Lemerre (p. 152-159).


XXXI

sainte sare


— « Bon ! conclut Norette, ceci n’est rien, puisque j’ai tout de même mon bouquet… Voyons, Ganteaume : le ruban ? le cierge ? le carré de drap rouge ? »

Ganteaume sort tout cela de l’inépuisable panier.

— « Et maintenant il s’agirait de ne plus perdre une minute si nous voulons passer par le Pas du Sarrasin… Ganteaume, appelez Misé Jano. Heureusement que la brume ne doit pas s’étendre bien bas, et que je sais le bon chemin. »

En effet, la brume n’était qu’une ligne mince et droite, coupant la montagne. En quelques pas nous l’avions franchie ; et tandis que ses légers flocons enveloppaient encore Misé Jano et Ganteaume, nous nous trouvions déjà, avec Norette, dans la lumière et le soleil.

Quel est ce Pas du Sarrasin où me mène Norette ?

Car Norette, je m’en aperçois, commence à me mener où elle veut, et mes amis s’amuseraient, eux qui ont connu mon indépendance, de me voir, en l’honneur de la Chèvre d’Or, obéir ainsi à ses caprices. Mais est-ce que depuis quatre jours, depuis l’aventure des fleurs jetées, j’y songe seulement à cette Chèvre d’Or ?

Norette daigne m’expliquer que le Pas du Sarrasin est un étroit défilé fermant, du côté de la mer, le plus important des trois vallons qui conduisent au Puget-Maure. Il s’y est jadis livré des batailles, et, de chaque côté, s’amorçant à la roche, on voit des restes de barricade.

— « La chose pourra peut-être vous intéresser, monsieur le savant ! »

Pourtant, dans la pensée de Norette, notre excursion n’a rien de spécialement archéologique. Le Pas du Sarrasin s’ouvre presque en plaine, à un demi-kilomètre de la route menant à Fréjus. L’endroit, quoique sauvage et solitaire, est accessible aux chariots ; et les Bohémiens, avec leurs caravanes roulantes, se détournent volontiers pour y faire halte, lorsque au changement de saison ils rejoignent leurs quartiers d’hiver.

Or les Bohémiens sont arrivés. Ils attendent Norette avertie et qui doit leur confier une mission des plus graves. Comme ils se rendent à Notre-Dame-de-la-Mer, c’est eux que Norette chargera de déposer le bouquet noué du ruban et de faire brûler le cierge sur le tombeau de sainte Sare.

— « Sainte Sare ?

— Vous ne connaissez pas sainte Sare, la fidèle servante des Trois Maries, qui, venue avec elles en Provence, après la mort du Christ, sur une barque sans voile et sans rames, mourut près de Marie Jacobé et de Marie Salomé, en l’île de Camargue, entre les deux Rhônes, pendant que Marie-Magdeleine pleurait au désert ?

« D’Aigues-Mortes à Fos, le long du golfe, autour des grands étangs, il n’y a pas un matelot, pas un pêcheur, pas un gardien de taureaux et pas un meneur de cavales, qui ne connaisse sa légende !

« Depuis, dans la magnifique église que la Provence leur a bâtie, Jacobé avec Salomé habitent, au-dessus de l’autel, une chapelle aérienne d’où l’on voit, mon père m’y conduisit, étant petite, des plages sans fin et la mer.

« Sainte Sare, dédaignée, se contente d’une humble crypte, où seuls, ou peu s’en faut, les Bohémiens la vénèrent parce qu’elle était, prétendent-ils, de leur race et de leur couleur… »

Nous approchions du campement, presque désert, les hommes et tout ce qui avait plus de dix ans étant parti en expédition, dès le matin. Rien qu’une vieille femme restée pour faire bouillir le pot, soigner le cheval, et surveiller une demi-douzaine de marmots noirs comme charbon, qui, tout nus, se roulaient dans l’herbe.

C’est à la vieille précisément que Mlle Norette avait affaire.

Elle a donné le morceau d’étoffe rouge à la vieille qui, tout de suite, où diantre la coquetterie va-t-elle se nicher ? se l’est épingle au corsage. Puis elles se sont mises à causer, me regardant, tandis que le plus jeune et le plus crépu des marmots tétait, le ventre en l’air, cramponné aux poils dorés de Misé Jano, et que les autres donnaient l’assaut aux débris de provisions restés dans le panier que Ganteaume ne quitte point. Après quoi, tous, y compris le nourrisson improvisé, sont venus me mendier quelques pincées de tabac pour bourrer leurs pipes, culottées déjà, et se faire des cigarettes.

La vieille nous a dit :

— « Vivez sans crainte ! Avant qu’il soit huit jours, le cierge brûlera sur le tombeau, près de ces fleurs dont les graines vinrent d’Orient ; et j’aurai, pour vous la rendre favorable, dit les paroles en langue inconnue que sainte Sare aime entendre. »

Elle ajoute, s’adressant à moi :

— « Tout le bonheur vous était dû ! »

Puis, à Norette, avec des douceurs dans la voix, des nuances de flatterie qui m’étonnent un peu dans cette bouche d’immémoriale sorcière :

— « Elle est si noble ! elle est si belle, la demoiselle du Puget-Maure ! Belle et brune comme Sara, noble comme la princesse dont elle m’apporta les fleurs. Si elle voulait, nous la ferions reine. Mais elle ne veut pas, son Destin est ailleurs… Nous la ferions reine au village des Saintes, selon la coutume, dans le rond de nos chariots, sur un trône en plein air, parée de diamants et d’or. Et le peuple l’admirerait, et de la voir ainsi, les gardiens de Camargue, serrant le mors à leurs chevaux blancs, envieraient et deviendraient pales… »

La vieille ne s’arrêtait plus.

— « Partons ! » dit Norette qui feignait de rire, mais visiblement gênée, en ma présence, par ce flux d’énigmatiques paroles.

Le soleil avait disparu. Nous dûmes nous presser pour être de retour au Puget-Maure avant la nuit.

Cependant Norette, ingénument exaltée, me racontait qu’elle s’appelait Sara, comme sa mère, et que sainte Sare était leur patronne. Maintenant, elle se sentait plus heureuse, sûre de la protection de sainte Sare pour quelque chose qu’elle ne me disait pas, mais que son regard, bien qu’à chaque fois il se détournat du mien, me faisait deviner.

Sans la présence de Ganteaume, Norette m’en eût peut-être dit davantage !

Malgré l’impatience de M. Honnorat, dont l’appétit n’avait pas attendu, et la sourde révolte de Saladine, elle voulut encore me montrer, avant le dîner, un morceau de bois assez informe que je n’avais pas remarqué dans son musée des souvenirs.

— « Tenez ! la voilà, sainte Sare, la protectrice des Gazan ! Nous l’avons depuis plus de trois cents ans dans la famille. Admirez-la, au moins. Elle n’est pas belle, mais je l’aime. »

C’était une de ces antiques images dont la dorure, en s’oxydant, prend des tons d’ébène, et que l’imagination populaire transforme volontiers en vierges noires longtemps enfouies, puis un beau jour miraculeusement découvertes, dans quelque hallier qu’on défriche, par les deux bœufs de labour meuglant et agenouillés.

Seulement, sainte Sare, avec son profil oriental, très caractéristique malgré la naïveté du ciseau, avec les légères traces d’or restées aux plis du long manteau et aux torsades de la coiffure, avait un petit air païen qu’en général les vierges n’ont pas, et ressemblait à une sultane qui aurait tant soit peu ressemblé à Norette.