Texte établi par E. Jung-TreuttelHetzel (p. 267-293).


CHAPITRE XI


forces différentes


Les braconniers rodèrent dans les bois toute la journée, Volusien presque muet, Guillaume lui reprochant de n’être pas gai avec un féroce plaisir de se sentir plus ferme, moins troublé que son compagnon devant les idées de meurtre.

Guillaume songeait à l’apparat, à la mise en scène de son œuvre. Il hésitait entre la nuit et le jour, il s’occupait à déterminer ce qui serait le plus sûr : faire naître une occasion légitime de tuer Louis et Lévise, par exemple une querelle à l’extérieur, ou les frapper chez eux. Il lui fallait une étude des localités, des habitudes de la petite maison, des meilleures combinaisons pour se mettre en sûreté. Ensuite il se disait aussi que la voix publique serait bonne à consulter : pour ou contre lui, il serait le vengeur commun. Il prenait un rôle qu’il fallait remplir convenablement avec une dignité solennelle et dont il devait se prévaloir. Il tenait à annoncer à tous ce qu’il allait faire, à l’annoncer à demi-mots, afin que chacun de ses pas fût suivi avec émotion et que néanmoins l’action dépassât encore l’attente indécise qu’on s’en ferait. Il jouissait déjà des effets que répandraient ses menaces, il voulait atterrer d’abord Louis et Lévise, ainsi que les bêtes fauves font de leur proie.

Les braconniers revinrent dîner à la Bossemartin. Le cabaretier Houdin dit à Guillaume : — Le petit monsieur est venu pour te chercher.

Guillaume fut étonné, puis sourit.

— C’est bien, dit-il, puisque nous nous cherchons tous deux, nous nous rencontrerons.

Il fut satisfait de ce que trois ou quatre têtes se relevèrent quand on entendit ces mots, et que plusieurs des gens réunis dans le cabaret parurent vouloir lire sur sa physionomie le véritable sens de sa phrase.

— Il avait l’air d’un petit furieux, reprit le cabaretier qui avait la passion de la discorde, tu sais, les petits hommes ne sont pas toujours commodes.

Guillaume haussa les épaules.

— Je le ferai tenir tranquille, reprit-il.

La même curiosité inquiète parut remuer les assistants. Alors le braconnier eut l’air de ne plus songer à ce qu’il venait de prononcer et s’attabla avec Volusien. Celui-ci ne parlait plus que de choses indifférentes : le temps, la chasse, le manger. Il était lié à Guillaume comme un animal tenu par une corde. Il suivait tous les mouvements, les pas de son camarade sans observations, sans rappeler en rien le terrible sujet de la préoccupation commune, attendant passivement qu’il plût au beau Guillaume de se décider, et n’ayant d’autre but que d’être toujours auprès de lui sans tremper en quoi que ce fût dans l’agression et les combats.

— Il faut que je le voie pourtant, cet homme, lui dit le beau Guillaume.

— Oui, répondit Volusien.

À chaque mot du beau Guillaume, Volusien répondit par un signe d’acquiescement. Il se confiait absolument à lui de la responsabilité de l’affaire. Il lui abandonnait tous ses pouvoirs. Ne se sentant l’énergie ni de le seconder, ni de le détourner, il se mettait sous sa sauvegarde, comptant que Guillaume ne marchait point sans être sûr de son droit, et par conséquent sûr de ne point s’attirer des poursuites et une punition. Dans sa soumission engourdie, un reste de ruse prudente le gouvernait. Il partagerait le mérite de Guillaume s’il y en avait un, en consentant an meurtre, et il aurait une défense contre des juges au besoin, en n’y prenant pas part.

— Nous irons ce soir ! reprit Guillaume, il faut savoir comment s’y prendre. Volusien accepta par un signe de tête, et il dit avec une certaine vivacité au cabaretier : Donnez-nous à boire ! il fait chaud ce soir !

Guillaume le considéra en se disant : Il a peur !

Le cabaretier en apportant le broc, se hasarda à le questionner, affamé de curiosité.

— Vous avez l’air drôle, tous deux ! risqua-t-il, vous ne parlez pas beaucoup.

— Père Houdin, répliqua Guillaume, quand il me plaira de parler, on m’entendra de loin.

Le cabaretier fit une grimace qui signifiait : Tu en dis plus long que tu ne sembles ! et il ajouta : Vous savez, mes garçons, chacun ses affaires, mais pas de bêtises !

— Il s’agit d’un renard dont nous voulons enfumer le terrier, reprit Guillaume en riant.

Tout cela était religieusement recueilli et écouté par les autres buveurs ; l’un d’eux, devinant vaguement les intentions du braconnier, dit à mi-voix : Il a raison ! Guillaume l’entendit, lui jeta un regard amical, qui contenait un remerciement, et demanda à haute voix des cartes pour montrer à tout le monde qu’il était en pleine possession de lui-même.

Il fit jouer Volusien qui s’absorba avec bonheur dans le jeu, grâce auquel il trouvait une diversion puissante aux idées qui pesaient sur sa cervelle. D’autres individus arrivèrent au cabaret. Tout en affectant d’être uniquement occupé des cartes, Guillaume écoutait quelques fragments de conversation qui arrivaient jusqu’à lui, bien qu’on la tînt à voix basse. Dans le cabaret, les gens pour la plupart faisaient du bruit et causaient de ce qui les intéressait personnellement, mais à quelques-uns la vue des braconniers avait remis en mémoire l’histoire du soufflet donné à Euronique par Lévise et de l’intervention menaçante de Louis contre son ancienne servante, et ils parlaient de façon à confirmer un esprit tel que celui de Guillaume dans la pensée qu’il soutenait et représentait la cause publique.

Des lambeaux de phrases comme celles-ci : À la place de ces deux-là, je ne le souffrirais pas. Ils jouent aux cartes ici ! — On les a peut-être achetés ! arrivèrent à Guillaume. Chaque fois, il fixait sur Volusien ses yeux, impérieusement, comme pour lui dire : Entends-tu, entends-tu ?

Mais quand son oreille eut reçu l’imprudente opinion murmurée la dernière, Guillaume jeta ses cartes et se retourna vers celui qui l’avait laissée échapper et qui se repentit aussitôt de n’avoir pas pris de précautions. Le braconnier l’interpella.

— Tu sauras, toi, lui cria-t-il, que je n’ai jamais vendu à personne ma poudre et mes balles !

Le bruit de la salle s’éteignit comme par enchantement, et tous les visages se suspendirent à celui de Guillaume et de l’homme ainsi admonesté. Ce dernier se serait caché sous la table sans le respect humain.

Guillaume se rassit et reprit le jeu. Volusien était resté presque immobile.

Une voix s’écria : Bravo, Guillaume !

C’était un de ceux qui le craignaient le plus, et qui faisait acte de courtisanerie.

On se rappelait ce qui était arrivé à Bagot.

Une rumeur s’éleva d’abord sourde et voilée, puis grandit et remplit tout le cabaret. Puis, comme on vit Guillaume se lever de nouveau, le silence et l’attente recommencèrent.

— Il est nuit, allons faire notre promenade, dit-il à Volusien. Le frère de Lévise l’imita sans demander aucune explication. Ils traversèrent les rangées de tables et sortirent, Guillaume fier de l’émoi ainsi causé.

Dès qu’ils furent sortis il ne fut plus question que d’eux, de Louis, de Lévise et des Cardonchas. Les récits furieux d’Euronique avaient beaucoup excité le village.

Le bruit courait que Louis l’avait battue. On commençait à savoir à peu près qui était Leforgeur, un étranger venu de quinze lieues de là, sans racines dans les environs. On trouvait qu’il traitait le village en pays conquis. Bien que Lévise fût une fille déconsidérée auparavant, ce n’était point parce qu’elle était séduite que les gens du village se fâchaient, mais parce que Louis prétendait la mettre au-dessus des autres femmes pour qui elle était autrefois une brebis galeuse. Chaque ménage voyait là une atteinte. Une fois lancé dans cet esprit, on en était venu à considérer Volusien et Guillaume jadis détestés, comme des égaux gravement outragés. Il avait suffi de ces motifs pour monter les têtes. L’attente qu’on avait d’une vengeance de la part de Guillaume encourageait et animait tout le monde. Les honnêtes gens à cause de leurs femmes, les gens de mauvaise réputation à cause des braconniers se réunissaient dans une même colère.

De sorte qu’à la Bossemartin l’entretien était général et vif. Les uns disaient : Que Guillaume se montre ! Les autres répondaient qu’on pouvait se fier à lui là-dessus. On faisait des suppositions sur ses projets. On reprenait et on commentait ses paroles et ses gestes pendant la soirée. On le vantait comme le champion du village. Parmi ceux qui étaient rassemblés au cabaret, il y en avait peu qui n’eussent quelque grief contre les bourgeois et les grands propriétaires.

Quand les braconniers arrivèrent près de la petite maison de Louis, le jeune homme et Lévise causaient tranquillement dans la chambre qui donnait sur le petit bois. Ils avaient parlé toute la journée du départ, de Paris ; Lévise avait fait la revue de ce qu’elle voulait emporter. Elle le pressait de partir. Elle l’avait tellement supplié de ne point aller à l’église le lendemain qu’il lui promit de rester à la maison. Elle parlait des bourrasques du matin comme de choses anciennes dont on aime à se souvenir une fois qu’on est à l’abri. Elle le questionnait sur Paris, puis le remerciait, puis laissait percer un peu d’ambition qu’éveillait en elle le mariage. Elle se sentait jetée dans un monde nouveau qu’elle était impatiente d’explorer. Partir ! partir ! tel était son cri continuel, elle avait encore peur des braconniers, bien que son inquiétude fût souvent dominée par les pensées du mariage, de l’avenir, du voyage. Il lui paraissait inutile, imprudent de retarder ces bonheurs dont on était à peine séparé, le moindre délai pouvait les reculer tout à coup. Mangues devenait un lieu triste, pauvre, insupportable. On n’y respirait plus. Rien n’empêchait qu’on ne se mît tout de suite en marche vers les splendeurs nouvelles. Enfin elle pensait un peu à elle, ce qui ne lui était peut-être pas arrivé depuis qu’elle était auprès de Louis.

Quant au jeune homme, s’il avait eu un moment de son côté la joie du bien qu’il faisait à la jeune fille, il n’en restait pas moins toujours dans le même sentiment de mécontentement personnel, toujours accroché, sans pouvoir s’en délivrer, à cette idée qu’on appellerait son départ une fuite, son mariage une craintive soumission, toujours mâchant sous ses dents les paroles d’Euronique et des autres femmes, toujours irrésistiblement contraint par l’orgueil à revenir sur tout ce monde-là et à relever sa dignité, qu’il jugeait abattue.

À chaque instant, au milieu de ce que lui disait Lévise et de ce qu’il répondait se glissait dans son sein le défi qu’on lui avait jeté : Il ne manque plus qu’il la fasse asseoir au banc d’honneur à l’église !

— Eh bien ! pensait-il, vous verrez tous qu’en dépit des fusils des braconniers, des criailleries des femmes, je ferai mon bon plaisir, en face de vous tous et de vos chefs, de votre maire, de votre curé !

Il était dans sa nature que les choses qui le touchaient prissent de grandes proportions.

À ce moment, Lévise disparaissait complètement. Elle n’était plus qu’une chose qu’il voulait placer en face de tout le monde en disant : Elle sera là, quoique vous ne le vouliez pas et on ne défera pas ce que je fais !

Pendant que Louis et Lévise se tenaient dans leur petite chambre dont ils avaient laissé la fenêtre ouverte, la soirée étant chaude et belle, Volusien et Guillaume examinaient la façade de la maison.

— Les volets sont fermés ! dit Guillaume, il faudra les leur faire ouvrir.

— Comment ? demanda l’autre.

— On y jettera quelque chose, on appellera ! ou bien on frappera à la porte, on entrera. C’est à voir. Faisons toujours le tour.

Ils suivirent la haie au coin de laquelle avait eu lieu la querelle avec Lévise. Là, Guillaume dit vivement à son camarade : Nous tenons le bon endroit, il y a de la lumière. Dans les arbres, en face, on doit être bien placé.

Ils se glissèrent avec précaution dans le taillis, et Guillaume choisit une place d’où les yeux plongeaient parfaitement dans la chambre.

Volusien et lui se tinrent immobiles et muets un moment. Guillaume regardait très-avidement Louis.

— C’est celui-là ! dit-il étonné.

Il ne trouvait en ce petit homme maigre, pâle, laid presque, aucune rivalité possible avec lui, telle qu’il la comprenait. Il n’y avait donc réellement en Louis que l’habit et l’argent pour séduire ! Lévise n’avait pu être attirée par autre chose. Néanmoins, et par le fait même que Louis n’était rien en lui-même aux yeux de Guillaume, toute la puissance sociale de la classe riche apparaissait au braconnier derrière le jeune homme et revêtait celui-ci d’une force mystérieuse.

— C’est bien cela ! disait Guillaume, il n’y a pas un de ces hommes-là qui pourraient lutter corps à corps avec nous, pas un qui nous vaille, mais le sac d’écus fait qu’ils sont toujours les plus forts !

Il regarda longtemps et ardemment les deux jeunes gens, ne perdant pas de vue un instant le jeu de leurs visages et de leurs gestes.

Et comme il voyait Lévise sourire, envoyer des regards doux et tendres à Louis, il suivait avec une haine froide tous ces mouvements, en pensant : Combien sera-ce payé tout cela ? avant peu, vous ne vous regarderez plus ainsi, avant peu, toi Lévise, tu ne feras plus toutes ces grâces ! et l’autre ne s’en régalera plus !

À la fin, il dit à Volusien avec une fureur qui lui fit lâcher un éclat de voix : L’occasion aurait été belle ! si j’étais sûr d’en venir à bout avec des pierres !… Si je leur criais que je suis là ! au moins pour les voir grimacer de peur ! Je ne veux pas qu’il soient si tranquilles !

À ce moment, Louis et Lévise entendirent quelque chose, non pas nettement, mais le bruit dans les arbres ne leur sembla pas naturel.

— Il y a quelqu’un dans le petit bois ! s’écria Lévise en se dressant.

— Non, répondit Louis en venant à la fenêtre et cherchant à pénétrer l’obscurité.

Volusien avait mis sa main sur le bras de Guillaume pour le faire taire et le retenir.

— C’est un chat ou un chien ! dit Louis.

— C’est égal, ferme la fenêtre, reprit Lévise instamment.

Et comme Louis restait toujours penché elle se leva, et ferma les volets.

— Je tremblerai toujours tant que nous resterons ici, dit-elle.

— J’ai presque envie de tirer sur le taillis, dit Louis, gagné par l’inquiétude, mais il haussa les épaules et ajouta : Ce serait trop ridicule, en vérité.

Guillaume jura tout bas, puis Volusien et lui se dégagèrent du taillis à pas de loup et regagnèrent le chemin.

— Il était impossible d’être mieux placés, dit Guillaume à son camarade, il n’y a pas plus d’une quarantaine de pas du taillis à la fenêtre.

— Non !

— Bon, je ne sais pas encore si ce sera là que je les prendrai. Un autre jour, les volets peuvent être encore fermés ou seulement la fenêtre, et il faut savoir tirer à travers une vitre. Je ferais peut-être mieux de les tirer hors de là, en pleine rue. Ils doivent sortir, aller quelque part de temps en temps ! Écoute, c’est demain dimanche, nous viendrons nous poster par ici et voir s’ils sortent. On pourrait peut-être entrer par derrière dans la maison, et quand ils reviendraient, nous y serions. Il faut mûrir cela. Demain soir ce sera décidé.

— Où allons-nous ? demanda Volusien.

— Au magasin, et puis de là nous retournerons à la Bossemartin, je veux essayer quelque chose.

Les braconniers allèrent à leur magasin ainsi qu’ils appelaient l’ancien trou à charbon, et Guillaume prit son fusil.

— C’est donc pour ce soir ? s’écria Volusien avec trouble.

— Eh non !

Ils redescendirent en effet vers le cabaret. Le père Houdin allait fermer. Il n’avait plus personne chez lui.

— Tiens, te voilà encore, Guillaume ; les oreilles ont dû te corner, on a fait un beau vacarme à propos de toi, ce soir.

— On en fera un plus beau, interrompit le braconnier.

— C’est donc vrai ? On dit que tu fais bien ! reprit le cabaretier enchanté d’obtenir des confidences.

— Qu’est-ce que tu me chantes ? répliqua Guillaume brusquement, mais au fond il était heureux de l’approbation que lui annonçait Houdin. Il ajouta : Combien te coûtent tes carreaux ?

— Vingt sous pièce.

— Je te donne trois francs si tu veux m’en laisser casser un.

— En voilà une idée ! s’écria Houdin, je veux bien !

— Bon, eh bien ! mets une bouteille vide sur une table et puis la plaque de fonte de la cheminée de ta cuisine par derrière, contre le mur.

— Pourquoi faire ?

— Je vais aller à quarante pas et je tirerai. C’est un pari que j’ai fait avec Volusien.

Le cabaretier se retourna vers celui-ci qui fit signe de la tête que c’était vrai.

— Comment ! tu veux tirer à cette heure-ci ? demanda le cabaretier, tu es fou.

— Puisqu’on te paie, nous boirons après ! Qu’est-ce que ça te fait ?

— On entendra, on verra mon carreau brisé demain matin.

— Tu arrangeras cela, c’est cent sous à gagner pour toi. Je les ai là. Moi, c’est un essai que je fais.

— Ah ! dit Houdin, n’en parle pas, ne me mêle à rien, et dépêche-toi. Volusien et lui disposèrent les choses comme le voulait Guillaume, qui s’éloigna en comptant quarante pas, puis se retourna, épaula son fusil, visa avec soin et tira. Il avait brisé la vitre et la bouteille, avait volé en éclats.

— Je suis sûr de ce côté-là ! dit-il.

Il fit avaler une bouteille de vin à Volusien et l’emmena enfin à la maison de celui-ci. À peine arrivés :

— Il faut être de bonne heure à l’affût demain matin. Dormons ! s’écria-t-il.

Volusien ne s’étonnait plus, il était comme stupide et automatique.

Le lendemain, à six heures du matin, les braconniers se postèrent à une centaine de pas de la maison de Louis. Mais rien n’y bougea avant neuf heures.

Les émotions de la journée avaient donné une violente migraine à Lévise. Quant à Louis, il avait été tenu en éveil très-avant dans la nuit par les pensées qui le secouaient. Ils se réveillèrent tard.

Les cloches sonnaient l’appel de la grand messe. Aussitôt Louis fut pris d’une résolution inflexible, rigide. Un ressort de fer l’entraînait vers l’église. Il ne sentait qu’une chose, c’est que s’il survenait un danger, il le dominerait. Mais il fallait qu’il allât là-bas, comme on mange pour vivre, par une nécessité indiscutable.

— Fais-toi belle, dit-il à Lévise.

— Ah ! tu veux aller à l’église ? répondit-elle ayant l’air de demander grâce.

— Tu ne veux pas faire ta prière avant de quitter Mangues ? reprit Louis feignant l’enjouement, afin de ne pas l’effrayer.

En « donnant » le mariage à Lévise, il avait mis fin à un des plus grands combats intérieurs auxquels il avait été livré. Maintenant Lévise devait être satisfaite, elle était hors de cause, elle pouvait bien faire un effort en retour et le soutenir dans la dernière lutte qu’il engageait pour lui-même. Telle était l’impression du jeune homme persuadé qu’il restait le seul blessé, le seul vaincu de toutes ces batailles, le seul qui eût à poursuivre une réparation.

Lévise se dit qu’elle devait le suivre partout. Elle mit ce qu’elle avait de plus beau.

— Je suis prête ! dit-elle enfin courageusement.

— Allons donc ! s’écria Louis avec un accent concentré plein de détermination hostile.

Ils sortirent. — Donne-moi le bras ! dit Louis. Lévise obéit avec un léger tremblement. Elle ne savait à quoi Louis était décidé, mais le sentiment d’agression visible dans toute la personne du jeune homme la remplissait d’anxiété.

— Que va-t-il faire ? se demandait-elle, le cœur agité. Puis elle pensait qu’elle avait bien fait de l’accompagner. Au moins elle pourrait se jeter entre lui et ceux qu’il paraissait disposer à braver. Elle commençait à comprendre son intention.

Les braconniers les suivirent de loin.

À chaque pas, Louis et Lévise dépassaient ou étaient dépassés par des groupes de paysans qui se rendaient aussi à l’église. Tous éprouvaient la même surprise et la montraient à l’aspect de Lévise parée et donnant le bras à Leforgeur ganté et rigoureusement habillé. Louis passait sur le chemin, se tenant hautain et méprisant, mais Lévise avait la tête basse et perdait contenance.

— Elle n’était pas vêtue de la sorte quand elle était avec nous, disait Guillaume à Volusien. Les braconniers s’étonnèrent de les voir entrer à l’église.

— Comment ! ils osent entrer là ! s’écria Guillaume.

À l’entrée de Louis et de Lévise, l’église était aux trois quarts pleine, une petite église nue, humide, sombre et mesquine. Malgré lui il sembla à Louis que les proportions de l’église rapetissaient son acte.

Il fallait fendre la presse pour pénétrer dans le chœur. Lévise voulut quitter le bras du jeune homme, il la retint et la traîna plus morte que vive à travers l’assemblée. Il marcha droit là où les gens étaient le plus serrés. Tout le monde se retourna, il y eut une haie de regards autour d’eux, et un murmure courut successivement tout le long de la foule. Louis avança, ouvrant le passage avec des yeux décidés, menaçants, qui indiquaient d’avance qu’on eût à se reculer. Il conduisit ainsi Lévise jusqu’au milieu du chœur, accompagnés d’un bourdonnement de voix ennemies. Le banc d’honneur était un peu devant eux, occupé par cinq ou par six personnes dont les têtes se penchaient en arrière par-dessus le dossier pour reconnaître la cause de ce bruit. Les personnages importants ainsi placés se parlèrent vivement dès qu’ils eurent reconnu les nouveaux arrivants. Le bourdonnement croissait. La messe était finie, le curé prenait quelques instants de repos avant de monter en chaire.

Louis fit un pas vers le banc d’honneur, mais Lévise, à bout de forces, se cramponna des pieds aux dalles, arracha son bras à celui du jeune homme, et se jeta sur une chaise où elle s’agenouilla baissant le plus possible la tête pour se cacher. Louis se tourna de tous côtés, considérant dédaigneusement tous les visages dirigés vers lui. Tandis que Lévise souffrait un terrible supplice, il ressentait un bonheur aigu. Il était arrivé à ses fins. Il tenait en échec tout ce monde murmurant et le forçait à subir à son tour l’humiliation. Il domptait ces gens et jouissait de leur colère et de leur impuissance. Il oubliait Lévise. Il avait enfin conquis un moment de joie âpre depuis quinze jours qu’il vivait dans les épines, sur les charbons ardents.

L’amour ne lui avait peut-être pas apporté de plaisir comparable, un plaisir rude et fortifiant.

Un double mouvement se fit parmi les assistants, les uns s’occupèrent du curé qui montait en chaire, les autres dirigèrent toute leur attention vers la grande porte où un nouveau murmure montait à la voûte. Guillaume et Volusien venaient d’entrer à leur tour.

Le curé ne savait point ce qui se passait. Sa voix débitant un sermon sur la bonne conduite se fit entendre.

Guillaume et Volusien étaient intimidés par le lieu sacré. Ils s’appuyèrent à un pilier, cherchant à découvrir Louis et Lévise. Ils les aperçurent. Le sermon du curé continuait à retentir dans l’église. Guillaume ne songea pas à manquer au respect consacré. D’ailleurs il n’était venu que pour suivre la trace du gibier.

— J’aime à les tenir sous ma main, dit-il bas à Volusien, et à les voir courir devant moi. C’est comme la chasse. Il s’interrompit. — Il nous voit ! dit-il.

Louis qui ne cessait de parcourir des yeux l’assemblée aperçut en effet d’abord Volusien, puis le beau Guillaume. Voyant un grand garçon auprès de Volusien, il le « reconnut » lui aussi. Leurs yeux restèrent un moment fixés l’un sur l’autre. Ils s’envoyèrent toute leur colère réciproque dans ces regards, comme s’ils eussent pu se frapper. Louis se sentait une certitude de supériorité, un besoin d’agression qui lui donnaient la confiance d’être le plus fort même physiquement, et qui le poussèrent à marcher vers les braconniers pour aller se mettre coude à coude avec eux. Il était sûr qu’eux non plus ne bougeraient pas et seraient dominés.

Le silence de ces actes muets, l’impression de l’endroit, le visage hautain de Louis, son mouvement mesuré, cette assurance tranquille, froide, le prestige de l’habit, le mystère qu’il y avait pour le braconnier dans cette hardiesse jointe à une si frêle apparence, firent un certain effet sur Guillaume. Il n’eut pas peur, mais il lui sembla que ce petit homme était pourvu d’une force cachée contre laquelle on ne pouvait rien.

Le curé avait été surpris du va-et-vient des têtes, et en cherchant le motif partout, il avait distingué Louis et Lévise. Il s’irrita.

Louis fut tout à coup arrêté dans sa marche. La voix du curé, claire, vive, chantante, disait : — Et surtout, mes filles, ne croyez pas que le scandale qu’on vous donne aujourd’hui reste impuni. Détournez les yeux avec horreur de cet exemple funeste. La honte et le péché se sont introduits près de vous, l’audace au front ! Eh bien…

Sa voix se perdit dans une espèce de tumulte qui éclata. Lévise crut que l’église s’écroulait sur elle.

— À la porte ! à la porte ! crièrent plusieurs paysans en désignant Louis.

Le maire, furieux contre le jeune homme, se leva néanmoins au banc d’honneur pour imposer silence. Le curé reprit :

— Mes frères, ne troublez pas le recueillement du saint lieu et écoutez ce que j’ai encore à vous dire !

L’animation générale augmenta. Guillaume surexcité, par ce qu’il considérait comme un encouragement inattendu de la part du curé, s’écria, dominant tout le bruit :

— C’est mon affaire ! je m’en charge !

Il écarta ceux qui l’entouraient et s’avança.

Partout ce furent des clameurs, des interpellations :

— Oui, oui ! mais c’est ici l’église, non, non ! c’est le curé qui l’a dit. Il faut que Guillaume en finisse ! Eh bien ! il s’en charge ! À la porte le débaucheur ! la déhontée !

Au milieu de son émotion, Louis était content, au moins c’était un orage devant lequel il y avait quelque gloire à ne pas plier. Calme avec fureur, il était revenu à côté de Lévise qui était près de défaillir. Guillaume arrivait vers lui. Un combat allait-il s’engager dans l’église ? Louis était prêt à tout.

Le maire s’élança alors au milieu du chœur et s’adressa au curé :

— Il faut faire cesser cette scène, monsieur le curé, cria-t-il, faites sortir tout le monde, quittez la chaire.

— Mes frères, reprit aussitôt le curé, retirez-vous, retirez-vous tous, le saint lieu ne peut souffrir un tel désordre. Quant à moi je m’interromps et je suspends. L’office est fini. Retirez-vous et calmez-vous !

Il descendit.

Le maire saisit Guillaume par le bras et lui dit avec colère :

— Sortez le premier, vous qui ne venez jamais ici, mauvais drôle !

Il poussa devant lui plusieurs autres paysans. Volusien entraîna son camarade déconcerté. Le maire s’approcha de Louis, se disposant à ne pas le traiter avec plus d’égards. Heureusement le capitaine Pasteur et l’aubergiste accoururent. On avait su partout, en cinq minutes, la grande nouvelle que Leforgeur, Lévise et les braconniers étaient dans l’église. Beaucoup de gens qui n’allaient jamais à la messe s’y précipitèrent par curiosité. Le capitaine et l’aubergiste furent de ceux-là. Ils étaient d’ailleurs les seules personnes sympathiques à Louis, et ils vinrent, inquiets pour lui. Ils assistèrent au grand trouble.

— C’est monsieur qu’il faut protéger, dirent-ils, si on ne veut pas monter davantage les têtes !

— Que le diable l’emporte ! répondit le maire avec irritation ; et il se détourna vers des groupes qui restaient arrêtés dans l’église et faisaient tapage.

— Aidez-moi à les renvoyer au moins ! appela-t-il de loin en faisant signe au capitaine et à l’aubergiste.

Tous trois allèrent alors aux petits rassemblements, le maire sommant les gens, les deux autres leur conseillant de partir. Le curé sortant de la sacristie se joignit à eux et exhorta ses paroissiens à la tranquillité. L’église se vida peu à peu, les paysans se massèrent le long des marches du porche, où Volusien et Guillaume s’étaient placés pour attendre Louis et Lévise à la sortie.

Guillaume s’en était pris à Volusien qui avait eu peur du maire, et il l’avait ramené.

— C’est le moment, lui dit-il, c’est le moment. Si j’avais su, j’aurais pris mon fusil ! Mais nous pourrons peut-être nous en passer. Tu vois ce que le curé a dit ! Nous allons leur tomber dessus !

Louis et Lévise restaient à peu près seuls dans l’église. La pauvre fille ne voyait, n’entendait plus rien ; ses jambes fléchissaient, elle était sans forces, à genoux sur sa chaise, dans une prostration et un écrasement complets. Elle ne pouvait plus se relever. La terreur, le désespoir, le désir d’être morte battaient dans sa poitrine à coups désordonnés et meurtrissants. Elle ne savait où elle était. Ses yeux voyaient du noir partout, l’idée vague et pleine d’égarement qu’elle venait peut-être d’être précipitée dans l’enfer par la parole du prêtre faisait aussi qu’elle se repliait sur elle-même et n’osait remuer de peur de toucher la réalité de cette espèce de vision.

Cependant le maire, le curé, le capitaine et l’aubergiste étaient parvenus à pousser devant eux les derniers retardataires. Voyant tout le monde rassemblé au dehors :

— Que faites-vous là ? demanda le maire, qu’attendez-vous ? rentrez donc chez vous.

Il descendit les marches, et du geste et de la voix il contraignit une grande partie des gens à s’éloigner, puis fit comme eux. Le curé et les deux autres continuèrent du haut du péristyle leur travail de pacification et de dispersion de la foule. Néanmoins aucun d’eux ne se soucia de s’adresser aux braconniers. On fit comme si on ne les voyait pas, après que le curé leur eut dit une seule fois : Allons, ne restez pas là !

Louis se trouvait seul avec Lévise à demi-folle. Alors il s’aperçut de ce qu’elle avait dû souffrir. Il resta un moment lui-même atterré de l’avoir tellement oubliée et de n’avoir pensé qu’à lui. Il éprouva un grand serrement de cœur. Il crut un instant qu’il ne pourrait jamais ranimer Lévise, ni apaiser et guérir cette dernière et extrême douleur qu’il avait tout fait pour lui apporter. Sa conscience allait-elle être chargée d’un malheur irrémédiable ? Mais il songea qu’il avait toutes les ressources de l’avenir devant lui. — Je donnerai à Lévise, se dit-il, toute ma vie pour prix de sa journée d’aujourd’hui, je mettrai tant d’ardeur, de soins, de volonté qu’elle ne saura plus un jour qu’aujourd’hui a existé, ou si elle se le rappelle, il faudra que ce soit avec bonheur !

Une autre pensée vint presque aussitôt le débarrasser de ce tourment. Est-ce moi qui ai fait cela, est-ce moi qui l’ai voulu ? se dit-il encore. Non, ce sont ces misérables, c’est ce braconnier. Alors il fut repris par l’exaspération enragée qui l’avait amené à l’église, cette exaspération qui lui mettait de l’acier dans les veines et voulait que rien ne le fît reculer. Mais elle était plus impatiente, plus nerveuse, et tournée plus directement contre Guillaume.

— Viens, dit-il d’abord doucement à Lévise, viens, il faut rentrer.

Elle eut un mouvement de crainte machinal. Louis l’enleva de la chaise presque de force.

— Voyons, reprit-il d’un accent plus bref, il n’y a plus personne !

Elle le regarda avec des yeux si troublés que Louis se demanda si elle perdait la raison. Elle parut revenir à elle-même.

— Où étais-tu donc ? dit-elle plaintivement.

Cette question atteignit Louis au cœur ; ce triste étonnement de n’avoir pas eu son ami, son protecteur auprès d’elle ! En effet il était bien loin d’elle tout à l’heure, quoiqu’à son côté ! Et que lui répondre ? — Je me rachèterai de tout cela, se dit-il.

— Sauvons-nous d’ici, reprit-elle avec l’effroi d’un enfant, pourquoi y sommes-nous venus ? on veut nous tuer, nous sommes perdus !

Louis eut de la peine à l’empêcher de courir jusqu’à la porte. Elle l’entraînait. La porte était masquée en dedans par une petite construction qu’il fallait contourner et qui avait issue sur le porche au moyen de deux autres fausses portes. En arrivant là en pleine lumière et apercevant encore beaucoup de gens rangés sur la place, Lévise fut comme repoussée à l’intérieur par un choc violent. Elle recula. Louis avait vu en même temps les braconniers plantés au haut des marches. On les attendait !

— Pour l’amour de Dieu ! Lévise ! s’écria Louis avec une colère impérieuse, et il la ramena en avant. Il la fit passer avec lui devant les braconniers qu’il frôla presque de l’épaule. Ses sensations étaient curieuses, il pensait que Guillaume pouvait l’assommer d’un coup, les braconniers avaient de gros bâtons, et, embarrassé de Lévise, il était hors d’état de se défendre, il se le disait, et néanmoins il ne craignit pas une seconde d’être frappé. Il sentait qu’on le laisserait passer, et que plus il provoquerait et braverait ainsi par sa seule attitude, plus il en imposerait. Il sentait même que s’il était frappé, le coup porterait mal, ou qu’il y résisterait mieux qu’en toute autre circonstance. Il en était sûr.

— S’ils font un signe, un geste, s’ils disent un mot, se promit-il, advienne que pourra, je lève ma canne.

Il espérait, il aurait voulu que Guillaume fît une démonstration quelconque. Mais celui-ci fut retenu encore une fois par un sentiment d’inaction qu’il ne pouvait s’expliquer. Ces manières de dédain, de provocation muette le déroutaient. Il n’avait pas confiance dans son bâton. Les événements de l’église l’avaient pris à l’improviste, dérangeaient ses combinaisons, ses préparatifs. Il comprenait aussi que Volusien ne le seconderait pas. S’il avait eu son fusil, l’habitude de l’arme l’eût entraîné. Mais là d’ailleurs un instinctif respect du lieu religieux le retenait. Et puis, il l’avait dit à Volusien, il préparait un affût pour tirer à coup sûr. Pendant qu’il s’étonnait de ses incertitudes, Louis et Lévise étaient sur la route. La jeune fille n’avait pas eu conscience qu’elle vivait pendant la minute qui fut employée à descendre les marches.

Une fois sur le chemin, elle reprit un peu de courage et l’espérance que le danger était passé lui revint.

Le capitaine et l’aubergiste attendaient un peu en avant les jeunes gens, pour les accompagner et les couvrir par leur présence contre une attaque.

Guillaume indécis, ne jugeant pas bons le moment ni les moyens de les assaillir, irrité aussi de n’avoir pas rempli la mission de vengeance que la foule et le curé lui avaient donnée selon son sens, dit à Volusien : Viens derrière eux, le petit brigand fait trop le faraud, je ne sais pas, ça ne peut pas en rester là.

Alors un véritable cortège se trouva échelonné le long de la route. Deux par deux, trois par trois, hommes et femmes, une centaine de paysans s’étaient mis en marche pour voir la suite de l’affaire. Le capitaine et l’aubergiste, Louis et Lévise allaient sur le même rang. Les deux partisans de Louis ne savaient trop que lui dire : le blâmer, lui donner le conseil de quitter le pays ? Il ne paraissait pas avoir envie de parler.

Guillaume dit, après quelques pas, à Volusien :

— Rapprochons-nous, qu’ils nous sentent au moins sur leurs talons. Voilà deux occasions manquées. Gare la troisième ! Si j’avais eu un port d’armes, ce serait fait maintenant. Avançons toujours. Je ne lui ai pas encore parlé, à lui.

Guillaume était désorienté, il aurait voulu se jeter sur Louis et en même temps se le réserver pour un meilleur moment. Il avait besoin de faire savoir à Louis qu’il le « rattraperait ».

Ils forcèrent en effet le pas, et Louis, qui ne voulait pas même leur faire l’honneur de regarder derrière lui, devina qu’ils se rapprochaient. De son côté, Lévise n’osait pas se retourner, elle avait un peu moins peur en ne les voyant pas.

Le capitaine dit enfin à Louis :

— Vous n’avez guère été prudent.

Le jeune homme ne l’écoutait pas : les braconniers étaient à cinq ou six pas derrière lui, les paysans serraient aussi peu à peu leurs rangs pour se maintenir à l’allure des acteurs de ce drame.

— Les gredins ! dit à très-haute voix Guillaume, ils s’imaginent que c’est fini, ils se sauvent, ils croient en être quittes pour la peur !

Le capitaine, qui ouvrait la bouche pour parler encore de prudence, s’arrêta.

— Les voilà ! dit Lévise, dont la voix s’éteignit dans sa gorge contractée par l’effroi.

Louis ne put en supporter davantage. Il fit brusquement volte-face, et d’un bond se trouva sur les braconniers, hors de lui, vert, les dents serrées et les lèvres retroussées. Cela était mieux l’affaire de Guillaume. Il s’y connaissait, à ces symptômes de querelle.

— Que voulez-vous ? dit Louis d’un accent sifflant ; il s’adressa à Volusien : Vous, je vous ai défendu de jamais reparaître devant moi ! et vous, misérable, je vous défends de me suivre, vous allez retourner par là !

Il montra avec le bout de sa canne la direction d’où ils venaient.

— Oh, oh ! répliqua Guillaume non moins emporté, ôte-toi toi-même de mon chemin, ou je te brise tes méchants petits os !

Louis lui lança un coup de canne. Guillaume para et une bataille sans quartier commença enfin. Le premier choc des bâtons, les piétinements, la façon dont les deux hommes se ruèrent l’un sur l’autre, tout fut effrayant de bruit, de mouvement et de menace.

Lévise jeta un grand cri, dix autres y répondirent, poussés par les femmes qui se trouvèrent à l’entour. Tout le monde pensa que Louis allait rester sur le carreau. Lévise cessa d’avoir peur pour elle, elle ne vit plus que le péril de son ami menacé par un être qu’elle exécrait, elle se précipita vers les deux combattants, convaincue dans son désir ardent de défendre Louis qu’elle allait pouvoir arracher le bâton des mains du braconnier et l’en frapper, mais le capitaine la saisit à bras le corps et la retint :

— Malheureuse, dit-il, vous lui feriez encore casser la tête plus vite et à vous aussi.

Elle se débattit comme un chat sauvage, désespérée de ne pouvoir porter le secours de son dévoûment à Louis, elle se tordit, essaya de mordre le capitaine pour lui faire lâcher prise, et cria :

— Mais il va le tuer, au secours ! au secours ! laissez-moi.

— Non, non, malheureuse, répondait le capitaine, lui résistant avec une impitoyable force.

La pauvre enfant se figurait qu’elle terrasserait à elle seule le colossal Guillaume, tant elle avait une envie désespérée de sauver Louis. Elle éprouvait une horrible désolation qu’on la retînt : elle seule était capable de secourir Louis, elle le sentait, et on le privait de cette seule chance de salut !

Le capitaine, l’aubergiste, personne n’osait s’exposer à ces deux bâtons qui sifflaient et claquaient l’un contre l’autre avec un bruit sinistre, lancés de part et d’autre avec un vœu frénétique que le coup fût mortel et abattît l’adversaire.

L’aubergiste alla à Volusien :

— Séparez-les, lui dit-il tout ému, séparez-les, c’est votre ami ! retenez-le.

— Laissez-les faire, dit Volusien, on verra bien qui est-ce qui est dans son droit ! Il voyait là-dedans une espèce de jugement de Dieu !

Lévise luttait de toute sa force avec le capitaine, et, ne sachant que faire pour venir à l’aide de son pauvre Louis, ne sachant quel renfort lui envoyer, elle lui cria, comme si au moins son désir eût eu quelque pouvoir :

— Louis, courage, défends-toi bien !

Et de ses deux mains raidies elle essayait de briser la ceinture que lui faisaient les bras du capitaine qu’elle traînait malgré lui pas à pas vers les adversaires. Une voix parmi les assistants fit écho à Lévise en lançant un : Hardi, le petit, hardi ! Mais presque aussitôt tous les autres ripostèrent en encourageant le braconnier : Va donc Guillaume, va ferme ! tu es le plus fort ! finis-en d’un bon coup.

Le combat était devenu un spectacle d’un intérêt terrible pour tous ceux qui le regardaient. Louis et le braconnier tournoyaient au milieu d’un cercle avide et palpitant, qui avançait et reculait avec eux.

Le jeune homme avait attaqué Guillaume avec une impétuosité si rapide qu’il l’avait fait rompre toujours devant lui ; mais la vigueur du braconnier eût infailliblement maîtrisé à la fin l’énergie galvanique du frêle Louis. Heureusement pour lui, les coups étaient portés avec une aveugle violence, et si les bâtons s’entrechoquaient d’une façon si vive qu’on ne les voyait plus voltiger par moments, ils ne touchèrent qu’une fois ou deux la chair, et à faux.

Lévise, la tête perdue, criait : Au secours ! Louis, tue-le ! Le capitaine épuisé allait la laisser échapper quand plusieurs femmes jetèrent une exclamation qui fit tressaillir et bondir la jeune fille de bonheur : — Monsieur le curé ! dirent-elles.

Un hasard véritablement protecteur venait préserver Louis. Le curé allait dire une messe dans un château du voisinage, il marchait très-vite accompagné d’un enfant de chœur qui portait les vêtements et appareils sacerdotaux.

— Monsieur le curé ! appela de loin Lévise d’un ton de prière irrésistible. Il hâta le pas. On s’écarta devant lui. Il se trouva en face des deux forcenés, qui râlaient d’acharnement en voyant qu’ils ne réussissaient pas à se faire assez de mal.

— Monsieur le curé ! ne les laissez pas s’égorger ! dit vivement le capitaine !

— Monsieur le curé ! répéta Lévise que l’espoir, la joie subite soulevaient. Elle lui montrait Louis et Guillaume ! Les bras étendus, elle eût voulu pousser elle-même le prêtre au milieu d’eux. Elle s’arracha des mains du capitaine par une secousse extrême.

Tout cela n’avait pas pris deux minutes de temps, la bataille et l’arrivée du prêtre ! Le curé hésita une seconde ; rien ne semblait devoir arrêter ces bras qui se levaient et retombaient en emportant tout le corps dans leur élan. Il eut une bonne inspiration, il enleva promptement sa chasuble des mains de l’enfant de chœur, et jeta comme un voile sur les bâtons la lourde étoffe brodée. Louis et Guillaume tout étourdis, stupéfaits, baissèrent leurs bras ; la chasuble tomba à terre entre eux et les sépara. Aussitôt le curé s’avança et les repoussa de la main.

— Oh ! monsieur le curé ! s’écria Lévise folle de reconnaissance.

— Malheureux ! dit-il, osez donc fouler aux pieds le vêtement sacré !

Ils reculèrent sans bien comprendre. L’ivresse de la lutte fermentait encore toute chaude dans leur tête. L’intervention du prêtre donnait de la honte à tous ceux qui étaient là. Chacun avait sur la conscience le reproche d’avoir assisté, comme à une partie de plaisir, à un assaut qui pouvait amener la mort d’un homme. Pas un seul n’avait fait son devoir.

Le beau Guillaume reprit le premier son sang-froid. Il vit aussitôt qu’il n’y avait rien de décisif à faire là, sa pensée se reporta au petit taillis d’où l’on plongeait sur la maison de Louis. C’était l’endroit sûr. Il n’avait pas à se battre au hasard, il avait à se venger, à venger tout le monde. Il reconnaissait qu’en plein chemin, au dehors, il y aurait toujours quelqu’un qui se mettrait entre lui et Louis, comme faisait le curé. Il secoua son bâton, en frappa la terre, et dit : Les corbeaux portent malheur ! Et il partit à grands pas à travers les curieux, sans même s’inquiéter de Volusien. Celui-ci courut après lui et l’accompagna. Volusien était tout à fait démonté par la conduite de Louis, qui l’avait jeté hors de la maison, qui avait bouleversé toute l’église et s’était le premier attaqué à Guillaume dont tout le monde avait peur. Le frère de Lévise commençait à être inquiet que ces débats ne finissent mal pour Guillaume et pour lui.

Tandis que les braconniers s’éloignaient, Lévise délivrée du capitaine dit à celui-ci : — Vite, vite, emmenons-le. Elle prit Louis par la main, le capitaine le poussa légèrement par l’épaule. Interrompu subitement dans son mouvement furieux, le jeune homme était comme sans équilibre.

Louis se laissa faire, dégoûté de s’apercevoir soudain qu’il était en butte à tous les regards, et comme quelqu’un qui sort d’un rêve, subissant l’impulsion qu’on lui donnait. Puis il revint à lui, voulut se tenir en homme que rien n’a troublé, et salua le curé. Ce dernier de son côté, tremblant d’émotion en envisageant l’action soudaine et heureuse qu’il venait d’accomplir, ne se sentait plus ni éloquence, ni élan. Il répondait à moitié à des paysans et à l’aubergiste qui se pressaient autour de lui en le félicitant. Un instant après la route était vide, le curé à sa messe, les paysans dans les maisons ou les cabarets, les braconniers dans le bois, Louis rentré chez lui avec Lévise et le capitaine. Mais partout bouillonnait le levain de ces scènes excessives.