La Chaîne des dames/Madame Marcelle Tinayre

G. Crès (p. 237-249).


MARCELLE TINAYRE


Marcelle Tinayre naquit un jour que Vénus errait sur la terre avec les Jeux et les Ris ! Comme elle criait en son berceau et trépignait ainsi que les nouveau-nés ont coutume de le faire, des ombres illustres, poursuivies par les regrets d’amour, se détachèrent du divin cortège et la vinrent bercer.

La première, qui était grande et forte, portait sur ses cheveux noirs le turban du grand Turc. Elle secoua rudement le poupon et dit d’une voix éclatante :

— Tais-toi ! garde tes pleurs et ta force pour l’Amour, sans lequel tu ne seras rien. Apprends de lui le plaisir, l’art et l’éloquence et, s’il t’échappe, poursuis-le jusqu’au cap Misène, où tu rencontreras Corinne, qui t’attend.

Une autre plus douce en ses façons, cajola l’enfant, qui la regardait sans la voir. Elle portait sur sa tête blanche coqueluchon de dentelle ; affiquets brodés sur sa robe de soie puce. Son haleine embaumait la bergamote.

— Do, l’enfant do ! Garde tes gémissements pour l’Amour ; tu en feras de belles chansons, qui te rendront célèbre parmi les hommes. Lis ma Chatte blanche et mes fictions : apprends de moi comment l’on console les cœurs qu’Amour a blessés.

À peine avait-elle dit qu’une ravissante personne s’approcha du berceau et dorlota l’enfant. Ses beaux cheveux blonds tombaient en longues boucles sur sa gorge de neige, et sa robe d’organdi s’étalait autour d’une crinoline. Un air de distinction, mêlé aux feux de la volupté, donnait à son visage un attrait enchanteur.

— Il n’est qu’aimer pour plaire, chuchota la coquette, suis-moi en tes écrits et enseigne avec esprit, comme je le fis dans mes chroniques de la Presse, par quels dons de nature, par quels artifices un cœur se donne, se garde et se reprend !

Mais la belle des belles, qui portait une robe de cour, et montrait généreusement ce sein qui était semblable à la rose nouvelle, se saisit de l’enfant et, au lieu de le bercer et le baisoter, le souleva dans les airs et le tendit vers l’autel où le dieu bande son arc.

— Apprends qu’en ce monde, dit-elle, nul bien n’égale la Volupté, il la faut savoir goûter en toute indépendance de corps et d’esprit. Sache que les hommes jouissent de mille libertés que les femmes ne goûtent pas. C’est pourquoi je me suis faite homme et le proclame parce que je suis philosophe et que je suis Ninon.

Et comme elle reposait l’enfant en son berceau, après cette exhortation hardie, survint une dame du bel air qui baisa le nouveau-né sur la bouche et se contenta de mêler son souffle avec le sien. Or, en ce souffle passa tout l’esprit du grand siècle, il n’en faut pas douter, puisqu’en partant cette dame illustre laissa sur le berceau la plume d’or qui avait signé la Princesse de Clèves !

Staël ! d’Aulnoy ! Girardin ! Ninon ! La Fayette, berceuses de rêve, c’est vous qui avez mis le mot divin sur ses lèvres et, formant sa pensée, son goût et ses inclinations, avez commandé à celle qui n’avait pas vingt ans de se lever entre toutes les femmes pour célébrer l’amour et son tourment !

Du diable si quelqu’un se doutait de cette prédestination ! Marcelle Tinayre grandit comme toutes les jeunes filles françaises qui aiment le travail et l’étude. Elle conquit sa peau d’âne en un temps où les jeunes demoiselles n’osaient se lancer dans les études qu’exige le bachot. Pour échapper à Sèvres, qui la guettait, et à cet avenir d’universitaire qui lui semblait dépourvu de tout charme, elle se maria, épousant le graveur dont elle a rendu le nom célèbre. Le temps d’être mère une, deux, trois fois ; d’organiser le ménage d’artistes ; de coudre layette et vêtements, comme une jeune femme courageuse et modeste, qui sait le prix de l’argent, et voilà que la grâce se manifeste et qu’il devient visible aux yeux de tous, même des siens, que c’est bien là une affaire de prédestination. Il lui a suffi de « piquer l’étrangère » pour que naquit son premier roman, suivi de plusieurs autres : l’Amour qui pleure, la Rançon, l’Oiseau d’orage, Avant l’Amour, Hellé.

Marcelle Tinayre est emportée par la force qui va diriger toute sa vie, comme un fleuve magnifique. Elle écrit, elle écrit sans se décourager du mauvais sort, des obstacles qu’elle rencontre, des refus qui ajournent la publication. Qu’importe un retard, elle arrivera, elle en est sûre, et cet optimisme bienfaisant illumine des années de jeunesse qui sont des années de labeur, car la lutte est dure à qui veut vivre de sa plume.

Ses romans solidement construits et pris directement dans la vie qui l’entoure révèlent, aux environs de 1900, un talent tout moderne, mais respectueux de la tradition classique, une sensibilité frémissante, une curiosité de tout ce qui s’exerce librement comme le voulait Ninon de Lanclos, la première et la plus exquise des féministes !

Son intelligence, vive et claire, s’attaqua aux problèmes du jour. Il n’en est pas de plus prenant que celui de l’affranchissement moral et social de la femme. Un grand combat se livre de toutes parts pour renverser les préjugés qui interdisent à une femme bien née de s’instruire, de penser et de vivre avec la liberté d’un homme.

À ce point de vue, les premiers romans de Marcelle Tinayre ont servi la grande cause du féminisme ; elle est entrée dans la lutte, comme la jeune amazone Perseis, défendant le bouclier d’Alexandre ; plus heureuse que son héroïne, elle a gardé la vie en gagnant la victoire. Il faut donc considérer ces premiers romans comme autant de documents sur cette période de l’émancipation des femmes, et comme des œuvres déjà parfaites par la beauté de la forme, la souplesse du langage, et sa pureté, qui est celle du grand siècle.

Ceux mêmes qui repoussent le féminisme avec horreur, parce qu’ils l’imaginent sous les traits d’une femme à barbe, se laissent séduire par la justesse de cet esprit dont la virilité se cache sous la grâce. L’originalité du talent de Marcelle Tinayre est dans cette alliance qui lui valut de prendre place tout de suite parmi les femmes célèbres, à côté de ces romancières bien différentes. d’elle : la tendre et douloureuse Jeanne Marni, la fougueuse Georges de Peyrebrune, l’imaginative Daniel Lesueur, la savante Jean Bertheroy. Sa Rebelle lui gagnait tous les cœurs, la Maison du Péché lui gagna tous les suffrages, ceux des philosophes croyants ou libertins, ceux des esprits de combat, qui s’étonnèrent que d’une main si sûre et si expérimentée une femme pût conduire la lutte dramatique qui est engagée dans un cœur où règne une austère janséniste, que va renverser l’épicurien, apportant avec lui la volupté et ses délices.

Ce roman reste l’œuvre maîtresse de Marcelle Tinayre, parce qu’il est le plus riche en philosophie, en méditation, en expérience, et puisqu’il est entendu qu’on est la femme d’un seul livre, elle est et restera l’auteur de la Maison du Péché.

Il lui advint à ce propos une folle histoire, qui montre à quel point les femmes qui divaguent attachent de prix aux lauriers de la Muse. Au moment où tout Paris admirait cette œuvre méditée longtemps et peut-être vécue, un cri s’éleva de la mer d’Italie :

— Au voleur ! On m’a pris mon livre ! Une jeune fille jure par le dieu des chrétiens que c’est elle l’auteur de la Maison du Péché, elle forge une histoire, elle invoque sa réputation de poétesse qui s’étend sur le rivage de la Spezzia ; elle s’échauffe, montre aux passants qui viennent de France des lettres louangeuses de nos plus grands écrivains ? Là-bas, un doute plane sur cette maternité de l’œuvre ? On a beau dire aux partisans de la demoiselle qu’ils sont dans l’erreur, qu’une enfant de dix-huit ans n’est versée ni dans la philosophie ni dans l’amour, au point d’écrire un roman si brûlant de passion. Elle ne s’en dédit pas ! Tant de beaux livres qui ont suivi la Maison du Péché prouvent enfin aux Italiens que le reste n’est que mensonge. Mais ce mensonge ne sera pas le dernier. Ne s’est-il pas trouvé un jour sur mon chemin une demoiselle qui n’était pas de la Spezzia, mais de Saintes, pour réclamer, à cor et à cri l’un de mes livres, la Bachelière, dont elle revendiquait la maternité. Qu’est-ce que prouve ce double incident ? Que dans certains cas pathologiques, les femmes qui se croyaient jadis reines de France, ou pape, ou démon, et le proclamaient dans leur folie, se contentent aujourd’hui de se dire les auteurs d’un livre, quand il a du succès.

En ce temps-là, Marcelle Tinayre, qui n’avait pas encore trente ans, était une jeune femme, petite, simple, mince, agile, et rieuse. Sa voix était pleine de douceur, ses grands yeux noirs, dans le silence, se voilaient de brume ; ils étincelaient de malice quand la conversation s’animait ; elle avait un teint de fleur des champs, de beaux cheveux noirs souples et vivants, une bouche éclatante, que le sourire sauvait de la mélancolie. À cause de sa grâce indolente et de sa vivacité subite, on la comparait à Joséphine de Beauharnais durant qu’elle était heureuse ! Le bonheur a beaucoup embelli Marcelle Tinayre, et Mme Marguerite Durand, qui l’eut à la Fronde pour collaboratrice, en même temps que Judith Cladel, Harlor, Andrée Viollis, Louise Debor, Myriam Harry, pourrait l’en féliciter autant que d’avoir poursuivi sans arrêt sa glorieuse carrière, mais regretter, pourtant, qu’une femme d’esprit, pour une boutade de gosse à la Poulbot, perdît l’espoir de voir le ruban rouge fleurir son corsage. Baste, il lui restera le collier de perles… qu’elle préféra !

L’effort de Marcelle Tinayre en vingt-cinq ans de carrière a été magnifique. Elle a promené son inspiration en Italie, et nous avons eu la Douceur de vivre ; en Grèce, et nous avons eu Perséphone, après avoir eu les Notes d’une voyageuse en Turquie, lorsqu’elle visita Constantinople et Andrinople. De ses promenades en France, Corrèze, Provence, elle nous laissa l’Ombre de l’amour, la Vie amoureuse de François Barbazange. À l’heure où les Françaises donnaient à la patrie, d’un cœur ardent et déchiré, leurs époux, leurs frères, leurs amants, leurs fils, Marcelle Tinayre écrivait son chant du Départ : La Veillée des armes. Elle nota, en articles qui ne sont pas réunis en volume, ses impressions sur la vie guerrière à Salonique ; n’avait-elle pas risqué le torpillage du bateau-hôpital qui l’emmenait vers l’Orient, toute brûlante d’ardeur patriotique, de curiosité et de passion.

Sa dernière œuvre : le Bouclier d’Alexandre, venant après Perséphone, indique une évolution sensible du talent de Marcelle Tinayre, qui aborde le merveilleux, non pas comme Gérard d’Houville retrouvant Merlin l’Enchanteur, non pas comme telle autre qui cherche les traces de Mélusine, mais comme une jeune Grecque du temps de Platon qui revivrait les âges héroïques où le Centaure protégea l’Amazone « tueuse d’hommes ».

Voici donc Marcelle Tinayre engagée sur la route des héros et des demi-dieux. Il ne lui reste qu’un pas à faire — tout au plus un pont à traverser, qui est le pont des Arts — pour être devant les Immortels !

Allons, messieurs de l’Académie française, un bon mouvement. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Ouvrez, de par Dieu ! Ouvrez, c’est une femme ! Mais la Renommée vous crie : « Qu’importe, place au talent ! »