Lemerre (p. 181-187).


XXXVI

les deux qui sont morts


J’accusais le curé à tort. Aujourd’hui même j’ai reçu sa visite. Mais cette visite ne produira pas l’effet que l’excellent homme en espère, car il voulait me faire renoncer au trésor, et n’a réussi qu’à me rendre plus certain de son existence.

J’étais dans ma chambre en train de paperasser, quand, m’approchant de la fenêtre, j’ai aperçu l’abbé Sèbe qui, discrètement, comme s’il avait peur d’être épié, sortait par la petite porte du presbytère, regardait la tour, et se dirigeait de mon côté.

Pendant la demi-heure qui précède la fin du jour, rues et ruelles sont désertes. Dans leurs maisons, dont le toit fume, les femmes enfermées préparent le repas du soir ; les hommes ne rentrent pas encore des champs. L’abbé Sèbe pouvait venir chez moi sans rencontrer personne.

Après quelques instants, on frappe. C’est l’abbé, visiblement ému et gêné. Il souffle, il s’essouffle pour deux misérables étages, lui qui gravissait, sans perdre haleine, les plus escarpés raidillons ; et son chapeau, pétri à deux poings, prend des formes extraordinaires.

Je lui offre, pour le mettre à l’aise, un verre d’eau-de-vie de myrte. Il s’assied, nous trinquons alors seulement il ose parler.

— « Voilà ! s’écrie-t-il, par la faute de Ganteaume, deux hommes qui s’aiment et s’estiment, en sont réduits à ne plus se voir. »

Ce début m’étonne.

— « Pourquoi donc ne nous verrions-nous plus, mon cher abbé, et, dans tous les cas, qu’est-ce que l’ingénieux Ganteaume peut avoir à faire en ceci ?

— Ganteaume ! Mais vous ignorez donc son dernier exploit ? Vous ne savez pas que, devenu le disciple du vieux Peu-Parle et partageant toutes ses folies, il a essayé, avant-hier, d’évoquer le diable, à minuit, dans un carrefour ? Ne dites pas non ; je l’ai surpris, debout, le grimoire à la main, au milieu d’un rond, entre trois cierges. Je descendais, mon clergeon éclairant le chemin avec la lanterne, du Mas des Truphémus où j’étais allé porter le bon Dieu. Ganteaume criait, se démenait…

— Et le diable n’est pas venu ?

— Non ! mais au seul aspect de mon ombre, au seul aspect de la lanterne, Ganteaume, pris de male-peur, a laissé là ses cierges et couru jusqu’au village. J’avais ordonné au petit clergeon de se taire. Malheureusement, il a bavardé. Et, déjà compromis comme chercheur de trésors, vous voilà en train de passer pour sorcier, grâce à Ganteaume. Au four, au lavoir, à la fontaine, partout où se trouvent deux commères, il ne s’agit plus que de vous… Et de moi aussi, hélas ! car, ayant essayé de vous défendre, les gens me soupçonnent déjà d’être du noir complot ourdi par vous contre la Chèvre d’Or ! »

L’abbé riait. Mais tout à coup devenu grave :

— « Écoutez ! ajouta-t-il, par mon caractère, par ma robe, je suis responsable de la paix du village, et les choses qui s’y passent depuis quelques jours m’ont douloureusement affecté.

« Je ne vous accuse pas, je m’accuse. J’aurais dû garder le silence au sujet de l’inscription de l’ermitage, j’aurais dû vous tenir caché le livre de raison des Gazan. Mais puisque c’est fait, le mieux sera que vous sachiez tout.

« Je ne dirai pas : dans votre intérêt ! mais, dans l’intérêt de M. Honnorat, dans celui de Mlle Norette, partez, renoncez à la Chèvre d’Or. Vous reviendrez plus tard, après six mois, un an, quand les préventions auront disparu, quand les colères seront apaisées.

« Vous avez le droit, sur des espérances peut-être chimériques, de risquer votre tranquillité, non celle des autres. Or, Galfar est capable de tout, et un crime ne se prévient pas. »

Je voulus interrompre l’abbé. Mais il avait pris le livre de raison, parmi mes papiers, sur ma table :

— « Si vous saviez ! Toujours la Chèvre d’Or a attiré quelque malheur sur la demeure des Gazan ; c’est pour cela qu’ils n’en parlent jamais et que personne ne leur en parle… Bien des pages, vous avez dû le remarquer, manquent à ce livre. C’est moi-même qui, à la prière de Mme Honnorat expirante, les ai toutes arrachées et brûlées pour faire disparaître les dernières traces d’un drame presque oublié aujourd’hui, mais dont le sanglant souvenir s’éleva longtemps, comme un mur de haine, entre les Galfar et les Gazan. Toutes les pages ? Non ! Avant de me confier le livre, Mme Honnorat, de ses mains tremblantes, se faisant aider par Norette, qui pouvait avoir douze ans, en déchira une, qu’elle garda… Peut-être cette page contenait-elle le secret du trésor ? Peut-être Mlle Norette la possède-t-elle encore ? Peu importe ! Ce sont là secrets de famille qu’il ne m’appartient pas de pénétrer.

« Mais en présence de l’aventure où vous paraissez vouloir vous engager, j’ai le devoir de vous faire connaître, comme exemple, l’événement tel qu’il était relaté sur les pages par moi détruites.

« Vers l’année 1500, deux cousins, l’un Gazan, l’autre Galfar, se trouvèrent en rivalité pour épouser une cousine. Non qu’ils l’aimassent ! Elle était, il est vrai, admirablement belle ; mais aussi pauvre l’un que l’autre, s’étant ruinés, l’aîné à faire ses caravanes sur mer, l’autre dans les tripots d’Avignon sous prétexte d’étudier la médecine, c’est surtout le secret du trésor qu’ils désiraient d’elle.

« Aucun ne voulait céder. Ils se querellèrent, et le cadet souffleta l’aîné.

« Puis, sans que personne les vît, un soir, tous deux Caïn, tous deux Abel, ils allèrent dans la montagne, du côté de la chapelle que déjà un ermite gardait.

« Au milieu de la nuit, l’ermite crut rêver que quelqu’un frappait de grands coups à sa porte, et s’éveillant, il entendit crier : « Au secours ! J’ai tué mon frère ! » Alors, étant sorti, il vit à la clarté des étoiles, dans l’herbe du cimetière, un jeune homme étendu, dont un cavalier, plus âgé, mais lui ressemblant singulièrement, soutenait la tête.

« Comme le jeune homme se mourait, l’ermite le confessa. Et quand le jeune homme fut mort, le cavalier qui se tenait debout, appuyé au mur, dit : « Mon père, il est grand temps que vous « me confessiez aussi ! » Alors l’ermite, se retournant, vit sur son pourpoint ensanglanté le manche d’un long poignard qu’il s’était planté dans la poitrine. Et quand il fut confessé, le cavalier retira la lame et se coucha dans l’herbe à côté de l’autre, dont il baisait en pleurant les cheveux et les yeux.

« Le matin, au moment de les ensevelir, on les trouva enlacés si étroitement que, pour séparer leurs cadavres, il aurait fallu briser les os des bras. On les mit ensemble, sans cercueil, dans la même fosse, et une messe fut fondée pour l’âme des deux qui sont morts.

« C’est après-demain, jour anniversaire, conclut l’abbé en se levant, que je célèbre cette messe.

— J’y assisterai dévotement avec Ganteaume, afin qu’on cesse de nous croire sorciers.

— Vous ne partez donc pas ?

— Non, certes ! même après cet émouvant récit.

— À votre volonté ! Mais il n’est pas prudent de tenter Dieu ! »