PRÉLIMINAIRES


I


Le village de Mangues-le-Vert, dans le centre de la France, fut mis en émoi, un matin, par la nouvelle qu’une personne étrangère à la commune venait d’y acheter une maison et s’y installait.

Le soir même, on sut, par le clerc du notaire, que l’acquéreur était un jeune homme appartenant à une des « bonnes familles » du département, famille qui habitait le chef-lieu, sis à une dizaine de lieues de Mangues.

Mais pourquoi le jeune homme avait-il acheté une médiocre maisonnette de mille écus bâtie à l’écart du village, et qu’y venait-il faire ?

La curiosité des paysans et des semi-bourgeois formant la population du lieu fut fortement excitée par ce problème, et ne se lassa plus, ouverte ou sournoise, de poursuivre les moindres pas et gestes du nouveau venu, qui s’appelait M. Louis Leforgeur.

L’étranger était un homme de vingt-cinq ans, petit, délicat d’apparences, plutôt laid qu’agréable, bien qu’il eût une physionomie douce et spirituelle. Sans sa barbe, les gens de Mangues l’eussent pris pour une femme déguisée.

Dès le second jour, il engagea à son service, par l’intermédiaire de l’aubergiste, une vieille fille nommée Euronique ou plutôt Uronique, selon la prononciation locale, et qui avait la réputation d’être une parfaite cuisinière.

Euronique, qui possédait « du bien », revenait chez elle chaque soir. Aussi fut-elle interrogée avec avidité sur le « petit monsieur », désignation qui s’attacha désormais au jeune homme.

Tout le monde pouvait voir Louis Leforgeur se promener continuellement aux environs de Mangues, dessinant et remuant une quantité de vieilles pierres qui abondaient dans la campagne. Souvent aussi, il dînait à l’auberge, où il faisait de fréquentes stations.

Mais ces quelques notions ne suffisaient pas à rassasier la curiosité générale. Malheureusement Euronique de son côté n’eut à donner que de vagues renseignements, tels que ceux-ci : le jeune homme paraissait être fort doux, facile à servir ; il ne parlait guère à Euronique, lisait de gros livres, et possédait une malle mystérieuse ornée de figures de cuivre comme une châsse. Seulement la vieille domestique n’avait jamais eu la chance de voir ouvrir devant elle la malle remplie d’étonnements et de merveilles.

L’aubergiste, lui, ayant été le guide des premiers pas de M. Leforgeur dans le pays, le questionna hardiment sur les motifs qui amenaient le jeune homme à Mangues. En vain celui-ci allégua-t-il la beauté du site et le désir d’étudier l’archéologie, l’aubergiste ne jugea point ces raisons suffisantes pour expliquer une installation aussi inattendue.

Louis Leforgeur passa donc un peu à l’état de bête curieuse dans le village, bien que les paysans lui témoignassent un certain respect, dominés qu’ils étaient par l’idée de ses richesses et de sa position de monsieur. Ils reconnaissaient facilement en lui un être supérieur aux personnages même les plus importants de Mangues.

Il est certain que la sagacité villageoise n’aurait pu deviner ni comprendre l’histoire de l’acquisition de la maison et du séjour du jeune homme dans cet endroit, où jamais n’était arrivée pareille aventure.


II


Louis Leforgeur était un être assez bizarre, plein de qualités et de défauts, et dont le caractère devait à l’excessive sensibilité de ses nerfs quelque chose de féminin.

Sa vie jusqu’à vingt-cinq ans avait semblé extérieurement endormie, car il ne quitta pas un seul instant sa famille, ne se lia jamais avec les autres jeunes gens, s’éloigna de tout le monde et passa ses journées dans l’étude et la solitude, sans s’inquiéter des accusations de sauvagerie qu’on portait constamment contre lui.

Son père et sa mère remplissaient consciencieusement tous les devoirs et suivaient les pratiques de la vie provinciale. Assez riches, ils ne cherchèrent pas à destiner Louis à une carrière, et, dès l’enfance, le voyant aimer les livres, le silence et les recoins solitaires, ils le laissèrent aller à sa guise.

Les livres contribuèrent singulièrement à développer l’esprit de Louis. Quand il se trouva ensuite rapproché du petit monde provincial, il éprouva une grande impression d’ennui et de dédain, et il fut impossible d’obtenir de lui le moindre rapport aimable avec les amis de la maison. S’il restait dans le salon, c’était uniquement pour noter minutieusement les ridicules et les travers des gens qui l’entouraient.

Il prit ainsi l’habitude de ne point parler, de ne se mêler à rien, de concentrer toutes ses sensations en lui-même sans les communiquer. Il rêvassait continuellement. Mais tandis qu’il devenait très-dédaigneux, très-fier et en même temps très-sagace, le manque de commerce avec le monde, l’inaction, la solitude le rendirent timide, et des que le moindre incident le mettait en cause il rougissait devant les personnes qu’il méprisait et perdait contenance.

Cette façon de se replier sur lui-même le rendit très-nerveux, par suite très-personnel. Les riens de chaque jour agissaient fortement sur lui. Ses contrariétés étaient des supplices, ses dérangements des souffrances. À dix-huit ans, il se sentit devenir malheureux, mais la régularité d’une existence tranquille le dominait en l’étouffant. Très-défiant de lui-même à la pensée d’agir, violemment sollicité de se lancer dans la vie par les désirs ordinaires à la jeunesse, par le sentiment qu’il avait de sa propre valeur, il se livra de violents combats intérieurs qui absorbèrent toutes ses forces. Il ne savait par où commencer. Tenté par beaucoup de choses à la fois, il manquait d’équilibre, voyait tout à l’extrême et se décourageait à la pensée que son existence n’aurait peut-être pas plus de largeur que celle des provinciaux.

Paris lui faisait peur ; il tremblait de se trouver en contact avec la supériorité parisienne. Il interrogeait toutes les carrières, écrivait, dessinait, rêvait un rôle important, se persuadait ensuite de son incapacité, tombait dans une sorte de désespoir et de marasme, renonçait à tout, puis, un jour de soleil, il revenait à l’espérance.

De temps en temps, quelque femme jeune, qui venait chez sa mère, lui laissait une vive impression ; mais il redoutait les femmes, craignait de mal s’y prendre et il étouffait régulièrement l’élan qui l’entraînait vers elles.

De sorte que plus il avançait en âge, plus il devenait silencieux, concentré, dégoûté, désolé et énigmatique pour sa famille. Cet état de trouble ne lui inspirait que des résolutions extravagantes, et heureusement alors son intelligence se révoltait à la pensée de ces folies. Les journées se passaient ainsi, et ce ne fut que vers vingt-cinq ans que, ne pouvant plus y tenir, Louis essaya d’échapper à ses tourments en quittant sa famille.

Il songea d’abord à Paris, mais il préféra se familiariser avec la vie dans un milieu plus tempéré. Il se lança donc fort modérément sur une pente ou il devait rouler brusquement, sans s’en douter, peu après ses premiers pas.

Il se lança fort modérément, puisqu’il se borna, au début, à un voyage d’un mois dans les environs de la ville natale.

À peine était-il de retour qu’une de ses tantes lui laissa en mourant cinq mille francs à titre de cadeau provisoire sur une succession plus importante, dévolue de leur vivant aux parents de Louis. L’heure de cet héritage sonna la délivrance de Louis.

Avec ses cinq mille francs, Louis courut à Mangues si promptement qu’il s’en brouilla presque avec ses parents. Voici pourquoi il vint à Mangues.

Pendant son voyage, Louis avait traversé Mangues. Le village lui apparut comme une sorte de paradis terrestre.

La campagne autour de Mangues « l’attendrit » particulièrement. Il s’enfonça avec délices sous le couvert de ces chemins bordés de hautes haies pleines de senteurs et de fleurs à couleurs vives. L’ombre, joyeusement mêlée de soleil, que projetaient de jeunes arbres au-dessus de sa tête, lui parut préparée exprès pour lui. Le vert lui sembla plus jeune, plus vigoureux dans les feuillages et dans les gazons de ce village que partout ailleurs. Il « baignait » ses pieds dans le sable jaune des chemins avec un frémissement de joie, et le bruit rapide et doux d’une rivière qui contournait les maisons, et dont on apercevait la blancheur brillante à travers les arbres, le remplissait de volupté.

Un sentiment de bonheur, de repos, le saisit et le sollicita impérieusement de vivre enseveli sous cette verdure qui promettait la quiétude.

Là, il serait à lui-même et porterait plus doucement le poids de la mélancolie. La, il sentirait moins âprement le dégoût de cette vie dont les portes ne s’ouvraient point devant lui. Là peut-être, une femme… viendrait au secours de sa détresse. De là aussi sortirait quelque livre éclos dans une atmosphère fraîche, saine. Là, il chasserait, travaillerait, encouragerait les paysans, leur apprendrait… n’importe quoi, deviendrait un patriarche provincial. En un mot, il fit un long rêve mêlé de toute sorte de désirs, de folies, d’enfantillages, d’espérances, et traversa lentement Mangues, puis le dépassa et s’éloigna.

Mais l’impression avait été vive et ne s’effaça pas. L’arrivée de son héritage coïncida si étroitement avec ce désir idyllique que Louis y vit un encouragement providentiel à exécuter son dessein. Il avait été tellement sevré de toute espèce d’action, que celle-là lui parut considérable, et que, désespérant depuis longtemps déjà d’avoir jamais l’occasion d’en accomplir de plus vives, il fut fort satisfait de lui-même pour avoir tenté un pareil et premier effort.

À ce moment, Louis était dans une période de résignation vis-à-vis de l’existence. Il avait toujours attendu qu’un événement imprévu vînt secouer sa torpeur, et le jeter en avant ; il considéra l’héritage comme cet événement si ardemment appelé, et ce fut avec un tressaillement de plaisir, une sorte d’ivresse qu’il quitta la maison de son père pour s’en créer une à lui, pour avoir la « sienne ».

Rien n’est si pesant pour la jeunesse que le manque de but et le manque de possession personnelle, qui l’empêchent de s’intéresser à ce qui l’entoure. L’idée d’avoir une maison grandissait Louis, et « l’intéressa » donc extraordinairement. L’emploi de ses cinq mille francs fut une source de calculs, de plans infinis, sans cesse recommencés et tous creusés avec une joie et une ardeur comiques.

L’expérience avec un cortège d’échecs, de soucis et de catastrophes plus considérable qu’il ne l’eût souhaité, attendait à Mangues ce jeune homme naïf, farouche, enfantin par beaucoup de côtés, expérimenté en théorie, et d’une personnalité exaltée par ses habitudes solitaires, ses tourments intérieurs de jeunesse.