Lemerre (p. 137-141).


XXVIII

au jardin


M. Honnorat possède, au pied de sa tour, un jardin dont il est très fier.

Un jardin ? non ! un ressaut du roc aplani, entouré d’un mur, et, de tous les côtés, dominant l’abîme.

Ce mur retient un peu de terre végétale trouvée dans les fentes, laquelle terre, se mêlant aux débris du roc lui-même, friable pierraille en train de fondre et de se pulvériser au soleil, constitue un problématique humus qui, ailleurs, ne suffirait pas à nourrir les sobres racines de l’ortie ou de la ronce, mais dont se contentent, en ce climat béni, trois pieds d’orangers, un laurier, une bordure de romarin, quelques fruits et quelques légumes.

Le tout, tant bien que mal, arrosé par l’eau rare d’une citerne que M. Honnorat ménage avec parcimonie.

La nuit approchant, je m’étais accoudé au parapet de ma terrasse, sans motif, histoire de réjouir mes regards des changeantes splendeurs de l’horizon qui, là-bas, s’empourpre ; et peut-être aussi parce que, juste sous la place que j’ai choisie, se trouve un banc de pierre, qu’un laurier ombrage, où, quelquefois, Mlle Norette aime s’asseoir.

Comme l’après-midi a été brûlante et que plantes et fleurs s’inclinaient altérées, Mlle Norette et Saladine font ruisseler largement, joyeusement, l’eau de la citerne, au grand désespoir de M. Honnorat, qui proteste.

Mlle Norette rit. Les voix montent dans l’air frais du soir.

— « Dès que l’on touche au robinet, s’écrie Saladine en montrant M. Honnorat, on dirait que son sang se verse. »

Et Mlle Norette ajoute :

— « Père sème ses haricots par gloire, moi, je leur donne à boire par pitié. »

Puis M. Honnorat est sorti, toujours en querelle avec Saladine, et Mlle Norette est restée seule.

Je suis descendu au jardin.

Mlle Norette m’a dit :

— « Je vous avais vu, je vous attendais. »

Elle m’a dit cela d’un air tranquille, ingénument, sans fausse honte, en personne sure d’elle-même et sûre de moi.

Mais, ayant prononcé le mot de départ, tout à coup je l’ai vue devenir subitement pâle, de cette pâleur mate des brunes qui les fait ressembler au marbre des statues.

Les paupières baissées sans doute pour ne pas pleurer, immobile, oui ! la petite Norette était de marbre. Et quand elle m’a regardé, dans ses yeux où des larmes montaient, il y avait une immense tristesse.

Sans une parole, elle m’a fait signe de l’attendre.

Elle est allée jusqu’à sa chambre chercher la boîte des souhaits, symbolique coffret où tiennent ses espérances et ses bonheurs de jeune fille : et l’ayant ouvert, l’ayant vidé, elle m’a montré, pêle-mêle avec l’œuf, le sel et la quenouille, vingt bouquets pareils à celui que je lui ai offert, les uns frais encore, et les autres déjà flétris.

— « Mes fleurs, mes pauvres fleurs ! soupirait-elle. J’étais, chaque matin, si contente de les trouver, là, sur ce banc, frileuses, baignées de rosée… Je les réchauffais sur mon cœur, sachant qu’elles venaient de vous… Je me disais : il n’ose pas me les donner lui-même ; mais il est brave, c’est un homme : le courage, un jour ou l’autre, lui viendra… Le courage vous était venu, puisque hier vous m’avez offert un bouquet de ces mêmes fleurs, devant mon père… Et, maintenant, vous nous quittez !… Que vous importe notre amitié ! Que vous font les pleurs de Norette ? »

Son désespoir s’en allait en larmes. Et, ne comprenant pas, mais délicieusement ému, je ne pus m’empêcher de sourire, quand j’entendis Norette, dans mes bras, entre deux sanglots, s’écrier d’une voix redevenue enfantine :

— « Ah ! je suis malheureuse et bien punie de tant aimer quelqu’un que je ne connais presque pas ! »

Qu’ai-je répondu ? Je l’ignore. Mais, quand nous sommes sortis du jardin, Mlle Norette ne pleurait plus, et, malgré mes dénégations étonnées, on m’avait prouvé que c’était moi qui, chaque soir depuis vingt jours, laissais, du haut de ma terrasse, tomber un bouquet sur le banc aimé de Norette.

Le diable, évidemment, se mêle de mes amours et cette histoire de bouquets cache quelque sorcellerie.

Ne cherchons pas. Le mieux est encore de laisser aller les choses. Est-il tant besoin de comprendre pour être heureux ?