La Ceinture magique

Œuvres de J. B. RousseauChez Lefèbvre, LibraireTome IV (p. 143-184).
◄  Le Café

LA CEINTURE MAGIQUE, COMÉDIE EN UN ACTE. Représentée devant le roi, au mois de février 170 1.

AU LECTEUR. C'est ici un ouvrage de commande, et un travail de douze heures. Ainsi j'ai lieu d'espérer que les plaisanteries n'en seront point examinées trop sérieusement. On sait que l'Intention de la comédie est de faire rire, comme celle de la tragédie est de faire pleurer. Il n'y a rien de moins naturel que de voir Jupiter déclamant les vers d'Euripide, et Hercule négociant avec les oiseaux un passage pour la fumée des sacrifices. Cependant ces plaisanteries sont reçues dans Lucien et dans Aristophane, parce qu'elles excitent la passion, et que cette première règle couvre toutes les irrégularités. Il n'est donc pas nécessaire de justifier ici ce qui pourrait sembler un peu outré dans la petite comédie que l'on va voir, puisqu'on voulait qu'elle fût ainsi, et qu'elle a produit l'effet que l'on en attendait. Il serait peut-être plus à propos de rapporter à quelle occasion elle a été faite mais la modestie ne me permet pas de nommer au public tous les acteurs illustres qui ont bien voulu s'en faire un amusement. Il me suffit de conserver pour moi-même le souvenir éternel des bontés du grand prince qui m'en a fourni l'idée, et le trop juste regret d'une auguste princesse, à qui la France doit le plus cher objet de son amour, et qui en aurait fait elle-même le bonheur et les délices, si une mort prématurée ne l'eût enlevée à la fleur de son âge.


{{personnages|

MADAME MERLUCHE, vieille.

LUCETTE, sa nièce.

BALIVERNE, sa nièce.

OCTAVE, amant.

HORACE, amant.

TRUFALDIN, tuteur amoureux.

LE CAPITAIN, tuteur amoureux.

FRANCISQUE, homme d'intrigues. }}

La scène est dans une place publique.


Scène PREMIÈRE

Mme MERLUCHE, LUCETTE, BALIVERNE
MADAME MERLUCHE
Or ça, mes nièces, parlons un peu d'affaires. Vous commencez à devenir grandes filles, mes enfants ; et à votre âge, je le sais par mon expérience, les jours sont longs et les années sont courtes. Je crois qu'il est temps, ou jamais, de songer à vous pourvoir. Feu monsieur Goguelu, votre père, se voyant près d'aller rendre ses comptes en l'autre monde, s'avisa de faire un testament. Il eût bien mieux fait de mourir subitement, le pauvre homme ! Il n'eut pas cet esprit-là. Il vous laissa sous la tutelle, vous du Capitan, et vous du seigneur Trufaldin ; deux aussi grands benêts, sans les flatter, qu'il y en ait dans le pays. En cette qualité, il a réglé qu'ils pourraient vous épouser au bout de l'an, ou bien vous marier à leur fantaisie. Voilà l'année finie. Quelle est votre intention à toutes deux ?
LUCETTE

Hé mais, ma tante pour ce qui est de moi, dame, je ne sais pas que vous dire, car, voyez-vous une fille, enfin, vous comprenez bien.

MADAME MERLUCHE

Voilà une réponse fort claire. Et vous ?

BALIVERNE

Ah ma tante, en vérité, vous demandez là des choses bien extraordinaires. Comment voulez-vous qu'on vous réponde ? Et le moyen d'acheminer la pudeur et la bienséance aux termes d'une déclaration comme celle-là.

MADAME MERLUCHE

Oui ? Voilà donc votre réponse, mademoiselle Lucette ? Et vous, mademoiselle Baliverne, est-ce là tout ce que vous avez à me dire ?

BALIVERNE

Nous ne disons pas cela, mais enfin.

MADAME MERLUCHE

Vous ne dites pas cela, mais enfin. Mais enfin vous ne dites rien. Et moi, qui n'ai pas le loisir de lanterner, je suis votre servante. Faites vos affaires comme vous l'entendrez.

LUCETTE

Ah ! Ma tante, ne vous en allez pas.

BALIVERNE

Mon Dieu, ma tante, que vous êtes pressante ! Vous traitez les sentiments du coeur avec une autorité tyrannique, et vous ne leur donnez pas le temps de se développer par les gradations nécessaires.

MADAME MERLUCHE

Vous n'êtes pas mal impertinentes, mes petites nièces ! Mais enfin il n'y a qu'un oui ou un non qui servira. Vous Lucette, voulez-vous épouser le Capitan ? Eh quoi n'est-ce pas oui que vous dites ?

LUCETTE

Non, vraiment, ma tante.

MADAME MERLUCHE

Ah voilà parler. C'est quelque chose que cela. Et vous, êtes-vous dans la résolution de prendre Trufaldin pour mari ? Plaît-il ? Dépêchez-vous, je m'en vais.

BALIVERNE

Puisque vous me défendez de périphraser mes élocutions, et que vous exigez de mon ingénuité le laconisme d'une décision monosyllabique la particule négative est celle dont je me servirai pour vous répondre.

MADAME MERLUCHE
Voilà bien du Phébus pour dire non. Ah jeunesse, jeunesse ! Oh ça, puisque ces deux-là ne vous conviennent point, j'en ai deux autres à vous proposer, qui vous sont venus demander ce matin à moi. Le premier est un grand garçon.
BALIVERNE

N'est-ce pas un jeune homme qui vient quelquefois au logis ?

MADAME MERLUCHE

Cela se peut.

BALIVERNE

Qui est si bien fait et qui a des manières si polies?

MADAME MERLUCHE

Oui.

BALIVERNE

Qui est toujours vêtu si magnifiquement ?

MADAME MERLUCHE

Vous y êtes.

BALIVERNE

Qui s'appelle Horace ?

MADAME MERLUCHE

Justement.

BALIVERNE

Et qui loge dans la grande place, vis-à-vis la maison du gouverneur ?

MADAME MERLUCHE

C'est cela même.

BALIVERNE

Je ne le connais point.

MADAME MERLUCHE
Au diantre soit la petite mijaurée !
LUCETTE

Et qui est l'autre, ma tante ?

MADAME MERLUCHE

L'autre est un jeune homme du même âge riche, sage, bien fait, et qui s'appelle Octave. Vous riez ? Je vois bien que vous ne le connaissez pas, comme votre sœur.

LUCETTE

Pardonnez-moi, ma tante je le connais fort bien.

MADAME MERLUCHE

Elle est de bonne foi, celle-ci. Eh bien ! Consentez-vous à le recevoir pour époux ?

LUCETTE

Oui, ma tante.

MADAME MERLUCHE

Et vous, serez-vous bien aise d'épouser Horace ?

BALIVERNE

Je ferai tout ce qu'il vous plaira.

MADAME MERLUCHE
Voilà qui est bien. Rentrez chacune chez vous. Je vais parler à vos tuteurs. S'ils y consentent, l'affaire se consommera dès aujourd'hui et s'ils n'y consentent point, je saurai bien les y obliger par force ou par adresse.

Scène II

Madame Merluche, Trufaldin, Le Capitan.
LE CAPITAN

Qu'on porte mes armes chez le fourbisseur que mes pistolets soient bien nettoyés ; et que mon épée de combat soit prête au plus tard dans demi-heure.

TRUFALDIN

Je reviens dans le moment qu'on m'attende au logis, et qu'on ait soin de faire bien mitonner mon potage pour ce soir.

MADAME MERLUCHE

Ah ! Les voici fort à propos. Je vous cherchais messieurs ; et j'ai une proposition à vous faire, à tous deux.

TRUFALDIN

Me voilà prêt à vous ouïr.

LE CAPITAN

Parlez.

MADAME MERLUCHE

Vous êtes tuteurs de mes nièces. Elles sont en âge d'être pourvues, et je dois, comme leur tante, penser à leur établissement. Vous, seigneur Trufaldin, vous connaissez Horace ? Il vous demande votre pupille en mariage. Et vous, seigneur Capitan, Octave est de vos voisins; il est dans le des sein de prendre Lucette pour épouse. Voyez ce que vous avez à répondre. Allons seigneur Capitan.

LE CAPITAN

Répondez, seigneur Trufaldin.

TRUFALDIN

Je ne parlerai pas le premier.

LE CAPITAN

Parlez parlez, je vous le permets.

TRUFALDIN

L'honneur vous appartient.

LE CAPITAN

Eh bien je vous l'ordonne.

MADAME MERLUCHE

Il ne faut point tant de cérémonies pour dire une parole. Parlez, vous, seigneur Trufaldin : quelle réponse faut-il que je fasse à Horace ?

TRUFALDIN

Vous pouvez lui répondre qu'il n'a qu'a prendre parti ailleurs, et que je ne suis pas dans le sentiment de lui donner votre nièce.

MADAME MERLUCHE

Et par quelle raison, je vous prie ?

TRUFALDIN
Par la raison que je suis dans le dessein de la prendre pour moi.
MADAME MERLUCHE

Fort bien. Et vous, que souhaitez-vous que je dise de votre part à Octave ?

LE CAPITAN

Vous lui direz, que s'il veut avoir Lucette, il n'a qu'à la venir chercher au bout de cette épée.

MADAME MERLUCHE

Et pourquoi cela, s'il vous plaît ?

LE CAPITAN

Parce que je suis résolu, moi, de lui faire l'honneur de la prendre pour femme.

MADAME MERLUCHE

Je ne manquerai pas de leur dire cela de votre part : mais, en attendant, je puis vous répondre de la mienne, que mes nièces ne seront ni pour vous, ni pour vous.

LE CAPITAN

Pauvre femme ! Et ou diable pouvez-vous trouver un parti plus avantageux un parti en qui se rencontrent plus éminemment le bien, la noblesse, et la valeur ? Pour mon bien, il est connu de tout le monde. J'ai huitante mille écus, à quelques zéros près, de patrimoine. Quant à la noblesse cadédis, je descends, moi qui vous parle, en droite ligne de Nembroth et pour ce qui est de la valeur, celle d'Alexandre, celle de Thémistocle, de Scipion, de Pompée, de César ; vétilles. J'ai par-devers moi trente batailles plus sanglantes que celle du Granique, sans compter les combats singuliers, et les procédés, qui feront un jour le tableau le plus splendide du théâtre d'honneur.

MADAME MERLUCHE

Cela est vrai : témoin ce procédé que vous eûtes, il y a quelque temps, contre un passant qui vous donna je ne sais combien de soufflets, sans que vous vous missiez en défense.

LE CAPITAN

Fi donc ! Vous voulez que je m'aille commettre contre un fat, qui n'est peut-être pas gentilhomme ? D'ailleurs je ne fais rien, moi, qu'avec délibération. Ce coquin me prit pendant que je délibérais ; et dans le temps que j'allais prendre mon parti, le poltron s'esquiva.

MADAME MERLUCHE

Eh mon ami, croyez-moi, vous êtes vous-même le plus grand poltron qu'il y ait à vingt lieues à la ronde ; comptez là-dessus. Mais, pour couper court, j'ai à vous dire, en un mot comme en cent, que je ne me soucie ni de Nembroth ni de Faribroth ; que je suis la tante de mes nièces ; et qu'à moins qu'elles ne consentent à vous épouser, je seconderai de tout mon pouvoir tous les stratagèmes qu'Horace et Octave mettront en oeuvre pour vous les enlever à l'un et à l'autre.

TRUFALDIN

J'empêcherai bien qu'Horace ne me l'enlève et ma maison sera si bien fermée, que je défie homme vivant d'y entrer sans canon.

LE CAPITAN

Cadédis ! Si je vois Octave approcher mon hôtel de cinq cents pas, je le réduirai si bien en poussière, que le vent emportera ses cendres jusqu'à la moyenne région de l'air.

MADAME MERLUCHE

Sans tant de forfanterie, tâchez d'avoir entre ci et ce soir le consentement de mes nièces. Si vous me faites voir qu'elles vous aiment, je signerai la première à votre contrat. Sinon, je vous ferai connaître de quel bois se chauffe madame Merluche.

TRUFALDIN

Soit. Je rentre, et je vais sur-le-champ avoir une explication là-dessus.

LE CAPITAN

Je vais aussi faire expliquer Lucette. Souvenez-vous, cependant, que je suis le Capitan Escarbombardon de la Spopondrillade c'est tout dire.


Scène III

Madame Merluche, Horace, Octave.
LE BARON
Hé bien, madame, quelle réponse vous a-t-on faite ?
OCTAVE

Quelles nouvelles avez-vous à nous apprendre ?

MADAME MERLUCHE

Une bonne et une mauvaise. Mes nièces ne s'éloignent pas de vous épouser ; mais leurs tuteurs se sont mis dans la tête de les épouser eux-mêmes.

HORACE

Que ferons-nous pour détourner l'exécution de ce fatal dessein ?

OCTAVE

Quels moyens emploierons-nous pour empêcher ce funeste mariage ?

MADAME MERLUCHE

C'est à vous à y rêver. Ce sont deux hommes très propres à donner dans tous les panneaux qu'on leur voudra tendre. Mais ils vont être furieusement en garde contre vous. Votre soin est de faire en sorte de tirer mes nièces de chez eux pour les amener chez moi ; et le mien est de faire tenir vos contrats tout prêts, afin de profiter vite de l'occasion. Adieu. Songez à vos affaires je vais songer aux miennes.


Scène IV

Horace, Octave.
HORACE
Mon cher Octave, n'imaginez-vous rien pour détourner l'orage qui nous menace ?
OCTAVE

Non.

HORACE

Comment faire pour sortir du labyrinthe où nous sommes ?

OCTAVE

Je ne sais.

HORACE

Ce brutal de Trufaldin ne souffrira jamais que nous entrions chez lui.

OCTAVE

Et ce faquin de Capitan va être en garde contre toutes les tentatives que je pourrais faire pour parler à l'aimable Lucette.

HORACE

Nous ne pourrons pas même leur écrire.

OCTAVE

Qui est-ce qui rendrait nos lettres ?

HORACE

Tous nos valets leur sont connus.

OCTAVE

Quel parti prendre ? À quelle invention recourir ? Quelle résolution former ?

HORACE
Rêvez un peu de votre coté, tandis que je rêverai du mien.

Scène V

Horace, Octave, Francisque.
FRANCISQUE

Le mérite et les talents sont bien persécutés en ce siècle de fer ! J'ai toujours ouï dire que l'argent des sots est le patrimoine des gens d'esprit ; et cependant il n'est pas permis de prendre son bien où on le trouve, et vous êtes perpétuellement exposé aux irruptions de la populace, ou aux brutalités de la justice. Il faut voir si je serai plus heureux dans cette ville-ci que dans les autres ; et...

HORACE

Il me semble que j'ai vu ce coquin-là quelque part.

FRANCISQUE

Voilà un homme qui me connaît ; passons de l'autre côté.

OCTAVE

Que vois-je ? N'est-ce pas ? Oui. Eh ! C'est toi, mon pauvre Francisque ? Par quelle aventure te retrouvé-je en ce pays-ci ? Te voilà dans un plaisant équipage !

FRANCISQUE

Vous voyez un exemple des caprices de la fortune.

OCTAVE

Il semble que le ciel t'ait fait venir ici pour nous tirer d'embarras. Seigneur Horace, voilà l'homme qu'il nous faut le génie le plus heureux, l'esprit le plus fertile en expédients que nous puissions jamais trouver.

HORACE

J'ai quelque idée de l'avoir vu il n'y a pas longtemps.

OCTAVE

Qu'as-tu donc fait, depuis six ans que tu as quitté mon service ?

FRANCISQUE

Ma foi, monsieur, on a beau se tourmenter pour bien faire, quand on est né malheureux, on ne réussit jamais à rien. Au sortir de chez vous, me voyant en âge de prendre un parti, je m'étais jeté dans les finances. Nous étions cinq ou six qui avions fait une compagnie pour lever un droit sur les particuliers qui vont tard dans les rues. Cela allait assez bien dans les commencements ; mais dans la suite nous fûmes traversés. Un faux frère révéla les mystères de la société. Nous nous dispersâmes ; et moi, qui ai toujours eu les inclinations belliqueuses, je me jetai dans le parti des armes. Comme je ne trouvai pas d'abord d'occasion d'aller exercer ma valeur sur la frontière, je me suis mis à faire la petite guerre dans Paris, où en peu de temps je me rendis assez recommandable. Au bruit de mes grandes actions, le lieutenant-criminel fut curieux de me voir. Il m'envoya un de ses gentilshommes, et me témoigna qu'il serait bien aise que nous eussions un quart d'heure de conversation ensemble. Je ne pus me dispenser de lui particulariser quelques faits, dont il n'avait ouï parler qu'en gros. Il en fut charmé ; et, pour me récompenser, il me donna, de son pur mouvement, un emploi sur les galères de France. J'y ai servi cinq ans avec honneur je m'y suis fort distingué. Enfin, comme je n'exerçais que par commission, mon temps étant expiré j'ai été licencié et je me suis retiré dans cette province, en attendant quelque occasion qui puisse me conduire à un poste plus élevé.

OCTAVE

Je prends part aux dignités que ton mérite t'a procurées ; et...

HORACE

Ah par ma foi, je me le remets à son récit. C'est lui que j'ai vu, il y a six semaines, à Marseille, voler, en présence de toute la ville, le cheval d'un gentilhomme.

FRANCISQUE

Voler un cheval ! Vous me faites tort. Il est vrai que nous sortîmes ensemble de la ville à bride abattue mais ce ne fut pas ma faute.

HORACE
Comment ce ne fut pas ta faute ?
FRANCISQUE

Non vraiment. Comme je passais par une petite rue fort étroite, je trouve un cheval, qui était justement en travers du chemin. Je me mis en devoir de passer par derrière. On me cria prenez garde, il vous donnera un coup de pied. Je voulus aller par devant. On me dit n'avancez pas, il vous mordra. Si bien donc que, de peur d'être mordu ou estropié, il fallait nécessairement que je passasse par-dessus. Effectivement, je mis le pied dans un des étriers et je passai une jambe. Dans ce temps-là ce diable de cheval prend le mors aux dents, et m'emporte à vingt-cinq lieues de Là. Voyez, je vous prie si cela s'appelle voler un cheval ?

OCTAVE

Il a raison ce n'est pas lui qui emmena le cheval, c'est le cheval qui l'emmena.

HORACE

Voilà un compère qui a de l'esprit, et qui pourrait bien, s'il voulait, nous tirer de l'inquiétude où nous sommes.

OCTAVE
Or ça, mon pauvre Francisque, te sens-tu toujours ces nobles dispositions que je t'ai vues autrefois, ce génie heureux pour la fourberie, cette généreuse tendresse pour l'argent, ce vertueux mépris des coups de bâton et des étrivières ?
FRANCISQUE

Toujours Monsieur. Je n'ai point varié ; et depuis que je ne vous ai vu j'ai encore fortifié mes perfections de la connaissance de tous les arts qui peuvent enrichir la profession de fourbe. Je suis empirique, astrologue, maître en fait d'armes, tailleur serrurier, maître à danser. En un mot, j'ai cinquante-trois métiers, avec lesquels je meurs de faim c'est la vérité mais si dans l'un ou dans l'autre je puis vous être bon à quelque chose, vous pouvez disposer librement de mon savoir-faire.

OCTAVE

Il s'agit de tromper la vigilance de deux Argus qui tiennent dans l'esclavage deux filles qui sont sous leur tutelle.

HORACE

D'empêcher que ces deux brutaux n'épousent ces deux belles personnes.

OCTAVE

De faire en sorte de les tirer de leur maison pour les conduire chez leur tante, qui est dans nos intérêts.

HORACE

Et de trouver moyen de leur faire tenir à chacune une lettre, qui les instruise de ce que nous aurons imaginé.

OCTAVE
L'un d'eux est le Capitan Escarbombardon qui demeure dans ce logis.
HORACE

Et l'autre, nommé Trufaldin est logé dans cette maison.

FRANCISQUE

J'en ai déjà ouï parler comme de deux imbéciles à jouer par-dessous jambe et s'ils sont, comme on me les a dépeints, je vous les expédierai en bref, sur ma parole.

HORACE

J'entends ouvrir. Il ne faut pas qu'on nous voie ensemble. Sortons, et allons chez la tante concerter notre entreprise.


Scène VI

Trufaldin, Le Capitan.
TRUFALDIN

Eh bien ! Seigneur Capitan en quelles dispositions avez-vous trouvé Lucette ?

LE CAPITAN

Par la sandis, faut-il le demander ? N'étais-je pas sûr de mon fait ? Je ne suis pas moins l'amour des belles que la terreur des ennemis.

TRUFALDIN

Elle a consenti à votre mariage ?

LE CAPITAN

Au contraire ma présence a fait une si vive impression sur son cœur, qu'elle en a perdu le sens ; et au lieu de oui, qu'elle voulait dire, elle m'a toujours répondu non.

TRUFALDIN

Il faut que j'aie fait la même impression sur le cœur de la mienne ; car elle m'a répondu de la même manière.

LE CAPITAN

Je n'en ai jamais manqué une. Je n'ai besoin que d'un regard, d'un coup d’œil, je vous les ensorcelle toutes.

TRUFALDIN

Vous verrez que ces vives impressions-là seront cause que nous ne les épouserons ni l'une ni l'autre.

LE CAPITAN

La pudeur les retient, sur ma parole.

TRUFALDIN

Cela se pourrait bien ; car j'ai ouï dire à la mienne, qui lit les romans, qu'Astrée ne déclara sa passion à Céladon qu'à la fin du cinquième volume.

LE CAPITAN

Voilà le fait. Nous n'avons qu'à attendre. Elles y viendront tôt ou tard.

TRUFALDIN
Je trouve la chose assez problématique et je voudrais, pour beaucoup, être éclairci de la vérité.

Scène VII

Trufaldin, Le Capitan, Madame Merluche.
MADAME MERLUCHE

Je suis bien aise de vous rencontrer. On vient de m'adresser un homme admirable, un fameux astrologue qui est arrivé depuis peu en ce pays-ci. C'est un personnage extraordinaire, un homme qui possède la philosophie cabalistique, et les sciences divinatoires, comme celui qui les a faites. Il m'a dit du premier coup, tout ce qui m'est arrivé depuis que je suis au monde et il m'a assuré qu'il vous ferait voir, clair comme le jour, si vous êtes aimés de mes nièces. Vous savez que j'ai mis votre mariage avec elles à cette condition-là ; et j'en passerai par tout ce qu'il me dira.

TRUFALDIN

Envoyez-le-nous promptement, madame Merluche, envoyez-le-nous promptement.

LE CAPITAN

Quant à moi, je suis sûr de Lucette : la sotte m'adore, autant vaut. Mais baste, ne laissez pas de m'envoyer ce pauvre diable.

MADAME MERLUCHE
Il est à deux pas d'ici, je vais vous le faire venir tout présentement.
TRUFALDIN

Il faut voir si cet habile homme nous apprendra ce que nous désirons savoir.

LE CAPITAN

Le voici, sans doute.


Scène VIII

Trufaldin, Le Capitan, Francisque,
habillé en docteur.
FRANCISQUE, s'avance au milieu d'eux, les prend chacun eu même temps par la tête, et les fait incliner fort bas, puis les relève fort brusquement ; après quoi il leur dit .

Puisse Jupiter, dans le signe du Lion, présider toujours à vos entreprises. Quelle diantre de cérémonie est ceci ? Je suis le célèbre astrotogue Melchior Alcofribas, issu en droite ligne de la nymphe Égérie et du sylphe Oromasis, petit-fils de Mercure Trismégiste, neveu d'Agrippa, oncle de Nostradamus, beau-frère de Mélusine, et cousin-germain de l'Almanach de Milan.

LE CAPITAN

Ce gentilhomme a de belles alliances.

FRANCISQUE

Vous voyez en moi le type, le prototype et l'archétype des philosophes, l'intendant-général des sept planètes, le commissaire ordonnateur des éclipses et le gouverneur perpétuel des deux ourses, du dragon, du serpent, du chien, de l'hydre, du taureau, du lion, du scorpion, et de toute la ménagerie céleste.

TRUFALDIN

Monsieur le docteur, nous voudrions...

FRANCISQUE

C'est moi qui ai inventé la cabale, qui ai mis dans le monde les sciences occultes, chiromancie, pédomancie, hydromancie pyromancie, alectromancie, sternutomancie, négromancie, pharmacie et apoplexie.

LE CAPITAN

Nous voudrions savoir...

FRANCISQUE

Il y a dix-sept cents ans que je voyage dans le monde, où je suis connu sous le nom de Juif-errant. Depuis ce temps-là, j'ai parcouru tous les royaumes de la terre : la France, l'Espagne, l'Italie, la Turquie, la Hongrie l'Esclavonie, la Moldavie, la Scythie, la Tartarie, l'Arabie, l'Abyssinie, l'Egypte et le pays du Maine et enfin je suis venu m'établir en cette ville, pour me reposer un peu de toutes mes longues fatigues.

TRUFALDIN

Vous devez avoir apporté beaucoup de curiosités de tous ces pays étrangers que vous venez de nommer ?

FRANCISQUE

Sans doute; mais j'en ai donné la plus grande partie au cabinet du Roi des Terres Australes ; et je n'ai apporté avec moi qu'une pomme de canne au bec de corbin, faite d'une dent de lait de l'éléphant blanc ; une pyramide d'Égypte avec la momie de Pharaon ; un basilic d'Éthiopie qui a tué deux cent mille hommes aux guerres de Congo ; le perroquet du grand Mogol, qui parle dix-sept sortes de langues, et répondait aux harangues des ambassadeurs ; une fiole de sens commun, dont je vous ferai présent, si vous voulez ; et une perruque faite des cheveux de la comète qui parut en mille-six-cent-quatre-vingt-un.

LE CAPITAN

Mon ami, je veux, pour joindre à ces raretés, te faire présent d'une de mes épées. Ce sera le plus beau meuble de ton trésor.

TRUFALDIN

Monsieur le docteur, nous sommes persuadés de votre admirable savoir, et nous vous dirons de nous éclaircir un doute. Nous sommes tuteurs de deux jeunes personnes que nous avons dessein d'épouser mais leur tante n'y veut point consentir, qu'elle ne sache si nous en sommes aimés et elles s'expliquent là-dessus d'une manière très ambiguë. Or, nous serions bien aises, par le moyen de vos rares connaissances, d'apprendre au vrai ce qui en est.

FRANCISQUE

C'est-à-dire que le soleil de leurs regards a fait éclipser la lune de votre entendement ; et que vous voudriez savoir par moi si l'étoile de vos désirs se pourra trouver quelque jour en conjonction avec la planète de leur consentement.

TRUFALDIN

C'est cela même.

FRANCISQUE

Et dites-moi un peu. Quel rêve avez-vous fait cette nuit ?

TRUFALDIN
Ah, malepeste, j'ai fait le plus terrible rêve du monde. Je songeais que j'étais métamorphosé en chouette, et que je voyais dans l'air une quantité prodigieuse d'alouettes. J'en ai vu une entre autres, la plus appétissante du monde, et j'ai volé après elle pour la gober ; mais comme j'en étais tout proche, il est venu un étourneau qui me l'a enlevée sur la moustache et tout d'un coup j'ai repris ma figure humaine, avec cette différence que je me suis trouvé un nez si long, que je n'en ai jamais pu voir le bout. Je vous prie de me dire quel signe c'est.
FRANCISQUE

Quel signe c'est ?

TRUFALDIN

Oui.

FRANCISQUE

C'est signe... c'est signe... de mort subite.

TRUFALDIN

De mort subite ?

FRANCISQUE

Oui c'est cela assurément. Ne dormez-vous pas volontiers, quand vous avez fait un bon repas ?

TRUFALDIN

Quelquefois, quand je suis seul.

FRANCISQUE

Mort subite. Ne vous prend-il point des envies de bâiller, quand vous voyez bâiller quelqu'un ?

TRUFALDIN

Pour l'ordinaire.

FRANCISQUE

Mort subite. Et quand il fait un vent de bise en hiver, n'avez-vous pas froid au bout du nez ?

TRUFALDIN

Toujours, quand je vais à l'air.

FRANCISQUE

Mort subite, vous dis-je ; subitus, subitum, per omnia saecula saeculorum.

TRUFALDIN
Comment diable, mort subite !
FRANCISQUE

Oui ; mais consolez vous, ce ne sera que dans soixante ou quatre-vingts ans.

TRUFALDIN

Passe pour cela.

FRANCISQUE

Or sus, je vais travailler à vous faire connaître clairement si vous êtes aimés ou non des deux pupilles que vous voulez épouser.

TRUFALDIN

Je vous en prie de tout mon cœur.

FRANCISQUE

Si j'avais achevé ma carte cosmo-géo-hydro-chorotopographique du royaume de Saturne, je vous mettrais l'affaire au net dans le moment mais au défaut de cela, j'ai une ceinture constellée qui a servi autrefois au prêtre Jean dans une semblable occasion et qui fera le même effet, après quelques préparations nécessaires.

TRUFALDIN

Cela fera des merveilles.

FRANCISQUE

Voici deux lettres qu'il faut faire tenir aux nièces.

TRUFALDIN

Qu'est-ce que c'est que ces deux papiers que vous tenez là ?

FRANCISQUE

Chut... Ce sont deux lettres... Je veux dire deux tables astronomiques, dont l'une contient votre thème natal, et l'autre l'horoscope des enfants qui doivent naître de votre mariage. Çà, commençons l'opération. Mettez-vous à genoux.

TRUFALDIN

À genoux ?

FRANCISQUE

Oui, à genoux, et appuyez-vous sur vos deux mains. Allons, vous monsieur le spadassin qui bâillez aux corneilles, à genoux.

LE CAPITAN

Comment, malheureux, à genoux, moi ! Si tout l'univers s'écroulait sur mes épaules, il n'aurait pas le talent de me faire plier la jambe.

FRANCISQUE

Comment ! Vous êtes réfractaire aux ordonnances de l'astrologie ! Je vous déclare, de la part du zodiaque, que vous allez devenir hydropique.

LE CAPITAN

Hydropique ?

FRANCISQUE

Non seulement hydropique, mais encore pulmonique.

LE CAPITAN

Je suis mort !

FRANCISQUE
Non seulement pulmonique, mais encore épileptique.
LECAPITAN

Monsieur le docteur !

FRANCISQUE

Non seulement épileptique, mais encore paralytique.

LE CAPITAN

Miséricorde !

FRANCISQUE

Et qu'enfin après avoir été hydropique, pulmonique, épiteptique paralytique, et par-dessus cela phrénétique, vous mourrez hérétique. Adieu.

LE CAPITAN

Holà, monsieur le docteur, ne vous en allez pas nous nous mettrons comme il vous plaira.

FRANCISQUE

Ah, que diantre, on a bien de la peine à vous mettre à la raison ! Allons, bien bas. Encore plus bas. Voilà qui est bien. Ne tournez pas la tête.

Francisque, après avoir fait plusieurs contorsions et prononcé quelques mots barbares, leur attache, derrière le manteau, les deux lettres qu'il veut faire tenir à Lucette et à sa soeur, en leur disant de temps en temps :

Ne tournez pas la tête.

Ensuite de quoi il leur dit :

Voilà qui est fait. Levez-vous.

TRUFALDIN, en se relevant.

C'est une chose admirable que l'astrologie.

FRANCISQUE

{{didascalie|Francisque, pour empêcher qu'aucun d'eux ne puisse voir ce qui est attaché sur le manteau de l'autre, se met entre eux, et leur passe à chacun un bras sous le sien en leur tenant le discours suivant :|d}} Messieurs, voici un argument qui vous fera voir l'existence, la certitude et l'évidence de l'astrologie judiciaire. Écoutez bien ceci, s'il vous plaît. Les astres. Non. Les planètes. Si fait, je dis bien : les astres. Je crois pourtant que ce sont les planètes. Ma foi, je ne sais si ce sont les planètes ou les astres. Tant il y a que c'est l'un ou l'autre. Or ces planètes, ou ces astres, si vous voulez, ressemblent à des étoiles. Remarquez bien ceci. Les étoiles sont comme des flambeaux. Les flambeaux produisent la lumière. La lumière est ce qui nous illumine. En illuminant elle chasse les ténèbres. Les ténèbres se forment dans la nuit. La nuit... tous les chats sont gris. Alqui : le pôle arctique et le pôle antarctique formant une espèce de triangle hexagone, par la sympathie qu'il y a avec l'antipathie des rayons du soleil et de la lune il s'ensuit que la réverbération... de la subordination... qui se trouve... pour ainsi dire... par exemple... comme... dans un tourbillon : les influences... les influences... Comment vous appelez-vous ?

TRUFALDIN

Je m'appelle le seigneur Trufaldin.

FRANCISQUE

Voilà un vilain nom. Pourquoi diable vous appelez-vous comme cela ? Trufaldin ! Il ne faut qu'un nom comme celui-là, pour déconcerter tout l'observatoire.

TRUFALDIN

Apportez nous donc vitement votre ceinture constellée.

FRANCISQUE

Je vais vous la chercher. Mais vous avez là des manteaux qui vous embarrassent. Vous ne pourrez jamais vous en servir avec ce harnais. Appelez vos deux maîtresses, afin qu'elles les emportent. Aussi bien est-il nécessaire que je les voie.

LE CAPITAN

C'est fort bien pensé.

TRUFALDIN

Il a raison.


Scène IX

Trufaldin, Le Capitan, Lucette, Baliverne, Francisque.
LE CAPITAN

Hola, Lucette.

TRUFALDIN

Descendez, Baliverne.

LUCETTE

Que vous plaît-il, seigneur Capitan ?

BALIVERNE
Que désirez-vous, seigneur Trufaldin ?
LE CAPITAN

Otez-moi le manteau, et me le pliez proprement.

TRUFALDIN

Prenez ma houppelande, et gardez-vous bien de la gâter.

LUCETTE et BALIVERNE, apercevant les deux lettres.

Ah, ah, ah, ah, ah, ah !

LE CAPITAN

À qui en avez-vous donc ?

TRUFALDIN

Qu'est-ce que ce fou rire qui vous prend ?

LUCETTE

Ce n'est rien, seigneur Capitan.

BALIVERNE

C'est un rire de réminiscence, monsieur.

FRANCISQUE

Je vais maintenant chercher votre affaire.


Scène X

Trufaldin, Le Capitan, Francisque.
TRUFALDIN

Voilà un homme d'un prodigieux savoir !

LE CAPITAN
S'il était aussi consommé dans la science des armes que dans celle de l'astrologie, j'en ferais mon valet de chambre.
FRANCISQUE

Je vous apporte la ceinture en question. Mais je n'ai pas songé à une chose. Le prêtre Jean est fort gros, et vous êtes tous deux assez menus. Cela ne pourra jamais vous servir séparément car pour bien faire, il faut que vous soyez extrêmement serrés.

LE CAPITAN

Comment ferons-nous donc ?

FRANCISQUE

Attendez je m'avise d'une chose. Elle a assez de longueur pour vous servir en même temps. Vous n'avez qu'à vous mettre dos à dos, et je vous l'attacherai à tous deux par le milieu du corps.

TRUFALDIN

Oui ; mais si on nous voit en cet état, on se moquera de nous ?

FRANCISQUE

Bon, bon ! Personne ne passe à l'heure qu'il est. Laissez-moi faire seulement.

TRUFALDIN

Elle est d'acier, monsieur le docteur ?

FRANCISQUE
Vraiment oui. C'est une ceinture magique, semée de talismans, gravés an signe et à l'heure de Mercure, en quadrat avec Jupiter. Vous verrez avec cela des choses terribles.
LE CAPITAN

Terribles ! Cela ne fera-t-il point peur au seigneur Trufaldin ?

FRANCISQUE

En aucune façon.

LE CAPITAN

Vous la fermez au cadenas, monsieur le docteur ?

FRANCISQUE

Et oui, vraiment. Cela est essentiel. Or sus, voilà qui est bien. Vous allez voir tout à l'heure quelque chose qui vous surprendra.

LE CAPITAN

Je suis fort serré, monsieur le docteur.

TRUFALDIN

Et moi aussi.

FRANCISQUE

Tant mieux, vous ne sauriez l'être trop. Demeurez là je vais faire un tour, et je reviens dans le moment.

À part.

Allons promptement faire venir nos amants.


Scène XI

Trufaldin, Le Capitan, Francisque, Horace, Octave.
TRUFALDIN
Ne voyez-vous rien, seigneur Capitan ?
LE CAPITAN

Je ne vois rien.

FRANCISQUE, à Octave et à Horace.

Voilà nos renards dans le piège ; profitez-en. Je me retire.

TRUFALDIN

Morbleu je vois quelque chose, moi : Horace s'approche de ma maison.

LE CAPITAN

Ah ventre ! Octave vient à mon logis.

TRUFALDIN

On ouvre ma porte !

LE CAPITAN

On ouvre aussi la mienne !

TRUFALDIN

Baliverne sort avec lui !

LE CAPITAN

Lucette lui donne la main !

TRUFALDIN

Laissez-moi donc aller.

LE CAPITAN

Laissez-moi aller vous-même.

BALIVERNE, à Trufaldin.

Seigneur Trufaldin, je vous souhaite toutes sortes de prospérités.

LUCETTE, au Capitan.
Seigneur Capitan, je suis votre très humble servante.
TRUFALDIN

Il me l'emmène, seigneur Capitan !

LE CAPITAN

Elle s'en va avec lui, seigneur Trufaldin !

TRUFALDIN

Ne me retenez donc pas.

LE CAPITAN

C'est vous qui me retenez.

TRUFALDIN

Ah ! Nous sommes pris pour dupes ! Je suis au Désespoir. J'enrage.


Scène XII

Trufaldin, Le Capitan, Madame Merluche.
MADAME MERLUCHE, s'étouffant de rire.

Ah ! Mon Dieu ! Qu'est-ce que c'est que cela ? Êtes-vous devenus fous ? Est-ce une farce que vous jouez ?

TRUFALDIN

Ah, madame Merluche, votre scélérat d'astrologue.

MADAME MERLUCHE

Comme vous voilà fagotés ! Hé, hé, hé, hé !

LE CAPITAN
C'est une fourberie.
MADAME MERLUCHE

Qui est-ce qui vous a ajustes comme cela ? Ah, ah, ah, ah !

TRUFALDIN

Je vous dis que...

MADAME MERLUCHE

On va se moquer de vous.

LE CAPITAN

C'est ce coquin...

MADAME MERLUCHE

Vous n'êtes pas raisonnable.

TRUFALDIN

Je veux vous dire...

MADAME MERLUCHE

Un homme sérieux comme vous.

LE CAPITAN

Vous aurez...

MADAME MERLUCHE

Une personne de votre profession !

TRUFALDIN

Je vous dis que ce pendard que vous nous avez envoyé, qui nous a mis en cet état ; et pendant ce temps-là, Octave et Horace ont emmené vos nièces.

MADAME MERLUCHE

Octave et Horace ont emmené mes nièces ?

LE CAPITAN
Oui, mais...
MADAME MERLUCHE

Si cela est, c'est un signe évident qu'elles ne vous aiment point.

LE CAPITAN

Débarrassez-moi de cette ferraille, et je les attraperai, fussent-ils au fond des abîmes de l'océan.


Scène XIII

Trufaldin, Le Capitan, Mme Merluche, Octave, Horace.
HORACE

Vous n'irez pas si loin, messieurs; nous voici.

MADAME MERLUCHE, à Trufaldin et au Capitan.

Mes enfants, il faut avaler cela tout doucement. Je vous ai proposé tantôt deux partis sortables pour mes nièces. Vous avez voulu vous approprier leurs personnes et leur bien cela ne vous a pas réussi elles sont chez moi. J'ai signé leur contrat le voilà ; et si vous voulez être décadenassés, il faut que vous preniez la peine de le signer aussi.

TRUFALDIN

Moi, signer le contrat ?

LE CAPITAN

J'aimerais mieux ne porter jamais épée.

OCTAVE

Seigneur Capitan, je veux bien commencer par vous mettre en liberté ; mais quand vous y serez, soyez persuadé que je vous donnerai les étrivières jusqu'à ce que vous ayez signé.

LE CAPITAN

Donnez ; je signerai à votre considération.

TRUFALDIN

Puisque la chose est faite, il faut-bien s'y résoudre.

OCTAVE

Vous pouvez aller maintenant où il vous plaira.

MADAME MERLUCHE

Seigneur Octave et vous seigneur Horace venez chez moi pour y célébrer vos mariages. Et vous, messieurs, rentrez chacun dans vos logis ; et, si vous m'en croyez, ne parlez de cette aventure que le moins qu'il vous sera possible.


Scène XIV

Sept masques conduits par Francisque, et portant la marque des sept planètes, viennent former une entrée mêlée de récits, par où finit la comédie.

FIN