La Cathédrale martyre et ses derniers historiens

La Cathédrale martyre et ses derniers historiens
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 114-148).
LA
CATHÉDRALE MARTYRE
ET
SES DERNIERS HISTORIENS


Devant Reims, une partie des troupes allemandes est sous les ordres d’un général qui lui-même est un élève de nos chaires d’histoire de l’art.
Paul CLEMEN. Les Allemands protecteurs des monuments pendant la guerre (Internationale Monatschrift für Wissenschaft, Kunst und Technik (15 décembre 1915).
La pince se referme sur Reims qui, aujourd’hui comme hier, est bombardée avec violence.
(Norddeutsche Allgemeine Zeitung, 1er juin 1918.)
C’est l’Anglais qui, on le sait, est le grand destructeur.
E. von SALZMANN, 5 oct. 1918.


Il est juste, il est beau qu’elle soit de ce triomphe et qu’après avoir vu passer à ses pieds tant d’histoire, les sacres, la Pucelle, les rois, Napoléon, elle soit le témoin et le symbole de notre victoire. Il est juste qu’étant depuis quatre ans à la peine, elle soit enfin à la gloire. Sans doute elle n’est plus que le spectre d’elle-même. Mais elle respire ! Mais elle ne sent plus tournoyer autour d’elle le barbare orage des obus ! Que de fois, tandis que la bataille à son ombre faisait rage, que nos soldats luttaient dans ses héroïques faubourgs, nous pensions (parlions-nous d’une chose réelle ou déjà d’un souvenir ? ) à la forme divine qui achevait de s’évanouir, à la relique séculaire qui s’écroulait sous la mitraille et mourait, déchirée et debout, d’une mort de drapeau ?

Je ne l’ai vue qu’une fois dans le cours de la guerre, un jour de février de 1917. Qui oublierait ce ton de rose que lui avait donné la flamme, ce vague reflet d’aurore imprégné dans la pierre et qui lui faisait une couleur vivante comme celle de la chair ? Rien n’était plus extraordinaire que le sublime vaisseau de gloire dominant le désastre de la ville écrasée. Tout était calme sur le parvis, mais les batteries lointaines ne se taisaient ni jour ni nuit et la voix du canon résonnait sous les voûtes, faisait tressaillir le silence spacieux de la merveille, l’immense nef solennelle et vide dans son prodigieux veuvage. L’écho agitait légèrement les panneaux d’azur des verrières et poussait entre les piliers une plainte confuse, pareille au murmure d’une cloche qui n’a plus que les vents pour sonneurs. Le soleil qui se glissait entre les colonnades, parcourant à pas muets le sanctuaire désert, semblait le seul habitant du prodige inanimé, sans but, où manquait la petite lampe qui annonce la présence divine. Le chef-d’œuvre à l’abandon ne paraissait plus qu’un fragment de la nature sauvage, comme un corps qui rend à la terre ses éléments et rentre dans le cours des métamorphoses de l’univers : et cela saisissait comme le sentiment d’une profanation. Le grand crime était là, muet, comme un témoin accusant son bourreau par toutes ses blessures. Et, quoique la journée lut tranquille, quoique les obus épargnassent alors la cathédrale, le cœur se serrait à l’idée d’une trêve si précaire : on tremblait de nouvelles menaces imminentes. Et l’on se retirait attristé au spectacle de ce grand otage sans défense, placé parle hasard au bord de la bataille, comme un joyau sans prix enchâssé dans un rempart ; on pensait à tout ce passé de la France royale, imprudemment jeté aux avant-postes de la guerre, — gloire et orgueil d’hier, devenus le tourment et le cher souci de la patrie.

D’autres diront un jour le forfait, l’agonie[1]. D’autres s’inquiètent de l’avenir et, comme l’a fait ici-même M. André Michel, s’occupent des soins par lesquels on pourra rendre peut-être une nouvelle existence aux restes du chef-d’œuvre. D’autres enfin se sont proposé de sauver du passé ce qui pouvait encore l’être : des images, des reproductions de cette statuaire, naguère parure de l’édifice, maintenant, hélas ! en grande partie anéantie. Deux savants ont voulu en perpétuer le recueil : M. Etienne Moreau-Nélaton, peintre charmant, ami de Corot, que l’amour des églises de l’Aisne et de la Champagne a fait érudit historien, et M. Paul Vitry, l’un des mieux informés parmi nos jeunes maîtres, à qui rien n’est étranger de la sculpture française. Je me bornerai presque à feuilleter leurs ouvrages et j’essayerai de dire brièvement ici ce que représentait dans l’art l’incomparable cathédrale, tandis que la bataille s’éloigne et que le troupeau hideux des Barbares recule[2].


I

La cathédrale de Reims n’est pas une des plus anciennes. Il y avait plus d’un siècle que les Français avaient inventé la croisée d’ogive, principe de l’architecture nouvelle, et cinquante ans passés qu’ils élevaient des cathédrales, lorsque la basilique de Reims brûla et que l’archevêque Aubri de Humbert résolut de la reconstruire dans ce style nouveau qui faisait alors les délices de la chrétienté. C’est la troisième église et peut-être la quatrième qui s’élevait en huit cents ans sur l’emplacement de l’antique métropole de Saint-Nicaise. La première pierre fut posée le 6 mai 1211, jour anniversaire de la catastrophe. La jeune cathédrale est donc contemporaine du grand mouvement qui, à Bouvines, aboutit à la première de nos victoires nationales. Dans l’ordre des temps, elle vient après Saint-Denis, la doyenne de toutes nos cathédrales, après Noyon, après Senlis, après Mantes, Laon, Paris, qui sont toutes ses aînées et où l’art, en quelque sorte, achève son apprentissage. Elle se présente sur le même plan que ses sœurs de Chartres et d’Amiens, qui forment la deuxième génération gothique, l’époque de la maturité et de l’épanouissement. Et c’est ce qui lui donne son caractère d’harmonie.

À cette date, en effet, l’art gothique, en possession de toutes ses ressources, ne tend plus qu’à la perfection. C’est le moment où l’architecte, maître de son langage, commence à dégager la notion de l’art. Il ne se contente plus de la solidité, ni d’avoir trouvé une solution décisive au problème de la voûte : il lui faut maintenant quelque chose de plus, il lui faut la beauté. Moment exquis, où reparait une idée qui s’était effacée depuis les jours de l’ancienne Grèce, où l’on découvre, où l’on conçoit la valeur de la forme. Il n’y a guère dans l’histoire du monde plus de trois ou quatre moments pareils, plus de trois ou quatre pays où cette pensée soit éclose dans des cerveaux humains : l’Attique du Ve siècle, la Florence du quattro-cento, et enfin ce petit espace, ce coin de terre privilégié du domaine royal, qui porte par excellence le nom de l’Ile-de-France. C’est aux confins de cette province et des provinces voisines que s’élèvent les tours de Chartres, de Reims et d’Amiens, et c’est dans ce triangle qu’est comprise toute la grâce du siècle de saint Louis.

De ces trois cathédrales sœurs, Chartres est l’aînée et le modèle. Le maître qui l’a construite est le grand initiateur. C’est lui qui a créé les formules de l’avenir et dégagé les conclusions que l’architecture après lui ne fera plus que développer. Son œuvre demeure l’école où vinrent s’instruire les maîtres de Reims et d’Amiens. Jusqu’à lui, par exemple, l’architecture gothique retenait dans ses formes quelque chose de trapu ; une certaine pesanteur l’arrêtait dans son vol, comprimait son essor ; le pilier reste court, surchargé d’une tribune qui contrarie l’élan, marque dans l’ascension générale un étage et une ombre inutiles. L’architecte de Chartres supprime cette tribune et la remplace par cette galerie qui ne compte plus qu’à peine comme un étage distinct et qu’on appelle triforium ; les piliers délivrés s’exhaussent, les nefs s’élèvent et se relient par un jeu de rapports plus clairs. Cette simplification imprime à l’édifice une vie nouvelle. Un grand mouvement vertical l’emporte vers le ciel. Les fenêtres s’agrandissent, doublent la surface des vitraux ; mille conséquence découlent de celle réforme si simple. On a défini l’art gothique une géométrie enflammée ; pourquoi ne pas reconnaître que le maître de Chartres fut un poète de génie ?

Ce divin plan de Chartres est celui qu’on retrouve désormais dans toutes nos cathédrales. Reims, Amiens, Beauvais, ne, seront plus que des variantes de ce thème immortel. Leurs auteurs ne chercheront qu’à faire sortir plus de beauté du mode d’expression qui vient d’être créé par leur grand précurseur.

L’histoire de Reims a été très bien démêlée par M. Louis Demaison. L’auteur du plan est Jean d’Orbais. Le chœur était achevé en 1241. Il n’y a rien dans l’art de supérieur à ce morceau. La colonnade semi-circulaire qui le termine, et qui se joue délicatement sur la perspective des chapelles, est d’une grâce et, si je puis dire, d’une « musique » accomplies ; la pureté des piliers, avec les couronnes de feuillage qui leur servent de chapiteaux, fait penser à l’évolution d’un double chœur de jeunes filles. L’élévation est charmante. La hauteur de la voûte est pourtant la même qu’à Chartres (38 mètres), mais la largeur est moindre, les formes deviennent plus élancées. Le dessin des voûtes a conduit l’artiste à donner à tous les autres arcs une brisure plus vive, à aiguiser tous ses tracés : la même pensée se réfracte à l’infini dans chaque forme, et toutes conspirent à donner à l’ensemble de l’ouvrage plus de jet et de ressort. La passion du XIIIe siècle, le défi à la pesanteur, la volupté de l’espace conquis, de la victoire sur la matière, qui devait emporter bientôt les architectes à des gageures de plus en plus folles, aux audaces d’Amiens, aux ivresses de Beauvais, commence à se faire jour chez le maître de Reims ; mais elle conserve encore une mesure exquise. Elle s’exprime surtout par des nuances, par de fines retouches, par des recherches de modules. L’artiste ne tente pas de surpasser son modèle par plus de hauteur effective ; il se contente d’obtenir l’impression de la hauteur, et il la demande au calcul le plus délicat des proportions. Le subtil génie de la Champagne fait merveille dans cet ordre de recherches intellectuelles. On ne soupçonne pas de quels raffinements est capable l’esprit de ces vieux maîtres, dont le nom est à peine connu de quelques archéologues, et qui mériteraient d’être au nombre des plus pures gloires françaises. Naguère, un architecte, M. Goodyear, a découvert que l’écartement des piliers est légèrement plus accentué à la naissance des voûtes qu’à la hauteur des chapiteaux ; à partir du premier étage, le dessin du vaisseau s’évase et les lignes s’écartent faiblement de l’aplomb ; le retrait à son point extrême atteint jusqu’à 0 m. 25. L’architecte savait que deux lignes parallèles tendent à faire aux regards l’effet de se rejoindre ; il corrige cette illusion d’optique par une déviation correspondante. Artifice heureux, dont personne au monde ne s’était avisé depuis les architectes de l’Attique, au temps de Périclès. C’est ainsi qu’Ictinos, pour redresser l’erreur qui fait qu’une longue ligne horizontale semble s’affaisser en son milieu, imprime à l’entablement du Parthénon une légère convexité. Seules la Grèce de l’âge d’or et la France du XIIIe siècle ont connu ces savantes délicatesses du goût, sans lesquelles on peut dire qu’il n’est point d’« art. »

La même finesse de génie inspire chaque trait de ce morceau incomparable. Il n’y a pas un détail, pas une partie de l’architecture qui ne soit représentative de ce travail heureux, accompli sur la forme. Il suffira de deux exemples. Une des plus grandes beautés de Reims, ce sont les fenêtres. Le jour entre à flots et inonde tout l’édifice. Jamais encore l’architecture n’avait à ce degré collaboré avec la lumière. Les murailles disparaissent ; les pleins, qui à Chartres l’emportent de beaucoup sur les vides, s’évanouissent comme inutiles ; le maître de Chartres construit encore en accumulant des vigueurs et des ombres, celui de Reims n’admet plus d’autre élément que la lumière. Il n’a sur sa palette que des principes de clarté. Son génie réussit à éliminer tout ce qui, dans la pierre, est opacité, masse, remplissage, lourdeur, à construire uniquement avec des arcs et des supports. C’est de lui que date cette architecture inouïe qui finit dans la Sainte-Chapelle en pure joaillerie de verre. Mais d’où vient que la fenêtre de Reims est non seulement beaucoup plus vaste comme ouverture, mais tellement plus élégante que son modèle de Chartres ? C’est qu’à Chartres les fenestrages, — c’est-à-dire l’armature de pierres qui divise la fenêtre, — sont formés d’assises assemblées par des joints. Le maître de Reims imagine de remplacer cette maçonnerie par une colonnette, qui met dans le dessin plus de nerf et de style ; il a inventé le meneau, qui devait faire si grande fortune. On me pardonnera d’insister sur ces questions techniques ; elles sont à l’architecture ce que la prosodie est à la poésie.

Veut-on encore un autre exemple ? S’il est un organe gothique dont il semble presque impossible de déguiser le caractère utilitaire, c’est le contrefort. Cet état indispensable est un peu l’écueil du système. Ruskin compare ingénieusement l’extérieur d’une cathédrale à l’envers d’une tapisserie : on ne voit qu’un enchevêtrement de fils, dont le sens n’apparaît que lorsqu’on se place à l’intérieur. Hormis les portails et les façades, cette architecture n’est pas faite pour le spectateur du dehors ; le dégagement des cathédrales est un des contresens des amateurs modernes. Le gothique relègue à l’extérieur la charpente de pierre sans laquelle le vaisseau ne se soutiendrait pas, comme les cales dans une darse supportent la coque d’un navire. Il est aussi impossible à l’architecte gothique de se passer du contrefort qu’il lui est difficile d’en faire un élément de grâce. C’est un serviteur nécessaire, mais il faut avouer qu’il concourt peu à l’ornement. Ici le maître de Reims fait éclater son art : quel parti n’a-t-il pas tiré de ce membre prosaïque ! Il a réussi à en faire une des parures de son œuvre. Le contrefort, d’abord nu, s’ouvrage à mi-hauteur d’un filigrane d’arcatures, pour se changer enfin en un élégant tabernacle, où s’abrite le vol d’un ange et que surmonte la (lèche du plus charmant pinacle. Ce pinacle lui-même a son rôle, et ajoute à la construction un élément de solidité. Rarement l’art a-t-il mieux su convertir en beauté une donnée d’apparence plus ingrate. L’hôte céleste de chaque contrefort vient animer cette composition exquise d’une vie personnelle. Mieux encore : la suite de ces tabernacles fait régner autour de l’église une frise mélodieuse, sorte d’enveloppe aérienne qui participe à la fois de l’architecture et de l’hymne. Quel musicien de la pierre a jamais conçu un poème comparable au chevet de cette cathédrale sur lequel flotte avec une palpitation d’ailes le doux frémissement de la troupe angélique ?

Toute cette partie de l’édifice était déjà achevée vers le milieu du siècle, lorsque Villard de Honnecourt, faisant route vers la Hongrie, fit à Reims les précieux croquis que nous conserve son album. Déjà l’œuvre de Jean d’Orbais passait pour merveilleuse, lorsque survint à Reims un maître d’un plus brillant génie. Des successeurs de Jean d’Orbais, lequel faut-il nommer ici ? En tout cas, on peut dire avec assurance que ce maître, quel qu’il soit, avait fait son éducation sur le chantier d’Amiens. Rien n’est plus admirable, dans l’histoire des arts, que cette espèce de concours ouvert à cette époque entre les différentes villes, les artistes, les écoles. Il ne se fait nulle part une trouvaille, qui ne soit aussitôt utilisée ailleurs. C’est à qui surpassera l’autre dans une rivalité féconde. En vain chercherait-on à isoler nos cathédrales ; elles se donnent la main, elles sont inséparables. Reims perfectionne Chartres, Amiens lutte avec Reims, Beauvais avec Amiens. Jean d’Orbais avait certainement dessiné une façade où il n’avait pu manquer d’imiter le plus beau modèle que l’on connût alors, celui de Notre-Dame de Paris. Ce modèle parut cependant un peu pauvre au maître d’Amiens ; celui-ci composa pour son œuvre une façade infiniment plus riche, et qui serait encore le dernier mot de l’art, si la terminaison en était digne du reste, et s’il n’existait pas la grande façade de Reims.

Cette page sublime est en vérité un des titres les plus magnifiques de la France. Quand elle subsisterait seule de tout notre art du moyen âge, elle suffirait pour en attester la grandeur ; elle compterait au nombre des créations souveraines, comme un des monuments immortels de l’esprit humain. Si l’œuvre de Jean d’Orbais nous montre l’élégance consommée, la recherche la plus rare du style, la façade de Bernard de Soissons déploie une inspiration nouvelle, un souffle plus grandiose, l’ardent enthousiasme du beau. Ce maître eut l’imagination la plus impétueuse, le plus vaste tempérament de décorateur que le monde de l’architecture ait connu. Nul homme n’a imprimé à une surface de pierre une vie plus radieuse, ni su à son exemple se servir de la matière comme d’un orchestre, où ne manque aucune des cordes de la lyre. Aucun rêve d’artiste n’a jamais inventé pour les fêtes d’un peuple un plus royal décor.

Cette façade est d’abord un éblouissement. Rien ne se prête moins à l’analyse que cette immense gloire. Pour la première fois toutes les formes, les tours, la rose, les portails s’élancent d’un seul jet, forment un seul bloc rayonnant, un miraculeux bas-relief ; l’œil ne perçoit au premier regard dans le flamboiement des formes que ce prodigieux essor. Le regard bondit par-dessus les dais ouvragés des portails, tournoie dans le soleil de la rose, le quitte pour rebondir encore. Il parcourt ce grand visage de pierre sans pouvoir s’arrêter à aucun trait particulier. Il est contraint de suivre l’irrésistible transport qui fait jaillir jusqu’aux nues l’immense échafaudage. Nulle part la grande loi gothique, le mouvement en hauteur, ne s’était affirmée avec autant d’autorité. Jusqu’alors la ligne dominante dans les constructions les plus hautes reste la ligne horizon-talc, la ligne de la sérénité. A Reims elle disparait, n’est plus marquée qu’à peine ; elle flotte comme un reste de la terre, à l’état de souvenir. Tout ce qui compte, les traits de force, sont des lignes qui montent, des arcs, des flèches, des gables, des clochetons, des pyramides : toutes les idées s’élèvent et deviennent lyriques, changent de forme et de trajet, prennent le sens d’un hosanna.

C’est au maître d’Amiens qu’est venue la pensée de donner une magnificence inédite aux portes de l’église. Ces portes, jusqu’alors séparées, simplement ouvertes dans le mur à l’entrée des nefs, l’architecte inventa de leur prêter une grande saillie, de les projeter en avant, de leur donner la valeur d’une sorte de portique. La porte devient le portail. A Amiens enfin, les trois portes sont réunies entre elles par une frise continue et forment sur le parvis un véritable arc de triomphe. C’est ce thème superbe qui fut repris à Reims, avec un caractère plus somptueux encore et un redoublement de faste et de splendeur L’architecture pavoisée semble perpétuer quelque chose des solennités des vieux âges, des tentures et des oriflammes, des acclamations et des pompes des sacres.

Mais Amiens n’est pas le seul modèle dont le maître de Reims ait incorporé les beautés à son œuvre. M. Mâle a montré qu’il ne s’est pas moins inspiré de l’admirable façade de Laon. (Encore une délivrance d’hier, une gloire nouvelle de nos armes.) Ce morceau, d’un style âpre encore, est une des conceptions du moyen âge les plus empreintes de majesté. Par la rudesse des lignes et la puissance des ombres, l’auteur a su donner à cette page austère un extraordinaire caractère méditatif. La grande rose centrale qui s’ouvre au-dessus des portails semble, sous le grave sourcil de son épaisse orbite, l’œil de quelque ascète contemplateur, un regard ouvert sur l’infini. Les tours arrachent à Villard de Honnecourt un cri d’admiration : « J’ai été en moult de terre, écrit-il dans ses notes ; en aucun lieu onques telle tour ne vis comme est celle de Laon. » Tous ces traits se retrouvent à Reims, mais transfigurés et baignés d’une atmosphère de joie. L’artiste chasse de partout les ombres, éclaire les cavernes farouches où le maître de Laon se plaît à épaissir de profondes énigmes ; il modèle l’immense paroi dans la lumière et la demi-teinte ; il n’est pas de coin sombre où quelque statuette n’accroche une lueur et ne jette un reflet. La rose s’illumine comme un œil limpide à fleur de tête. Toute la façade ruisselle de joie. Telle est l’aversion du maître pour les ténèbres, sa passion de la transparence, qu’il supprime les tympans des portes, les métamorphose en vitraux ; les sculptures sautent sur les frontons et s’y composent en pleine lumière, sous un dais de dentelles sculptées dont l’ombre adoucit leurs contours. Partout l’artiste aère, ajoure, nuance, colore, harmonise, assouplit. Il semble se jouer de la matière, lui ôter les derniers restes de sa masse et de sa lourdeur. Les tours nagent en plein espace. Ce sont celles de Laon, mais allégées, simplifiées, enhardies, formées de prismes et de baldaquins aux colonnettes diaphanes ; elles paraissent vibrer à l’air comme les cordes d’une grande harpe. Jamais architecture ne s’est plus divinement mariée au pays des nuages, ne s’est mêlée de plus de ciel. Rien n’exprime plus l’effort ni la difficulté vaincue : plus de traces des problèmes qui rident d’un souci profond la façade de Laon, des gaucheries qui déparent certaines parties de celle d’Amiens. Tout respire le bonheur d’une maîtrise accomplie, la félicité d’une pensée a son plus haut point d’équilibre, le sentiment d’un triomphe, un rayonnement d’apothéose.


II

Mais l’honneur de cette cathédrale, ce qui la mettait hors de pair au milieu de la famille gothique, c’était, — quelle douleur d’en parler au passé ! — l’incomparable trésor de sa statuaire. Aucun monument de la chrétienté n’avait reçu en partage une telle somme de vie. Un moment mémorable de la sensibilité française y était illustré par des œuvres d’une beauté qu’on pouvait croire impérissable.

Cette statuaire, d’ailleurs, comme beaucoup d’œuvres de premier ordre, posait plus d’un problème. Il suffit d’un regard pour se convaincre qu’elle appartient à deux époques tranchées, à deux générations tout à fait différentes. Il y a un monde entre les sculptures sévères du portail -Nord et les sculptures étincelantes de la grande façade. Ce n’est pas tout. La statuaire de Reims ne vaut pas comme celle de Chartres par l’unité intellectuelle, la belle ordonnance dogmatique. Elle présente, au point de vue de l’iconographie, plus d’une incorrection ou d’une anomalie. Il y a des répétitions et des flottements étranges, comme si l’on se trouvait en présence d’un écrit formé de la réunion de deux textes différents d’un même poème, où des passages seraient rajeunis, d’autres transposés. Bizarreries d’autant plus frappantes qu’elles contrastent avec l’autorité et la splendeur du style. Tous ceux qui ont hanté nos vieilles cathédrales savent de combien d’ombres elles s’entourent, et combien ces ombres sont charmantes. Mais Reims, la radieuse Reims, est peut-être entre toutes la plus mystérieuse.

Les choses s’expliquent en partie d’une manière assez simple : la façade actuelle n’est pas, on l’a vu, celle qui avait été primitivement conçue. La preuve en est aisée : l’ancien portail subsiste encore. Le maître qui composa cette nouvelle façade si belle n’a pas fait disparaître l’œuvre de son devancier. Elle trouva grâce encore aux yeux du jeune artiste[3]. Celui-ci ne donna pas à l’œuvre de Jean d’Orbais la place d’honneur qui lui avait été destinée, mais il l’utilisa dans une autre partie de l’édifice, et c’est elle que nous voyons au portail Nord de la cathédrale. Il en résulte cette singularité assez rare que la cathédrale de Reims possède deux frontispices et comme deux préfaces différentes, faites à quelques années d’intervalle. La façade latérale n’est pas, comme on s’y attend, une façade subalterne et d’importance plus effacée : c’est l’ancienne façade principale, c’est une version antérieure de la grande façade, devenue par hasard une façade secondaire. Beaucoup d’obscurités à Reims n’ont pas d’autre origine.

Cette partie primitive de la statuaire de Reims comporte les trois portails classiques : porte du Christ, porte de la Vierge et porte des Saints du diocèse[4]. Cet ensemble n’a pas la grâce, l’extraordinaire séduction des parties plus récentes. Vingt ou trente ans, à cette époque, mettent une différence d’un siècle. L’art fait des pas de géant. L’école rémoise s’y montre pourtant d’une maturité singulière. Deux caractères surtout, que nous retrouverons plus tard, ressortent avec force. Le premier est l’imitation de la statuaire antique. Les statues d’apôtres, les draperies ont un tour romain qui étonne : on croit voir une assemblée de consuls, de vestales. Les scènes de martyre placées dans les tympans surprennent par leur retenue, par la mesure exquise du geste et de l’expression. On pense, devant ces figurines, à l’adage grec : « Rien de trop. » Mais un second caractère, bien différent du premier, apparaît dans d’autres morceaux, véritables « scènes de genre, » tableaux de la vie de tous les jours, comme l’histoire du tonneau de l’hôtesse, miraculeusement rempli par saint Nicaise (conte bien fait pour plaire à un public de vignerons) ou celle du drapier de Reims qui vendait à fausse mesure. Nous pénétrons dans la boutique : voici la cliente élégante, les pièces de drap sur le comptoir, le garçon accroupi qui tient les livres de caisse. C’est le cadre et la bonhomie, Je ton du fabliau. Inspiration antique, goût de l’observation familière, ces deux courants, qui sont le fond de notre tradition, se partagent déjà l’âme française. Ils s’y développent côte à côte en bonne intelligence, sans que l’on discerne entre eux le germe d’un conflit. L’école de Reims avait donné là des chefs-d’œuvre qui la plaçaient au premier rang des écoles médiévales, quand ces beaux ouvrages d’un seul coup se virent rejetés dans l’ombre et comme subitement vieillis, décolorés par l’apparition de quelque chose de plus beau.

Il ne faut pas abuser du mot de révolution : et pourtant, si l’on considère les œuvres admirables que je viens de décrire, comment appeler autrement le coup d’État qui les a fait reléguer à une place subordonnée et remplacer d’autorité par des œuvres toutes nouvelles, au détriment du sens traditionnel de l’édifice et au risque d’en compromettre tout le plan idéologique ? Au nom de quel principe le Christ se voit-il écarté de la première place et cesse-t-il d’apparaître au seuil, en pontife et en juge, foulant l’aspic et le basilic, au-dessous du tableau des choses de la fin du monde, et regardant le couchant qui annonce chaque soir les scènes du dernier des jours ? Quelle nouvelle idée parut être assez importante pour excuser une telle infraction aux usages, presque aux dogmes, et le désordre qui en résulte ?

En un sens, tout le problème de la façade est là : on y assiste, en quelque sorte, à l’avènement de la Vierge. La Vierge est la reine de céans. C’est elle qui nous accueille au trumeau du portail, c’est elle dont les fameuses statues des ébrasements nous représentent l’histoire, c’est elle qu’on couronne dans le fronton charmant qui surmonte les voussures. Toujours elle, elle partout. Elle est la jeune pensée qui envahit tout l’édifice : elle se substitue à son fils dans les prières des hommes. Immense nouveauté, et d’une portée incalculable. Une poétique entièrement inédite se fait jour. Tout l’élément sentimental, irrationnel du christianisme, commence à l’emporter sur l’autre. Toute cette façade de Reims n’est plus qu’un hymne à Notre-Dame. Il semble, si l’on ose le dire sans hérésie, il semble que le monde rêve d’un nouveau mystère, d’une autre Incarnation, cette fois dans la femme. L’humanité se divinise dans la plus céleste de ses filles. Elle dit moins : « Notre Père, » elle murmure : Ave Maria.

Sans doute, on tremble de prêter aux faits, par des formules trop absolues, l’apparence d’une consistance qu’ils n’ont pas. Le culte de la Vierge est vieux comme l’Eglise. Ses racines sont surtout profondes dans l’Eglise française. Presque toutes nos cathédrales portent le nom de Notre-Dame. Mais, de la porte de Senlis, où pour la première fois la personne de la Vierge occupe la place capitale, là où la tradition avait toujours montré son fils[5], à ce portail central de Reims, où elle règne sans partage, où l’on ne voit plus qu’elle, et qu’elle triomphante, — quelle évolution ! Il y a là évidemment un phénomène moral, un bouleversement de la sensibilité qui mériterait une histoire. Ce n’est pas le lieu de la faire. Il suffit que nous en ayons un symbole visible dans le remaniement de la façade de Reims, et dans la brusque saute d’idées qui en fit modifier tout le premier programme. Cette façade est le manifeste d’une nuance religieuse où le côté émotif l’emporte sur le côté intellectuel. Toutes les singularités qu’elle présente, toutes les questions qui se posent à son sujet, viennent de là.

Il va sans dire qu’aucun artiste n’a pu prendre sur lui une pareille dérogation aux habitudes consacrées : le maître de Reims, comme toujours, n’a fait que suivre les indications d’un clerc. Mais l’artiste et le théologien sont ici en profond accord. L’un et l’autre sont d’un temps ou les choses de la pensée pure cessent d’intéresser avant tout les esprits. L’âme devient moins sensible aux belles ordonnances, à la rigueur des développements et des démonstrations ; elle n’a plus le même besoin qu’auparavant des nobles constructions idéales et des systèmes. L’âge précédent eût-il souffert certaines disparates, comme celles qui déparent la porte de droite de la façade ? Ces négligences, dont une autre époque se fût scandalisée, semblent aujourd’hui sans importance. Des objets inédits, ignorés autrefois, passent au premier plan.

De ces objets, le plus nouveau est peut-être la beauté, — je veux dire la beauté prise pour elle-même, ayant en soi sa raison d’être, la beauté considérée comme sa propre fin. Parmi ces cathédrales que l’on a comparées à des livres de pierre, où chaque sujet n’est qu’une phrase ou une image dans un discours, la cathédrale de Reims semble avoir beaucoup perdu de son caractère enseignant. Le côté didactique y parait effacé. Que de fois en étudiant cette façade sublime, on demeure perplexe devant tel ou tel personnage ! Que de figures dont on ignore ce qu’elles peuvent vouloir dire ! Combien s’en trouve-t-il d’innomées, dont il a été jusqu’à ce jour impossible d’expliquer le rôle ou la présence ! Peut-être faut-il souvent n’accuser que notre ignorance ; mais voici des exemples plus significatifs. Que viennent faire, au-dessus des portes de la façade, ces belles images de Verseaux, c’est-à-dire de jeunes hommes qui répandent des urnes, et que l’on interprète comme les quatre fleuves du Paradis ? Que sont-ils autre chose que de purs thèmes de poésie ? Ce n’est pas tout : j’ai parlé des anges du chevet, mais les anges sont partout autour de l’édifice. Qui ne connaît le plus beau de tous, du moins le plus célèbre, — aujourd’hui mutilé, décapité, hélas ! — celui que l’on appelait le « Sourire de Reims ? » Ces anges remplissaient les fonctions les plus diverses : ils n’étaient pas là seulement dans la scène de l’Annonciation, où saint Luc parle du rôle du messager céleste. Mais ils apparaissaient encore là où la tradition ne les appelait pas ; ils escortaient les saints ; le martyr saint Nicaise, avec son crâne scié au niveau des sourcils, s’avançait comme l’officiant entre deux anges pour acolytes. D’autres balancent l’encensoir aux côtés de saint Rémi. Ces portes, où chaque figure devrait être une leçon, s’emplissent ainsi de silences ; elles enseignent moins qu’elles ne rêvent. La figure du saint qui nous instruit par son exemple s’accompagne d’une autre, qui n’a plus de signification précise : que veulent dire ici ces créatures sans nom, ces charmantes images d’une grâce neutre et indécise ? Elles ne parlent pas, elles agissent à peine, elles n’ont pas d’histoire ; elles ne sont là que pour la beauté, comme de simples motifs de songes.

Or, ces êtres indéterminés, sans aucun sens édifiant, deviennent les principaux personnages de cette statuaire. On a appelé Reims la cathédrale des anges. A tout instant dans les voussures le récit s’interrompt pour leur laisser la place, pour mettre un intervalle où se déploie leur chant. Que dire du cantique ravissant de ceux des contreforts, de cette guirlande angélique qui forme autour de l’édifice une couronne de joie ? Jamais la forme adolescente n’avait encore dans le monde chrétien été traitée ainsi, presque indépendamment de toute signification positive, sans nulle intention morale, dans le sens tout contemplatif qui fait dire au poète :


A thing of beauty is a foy for ever.


Idéal lyrique, étranger à l’époque antérieure, formule totalement inédite au moyen âge, programme qui ne s’adresse plus à l’esprit, mais au sentiment et qui, au lieu de chercher à communiquer des idées, se propose de créer simplement le bonheur. L’art change ici de nature et pour ainsi dire de domaine : du monde de l’entendement, il passe dans le monde du cœur. Il se dégage par degrés de tout contenu étranger, moral, théologique ; il cesse à peu près d’enseigner, d’instruire et de guider ; il se contente de représenter ou d’exalter la vie, et de proposer à l’âme des sujets d’émotion, de tendresse et d’amour.

Je ne crois pas qu’il y ait dans l’histoire de l’art un phénomène plus remarquable. On a ici un élément qui dans le monde plastique ne se retrouvera plus guère que deux siècles plus tard, dans certaines œuvres du quattrocento : cette atmosphère de poésie qui fait le charme indélébile des premiers maîtres ombriens et toscans qui l’ont inventée à leur tour, et c’est ce charme inexpliqué qui causait à Reims sur le spectateur cette particulière impression d’enchantement. Poésie d’ailleurs très diverse et très originale, presque inanalysable, comme toute vraie poésie, très différente de la beauté païenne, si celle-ci repose avant tout sur la valeur du corps et se passe à peu près de toute autre expression, très différente aussi de la voluptueuse morbidesse italienne ; elle est faite surtout de cette grâce de jeunesse, dont aucune parole ne peut donner l’idée. C’est un fait indéfinissable et immortel comme le printemps. Beauté très chaste, il va sans dire, toujours drapée et costumée (le nu ne se montre à Reims que furtivement, dans quelques figurines[6], et n’apparaît nullement encore comme la condition indispensable du beau) ; l’animal humain n’y joue qu’un rôle très effacé. Rien de moins sensuel que toute cette statuaire. Au physique, comme dans la jeunesse, tout y est élégance, sveltesse, élancement ; au moral, élégance encore, raffinement et courtoisie. Considérez cette rangée de vingt-trois grandes statues qui forment le trait inoubliable de cette façade de Reims : chose remarquable, toutes ces figures ou presque toutes, sourient. Ce sourire n’est plus l’espèce de crispation nerveuse, la contraction « éginétique » par laquelle l’art primitif s’efforce à donner au visage l’apparence de l’expression. C’est la fleur naturelle d’une vie bienveillante, le bonheur d’une existence aimable qui monte du fond de l’âme et se joue délicatement autour des lèvres, au bord des yeux. On ne voit d’abord que ce sourire. Tous ces personnages s’entretiennent gracieusement entre eux, s’invitent, s’entre-regardent, sont occupés les uns des autres. Ils forment une société pure, choisie, une « sainte conversation, » une sorte de « cour d’amour » où il y a des évêques, des diacres, des jouvenceaux et de jeunes femmes, — société si charmante qu’on ne s’étonne pas d’y rencontrer des anges. C’est une assemblée très humaine et pareille à la nôtre, et pourtant sans nul terre à terre : on ne sait quel esprit subtil, quel parfum de fine bonhomie flotte dans leurs formes juvéniles et se reflète dans leur sourire. On ne peut se défendre, devant cette statuaire, de penser à ce qu’écrivait le prince des poètes d’alors, ce Dante nourri lui-même de nos traditions provençales : on pense à ce qu’il appelle le dolce stil nuovo, à la Vita nuova. Et un mot se prononce de lui-même, le nom de « Renaissance. »

Le fait est si frappant qu’on ne s’explique guère qu’il ait pu échapper. En réalité, l’auteur de cette grande façade de Reims, que nous appellerons la façade de la Vierge, pour la distinguer de la première, est un des génies de sculpteur (sculpteur et architecte le plus souvent ne font qu’un) les plus extraordinaires, les plus doués pour la création d’un univers conçu en fonction de la beauté. A peine citerait-on un second exemple comparable d’imagination plastique : un homme pour qui la statuaire n’est pas le revêtement arbitraire de l’édifice, mais l’expression elle-même de ses forces et de toutes ses parties ; pour qui la forme humaine devient le symbole nécessaire de chaque élément de la construction ; qui ne peut concevoir une porte, un pinacle, un contrefort, une galerie, un membre quelconque de l’architecture, sans le douer de vie et lui prêter une figure ; — un Michel-Ange du XIIIe siècle, qui a réalisé sur toute une cathédrale ce que l’autre, celui du XVIe, n’a pu, une fois dans sa vie, ébaucher qu’en peinture à la voûte de la Sixtine. On n’avait jamais vu, et l’on ne devait plus revoir, un tel « animateur, » une passion créatrice d’une telle envergure qu’il ne lui suffit pas du champ d’une façade, fût-ce la façade d’une cathédrale, et qu’elle recherche, invente de nouveaux espaces à décorer : l’artiste perce les tympans pour faire entrer le jour à flots et pour trouver à l’intérieur une matière inédite, imaginant alors ce décor unique, cette paroi interne de la grande nef, au-dessous de la rose, — paroi aux mille sculptures, pareille à un immense diptyque, a quelque merveilleux Retable de Poissy déployant de chaque côté des portes les registres aux cent personnages de sa double feuille d’ivoire.

On s’étonne qu’un tel enthousiasme n’ait été qu’une flamme éphémère ; elle n’a duré qu’un moment et s’est perdue bientôt sans éveiller d’imitateurs. C’est une des raisons qui l’ont fait méconnaître, et c’est la grande différence avec la Renaissance italienne du XVe siècle : celle-ci s’est prolongée et développée continûment pendant une période de plus de cent années, offrant à l’esprit le tableau d’une histoire magnifique et suivie. L’école de Reims a été, au contraire, peu comprise, ou plutôt un second principe, qui apparaît dans cette école à côté du premier, devait bientôt l’étouffer et prendre un développement qui allait éclipser et faire oublier pour longtemps le sens de la beauté.


Ce principe, encore une fois d’ordre sentimental, mais d’essence moins raffinée, par conséquent plus populaire, c’est la recherche de l’émotion dramatique. Jusqu’alors, l’art du moyen âge raconte peu, ou ne raconte que pour édifier ou instruire ; il ne s’occupe point d’émouvoir ou de toucher. Il sait exprimer des caractères, surtout dans leurs aspects permanents et paisibles ; il n’exprime guère les émotions dans leurs nuances fugitives. Les grandes statues d’apôtres ou de saints qui font la haie aux ébrasements des porches des cathédrales sont souvent des modèles de dignité morale ; elles forment un majestueux répertoire des grands traits généraux de la nature humaine, mais de ces traits pris en soi : les figures demeurent impassibles. Même dans les légendes des saints, l’émotion est souvent absente. On en a un exemple à Reims même, dans les tympans de l’ancien portail, qui se voient, nous l’avons dit, à la façade du transept Nord. Il y a là, dans la vie de saint Nicaise, des sujets extrêmement dramatiques ; on voit le saint évêque martyrisé par les Vandales (étrange sort de cette église ! Reims finit comme elle a commencé, par une invasion des Barbares). Le prélat est arraché de son palais par la soldatesque et conduit au supplice ; sa sœur au désespoir se jette sur le chef de bande et lui donne un soufflet. Ces scènes de violence sont représentées par l’artiste sans l’ombre de violence. Les gestes, les expressions sont empreints d’un calme trop frappant pour n’être pas volontaire. L’auteur, qui est déjà d’une habileté consommée, s’impose une règle sévère de goût, de discrétion. Il croirait déchoir s’il consentait à une pantomime excessive, s’il troublait par des mouvements déréglés l’ordre et la paix des lignes. Le bourreau, dans la scène de la décollation, fait son œuvre avec tranquillité, comme on représente saint Martin qui coupe son manteau. Il y a là une esthétique certainement très sûre d’elle-même, un parti pris de modération, qui est sans doute, comme on le verra, fortifié par l’étude de certains modèles antiques ; et l’œuvre tout entière, avec ses étages paisibles de frises harmonieuses, rappelle en effet les théories des bas-reliefs des sarcophages.

Si, de cette façade presque « antique, » qui a dû être, dans le projet primitif, la grande façade de la cathédrale, on se transporte devant celle qui lui a été préférée, quel changement ! On mesure alors la marche des idées. Le portail de la Vierge est à cet égard une révélation. Les personnages s’animent ; tous, au lieu de demeurer immobiles comme des cariatides, ou comme des colonnes dont ils devraient jouer le rôle, sortent de leur torpeur et de leur rigidité. On ne voit plus autour de la Vierge les prophètes, assemblée de pensées, de méditations solitaires, longue avenue de rêveries au bout desquelles éclôt la figure d’un type féminin idéal. Cette grande vue morale est remplacée par des épisodes historiques, par des anecdotes empruntées à la vie de la Vierge. Les figures se relient par des gestes et dialoguent. On assiste à de véritables scènes, jouées par des couples et des groupes, comme les scènes de l’Annonciation et de la Visitation ; la Présentation au Temple développe une frise suivie de cinq ou six personnages. Toutes ces choses, qui n’avaient jamais occupé que des emplacements secondaires, les faces d’un chapiteau, les côtés d’un jubé, et qu’on ne traitait jamais qu’en petites dimensions, comme une imagerie pieuse, reçoivent ici les proportions du style monumental. Le haut moyen âge ne s’occupe que des pensées éternelles. Il envisage le monde sous la catégorie de l’idéal. L’art nouveau quille l’absolu pour le relatif, l’abstraclion pour la vie. Au point de vue de la théologie et de la pensée pure il substitue un ordre de vérités plus humaines et plus touchantes. La Vierge de Reims, au milieu des images et des souvenirs de sa vie, apparaît moins comme une idée que comme une femme.

L’art, la pensée ont-ils perdu à celle métamorphose ? La question est assez vaine en présence de chefs-d’œuvre. Pour la critique, qui ne cherche qu’à dater et à distinguer des idées, c’est à Amiens, qui est un peu antérieure à Reims, que cet art nouveau a pris naissance : on a vu que la façade de Reims doit plus d’un Irait à celle d’Amiens (sauvée, elle aussi, par la victoire et heureusement intacte). La figure de la Vierge dans les deux Annonciations, la picarde et la champenoise, est sans aucun doute du même maître. Mais ce qui n’était à Amiens qu’une indication, devient à Reims tout un système : la façade s’illumine de grandes pages sculptées ; c’est le bas-relief colossal de la Mort de Goliath ; c’est, dans les hauteurs du fronton, la galerie solennelle du Baptême de Clovis. Et ce sont, entre les figures isolées sous leurs tabernacles, de grands gestes qui s’échangent et des signes qui se répondent, — le Christ et saint Thomas aux contreforts d’une des tours, ou encore ces deux femmes prèles à s’agenouiller dans les gables de chaque côté de la façade, — figures énigmatiques, vives lueurs qui traversent l’immense poème de pierre et y font passer une phosphoresrence passionnée.

Quelques-unes de ces scènes méritent qu’on s’y arrête. Celle de la Crucifixion, au sommet du portail de gauche, est une composition dont la hardiesse étonne ; c’est la première fois que ce sujet tragique se déploie, avec le relief et le réalisme de la pierre, au frontispice d’une église ; la première fois que l’art, perdant le caractère d’une leçon de théologie, insiste sur le côté humain du drame du Calvaire. Jusqu’alors, le Christ des cathédrales est le Fils de l’homme, le seigneur et le prince de ce monde : c’est le beau Dieu d’Amiens, le docteur et le prêtre, le Christ des Béatitudes et du Sermon sur la montagne, figure solennelle au front serein et doux, à laquelle l’artiste prête la gravité d’une pensée majestueuse. C’est ce Christ enseignant, ce Christ chef de l’Eglise, que nous voyons encore au centre de cet ancien portail, qui est devenu à Reims un portail latéral, quand la « pierre angulaire, » pour reprendre un mot de l’Evangile, a été écartée et replacée dans l’ombre[7]. Ses plaies, le Christ ne les faisait voir alors que terribles et glorifiées, dans la scène du jugement, tel qu’il apparaîtra trônant sur les nuées au soir du dernier jour, pour condamner et pour sauver : ces plaies redoutables ne sont que l’acte d’accusation des pécheurs et le salut des justes. Le Crucifix lui-même, dans l’ombre des chapelles, porte la tunique longue et la couronne des rois[8].

Trente ans plus tard, tout change. L’imagier du nouveau portail ne veut voir sur le Calvaire que le drame et le supplice. Il insiste audacieusement sur les souffrances du Crucifié : il le dépouille de ses vêtements et le dresse nu et pantelant, suspendu par trois clous au bois de la croix massive. La tête inanimée verse sur la poitrine et y fait une ombre tragique. Le Dieu disparait, on ne voit plus que la torture et le cadavre ; au lieu de l’enseignement, le sang et l’agonie ; la croix n’est plus le trône, mais le gibet, l’échafaud. Alentour, les soldats, les bourreaux, les échelles, comme dans une représentation émouvante de tableau vivant. La Vierge se lord les mains et ne se tient pas debout : ses genoux se dérobent sous elle. Le temps des symboles n’est plus : Jésus ne nous parlera guère désormais que par ses douleurs. Il ne nous montre plus que sa chair misérable, déchirée et sœur de la nôtre : il ne nous touchera que par son humanité.

Tout le récit de la Passion, qui se développe dans les voussures au-dessous du fronton de la Crucifixion, abonde en exemples saisissants de ce goût inédit : la recherche de l’émotion. Il y a là vingt petites scènes d’un art singulièrement moderne, et qui surprennent par un accent étranger jusqu’alors à la pensée du XIIIe siècle. Je revois en particulier une Montée au Calvaire, un Christ cassé en deux, les épaules écrasées sous le faix, le visage noyé sous sa chevelure défaite et buttant à chaque pas comme un misérable accablé sous un fardeau trop lourd. Cette statuette contenait un infini de douleur. On eût dit un sanglot de la pierre.

Et dès lors commence ce genre de sujets qui vont pendant trois siècles jouir d’une vogue incomparable : ce genre d’art dont la grande affaire sera de détailler chaque instant, chaque motif, chaque épisode de la Passion : où la lance, les clous, l’éponge de fiel et de vinaigre, la couronne d’épines, tous les instruments du martyre seront considérés à part, deviendront les objets d’un culte particulier ; où la légende de Sainte Hélène et de la Sainte-Croix se répétera à l’infini sur les murs des églises. Tous ces thèmes répandus par Giotto et son école, dans toutes les parties de l’Italie, et qui ont popularisé la religion franciscaine, se trouvent déjà exprimés, dès le temps de saint Louis, sur la nouvelle, façade de Reims. On sait quelle fut, dans ce bel âge, la gloire de ce dernier des croisés ; on sait que l’ordre de saint François se vante de compter ce roi de France au nombre de ses tertiaires. On sait enfin ce que fut, dans le monde chrétien et féodal, ce rajeunissement de la foi, ce phénomène d’enthousiasme et de ferveur religieuse, cet enchantement de tendresse, ce miracle de conversion opéré par ce « pauvre d’Assise, » dont la piété publique faisait comme une nouvelle édition du Christ. L’Evangile franciscain se répandit par toute l’Europe avec la rapidité de la Hamme. Il ne paraît pas douteux que la Passion de Reims ne soit un résultat de l’émotion franciscaine, de ce bouleversement des âmes, sans analogue dans l’histoire, qui rouvrait soudain, faisait jaillir les sources profondes de la pitié, de la poésie et de la sensibilité humaines. Que n’est-il permis de nommer le prédicateur, le puissant sermonnaire dont la parole eut le pouvoir d’évoquer dans une imagination d’artiste les merveilleuses images dont je viens de parler ? Mais n’est-il pas remarquable que le monument le plus précoce, et à coup sûr l’un des plus beaux, de l’esthétique franciscaine, soit né dans une cathédrale de ce royaume de France dont le « Saint Troubadour » et le « jongleur de Dieu » chérissait les poètes et dont son père, le drapier d’Assise, avait voulu lui donner le nom ?

M. Emile Mâle, dans son livre classique sur l’Art religieux à la fin du moyen âge, a écrit des pages inoubliables sur ce qu’il a appelé I’ « avènement du pathétique. » Il a montré les caractères de cet art spécial, étrange, sanglotant, convulsif, de cette passion de la douleur, de ce christianisme de flagellants qui devait remplir, en effet, tout le XVe siècle, développé par les malheurs de la grande peste et de la guerre de Cent Ans. Ce fut alors, surtout dans les pays du Nord, la belle époque de la religion des misérables, le temps où se manifeste avec toute sa licence souffrante, sentimentale, populaire, le christianisme franciscain. Mais n’en voyons-nous pas l’aurore dans cette façade de Reims, où pour la première fois l’élément féminin triomphe avec la Vierge du portail, et apporte dans l’ordre ancien du christianisme le trouble d’un frisson nouveau ? Et ne pouvons-nous pas déjà y pressentir cet avenir où le sentiment du beau et de la grâce humaine sera sacrifié, après le goût des idées, au goût dominant, impétueux, du pathétique et de l’émotion ?


III

Mais ces deux grands courants que nous venons de reconnaître dans la façade de Reims n’épuisent pas tout ce que l’analyse y démêle. Un moment d’attention y découvre bientôt des richesses nouvelles : non plus seulement des principes, des idées générales, mais des nuances, des tempéraments, des personnes, des visions d’artistes. L’œuvre d’art devient ici diversement charmante, comme le reflet précieux d’une âme originale, de sa manière spéciale d’envisager la vie. Passons encore une fois rapidement cette revue ; ouvrons les beaux recueils de M. Moreau-Nélaton, de M. Paul Vitry. Nous n’y admirerons pas seulement des chefs-d’œuvre, nous y apprendrons à connaître des esprits. Nous y verrons, avec une précision nouvelle, se poser le curieux problème d’histoire morale, qui a été esquissé dans les pages précédentes.

Où est le temps où les Allemands, princes de la Science, nous avaient pénétrés, pour l’histoire de l’art au moyen âge, du mysticisme confus de leur romantisme germanique ? On n’admirait à cette époque que ce qu’on appelait les créations spontanées du génie collectif. Le génie était considéré comme un pouvoir latent, une sorte de dieu obscur caché dans la conscience des foules, trop vaste pour s’incarner jamais dans un individu. Que cette métaphysique aujourd’hui semble vaine ! Combien les choses sont plus belles, ramenées à la mesure de l’homme ! Déjà l’histoire de Reims nous a offert ce spectacle ; nous savons ce que peut un homme, et quel événement c’est, quand à un Jean d’Orbais succède un Bernard de Soissons. Nous avons vu se magnifier tout le système de l’architecture, la statuaire prendre une expression nouvelle. Allons maintenant plus loin encore. Nous verrons dans cette sculpture apparaître une série de personnalités distinctes. L’art du moyen âge, jusqu’alors un peu raide, un peu impersonnel, s’assouplit au point de laisser transparaître l’auteur. Le style devient individuel. Instant exquis ! On ne trouve plus seulement un art, on trouve des hommes.

Sans doute nous ne saurons jamais rien des hommes admirables qui ont créé les œuvres sans prix dont nous parlons. Des générations de sculpteurs qui travaillèrent à Reims, un seul nous est connu par son nom, et c’est un des derniers et assurément l’un des moindres, ce Jean Bourcamus qui fut chargé de refaire, vers 1503, au pignon du transept du midi, l’image d’un centaure sagittaire. Que savons-nous des autres ? Que pouvons-nous entrevoir de leurs mœurs et des conditions de leur vie ? Quand on a cité deux médaillons d’un vitrail de Chartres et une miniature des Antiquités juives, où l’on voit le chantier d’une cathédrale en construction, avec un ouvrier achevant de tailler une statue en plein air sur le parvis, parmi les gâcheurs de mortier et les porteurs de pierres, on a épuisé toute la liste de nos renseignements. Les médaillons de Chartres, en dépit de leur sécheresse, sont le meilleur de ces documents ; la mise en scène est indiquée : on voit un coin de l’atelier, un rideau, Une planchette qui supporte un pot et une coupe, une équerre pendue au mur. Les deux artistes sont de très jeunes gens qui ébauchent une statue (une statue de roi) à même le bloc de pierre. Celui qui manie le ciseau a la main gantée de cuir, pour se préserver des éclats. L’autre se redresse un instant et, s’appuyant au manche de son maillet, il boit. Et le buveur, par-dessus la coiffe de son chaperon, porte un léger diadème de fleurs.

On revient alors aux statues de Reims, ou bien l’on regarde, dans le répertoire de M. Paul Vitry, ces reproductions si parfaites qu’elles équivalent à des moulages. On admire la variété surprenante de ces personnages, les familles ou les groupes qu’ils semblent former entre eux, les nuances qui les distinguent comme les affinités qui les unissent. On reconnaît des types, des formules, des écoles ; l’ensemble de l’œuvre se distribue entre quatre ou cinq maîtres, d’origine ou d’inspiration différentes, ayant chacun ses procédés, son goût, ses élèves, son atelier. Quel temps que celui où une ville de province six fois moins étendue que la Reims d’aujourd’hui se montrait prodigue de talent comme la Florence de Ghiberti et de Donatello ! Pourquoi faut-il que nous ne puissions deviner un de ces noms, qui devraient nous Atre sacrés ? Par quelle étrange modestie, par quel détachement ou quel oubli de nous-mêmes avons-nous laissé à l’abandon la fortune des nôtres ? L’Italie, si lente au contraire, et que nous précédons de loin sur toutes les voies nouvelles, doit une part importante de sa renommée, artistique à sa précoce idée de la gloire. Avec quel luxe de signatures et d’inscriptions emphatiques nous a-t-elle légué les œuvres barbares d’un Gruamons ou d’un Antelami ! Les historiettes qu’un Boccace nous conte sur Giotto, les notes d’un Ghiberti, et surtout le livre immortel de Georges Vasari témoignent d’un sentiment qui nous a fait défaut, celui de la valeur du talent, le culte de la virtù, la passion des mérites par lesquels l’homme s’illustre et « se rend éternel. »

Du moins les œuvres nous restent, — ou plutôt nous restaient, avant les Allemands, — et nous pouvions nous faire une idée des dons de la vieille France. Consultons le recueil que nous offre la piété de M. Paul Vitry ; nous n’aurons pas de peine à discerner dans cette façade les parts diverses de plusieurs maîtres. Il suffirait presque d’étudier les statues de la Vierge, pour avoir une image de ces talents divers ; la Vierge apparaît quatre fois à la porte centrale, au trumeau et dans trois scènes de son histoire : ces quatre figures sont certainement de trois artistes différents ; on dirait d’un concours, comme ceux des jeux poétiques à la manière des Puys, où chacun d’eux a tenu à honneur de disputer le prix, et montre son tempérament, sa sensibilité propre, dans sa façon d’interpréter un sujet chéri et d’exprimer les louanges de la reine des femmes. Il résulte de cette diversité un ensemble peut-être moins harmonieux qu’ailleurs ; mais l’œuvre gagne d’autre part ce qu’elle perd eu homogénéité : on lui sait gré de nous représenter au naturel les débats, les tendances diverses d’un petit milieu d’artistes, et de nous offrir un tableau animé de la vie spirituelle dans un coin du moyen âge.

Voici d’abord dans le portail de Reims le groupe de figures qui est l’écho ou la réplique des figures d’Amiens ; la Vierge de l’Annonciation et celle de la Présentation au Temple sont les modèles achevés de cette école. Ce sont des œuvres qui ont peu de charme extérieur, et que le spectateur distrait serait tenté d’abord de trouver un peu pauvres : l’artiste procède avec une simplicité de plans, un effacement du modelé, une telle pudeur dans les ombres, une telle paix dans les lignes tombantes qu’on ne sait comment définir ce mystérieux dessin ; la gorge se soulève à peine sous la tunique ; les plis se creusent si insensiblement dans le manteau, les cheveux sont traités d’une manière si chaste, il y a dans toute la figure un tel renoncement, une telle absence de détail et de frivolité, que l’œil se sent déconcerté devant cette sorte de grisaille. Et pourtant, peu d’ouvrages donnent l’impression d’un art plus volontaire ; cette parcimonie de moyens produit la sensation de la qualité la plus rare. L’artiste, en écartant toute sensualité, parvient, à force de dénuement, à l’expression la plus intime. Le visage, tout uni, rustique, est celui d’une jeune paysanne de chez nous, d’une fille des champs comme la Pucelle : l’artiste a fait la Vierge d’une fleur de nos campagnes. On devine en lui une âme tendre et austère, un cœur religieux, ému, ami du vrai, porté à voir la poésie dans le réel et le merveilleux dans le sentiment, une sorte de Jean-François Millet du moyen âge, aussi consciencieux, aussi grave, et plus exempt de rhétorique que ne l’est l’auteur de l’Angélus. On chercherait en vain une Vierge plus touchante que cette humble figure.

La Vierge du trumeau respire un art tout différent ; c’est l’art de la Vierge dorée d’Amiens, un style qui séduit par un air de luxe et de gala. Toute la personne exhale la préciosité la plus fine, une nuance qui touche à la coquetterie. L’artiste lui a donné l’habit et le port d’une reine ; le manteau aux plis riches et nombreux découvre largement l’étoffe souple du blian qui enveloppe le buste ; une couronne épaisse charge la petitesse charmante de la tête, d’où s’échappe le flot annelé de la chevelure. Longue et svelte princesse, elle sourit du bout de ses cils et de ses lèvres minces à l’enfant sérieux qu’elle porte sur le bras, avec le joli hanchement qui donne à la silhouette une cambrure piquante. Cette œuvre brillante, d’un accent si précis et si neuf, semble à mille lieues de la Vierge ingénue de tout à l’heure ; celle-là est la fille du siècle, l’enfant d’un âge qui raffina sur le culte de la femme et l’idée de l’amour. Le sculpteur, voulant exprimer le jeune empire de la Vierge, prête à son image l’élégance un peu maniérée qui était alors l’idéal de la société polie.

Parmi ce groupe de « modernes, » deux maîtres surtout s’imposent par des œuvres hors ligne et par le parti pris de donner à l’histoire l’aspect de la vie contemporaine. L’un et l’autre ont exécuté de merveilleuses statues de femmes. L’auteur de la Reine de Saba, qui est aussi celui des deux sublimes figures de l’Église et de la Synagogue, et de plus d’une encore parmi celles des rois et des anges des contreforts, est un des plus heureux génies de la sculpture française. Il se confond peut-être avec le créateur de la Vierge du trumeau et de l’Eve qu’on admire au bras Nord du transept. C’est un esprit tranquille, un fin observateur, sensible à la beauté subtile de la vie. C’est lui le maître de cet atelier qui a orné Reims tout entière de ces admirables sculptures dont quelques-unes se trouvent éparses dans les collections privées, et dont l’exemple le plus célèbre était autrefois, à Reims même, la décoration fameuse de la Maison des Musiciens. L’art français y atteint la grâce de certains ouvrages de l’Attique. La vie, le costume du XIIIe siècle, — le plus beau qui ait ennobli le corps humain depuis la Grèce, — revêtent sans effort le style et la grandeur. Nulle part on n’a résolu avec tant d’aisance apparente ce difficile problème, l’union de la vérité avec le style monumental. La Reine de Saba était le chef-d’œuvre de cet art. Elle s’avançait gracieuse dans son manteau flottant, les cheveux dénoués, avec son aumônière pendue à la ceinture, pareille à une des grandes dames qui sortaient de la messe et distribuaient quelque monnaie aux pauvres du parvis. On devinait sous la robe la ferme ronde du genou. C’était dans les dimensions du « grand art » et non plus du bibelot, le charme vif et sans apprêt d’une « Tanagra » du temps de saint Louis. Ce qui se faisait aimer surtout, c’était l’expression de la physionomie : le front pur, les sourcils arrondis, les joues planes et calmes, les yeux gais, l’ourlet spirituel des lèvres, l’air d’une jeune fille avec la bonté de la femme. Un obus a fauché cette précieuse tête.

Mais l’homme le plus remarquable de toute cette équipe, c’est celui qu’on peut appeler à volonté du nom de ses ouvrages les plus célèbres, le « Maître de sainte Anne » ou le « Maître de saint Joseph. » Celui-là possède de beaucoup le tempérament le plus vigoureux et le plus accusé, une verve, une force intarissables. Dans toute la cathédrale, c’est lui qui mène le chœur. C’est lui ou ses élèves dont la main se reconnaît dans presque toutes les parties de la décoration, dans la Mort de Goliath, dans la foule des sculptures du porche intérieur, dans le plus grand nombre des anges et des statues de rois ou d’apôtres qui règnent dans les hauteurs de l’édifice. Il est partout présent ; son art a fait événement dans l’école. C’est lui qui a donné à cette énorme masse de pierre son grand frémissement de joie.

Sans doute, il y a dans cette production immense beaucoup de morceaux d’atelier, des choses exécutées de pratique et qui sentent un peu la hâte ou la routine. Mais là où le Maître met sa griffe, quels chefs-d’œuvre ! Il a, dans le canon des corps, des proportions plus élancées, des finesses, une gracilité toutes nouvelles ; les têtes d’un volume étroit se dégagent vivement sur des cols minces. Tout, chez lui, jusqu’au geste, est élégance, esprit. Il a une manière de draper, une façon de varier les systèmes de plis, d’obtenir par-là des reliefs et des ombres pittoresques, des lumières et des accents. Sa sculpture a, pour ainsi dire, plus d’arêtes et plus de saillies. Toute l’exécution en devient plus précieuse. Les masses plus divisées s’ordonnent et se composent avec plus de souplesse et de diversité. Il a découvert en plastique ce qu’on nomme « l’effet : » on assiste pour chaque statue à une recherche, à une trouvaille ; on voit le maître modeler sa maquette, étudier sur le mannequin le détail de son arabesque, inventer chaque fois quelque combinaison. Il introduit dans la sculpture plus d’air et de mouvement que personne. Toute son œuvre frappe par un caractère singulier de dilettantisme et de virtuosité. Elle a quelque chose d’aigu, une pointe, cette espèce d’inquiétude piquante de la forme, qui donne tant de prix à certaines œuvres de la Renaissance, et en même temps une abondance, une fraîcheur d’invention qui expliquent la vogue immense de son art. C’est de lui que date ce fleuve de draperies qui, de plus en plus tourmentées, descend de Champagne en Bourgogne pour finir, un siècle plus tard, dans les remous tumultueux et les enchevêtrements d’étoiles de Claus Sluter, dans la redondance et le tourbillon d’une sorte de « baroque. »

Mais le maître de Reims ne tombe pas dans ces fautes de goût. Son art demeure contenu dans les limites de la mesure la plus sobre. Ce grand novateur ne perd jamais le sentiment de la grâce. Son réalisme est imprégné du sens de la beauté. Dans le renouvellement des arts, sous le règne des Valois, à la fin du XIVe siècle, on a souvent montré le rôle de l’étude d’après le modèle vivant ; Courajod a donné une série de leçons fameuses sur les tombeaux de Saint-Denis et sur un groupe de statues au regard strabique. Peut-être pourrait-on faire voir dans les œuvres qui nous occupent les premiers symptômes évidents du mouvement naturaliste, et quelques-uns de ses chefs-d’œuvre. Il serait aisé de montrer que ces admirables figures de sainte Anne et de saint Joseph ont le caractère de portraits. Elles sont faites certainement, comme les merveilleux feuillages des chapiteaux, d’après la nature vivante ; comme le sculpteur, afin d’en composer ses corbeilles, ne s’est mis en peine d’autre chose que de couper des bottes de fleurs, le plantin, le cresson, la renoncule de son jardin, sans rechercher d’autre idéal qu’une copie parfaite et jugeant assez bonnes pour orner la maison de Dieu ces plantes que Dieu lui-même fait pousser dans les champs, de même il s’est borné à prendre tout près de lui et pour ainsi dire sous sa main les personnages des scènes de l’histoire sainte. Il n’a pas cru pouvoir mieux faire que de regarder vivre les bonnes gens autour de lui. On pourrait dire presque à coup sûr l’âge, le tempérament, la condition des modèles. Le saint Joseph, avec sa moustache de chat et sa mine narquoise, est visiblement quelqu’un du monde des ateliers, quelque demi-bourgeois, écrivain ou artiste, bon vivant, peut-être un peu bohème : il est criant de ressemblance. Impossible d’être, en art, plus résolument « contemporain, » et de transposer l’Evangile ou de l’habiller plus audacieusement à la mode du jour. Mais ce naturaliste, cet amoureux du vrai a en même temps ce privilège d’être un homme qui voit beau ; la vie qu’il représente n’est jamais vulgaire, jamais triste : brillante et lumineuse, elle dégage on ne sait quelle atmosphère juvénile et même, pour la première fois dans l’art depuis des siècles, ce parfum, cet éclat d’une fine et gaie volupté : et le sourire, qui est la signature du maître de sainte Anne, persiste aux lèvres des anges et flotte sur toute la cathédrale comme un impérissable attrait d’adolescence.


En face de ces remuantes figures s’isole un couple solennel et tellement singulier que j’ai dû le réserver pour la fin. Ce groupe de la Visitation, auquel il faut joindre la figure du pontife Abiathar, étonne : au milieu des œuvres qui l’entourent, il semble d’une autre famille et comme d’une mitre espèce. Une humanité inconnue et grandiose y respire. Jamais l’imitation de l’antique, aux siècles de Léon X et de Louis XIV, n’a rien produit de plus imposant que ces deux nobles figures de Parques.

Ces figures sont célèbres. Sont-elles réellement plus belles que leurs voisines ? Elles sont belles, du moins, d’une beauté étrangère. Vous diriez, au milieu d’un verger de chez nous, dans un parterre de grâces naïves, deux tiges imprévues de la corinthienne acanthe. Les statures sont plus grandes, la forme des corps plus magnifique ; auprès de leurs compagnes plus minces, plus déliées, plus agiles, ces deux créatures semblent d’une race plus qu’humaine. Leurs membres s’enveloppent de cette draperie aux mille plis et aux flots sans nombre, qui sont une manière savante d’emprisonner le jour, de faire chatoyer et d’iriser la forme, de lui créer, en quelque sorte, une ambiance spéciale et de multiplier par le modelé la sensation de la vie. Les têtes n’ont plus rien de ces traits prime-sautiers, de cette physionomie si vive, si particulière qui, par exemple, rond la sainte Anne charmante comme une personne exquise rencontrée dans la rue. L’artiste vise plus haut que le portrait. Il a voulu créer des types, des formules humaines d’une valeur générale : ce qui l’émeut, dans ce sujet de la Visitation, c’est la rencontre et le contraste de deux âges de la vie, de la jeunesse et du déclin, du soir et de l’aurore. Le visage de la vieille Elisabeth n’est pas exempt de quelque sécheresse ; mais celui de la Vierge est une création supérieure. Nul art n’a surpassé la beauté ronde et pure de sa forme pensive ; le voile qui l’encadre baigne ses joues d’une ombre tranquille et majestueuse. Quand un journal, il y a deux ans, pour son numéro de Noël, publia sur sa couverture une photographie parfaite de cette tête touchante, ce fut dans le public une surprise, comme si l’on venait de découvrir une autre Tête de cire, ou mieux encore, une sœur française de quelque déesse grecque : tant il y avait d’harmonieuse et poétique beauté sur les traits souverains de cette jeune immortelle.

Statues énigmatiques ! Elles semblent si dépaysées au milieu de leurs compagnes, qu’on a hésité quelquefois à les tenir pour contemporaines. On a voulu y voir un pastiche tardif exécuté par quelque restaurateur académique du siècle de Houdon. Mais cette conjecture est contredite par les faits : les deux statues de Reims ont été imitées à Bamberg, à la fin du XIIIe siècle, et la Vierge porte d’ailleurs le collier qui ornait alors le cou des jeunes filles ; pour dater la statue, il suffit de ce bijou.

Il n’en reste pas moins autour de ces statues une sorte de mystère. Pour les expliquer, la critique entre dans le domaine du rêve : elle pense à notre Orient latin, à ces comtes de Champagne qui fondaient, au temps de saint Louis, un royaume de Morée, se nommaient ducs d’Athènes et construisaient sur l’Acropole, auprès du Parthénon devenu leur paroisse, cette tour féodale qui s’appelait la tour des Francs. Un reflet de l’art de Phidias apparaîtrait ainsi à Reims au moment où nos armes dessinaient dans la Grèce cette belle aventure française.

Faut-il aller si loin ? La connaissance de l’art antique n’est pas un phénomène étranger au moyen âge. Cette connaissance, dont on veut faire une découverte de l’humanisme, date en réalité de beaucoup plus tôt : c’est une tradition presque ininterrompue depuis la Renaissance carolingienne des arts. Les motifs d’inspiration classique abondent dans l’art roman. Le fait capital du XIIe siècle, l’invention de la sculpture, ou plutôt de la figure humaine traitée comme le sujet plastique par excellence, ne se serait peut-être jamais produit sans le secours et la lumière des modèles antiques[9].

Le XIIIe siècle est rempli de cet esprit antique : les fameux bustes de Capoue, l’arc de triomphe de Frédéric II témoignent d’une « renaissance » qui éclate enfin avec une force singulière dans les bas-reliefs de la chaire de Pise et dans l’œuvre de Nicolo Pisano. Les origines de cette œuvre, si longtemps considérées comme un problème, ont été parfaitement élucidées par les travaux d’un des savants dont la mort est une des pertes irréparables de la guerre, le regretté Emile Bertaux. Mais le problème de la chaire de Pise n’est pas un problème isolé. Notre Visitation de Reims pose la même question avec plus de puissance encore. Ce qui avait été l’ancien monde romain demeurait pénétré, à un degré que nous ne soupçonnons plus, de restes et de semences antiques ; partout se trouvaient des tombeaux, d’anciennes voies romaines, des arènes en ruine, des traces de nécropoles, de thermes et de villas. Partout se vérifiait dans les décombres de l’ancien Empire le vers du prophète Virgile :


Grandiaque effosis mirabitur ossa sepulcris.


Combien de fois a dû se répéter au moyen âge l’anecdote dont témoigne la légende de la Vénus d’Ille, ou celle que rapportent les mémoires de Ghiberti et sur laquelle M. Paul Bourget vient encore de construire la fable si ingénieuse de sa Némésis !

A Reims même, métropole de la Gaule Belgique, se voit toujours la porte triomphale appelée Porte Mars ; à Soissons s’élevait au temps de Syagrius le fameux Palais d’albâtre, que décorait le groupe des Niobides. Que restait-il au temps de saint Louis, de ces chefs-d’œuvre et de tant d’autres que les progrès modernes, autant que les barbares, ont effacés de la terre ? Nous voyons en tout cas que ces restes étaient plus nombreux qu’aujourd’hui : ici encore, les temps modernes ont moins bien conservé que n’avait fait le moyen âge. Villard de Honnecourt ne manque pas, dans son album, de copier sur son chemin une statue antique, comme Ambrogio Lorenzetti devait, un peu plus tard, dans sa fresque de Sienne, copier une statue de la Paix que nous avons perdue. La cathédrale de Reims, longtemps avant le groupe de la Visitation, nous montre des sculptures inspirées de l’antique. On se rappelle ces statues, ces beaux tympans du portail Nord qui, tout à l’heure, nous intriguaient par des marques singulières du caractère antique ; Les apôtres se drapaient comme des proconsuls. et leurs têtes barbues rappelaient quelque buste d’Eschine ou de Démosthène.

Ainsi le problème de l’imitation antique au moyen-âge apparaît sous un nouveau jour. Peut-être ne se pose-t-il nulle part plus clairement qu’à Reims. Longtemps ce que l’on a appelé la Renaissance a paru être un fait tout italien ; Renan a pu écrire que l’Italie « n’a presque pas eu de moyen âge. » C’était le temps où Nicolas de Pise passait encore pour le plus grand sculpteur du XIIIe siècle. Mais il y avait à Reims, en 1250, plus d’un maître supérieur à Nicolas de Pise. L’inspiration classique n’est même pas le privilège de l’Italie. Il existait à Reims toute une école qui s’en était fait une règle, et qui voyait dans cette règle la condition de la beauté. C’est cette école à qui l’on doit les graves et puissantes figures de l’ancienne façade et qui plus tard, dans le groupe de la Visitation, a produit ce qui, dans l’art chrétien, se rapproche le plus peut-être de l’art du Parthénon.

Ainsi ces statues mystérieuses ne sont pas une exception dans la sculpture du moyen âge ; elles semblent plutôt un épanouissement. Au lieu d’être un début, elles sont un dernier mot. D’où vient qu’elles n’ont pas eu de postérité ? D’où vient que la Renaissance, ici toute prête à éclore, s’est éteinte comme un printemps qui gèle en fleurs avant de donner ses fruits ? On aura peut-être le secret de cet avortement étrange, si l’on se reporte aux ouvrages qui environnent à Reims le groupe de la Visitation. Nous avions déjà noté dans les tympans du vieux portail, en marge des grandes figures classiques, un goût charmant de l’anecdote, de la représentation des scènes familières. Ce goût vif, populaire, ne se montrait encore qu’en germe, incidemment, dans de menus épisodes ; il était retenu dans des limites étroites par un maître plus austère. À ce moment, c’est celui-ci qui est le chef du chœur : c’est un génie classique dans toute sa force et sa raison, qui règne dans cette première façade de la cathédrale.

Transportons-nous devant la nouvelle. Un flot de représentations pathétiques, un torrent d’émotions jusqu’alors absentes de l’art ruisselle sur les frontons, route en cascade sur les voussures ; les scènes de la Passion atteignent subitement un degré de réalité inouï. Mais ces émotions, on les veut présentes, immédiates ; l’histoire et l’Evangile, pour se rapprocher de nous revêtent les costumes modernes, se présentent sous l’aspect de scènes de tous les jours. Le maître de la Visitation apparaît débordé, perdu dans cette crue soudaine de choses tragiques Ou familières. Un double courant de drame et de naturalisme commence, pour deux cents ans, d’emporter l’art gothique dans une voie d’où il ne sortira qu’après avoir épuisé jusqu’à la satiété toutes les ressources du réalisme. C’est alors seulement que, las de vulgarités et de convulsions, les artistes reviendront demander à l’antiquité la discipline de la raison et les lois de la beauté.


IV

Tel était ce chef-d’œuvre, fait de mille chefs-d’œuvre, miroir de ce pays à l’une des plus belles époques de son histoire : toutes nos traditions, la flore de nos campagnes, la religion de la femme, le culte attendri de la Vierge, l’amour de la beauté et de la vie, l’héritage séculaire de la culture antique, l’union radieuse du christianisme et de l’esprit classique, tout ce qui formait les titres de notre civilisation et quelques-uns des traits éternels de la France, raison et sentiment, ordre, élan, poésie, et la grâce enfin, et le sourire, étaient là. Ils étaient là, fondus avec cette harmonie qui était un enchantement et qui arrachait au grand Rodin ce cri mélancolique : « Nous ne sommes plus que des épaves ! »

Cette cathédrale était une des beautés du monde. Elle était le sanctuaire de notre histoire, un des trésors de notre peuple. C’est là que la patrie devenait religion. Jeanne d’Arc y avait fait couronner le roi de Bourges. Est-ce cela qu’ils ont voulu détruire ? Tout cet ensemble de grandeurs, cette arche sainte de souvenirs avaient traversé sept cents ans ; les guerres civiles ou étrangères, les tempêtes de la Réforme et de la Révolution, les plus grandes folies et les pires catastrophes avaient épargné constamment ces pierres vénérables. Il a fallu venir jusqu’à nous pour voir oser ce sacrilège et pour rapprendre au monde ce que c’est que des ruines. Et de tous les désastres causés par cette guerre, il n’y en a pas qui surpasse le désastre de ce grand naufrage.

En vain l’Allemagne proteste de son innocence et s’indigne qu’on l’appelle barbare ! Elle montre ses universités modèles, ses séminaires, ses musées, ses livres d’esthétique et d’archéologie. Elle n’effacera pas son crime : les pierres meurtries se révoltent et la lapident de leurs cris. Tous les peuples avaient convenu, si la guerre était un malheur qu’un ne pouvait éviter, de maintenir quelque chose en dehors de la guerre ; il y avait un terrain de mutuel respect où les deux partis s’accordaient. Les dieux, les temples, la science, tout ce qui fait le prix supérieur de la vie, étaient tenus religieusement à l’écart des champs de bataille. Rome s’est rendue grande à jamais par sa piété envers la Grèce. « Honore, écrivait Pline le jeune au proconsul d’Achaïe, honore les dieux de ce pays et jusqu’au nom de ces dieux ; respecte leurs fables même. » Par cette conduite admirable, Rome s’était montrée digne de l’empire du monde : elle avait légué à l’univers la notion même de l’humanité. C’est l’Allemagne, au contraire, et l’Allemagne des philosophes, celle de Fichte et de Hegel, qui a inventé ce monstre de la guerre totale, de la guerre sans mesure, atroce, s’étendant jusqu’aux morts, s’en prenant même aux dieux et aux choses immortelles : de cette guerre féroce, à qui il ne suffit pas de faire mourir des millions d’hommes, mais où doit disparaître une des formes du génie humain. C’est là l’attentat, le crime contre l’esprit, et pour lequel il n’y aura pas de pardon. Le jour où le premier obus tomba sur la sainte Cathédrale, où l’on apprit que Reims s’écroulait dans les flammes, il y eut dans le monde un cri d’horreur. L’Allemagne brûlait le pacte qui l’unissait au reste de la famille universelle. Cet incendie jetait une lueur sur le côté infernal de la nature humaine et sur cette loi fatale qui fait les réprouvés.

Et maintenant que l’Allemagne s’éloigne, que l’invasion reflue en désordre vers son repaire, le sublime chef-d’œuvre devient la figure de la France meurtrie et victorieuse. Notre-Dame de Reims blessée nous est plus chère par toutes ses blessures. Mais elle nous ordonne d’aller comme elle-même jusqu’au bout de l’héroïsme. En vain l’ennemi incendiaire et dévastateur implore la paix : ses forfaits la lui refusent. Il sera poursuivi à travers les siècles par l’ombre des tours vengeresses. Il sera le peuple qui a osé brûler Reims.


LOUIS GILLET.

  1. La Cathédrale de Reims, un crime allemand, par M. l’abbé Landrieux, curé de la cathédrale, 1 vol. 8°, en préparation, illustré. — Reims pendant la guerre, par M. Max Sainsaulieu, architecte de la cathédrale (plaquette, in-4. illustrée). Ces deux ouvrages à paraître chez H. Laurens. On peut consulter en attendant l’article de P. Clemen, dont une phrase sert d’épigraphe à cette étude, traduction et notes de M. Louis Dimier, dans la Correspondance historique de janvier-décembre 1915. Voir aussi les rapports officiels publiés dans la brochure, Les Allemands destructeurs des trésors du passé, Paris, Hachette, 1915 (lire notamment les témoignages de M. le général G. Rouquerol, qui commandait alors la place et le front de Reims).
    Les Allemands, pour se justifier, répandent périodiquement le bruit que les tours de la cathédrale servent d’observatoire (communiqué allemand du 13 mars1918). On a lu la protestation du cardinal Luçon (Journal des Débats, du 15 mars) et l’enquête si catégorique du colonel Feyler (Journal de Genève du 3 avril). L’agence Wolff riposte (dépêche du 28 mai en citant le nom d’un observateur : Edouard-Albert de Bondelli, officier d’artillerie, dans le civil « employé au Crédit Lyonnais. » Une enquête immédiate de la Gazette de Lausanne a montré que M. A.-E. de Bondelli, directeur au Crédit Lyonnais, est décédé en 1910, sans avoir jamais fait de service militaire.
    On sera édifié, après cela, de lire le document suivant : « 31 janvier 1915. — La batterie tire 19 obus (fusants et percutants) sur la cathédrale. Le clocher et la nef sont touchés à plusieurs reprises : dans la nef on observe un commencement d’incendie ; pas pu faire encore de grands dégâts matériels au clocher.
    « 2 février. — De 9 h. 30 à 10 à 30, tir sur la cathédrale, en particulier sur le clocher ; 29 shrapnels, dont 16 au but.
    « 25 février. — 21 obus sur la cathédrale. » (Carnet de tir d’une batterie de 150, cote 132.) C’est dommage que ce document concerne la cathédrale de Soissons : mais, moralement, il vaut pour Reims.
  2. Marcel. Reymond, La Cathédrale de Reims, dans la Revue du 1er novembre 1914. Voir encore la belle étude de M. Emile Mâle, dans l’Art allemand et l’Art français du Moyen Age, in-12, A. Colin, 1917. — Louis Demaison, La Cathédrale de Reims, dans les « petites monographies » publiées par à Laurens. — Un chef-d’œuvre français, la Cathédrale de Reims, par M. Louis Brehier, gr. in-8o, Laurens, édit, 1916. — Etienne Moreau-Nélaton, La Cathédrale de Reims, in-4o, cent planches en photogravure. Librairie centrale des Beaux-Arts, 1916. — Paul Vitry, La Cathédrale de Reims, 200 planches, in-folio, en cours de publication (sept fascicules déjà parus) à la même librairie. Cette publication inestimable promet d’être le monument définitif pour l’étude de la grande école de statuaire de Reims.
  3. Ce portail apparemment n’était pas encore debout ; seules, les sculptures existaient, et encore incomplètes (six apôtres, six prophètes sur douze, etc.), dans les chantiers de la cathédrale. C’était l’usage de commencer les cathédrales par le chevet ; on exécutait pendant ce temps les parties décoratives de la façade ; il ne restait plus qu’à les monter quand l’ouvrage en arrivait là.
  4. En réalité, le transept Nord n’a que deux portes (porte du Christ et porte des Saints) ; la troisième, murée jusqu’à ces dernières années, était une porte privée donnant accès au cloître du chapitre. Sa décoration toute particulière ne se rattache à rien de connu dans l’école de Reims ; elle semble, comme l’a supposé Mlle Louise Pillion, provenir de l’enfeu de quelque tombe ecclésiastique. — Du portail primitif, ou plutôt de l’ancien projet de Jean d’Orbais, il ne subsiste en place, à la façade occidentale, que six des statues archaïques de prophètes qui devaient accompagner, dans le plan original, la figure, de la Vierge, et qui aujourd’hui font vis-à-vis à six figures de saints. La Vierge a disparu. Il est impossible de dire pourquoi ces statues extrêmement barbares et primitives se trouvent là, à côté de statues d’une époque raffinée, ce que sont devenues les six autres qui devaient compléter la série de prophètes, etc. C’est là une de ces énigmes, probablement insolubles, qui font dire à M. Emile Mâle qu’il y a, à Reims, beaucoup d’inexpliqué.
  5. E. Mâle. Le portail de la Vierge à Senlis, dans la Revue de l’art ancien et moderne (Année 1912 ! )
  6. Dans la Résurrection des morts par exemple, ou dans la scène de la Genèse, à la rose du Nord ; le plus joli morceau de ce genre est peut-être le bas-relief du Péché originel aux pieds de la Vierge du grand portail.
  7. Ce Christ de Reims est d’ailleurs une réplique inférieure du beau Dieu d’Amiens. Il semble que le visage ait été retouche. Il a été très affadi.
  8. Il y avait précisément à l’église de Saint-Remi un de ces crucifix datant du XIIe siècle.
  9. Voir l’étude de M. Louis Bréhier, L’invention de la sculpture romane, dans la Revue du 15 août 1912.