… vainement d’ailleurs, car, pas plus que dans le placard, une femme ne s’y cachait.

— À la fin, cher monsieur, je me demande ce que vous cherchez ! fit l’abbé.

Et il ajouta, à mi-voix, comme se parlant à lui-même :

— Cet homme est fou !…

Si bas que ces mots eussent été prononcés, ils avaient été entendus d’Anatole Delaperche, qui se releva aussitôt.

— Non, dit-il, non, je ne suis pas fou ! Et je croyais bien que c’était de cette chambre que venaient les chants et les cris qui m’importunaient tout à l’heure.

— Qu’allez-vous prétendre ? Je vous affirme que je lisais mon bréviaire… Vous pouvez le voir encore ouvert sur la table de nuit…

Évidemment, le prêtre devait avoir raison.

Il ne restait plus à Anatole qu’un parti à prendre, s’excuser, ce qu’il fit, tout penaud d’avoir osé suspecter un honorable abbé.

Celui-ci le reconduisit jusque sur le seuil de sa chambre.

— Sans doute, lui dit-il, ces bruits proviennent-ils d’une autre pièce. Écoutons un peu, si vous le voulez…

Voyons… ce n’est pas la chambre à droite de la mienne… ni celle d’en face.

Tous deux allèrent coller leur oreille aux portes donnant sur le palier, mais aucun écho du Trompette en bois ne parvint jusqu’à eux…

— Peut-être avez-vous eu une hallucination, cher monsieur, dit l’abbé. Le mieux est d’aller vous recoucher…

Anatole Delaperche fut bien obligé de suivre ce conseil ; il se confondit de nouveau en excuses et rentra dans sa chambre…

Il se remit au lit, mais le sommeil ne voulait pas venir.

Il crut alors pouvoir reprendre l’étude de son discours.

Mais à peine avait-il commencé à déclamer que les refrains de la Trompette en bois venaient de nouveau l’interrompre.

— C’est une erreur d’acoustique, dit-il. Cela doit venir de l’autre chambre !…

Et, se relevant à nouveau, il allait heurter à la porte de la pièce contiguë à celle qu’il occupait, mais de l’autre côté…

Cette fois, il se trouva nez à nez avec la vieille demoiselle d’âge mûr qui poussa un cri effarouché en le voyant, se blottit sous ses couvertures et s’exclama :

— Allez-vous-en ! Allez-vous-en !… Ah ! mon Dieu !… C’est un satyre !… Il va me violer…

Anatole Delaperche n’avait nulle envie de faire subir les derniers outrages à cette vieille fille… Non…

Un coup d’œil circulaire dans la chambre lui permit de se rendre compte que la voyageuse était seule et rien ne pouvait faire supposer qu’elle couchât un amant auprès d’elle. La logique voulait d’ailleurs, que cet amant se fût immédiatement montré pour défendre sa compagne.

— Allez-vous-en ! criait la vieille fille… ou j’appelle les domestiques !

Le pauvre chef de bureau dut encore un coup, faire des excuses et regagner sa chambre.

— Rien ! dit-il… rien ! Et cependant j’ai bien entendu !… Le curé a beau prétendre que ce sont des hallucinations, je ne le crois pas… Non… Je ne le crois pas !…


La robe de Gaby était tombée (page 20).

Comme pour lui donner raison, au même moment, la voix féminine qu’il avait déjà perçue, répétait :

Ah ! dis chéri ! Ah ! Joue-moi-z’en !