La Catastrophe de la Martinique (Hess)/Préface

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. ).


JEAN HESS



LA CATASTROPHE

DE LA

MARTINIQUE

— NOTES D’UN REPORTER —

Avec 50 gravures d’après photographies, dessins et cartes

PARIS
LIBRAIRIE CHARPENTIER ET FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
1902


AUX MÂNES DES QUARANTE MILLE
DE SAINT-PIERRE
Je dédie ce livre d’un reporter.


PRÉFACE


Quarante mille victimes…

La statistique exacte n’en est point faite encore et ne le sera probablement jamais. Ce chiffre de quarante mille est celui que l’on donna tout d’abord. Ensuite on a cherché à le réduire. Le lieutenant de vaisseau Fontaine qui, avec le commandant du Tage, le capitaine de vaisseau Le Bris, a fait de la question une étude approfondie m’a donné, à Fort-de-France, le chiffre de trente-sept mille cinq cents. Maintenant que la vérité sur le maintien forcé des habitants à Saint-Pierre, se fait jour, grâce à la publication de mes articles du Journal ; maintenant que l’on sait, à n’en plus douter que M. Decrais, ministre des Colonies avait donné au malheureux gouverneur Mouttet l’ordre de garder les électeurs à Saint-Pierre, afin d’assurer l’élection du 11 mai, comme si l’on croyait pallier ce qu’il y a d’odieux et d’horrible dans ce fait d’avoir joué, pour une voix ministérielle au Parlement, la vie de quarante mille êtres humains, et de l’avoir perdue, on cherche à diminuer le nombre des victimes de l’incurie, de la bêtise, de la folie du gouvernement… C’est à peine trente mille que l’on avoue… Si cela continue bientôt il n’y en aura plus… Et vous verrez que pour un peu l’on prétendra que toute cette horrible tragédie de la Montagne Pelée n’est qu’une histoire due à la malveillance…

Il est vrai que c’est sans aucune bienveillance pour notre administration coloniale que je relaterai les événements qui ont précédé et suivi l’éruption du volcan de la Montagne Pelée. Une fois de plus il m’a été donné de saisir dès la première heure d’une sinistre actualité, l’incapacité, qui caractérise les gens du Pavillon de Flore dans leurs méfaits d’outre-mer.

Une fois, de plus, en disant uniquement la vérité, sans même être obligé de la commenter j’aurai dressé contre ces « minus habentes » un réquisitoire qui les ferait condamner à tout jamais s’il y avait dans notre pays, en matière coloniale, une opinion capable d’être éclairée.

En Indo-Chine ces gens ont tué la poule aux œufs d’or… Je l’ai prédit, je l’ai dit et répété… Bast ! on commencera de me croire lorsque la révolte, qui depuis un an gronde aux provinces frontières, aura mis à feu et à sang tout l’empire, lorsque à la faillite politique se joindra la faillite économique…

Dans nos vieilles colonies à suffrage universel nous avons toujours dit que le gouvernement, avec la seule restriction du maintien de l’ordre ne devait pas peser sur les volontés du suffrage universel… Parce que, sur ordre ministériel, afin d’obtenir des voix dont il était certain, afin d’assurer une élection gouvernementale pour quoi toutes les pressions possibles, et même impossibles avaient été faites, M. Mouttet a forcé les fonctionnaires, engagé les habitants à demeurer à Saint-Pierre malgré les menaces du volcan, malgré les paniques déterminées par ces menaces, parce que M. Mouttet avait pris une part active à l’élection… le volcan de la Montagne Pelée tua le 8 mai, quarante mille êtres humains.

Les notes, les documents que j’ai recueillis sur place et que je publie ne permettent aucun doute à ce propos. Pour que l’élection du 11 mai fût légale, pût se faire, il fallait que la population de Saint-Pierre n’abandonnât point cette ville. M. Decrais donna à M. Mouttet, l’ordre de maintenir par tous les moyens possibles cette population dans la ville sous le volcan, sous la menace du volcan…

J’ai eu l’honneur de connaître M. Mouttet. Ce malheureux était un fonctionnaire discipliné, qui exécutait les ordres reçus, et qui, toujours soucieux de mettre à couvert sa responsabilité, ne se permettait jamais, dans une circonstance grave, de prendre une mesure importante sans en référer à son chef, le ministre. Le 5 mai, quand le volcan ravagea la vallée de la Rivière-Blanche et les approches du Prêcheur, il prévint Paris. Le 6 mai, quand le volcan, en dévastant la vallée de la Rivière des Pères, en déversant ses boues et ses eaux chaudes dans la Roxelane, étendit son action jusque dans la ville de Saint-Pierre, M. Mouttet prévint encore Paris. Il sollicitait en même temps des secours pour les victimes… Je précise… La réponse du ministre fut qu’on attendît… Dès que l’Agriculture lui aurait donné de l’argent, il enverrait 5.000 francs. Les charités officielles, en temps ordinaire, se font, en effet, avec les prélèvements opérés sur les sommes engagées dans les jeux aux courses. Quand les cocottes ont eu des clients généreux, quand les prodigues ont pu escroquer un usurier, quand les caissiers ont fait un emprunt forcé à leur patron, quand l’argent du vice « roule » en quantité aux paris de course, le tant pour cent prélevé par l’Agriculture permet aux ministres de pratiquer les vertus de charité.

Attendez, câblait M. Decrais au malheureux Mouttet.

Le volcan devait attendre. Ce qui importait c’était l’élection, on voterait d’abord, on s’occuperait ensuite des mesures de sécurité publique…

Mais le volcan n’a pas attendu. Le volcan se moquait de l’élection du 11. Le trop-plein de la chaudière souterraine, il devait le vomir. Il l’a vomi le 8. Et ce fut quarante mille morts… C’est quarante mille morts dont l’opinion publique [puisque la loi n’a pas prévu de sanction pénale pour ces sortes de crimes[1]], a le droit de demander compte à S. Exc. M. Albert Decrais.

Bien qu’il soit un homme politique assez vieux, M. Albert Decrais a, je crois, encore une conscience. Eh bien, c’est quarante mille victimes qui pèsent aujourd’hui sur cette conscience…

En attendant que les spectres des quarante mille de Saint-Pierre viennent égayer les derniers moments de M. Albert Decrais, lorsque, à son lit de mort, on ce rapide retour sur leur vie que la camarde laisse aux gens qui agonisent, il reverra tous les malheureux de Saint-Pierre et les autres, tous ceux qui tombèrent sacrifiés par son incapacité dans les pays où « le colonial » opère,

en attendant cette heure de la suprême justice,

il faut, et je le veux, et cela sera, il faut

qu’il emporte en sa retraite, comme les fers des galériens en leurs bagnes, il faut qu’il emporte ces quarante mille morts,

et qu’il en ait le remords,

et qu’il en ait l’angoisse,

et qu’il en ait la honte…

Et cela, vraiment il faut que cela soit. Trop de crimes politiques sont au-dessus des lois. Nous sommes un peuple de lâches. Nous supportons tout. Nous ne savons nous indigner de rien. Nous ne savons, nous ne voulons plus punir… et les crimes se renouvellent… Sous le prétexte que M. Decrais n’a certainement pu vouloir tuer quarante mille personnes, qu’il est un honnête homme, qu’il ne saurait être considéré comme un assassin, des tas de gens lesquels se croient intelligents et se disent sérieux, clament que c’est folie de reprocher à l’ex-ministre des Colonies les quarante mille morts de Saint-Pierre…

Je n’ai pas à rechercher les intentions de M. Decrais.

Je n’ai pas à discuter s’il est un honnête homme, pour ce cas du moins. Je n’ai point à dire s’il ne peut être considéré comme un assassin.

Je n’ai à rechercher et à dire que les faits.

En reporter…

Or le fait, à Saint-Pierre, c’est que les habitants voulaient s’en aller… et si les habitants vous semble trop général, absolu, mettons beaucoup d’habitants dont l’exemple avait chance d’être suivi… et que M. Decrais a ordonné à M. Mouttet de retenir ces habitants à Saint-Pierre jusqu’au 11. Et le fait, c’est aussi que ces habitants, que ces fonctionnaires retenus de force à Saint-Pierre, le volcan les a tués que le 8, il y eut quarante mille victimes. Et que de ces morts, c’est à M. Decrais, sans discussion possible, et de toute évidence que la responsabilité incombe…

Je suis exposé à un danger contre quoi nulle bravoure, nulle force humaine ne saurait prévaloir. Je le sais et je veux m’en aller… Mais je suis fonctionnaire ; et vous me défendez de m’en aller ; et vous me menacez de révocation si je m’en vais… Je reste jouant ma vie et je la perds… Le volcan me tue… c’est vrai… ce n’est pas le ministre… Mais ceux qui me pleurent n’ont-ils pas le droit de dire que le ministre est mon assassin !

Voilà le fait qui ressort éclatant de mon enquête à la Martinique.

Quand la catastrophe s’est produite je voyageais dans les Grandes Antilles.

Revenant de Saint-Domingue, j’arrivais à Port-au-Prince le 11 mai.

Lorsque l’agent de la Compagnie transatlantique, M. Dardignac monta à bord, il nous dit « Saint-Pierre est détruit par un volcan. La Martinique entière est menacée. Il y a déjà quarante mille morts ! »

Le premier bateau en partance de Port-au-Prince à destination de Saint-Thomas, d’où les « occasions » sont fréquentes pour la Martinique était l’Olindes Rodrigues, de la Compagnie transatlantique, courrier régulier de France et qui devait lever l’ancre le 13. J’y pris immédiatement passage.

Les Haïtiens eurent l’idée saugrenue de se mettre le lendemain en révolution, de se battre dans les rues, de jour, de nuit… aventure intéressante il est vrai, pour les gens qui veulent voir de près tous les spectacles.

Mais contretemps qui retarda notre départ.

Comme il n’y avait alors pas d’autre navire étranger sur rade, M. Desprès le ministre de France réquisitionna l’Olindes Rodrigues afin d’avoir à sa disposition un grand navire où pussent en cas de danger trop grave se réfugier les étrangers. Il nous garda jusqu’au 16. Ce jour là arrivait un bateau anglais que le consul britannique réquisitionnait… en attendant qu’un autre bateau vînt assurer le nouveau service exigé par les circonstances.

Lorsque je suis arrivé à Saint-Thomas j’y ai trouvé le Saint-Domingue, l’annexe de la Compagnie transatlantique, prêt à faire route pour la Martinique.

(Et de cela je fus sincèrement réjoui… voyager à bord de bateaux anglais, américains, hollandais, allemands… dans les Antilles surtout… m’a toujours paru quelque chose d’excessivement désagréable. De mille fois je préfère les français, les transatlantiques surtout. Patriotisme ? non. Simple question de confortable. J’aime une bonne couchette, une bonne cuisine et un bon service… Or cela je ne le trouve à mon goût que sur les bateaux de chez nous… Et si vous me demandez pourquoi cette digression je vous répondrai que j’ai l’amour de mon prochain, que je ne laisse échapper jamais une occasion de lui être utile et que pour cela j’estime nécessaire de combattre toujours cette absurde légende que des gens à mauvais estomac propagent en voulant faire croire qu’il vaut mieux voyager à bord des bateaux étrangers qu’à bord des bateaux français…

Fermons la parenthèse.)

Je me suis embarqué à Saint-Thomas sur le Saint-Domingue. Mais nouveau contretemps ; à cause du volcan, celui-là. Au lieu de faire route directement sur la Guadeloupe et la Martinique le paquebot dut aller à Porto-Rico pour y embarquer 60 tonnes de vivres que la générosité américaine envoyait aux sinistrés de l’île éprouvée. Nous étions à Porto-Rico le 20.

À 5 heures du soir nous y eûmes nouvelle émotion. Les camelots criaient un placard édité par le principal journal de l’endroit, le Times of Porto-Rico, je crois… ou quelque chose d’approchant. Ce placard contenait une épouvantable dépêche, annonçant qu’une éruption beaucoup plus grave que la première venait d’avoir lieu, que la ruine du nord de l’île était consommée, que la Dominique, pourtant éloignée, avait été couverte de cendres et de débris… on ne parlait pas de Fort-de-France… mais on pouvait tout supposer, tout craindre[2]

C’est vous dire en quel état d’esprit nous arrivions le 21 à la Guadeloupe. À la Basse-Terre on nous rassura. À la Pointe nous trouvâmes un millier de réfugiés martiniquais dont environ cinq cents venaient d’arriver ne voulant plus rester à Fort-de-France qu’ils disaient rendu inhabitable par l’éruption de la veille.

Le 29, j’étais à Fort-de-France. J’y suis resté jusqu’au 1er juin. Cela m’a permis d’aller à Saint-Pierre, d’en parcourir les ruines, puis d’étudier le volcan du plus près qu’il fut possible… mais à distance respectueuse ; je ne suis pas comme les reporters américains, véritables salamandres, lesquels se jouant des coulées chaudes et des vapeurs brûlantes qui sillonnent et embrument constamment tous les versants de la montagne, disent en avoir fait l’ascension jusqu’au point de pouvoir en mesurer exactement le cratère. J’ai vu de plus loin ; et cependant je crois avoir bien vu, car les bonnes lunettes d’approche ne sont pas faites pour les chiens…

J’ai vu trois éruptions : celles du 26, du 28 mai, celle du 1er juin.

Puis j’ai interrogé toutes les personnes capables de fournir un renseignement utile ; tous ceux qui avaient vu quelque chose d’intéressant…

Mes excellents confrères de l’Opinion, le journal de Fort-de-France, me furent particulièrement précieux car leurs articles, et leurs indications me permirent de travailler rapidement… sans aucune perte de temps. Qu’ils me permettent de les en remercier ici.

Le 1er juin, après une enquête menée du mieux que j’ai pu, je me suis embarqué à bord du paquebot Canada de la Compagnie transatlantique. L’obligeance de M. Vié, l’agent de la Compagnie à la Martinique, l’amabilité de M. Geffroy commandant du Canada, m’ont mis à même de pouvoir travailler à bord, et le 14 juin je suis arrivé à Bordeaux avec le manuscrit de ce livre.

Livre est sans doute un bien gros mot pour désigner un recueil de notes aussi hâtivement récoltées que rapidement collationnées et rédigées.

Quelque jour on écrira je l’espère une œuvre mûrie, soignée, réfléchie sur cette catastrophe de Saint-Pierre unique dans les annales du monde. Et alors ce sera le livre. Le mien n’est à vrai dire qu’un amas de renseignements. C’est mes carnets ; c’est un volume de reporter ; notes et documents.

Saint-Pierre avant l’éruption.
Saint-Pierre, le 9 mai 1902.
  1. Il y a bien les articles de loi relatifs à l’homicide par imprudence ; mais comme chez nous la responsabilité ministérielle n’est qu’un mythe… on n’y songera point…
  2. Les Américains ont le secret des informations sensationnelles et alarmantes. Les reporters et les savants qui étaient à Fort-de-France, ont littéralement affolé la population par leurs renseignements et leurs prévisions pessimistes.