Lemerre (p. 69-72).


XIV

le passage d’âne


Dans cette originale maison, presque confortable grâce à Norette, où les chambres n’ignorent pas les tapis, où partout, sur les paliers et les degrés, reluit la brique vernissée, un détail m’étonne : le corridor.

Pour s’harmoniser à l’élégance de sa voûte, il faudrait là, usé au besoin, quelque dallage héraldique en belle faïence blanche et bleue comme en fabriquaient Moustiers ou Varages.

Mais non ! le corridor est pavé ; la rue s’y continue, poussant sauvagement jusqu’au bas de l’escalier les terribles galets pointus dont le village se hérisse.

Très plaisants d’aspect ces galets, polis qu’ils sont et devenus nets comme marbre sous l’opiniâtre travail de Saladine, à qui son obstination balayante a valu le surnom de Gratte-Caillou.

« Dàu, Gralo-caillàu ! » lui crient les gamins quand elle veut les empêcher de piller ses figues.

Et je regrette de n’être pas géologue, car j’aurais là, variés et multicolores, comme derrière la glace d’une vitrine, des spécimens de toutes les roches alpestres que nos torrents roulent à la mer.

Mais ils restent pointus quand même, ces galets ! « La mort des pieds, » dit Saladine ; et Mlle Norette dissimule mal l’ennui qu’elle a de ne pouvoir aller à sa porte en pantoufles.

J’ai interrogé Mlle Norette.

Elle m’a répondu : « C’est le chemin d’âne ! » et s’est tue, son œil noir, un peu endormi, s’allumant soudain de colère.

Plus calme, M. Honnorat a bien voulu m’expliquer la chose.

Avec la manie des partages particulière aux Provençaux, les immeubles à chaque succession nouvelle s’émiettent entre tous les co-héritiers. Qui veut être chez soi doit racheter la part des autres, pièce par pièce ; et certaines bicoques, pour revenir dans la main d’un seul propriétaire, exigèrent plus d’efforts et de diplomatie que n’en a mis la France à faire son unité.

Or le château n’appartient pas en entier aux Gazan, ce qui serait le rêve de Mlle Norette.

Depuis qu’elle travaille à le réaliser, Mlle Norette a pu, profitant d’une mort, obtenir, par l’échange d’un bout de pré, les appartements du cinquième ; elle a pu, moyennant quelques sacrifices, évincer un cordonnier qui battait son cuir dans le petit salon du rez-de-chaussée.

Mais il reste à conquérir l’écurie qui vaut bien cinquante francs, largement payée, et dont elle donnerait volontiers mille, car cet obscur réduit, situé tout au fond de la maison, comporte servitude.

Les papiers sont formels :

« Item, le propriétaire de l’écurie aura droit, perpétuellement, au passage qui sera pavé afin qu’âne chargé n’y glisse. »

Et, pour la commodité d’un âne, Mlle  Norette, qui enrage, meurtrit chaque jour ses pieds mignons.

Si au moins l’âne existait !

Non ; c’est un âne hypothétique, un être de raison, une fiction d’âne.

Il y en avait bien un autrefois que son maître, ce gueux de Galfar, proche cousin avec qui les Gazan sont brouillés, appelait Saladin à la grande fureur de Saladine. Mais voici beau temps que Galfar, coureur de cabarets, joueur comme les cartes, l’a perdu dans une partie de vendôme.

Ce qui ne l’empêche pas de garder l’écurie dont il fait sa chambre les jours où, avec son fusil et ses chiens, — Galfar est aussi un tantinet braconnier, — il monte au village, et d’exiger, insolent et narquois, le maintien du chemin d’âne, ni plus ni moins que lorsque son âne habitait là.